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Le Petit Pierre/35

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 333-336).


XXXV

MA CHAMBRE


M. Bellaguet jouit jusqu’à la dernière heure de la considération réservée à l’improbité prospère. Sa famille reconnaissante lui fit des funérailles solennelles. Des personnages de finance tenaient les cordons du poêle. Derrière le char, le maître des cérémonies portait sur un coussin les honneurs, croix, cordons, plaques et crachats.

Sur le passage du cortège, les femmes se signaient, les hommes du peuple se découvraient et murmuraient les mots de filou, d’escroc et de vieux gredin, accordant ainsi le respect de la mort avec le sentiment de la justice.

Mis en possession des biens du défunt, les héritiers firent opérer divers changements dans la maison, et ma mère obtint que notre appartement fût remanié et rafraîchi. Par une meilleure distribution et en supprimant des cabinets noirs et des placards, on constitua une petite pièce de plus, qui devint ma chambre. Jusque-là, je couchais, soit dans un cabinet attenant au salon et trop étroit pour qu’on pût en tenir la porte fermée pendant la nuit, soit dans le cabinet des robes déjà encombré de meubles, et je travaillais sur la table de la salle à manger. Justine interrompait sans respect mes travaux pour mettre le couvert et la substitution des plats, des assiettes et de l’argenterie, aux livres, aux cahiers et à l’encrier, ne s’opérait jamais sans trouble. Dès que j’eus une chambre, je ne me reconnus plus. D’enfant que j’étais la veille, je devins un jeune homme. Mes idées, mes goûts s’étaient formés en un moment. J’avais une manière d’être, une existence propre.

De ma chambre, la vue n’était ni belle ni étendue ; elle donnait sur une cour de service. Le papier de tenture offrait aux yeux un semis de bouquets bleus sur fond crème. Un lit, deux chaises et une table la meublaient. Le lit de fonte mérite d’être décrit. Il était peint d’une couleur dont le choix ne se concevait pas tant qu’on n’avait pas saisi qu’elle imitait le palissandre. Ce lit, historié en toutes ses parties dans le style Renaissance, tel qu’on le traitait sous Louis-Philippe, présentait notamment, à son devant, un médaillon orné de perles, d’où sortait une tête de femme coiffée d’une féronnière. Des oiseaux dans des feuillages ornaient la tête et le pied. Il ne faut pas perdre de vue que ces têtes, ces oiseaux, ces feuillages étaient de fonte de fer imitant le bois de violette. Comment ma pauvre maman avait-elle acheté une semblable chose, c’est un mystère cruel que je n’ai pas le courage d’éclaircir ? Une carpette étendue au pied de ce lit offrait aux regards de jeunes enfants jouant avec un chien. Sur les murs étaient pendues des aquarelles, représentant des Suissesses en costume national. Le mobilier se composait encore d’une étagère où je mettais mes livres, d’une armoire de noyer, et d’une petite table Louis XVI en bois de rose, que j’eusse volontiers échangée contre le grand bureau d’acajou à cylindre de mon parrain, qui m’eût acquis, à mon sens, plus de considération.

Dès que j’eus une chambre à moi, j’eus une vie intérieure. Je fus capable de réflexion, de recueillement. Cette chambre, je ne la trouvais pas belle ; je ne pensai pas un moment qu’elle dût l’être ; je ne la trouvais pas laide ; je la trouvais unique, incomparable. Elle me séparait de l’univers, et j’y retrouvais l’univers.

C’est là que mon esprit se forma, s’élargit et commença à se peupler de fantômes. Pauvre chambre d’enfant, c’est entre tes quatre murs que vinrent peu à peu me hanter les ombres colorées de la science, les illusions qui m’ont caché la nature et qui s’amassaient davantage entre elle et moi à mesure que je cherchais à la découvrir ; c’est entre tes quatre murs étroits, semés de fleurs bleues, que m’apparurent, d’abord vagues et lointains, les simulacres effrayants de l’amour et de la beauté.


fin