Le Petit Pierre/4

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Calmann-Lévy (p. 23-25).


IV

LE PETIT PIERRE EST DANS LE JOURNAL


Tant que je n’ai pas su lire, le journal a exercé sur moi un mystérieux attrait. Quand je voyais mon père déployer ces grandes feuilles couvertes de petits signes noirs, et lorsqu’on en lisait des parties à haute voix, et que de ces signes sortaient des idées, je croyais assister à une opération magique. De cette feuille si mince, couverte de lignes si fines, sans aucune signification à mes yeux, s’échappaient des crimes, des désastres, des aventures, des fêtes, Napoléon Bonaparte s’évadant du fort de Ham, Tom-Pouce habillé en général, le Bœuf Gras Dagobert promené dans Paris, la duchesse de Praslin assassinée ! Tout cela dans une feuille de papier et mille choses encore, moins solennelles, plus familières, et qui piquaient ma curiosité, tous ces sieurs qui donnaient ou recevaient des coups, qui se faisaient écraser par des voitures, qui tombaient des toits ou portaient chez le commissaire de police le porte-monnaie qu’ils avaient trouvé. Comment tant de sieurs, quand je n’en voyais aucun ? Et je m’efforçais vainement de me représenter un sieur. Je demandais ce que c’était, mais on ne me répondait rien de satisfaisant.

En ces temps reculés, madame Mathias venait à la maison aider Mélanie, avec qui elle s’accordait d’ailleurs fort mal. Madame Mathias, d’un caractère difficile, violente et sensible, me montrait beaucoup d’intérêt. Elle avait imaginé diverses supercheries édifiantes et morales pour me rendre meilleur. Elle feignait, par exemple, de trouver rapporté dans le journal, parmi les faits divers, entre un incendie « attribué à la malveillance » et un accident arrivé « au sieur Duchesne, journalier », le récit de ma conduite de la veille. Elle lisait : « Le jeune Pierre Nozière s’est montré hier, aux Tuileries, désobéissant et colère, mais il a promis de se corriger de ces vilains défauts. »

Ma raison était assez ferme, à deux ans, pour que je ne crusse pas facilement être dans les feuilles, comme M. Guizot et le sieur Duchesne, journalier. Je remarquais que madame Mathias, qui déchiffrait, en ânonnant un peu mais sans trop se reprendre, les nouvelles diverses, était prise subitement d’hésitations singulières quand elle en arrivait à celles qui me concernaient, et j’en concluais que ces dernières, elle ne les trouvait point imprimées dans le journal, mais les improvisait avec une insuffisante habileté. Enfin, je n’étais point dupe, mais il m’en coûtait de renoncer à la gloire d’être imprimé dans le journal, et j’aimais mieux tenir la chose pour incertaine que de la savoir fausse.