Le Petit Pierre/5

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Calmann-Lévy (p. 26-31).


V

LES EFFETS D’UN FAUX JUGEMENT


Voici ce que je retrouve encore dans la nuit des temps primitifs. C’est peu de chose, mais toutes les origines ont pour nous l’intérêt du mystère et, ne pouvant connaître les commencements de la pensée humaine, on se plaît à suivre du moins l’éveil de l’intelligence chez un enfant. Et si l’enfant ne présente rien de singulier ni d’extraordinaire, il en offre un sujet plus précieux d’observation, puisqu’il représente à lui seul une multitude d’enfants. C’est pour cette raison que je vais conter mon anecdote, et aussi parce que j’y prendrai un vif plaisir.

Un jour… je ne puis m’exprimer plus précisément, car la place de ce jour dans l’ordre des temps est perdue et ne se retrouvera jamais… un jour, dis-je, revenant de la promenade avec Mélanie, ma vieille bonne, j’entrai, comme de coutume, dans la chambre de ma mère et j’y sentis une odeur que je ne sus point reconnaître et qui venait, comme je l’ai appris depuis, de la fumée de charbon, une odeur non point âcre et suffocante, mais ténue, sournoise, écœurante, et qui toutefois ne m’importunait guère, car, pour l’odorat, j’étais alors plus semblable au petit chien Caire qu’à M. Robert de Montesquiou, le poète des parfums. Or, en même temps que cette odeur inconnue ou plutôt méconnue de moi chatouillait mes narines inhabiles, ma chère maman, après m’avoir demandé si j’avais été bien sage à la promenade, me mit dans la main une sorte de tige d’un vert émeraude, de la longueur d’une lame de couteau à dessert, mais beaucoup plus épaisse, toute étincelante de sucre, et qui m’apparut comme une merveilleuse friandise, empreinte des charmes de l’inconnu : je n’avais encore rien vu d’approchant.

— Goûte, me dit ma mère, c’est très bon.

C’était très bon, en effet. Cette tige, quand on y mordait, se rompait en fibres sucrées d’un goût vraiment agréable et plus fin que tout ce que j’avais goûté alors de confiseries et de sucreries.

Et cette plante d’une telle douceur me fit songer aux fruits de la contrée où coulent des ruisseaux de sirop de groseilles, à travers des rochers de caramel, bien qu’à vrai dire, je crusse aussi peu au pays de Cocagne que Virgile aux Champs Élyséens, admirés des Grecs,


Quamvis elysios miretur Græcia campos ;


mais je me plaisais, comme Virgile, à des fictions enchanteresses, et mon esprit s’émerveillait, ignorant le traitement que les confiseurs font subir à un pied d’angélique pour le rendre plaisant au palais. Car ce bâton d’émeraude tant délectable n’était autre chose qu’un morceau d’angélique offert à ma chère maman par madame Caumont qui en avait reçu de Niort toute une caisse.

À quelques jours de là, revenant pareillement de la promenade avec ma bonne Mélanie, je sentis dans la chambre de ma mère cette particulière odeur de fumée douceâtre et sournoise, que j’avais sentie en voyant de l’angélique pour la première fois, et que je crus être l’odeur de l’angélique.

J’embrassai ma chère maman avec une exactitude rituelle. Elle me demanda si je m’étais bien amusé à la promenade, et je répondis qu’oui ; si je n’avais pas trop tourmenté Mélanie, et je répondis que non. Et, ayant rempli mes devoirs filiaux, j’attendis que maman me donnât un morceau d’angélique. Comme elle avait repris sa broderie et ne paraissait pas disposée à faire le joli geste que j’attendais, je me décidai à réclamer mon angélique, ce que je ne fis pas sans déplaisir, tant était grande la délicatesse de mes sentiments. Maman leva les yeux de dessus son ouvrage, me regarda un peu surprise et me dit qu’elle n’en avait pas.

Plutôt que de la soupçonner d’un mensonge, même léger, je pensai qu’elle plaisantait et différait le contentement de mon désir soit pour le rendre plus grand, soit en cédant à cette mauvaise habitude qu’ont les personnes sérieuses de jouir de l’impatience des chiens et des enfants.

Je la pressai de me donner mon angélique. Elle me répéta qu’elle n’avait point d’angélique et visiblement elle parlait pour tout de bon. Sûr, hélas ! du témoignage de mes sens et des lumières de ma raison, je répliquai avec assurance qu’il y avait de l’angélique dans la chambre puisque je la sentais.

L’histoire des sciences abonde en exemples d’une semblable aberration ; et les plus grands génies de l’humanité se sont souvent trompés de la même manière que le petit Pierre Nozière. Le petit Pierre attribuait à un corps certaine propriété qui appartient à un autre corps. Il y a en physique et en chimie des lois aussi mal fondées et qui sont respectées et le seront encore jusqu’à leur tardive abrogation.

Ces considérations n’entrèrent pas dans l’esprit de ma chère maman qui haussa les épaules et me traita de petit imbécile. Je fus outré et déclarai que je n’étais pas un petit imbécile et qu’il y avait de l’angélique puisque je la sentais, et que ce n’était pas bien à une maman de mentir à son petit garçon. En entendant ce reproche, ma mère me regarda avec une surprise et une tristesse profondes. Je fus soudain convaincu par ce regard que ma chère maman ne m’avait pas trompé et qu’en dépit des apparences il n’y avait pas d’angélique dans la maison.

Ainsi, pour cette fois, mon cœur éclaira ma raison. Je voudrais en conclure que toujours on doit se gouverner sur les lumières du cœur. Ce serait la morale de cette histoire ; les âmes tendres s’en délecteraient. Mais il faut dire la vérité au risque de déplaire. Le cœur se trompe comme l’esprit ; ses erreurs ne sont pas moins funestes et l’on a plus de mal à s’en défaire à cause de la douceur qui s’y mêle.