Le Petit Roi/13

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Des personnes devant un train. Un homme de dos, lève son chapeau, il semble accueillir un jeune homme, une dame et deux jeunes femmes à droite.
Des personnes devant un train. Un homme de dos, lève son chapeau, il semble accueillir un jeune homme, une dame et deux jeunes femmes à droite.
Cette bienvenue tendre et cordiale…


CHAPITRE XIII

LA RÉSOLUTION PATERNELLE. — UN PRÉSENT ENIGMATIQUE. LA RECONNAISSANCE DE GRIGORI.


Une lettre met environ trois mois pour aller de Saint-Pétersbourg au Japon ; on devait donc attendre assez longtemps à la Mouldaïa la sentence du comte Alénitsine. La comtesse Praskovia avait d’autant plus de raisons d’espérer garder son petit-fils que les bulletins qui s’étaient succédé depuis le mois de septembre avaient été assez bons. Mlle Mertaud ne pouvait se louer de la docilité de Stéphane que d’une façon toute relative, mais ses travers de caractère à part, il méritait des éloges pour son assiduité au travail ; il comprenait et apprenait vîte ; des lectures raisonnées éclairaient peu à peu son jugement. Néanmoins, sans oser détourner les espérances de la comtesse, Suzanne sentait que son élève, pour prendre de saines notions des choses de la vie, avait besoin d’être soumis à une tutelle plus efficace encore que celle de la douceur aidée par la raison.

Ce fut au mois de février qu’une large enveloppe de papier japonais bordée de lignes bleues arrondies aux angles arriva comme un événement à la Mouldaïa. Dans cet intervalle de temps, la comtesse avait reçu d’autres lettres du comte Pavel ; mais elles avaient été écrites dans les villes où son bâtiment avait fait escale, et c’était à Yokohama seulement qu’il avait reçu les bulletins rédigés par Mlle Mertaud.

L’enveloppe contenait deux lettres et deux billets. La plus longue missive, adressée à la comtesse Praskovia, lui arracha force exclamations et de grands soupirs ; la seconde, destinée à la gouvernante, était ainsi conçue :

« Mademoiselle,

« Je viens de recevoir et de lire, tout d’une traite, l’historique des faits et gestes de Stéphane. Mon premier mouvement est de vous écrire pour vous remercier de la noble franchise avec laquelle vous m’exposez mon devoir.

« Il est très-généreux, m’écrivez-vous, de se vouer aux intérêts de la science. Il n’en est pas de plus grands, mais il en est qui sont plus étroits et que l’on peut dire plus sacrés.

« Et vous me priez ensuite d’excuser votre hardiesse. Loin d’en être choqué, je serais prêt à l’admirer, car je m’avoue coupable de n’avoir pas voué ma vie au seul être que le sort m’ait laissé. Je me suis privé d’un grand bonheur en m’abstenant de présider à l’éclosion de sa jeune intelligence ; et cependant j’ai fui ses caresses qui m’étaient cruelles aussi, parce qu’elles me rappelaient celles que me prodiguaient des êtres aussi aimés, à jamais disparus et toujours vivants dans mon souvenir.

« Je me suis trompé en croyant que mon fils pouvait se passer de moi. Votre opinion est qu’il est temps pour lui d’être soumis à la direction paternelle : je me rends à votre décision, et je m’apprête, à peine arrivé, à quitter Yokohama dès que j’y aurai rempli un devoir de reconnaissance et d’amitié. Je serai sans doute à Marseille quand vous recevrez cette lettre, et j’appelle Stéphane en France, puisque vous jugez qu’il lui serait bon de voir un autre pays que la Russie et de respirer une autre atmosphère intellectuelle.

« Puisque j’adhère à vos vues, j’espère, mademoiselle, qu’en remettant Stéphane entre mes mains, vous ne le quitterez point, comme une phrase de votre lettre semble en exprimer le vœu. La comtesse Alénitsine ne m’écrit pas une fois sans me dire quelle heureuse influence vous êtes parvenue à exercer sur lui, et combien elle se loue de l’agrément de votre compagnie. Enfin, j’ai besoin d’être initié par vous-même à ces détails de caractère difficiles à déchiffrer pour un père qui n’a pas vécu intimement avec son fils. Vous m’éclairerez, vous me guiderez. L’influence féminine est œuvre de tact, de douceur, et elle vient tempérer à propos la sévérité paternelle. C’est vous dire, mademoiselle, que je compte de près comme de loin sur votre concours dévoué. C’est dans cet espoir que je vous prie d’agréer l’expression de ma reconnaissance.

« Comte Alénitsine. »

Mlle Mertaud porta cette lettre à la comtesse, qui, après l’avoir lue, passa un bras autour du cou de la gouvernante et l’embrassa sur les deux joues, d’un ton demi-fâché, bien qu’amical :

« Méchante Mamzelle ! lui dit-elle, — elle se servait de ce diminutif familier comme un terme affectueux, — il faut que vous m’ayez ensorcelée, car je devrais être en colère contre vous et je n’y puis réussir. Vous en êtes venue à vos fins ; vous m’enlevez Stéphane. Mais écoutez ceci : je vais faire aussi mon petit complot. Voulez-vous en être ?

— Pourvu qu’il ne s’agisse pas d’aller cacher Stéphane au Caucase ou en Sibérie, de peur que ce père terrible ne lui rende le mauvais service d’en faire un jeune homme accompli !…

— Eh ! qu’en faisons-nous donc ici, à votre avis ? un petit loup ?… Fi ! monsieur le gouverneur, — elle nommait ainsi Mlle Mertaud par allusion à sa fermeté toute virile. — Fi ! vous n’avez d’amour-propre ni pour vous ni pour moi. Mais il ne s’agit pas de cela. Voici en quoi consiste mon complot. Je désire vous accompagner à Paris. Qu’en dites-vous ? À l’âge que j’ai, ce voyage m’effraye un peu ; mais si je me trouvais seule ici sans ce bruit de volière jaseuse que font les enfants, je périrais d’ennui… Me conseillez-vous de me risquer ?

— Je suis persuadée, madame, qu’un climat tempéré vous fera du bien. Je suis d’autant plus contente de votre projet, qu’il me permettra de demeurer près de Stéphane.

— Ah ! Stéphane ! où est-il donc ? Le billet de son père lui apporte sans doute une remontrance, car il ne s’empresse pas de venir nous le montrer. Il va bouder, monsieur le gouverneur, s’il vous doit une semonce.

— Lui ! dit Arkadi en entrant, vous vous trompez bien, grand’mère. Il n’y a que moi qui suis mécontent parce que mon oncle ne m’a écrit qu’un petit mot.

— Voyons ! »

Arkadi déplia un petit papier soyeux sur lequel il lut :

« Arkadi est un bon garçon que j’aurai plaisir à voir et à promener et que j’aime d’un cœur de père.

« Je te conseille de te plaindre, s’écria Stéphane en entrant. Au moins ce style est clair, et mon père ne te parle point par énigmes comme à moi. Il m’annonce qu’il m’apporte du Japon un modèle et un ami. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

— Un modèle ? dit Arkadi. C’est… n’importe quoi d’utile — un cadeau emblématique. — Un ami ? Eh bien ! c’est mon oncle Pavel. Tu n’as pas l’esprit très-ouvert ce matin, Stéphane. »

Sur ces joyeux propos, l’on parla des préparatifs de voyage.

Ce fut dans les premiers jours de mars que la famille Alénitsine quitta la Mouldaïa. La correspondance étant devenue facile depuis que le comte Pavel était à Paris, les voyageurs savaient, avant de prendre la voie ferrée, que leur installation parisienne était faite dans le pied-à-terre que le comte possédait au Cours la Reine. Comme c’était là qu’il entassait et classait ses richesses scientifiques, la comtesse Praskovia, qui avait pris en gré tous les accidents possibles de sa pérégrination à l’étranger, disait à Suzanne que son fils était l’homme du monde le moins propre à opérer une installation, et qu’elles auraient sans doute à coucher la première nuit dans un sarcophage égyptien ou dans quelque hamac péruvien, en plumes de colibri.

De Moscou en France, le trajet est long, malgré la continuité de la voie ferrée ; même lorsqu’on ne se soucie pas de visiter les villes intermédiaires, on est obligé de prendre en route un ou deux jours de repos. La halte traditionnelle est Berlin que Mlle Mertaud avait brûlé, à son passage en venant en Russie.

La caravane s’y arrêta ; mais l’on ne se promena point par les rues. On y passa une nuit et un jour sans bouger de l’hôtel ; car la comtesse, en vraie Russe, n’aimait pas les Allemands qui sont très-puissants à la cour et dans l’administration russes, mais dont le caractère avide et personnel est sévèrement jugé, soit par les nobles, soit par le peuple.

Pendant le déjeuner à l’hôtel, la comtesse régala la jeune Française d’un mot caractéristique à ce sujet échappé au cocher Grigori dans les premiers temps du séjour de la gouvernante à Moscou. Les gens du peuple, en Russie, détestent les étrangers, et comme ils ne connaissent guère que les Allemands dont les habitudes tracassières et rapaces leur répugnent, ils confondent tous les visiteurs des autres nations sous ce terme, qui est pour eux synonyme de défiance : » Ces Allemands ! »

Or, il paraît qu’Ermolaï, qui soutenait son jeune maître contre la gouvernante dans les conciliabules de la pikarnia, s’était emporté en injures un beau soir contre Mlle Mertaud et l’avait baptisée : « sotte Prussienne ! »

Le cocher Grigori avait répondu (la comtesse qui passait par hasard près de la pikarnia avait entendu cette sortie reconnaissante) :

« C’est bien dommage, frère, qu’une si brave créature ne soit pas orthodoxe[1] ; mais pour Prussienne, elle ne l’est pas, et si tu le soutiens encore, voici mes deux poings, — il montra deux poings fermés, durs et noueux comme des massues, — qui à force de frapper sur ta tête, en feront sortir cette idée-là. »

Cette histoire d’antichambre égaya les enfants, et Mlle Mertaud regretta que le comte Pavel eût défendu d’amener un seul domestique mâle de la maison Alénitsine, car elle aurait aimé remercier, ne fût-ce que par un bienveillant sourire, le cocher Grigori de son bon vouloir pour elle.

Après ce temps de repos, les voyageurs, impatients de se retrouver en famille, coururent sur Paris tout d’une traite. Le train qui les amenait entra en gare à huit heures du soir.

M. Carlstone eut beau se hâter de descendre le premier pour offrir sa main à la comtesse Alénitsine, le comte Pavel, qui stationnait par faveur spéciale sur le quai d’arrivée, fut plus prompt que lui à tendre les bras vers la portière du wagon.

Des baisers aux enfants, des poignées de main à M. Carlstone, un salut aimable et respectueux à Mlle Mertaud, cette bienvenue tendre et cordiale s’échangea entre eux pendant que la foule des voyageurs s’écoulait. Personne ne fut oublié, pas même les deux femmes de chambre russes qui vinrent baiser la main du comte Pavel et auxquelles il adressa quelques cordiales paroles ; puis offrant son bras à sa mère, le comte dirigea la caravane vers la sortie.

« Est-ce que tu demeures bien loin ? et comment vas-tu nous brouetter ? lui dit-elle. Ah ! voilà ce qu’on appelle des fiacres. Grand Dieu ! les chevaux sont de véritables alouettes. Est-ce que ça court ?

— Passablement, ma mère, mais vous n’en ferez pas l’épreuve : voici votre voiture. »

Un landau attelé de deux chevaux solides et corrects, mais sans affectation d’élégance, se rangea près du trottoir. La comtesse y monta avec le comte Pavel et les deux enfants. Suzanne et M. Carlstone furent installés dans un coupé de remise par le valet russe du comte, qui l’avait suivi dans tous ses voyages, et celui-ci se logea dans un fiacre avec les deux femmes de chambre, tout heureuses de trouver un compatriote dans ce Paris dont leur cerveau moscovite se faisait la plus fantastique idée. Dans le trajet, en dépit de la réputation de loquacité faite aux femmes, ce fut Vassili qui se montra bavard et celles-ci plus réservées, car elles tournaient la tête d’une portière à l’autre, répondaient avec distraction à toutes ses questions sur ses amis de la Mouldaïa :

« Plus tard, plus tard, frère. Laisse-nous voir Paris. Oh ! comme les maisons sont hautes, et les places petites, et comme tous ces gens courent ! Il y a bien sûr un incendie quelque part. Laisse-nous, frère, laisse-nous voir Paris !

— Avez-vous peur qu’il ne s’envole ? » dit Vassili, qui dut enfin renoncer à apprendre ce soir-là ce qu’étaient devenus la petite Matrena, Je vieux Semmenek, le staroste et ce coquin de Prochka.

  1. Les gens du peuple ont l’habitude de désigner leur nation non par son nom, mais par ce mot d’orthodoxe qui désigne les adhérents à la communion grecque.