Le Petit Roi/14

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Deux hommes se parlent, l'un en costume semblant oriental, l’autre avec un grand manteau noir bordé de fourrure, semblant russe.
Deux hommes se parlent, l'un en costume semblant oriental, l’autre avec un grand manteau noir bordé de fourrure, semblant russe.
Il savait un peu d’anglais : nous causâmes


CHAPITRE XIV

LE BOUFFON DE SA MAJESTÉ. L’ÉRUDITION D’ARKADI. LE FILS DU DAÏMIO.


L’hôtel du Cours la Reine n’était pas ce que la comtesse s’imaginait et disait qu’il devait être : un laboratoire scientifique. Certes le comte Alénitsine était trop indifférent au luxe pour l’entretenir sur le pied confortable où sa sollicitude filiale s’était empressée de le mettre dès qu’il avait appris que sa mère venait l’habiter. Pendant plusieurs années, il n’avait occupé qu’un des deux pavillons réunis par une large galerie vitrée, qui étaient plantés en potence derrière la pelouse gazonnée de la cour. L’autre pavillon était attribué au musée cosmopolite du comte, et à son laboratoire de chimie.

L’activité des industriels Parisiens est si proverbiale que les fournisseurs auxquels s’adressa le comte Pavel pour modifier son habitation d’anachorète ne crurent pas avoir fait merveille en aménageant très-confortablement en dix jours un des deux pavillons ; mais la comtesse Praskovia reconnut une pensée filiale dans le soin qu’avait pris le comte Pavel de reproduire dans la disposition des meubles du salon ses habitudes de la maison Alénitsine, et quand la famille y fut réunie après souper, elle le remercia tendrement de cette attention.

M. Carlstone et Mlle Mertaud allaient se retirer au bout d’un quart d’heure, car ils trouvaient convenable de ne pas gêner les premières effusions du revoir ; mais le comte Pavel les retint.

« Vous vous sauvez, leur dit-il, avant de savoir où j’ai installé chacun de vous, et il importe que la comtesse approuve mes dispositions. Et puis, êtes-vous tellement fatigués que vous ayez besoin d’un repos immédiat ? »

Chacun se récria. Ranimés par l’excellent souper, tous les voyageurs se sentaient frais et dispos.

« Alors, continua le comte, ne nous quittons pas vite : j’ai des présentations à faire. Pour couler à fond la question des logements, voici ce que j’ai décidé, sauf critique de ma mère. Nous avons deux pavillons : celui-ci reste tout entier à la comtesse qui voudra bien céder à Mlle Mertaud le petit appartement du second étage. Ce sera le quartier des dames ; vous, monsieur Carlstone, je vous prends dans l’autre pavillon avec ces deux hommes-là. — Il désignait Arkadi et Stéphane. — La galerie qui est pleine de bibelots (entre nous, le pavillon masculin en est également bourré) restera indivise entre les deux domaines. Que me dit ma mère de cet arrangement ?

— Ta mère, Pavel, tombe des nues en te voyant de- venu un homme pratique ; et moi qui le calomniais, vous en souvenez-vous, mademoiselle ? N’allez pas au moins lui parler du hamac, du sarcophage et du chenil scientifique. J’irais me cacher de honte derrière ces beaux rideaux de soie brochée.

— C’est donc entendu, » dit le comte en souriant. Ce sourire éclaira sa figure grave, creusée par l’étude et les fatigues, vieillie avant l’âge par cette tombée de neige que les chagrins font pleuvoir sur la tête des hommes cruellement éprouvés. Ces cheveux blancs du comte, le sillon creusé verticalement sur son front à plans contrastés, donnaient une grâce particulière à ses rares sourires.

« Maintenant, ajouta-t-il, nous avons à traiter une affaire autrement importante. Stéphane, est-ce que ma lettre ne contenait pas une promesse ? Que devais-je te rapporter du Japon ?

— Un modèle et un ami. J’ai cherché sans le trouver ce que cela pourrait bien être. Voici l’interprétation d’Arkadi : L’ami, c’est vous, mon père !

— Tu as trouvé cela, mon fils ? dit le comte en caressant de la main la joue de son neveu. Tu es un brave garçon… mais tu t’es trompé.

— Le modèle, reprit Stéphane, c’est n’importe quoi devant me faire comprendre que je dois être un rouage utile dans la grande machine sociale : voilà ce qu’a trouvé ce bouffon d’Arkadi.

— Bouffon ! bouffon ! grogna le cousin. Il n’est pas généreux à toi de me jeter ce titre à la tête. Si je n’avais rempli cet office auprès de ta Majesté, la cour aurait manqué de l’ornement traditionnel de toutes les cours possibles.

— Majesté… cour… qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda tout bas le comte à Mlle Mertaud pendant que les deux enfants se querellaient sans aigreur, comme deux moineaux qui se prennent de bec. La gouvernante apprit au comte le surnom de Stéphane, et après avoir hoché la tête tristement, le père dit à son fils :

« Je vois que ton cousin à beaucoup d’esprit, et j’aime à croire qu’il ne manque pas de jugement ; mais je le répète, il s’est trompé dans ses suppositions. Avant de te le prouver, je serais bien aise de savoir ce que tu as appris sur le Japon dans tes études.

— Pas grand’chose, répondit Stéphane. Je ne suis pas assez petit enfant pour ignorer sa position géographique et je ne pense pas que ce soit cela que vous demandiez. Quant au reste : c’est un pays fermé aux étrangers ; on y fait de la belle porcelaine, du papier, des éventails ; les Japonais appartiennent à la race jaune, et j’ai entendu dire au général qu’ils avaient eu une guerre civile il y a quelques années.

— Voilà tout ce que tu sais ?

— Je demande la parole, dit Arkadi. Le Japon était gouverné anciennement par le Mikado ; puis en 1100 et je ne sais combien d’années, par exemple, — je n’ai pas la mémoire des dates, — ce Mikado prit un lieutenant pour diriger les affaires temporelles. Ce lieutenant devint plus puissant que son maître, et le Mikado ne fut plus qu’une sorte d’idole adorée par respect des traditions. Dans la suite — à quelle époque ? je n’en sais rien — on donna à ce chef temporel le nom de Taïcoun. Le Taïcoun a au-dessous de lui tous les princes du Japon qu’on appelle daïmios, qui ont des serfs comme autrefois nous autres en Russie, mais qui sont plus puissants, plus indépendants que nous ne l’étions. Les Japonais ne commerçaient autrefois qu’avec le Céleste-Empire et — je ne sais pas pourquoi — aussi avec les Hollandais qui avaient un établissement à Nangasaki. Les Japonais avaient pour principe de chasser tous les autres étrangers ; et il y a quelques années — point de date encore… je suis si étourdi ! — les daïmios, s’apercevant que le Taïcoun manquait à cette tradition, se sont révoltés, l’ont détrôné et ont remis tout le pouvoir au Mikado afin qu’il les ramenât à sa suite aux errements de 1100 et quelques. Il ne faut pas me demander ce qu’ils ont fait de ce Taïcoun trop hospitalier — ils l’auront peut-être forcé à s’ouvrir le ventre pour le punir d’avoir ouvert les ports de mer, ou ils l’auront crucifié, puisque ces deux supplices sont à la mode dans ce pays des hommes jaunes.

— Rassure-toi, mon fils, répondit le comte Pavel à son neveu ; le Taïcoun, ce brave jeune homme si intelligent, s’est retiré dans ses domaines particuliers où il passe sa vie à apprendre les langues et les sciences occidentales, sans trop regretter le pouvoir peut-être. Mais comment es-tu si savant ? Pourquoi le Japon t’intéressait-il tant ?

— Parce que vous y étiez, mon oncle.

— Brave enfant ! » s’écria le comte Pavel qui se leva de son fauteuil pour aller embrasser Arkadi.

Il s’établit un silence, particulièrement pénible pour la comtesse qui souffrit de la comparaison que le comte Pavel pouvait établir entre les réponses des deux enfants. Elle aimait assurément Arkadi ; mais il avait le tort de lui rappeler les chagrins que son second fils lui avait causés par sa légèreté, ses dissipations et sa ruine ; elle redoutait de trouver en son petit-fils les instincts paternels que son étourderie rappelait en effet ; puis, elle ne

l’avait pas élevé dès son bas âge comme Stéphane, et enfin, s’il faut tout dire, elle était inquiète du ridicule que ses railleries pouvaient jeter sur son cousin. Ces réserves gardées, elle avait une sincère affection pour Arkadi, et elle se proposait de lui assurer par testament une petite fortune sur ses économies personnelles ; car quoique Russe, la comtesse Praskovia faisait des économies, grâce à l’honnête gestion de M. Gratitude.

Une saillie d’Arkadi renoua la conversation : « Un ange qui passe ! » dit-il, en répétant la phrase consacrée dans le Nord et par laquelle la poésie septentrionale explique les silences qui coupent la causerie.

« Oui, répondit le comte Pavel, il a passé tout près de moi, et c’est de toi qu’il m’a parlé, mon Arkadi…… Mes enfants et vous, ma mère, je ne veux pas ajouter un long récit à l’exposé succinct, mais assez exact, qu’Arkadi a fait des usages et coutumes japonais ; mais je dois vous conter en peu de mots que ce qu’il dit de leur haine pour les étrangers est si vrai que j’ai couru risque de la vie au Japon, il y à sept ans.

— Toi, mon fils ! dit la comtesse qui jeta ses bras autour du cou du comte Pavel… Et tu ne m’en as jamais rien dit !

— À quoi bon vous inquiéter à propos d’un péril conjuré ? Tant il y a qu’ayant voulu un jour pousser une pointe dans une petite île de l’archipel japonais, je fus arrêté, jeté dans un cachot, mis aux ceps, ce qui veut dire pris par les jambes dans des entraves de bois, et réduit à la portion congrue d’un peu de riz et d’une jarre d’eau. Point de résident russe par qui me faire réclamer : il n’y en a pas même un en 1873 à Yokohama où l’on trouve des consuls de toutes les autres nations.

« C’en eût été fait de moi sans le passage dans la prison d’un daïmio très-puissant qui eut la curiosité de voir le criminel étranger. Il savait un peu d’anglais : nous causâmes. Il comprit que je ne venais au Japon ni pour faire œuvre de propagande, ni pour lever des plans destinés à faciliter à mon gouvernement des projets d’invasion. Que vous dirai-je ? Il me prit en amitié dans une seule visite, et le lendemain, à la nuit noire, après avoir payé une large rançon à mes geôliers et à l’autorité qui m’avait saisi, il m’emmena dans une litière fermée.

« Les souverains du Japon n’auront jamais connu ni ma prise ni ma délivrance. Les gouvernements absolus sont souvent dupes de ceux qui les servent.

« Mon sauveur dont le domaine est six ou sept fois grand comme mon bien de la Mouldaïa s’appelait Kin-qui-ti. Ce nom semble bizarre comme tous les noms étrangers ; mais je ne le prononce jamais sans attendrissement, tant sa signification est appropriée au caractère de celui qui le porte. Kin-qui-ti veut dire : bon or.

« Le daïmio m’emmena donc dans son domaine, et de peur des indiscrets, il me confina dans la partie la plus reculée de son palais, où ne pénètre que la parenté la plus étroite ; en un mot, près de l’appartement de sa femme. Cette infraction aux rites traditionnels et sa conduite envers moi prouvaient une de ces âmes généreuses qu’on rencontre pour l’honneur de l’humanité dans tous les pays et à tous les degrés de civilisation.

« J’avais pris les fièvres en prison ; je fus admirablement soigné dans mon refuge, d’abord par Kin-qui-ti, ensuite par sa femme O-Kicou qui fut une sœur pour moi. Tous les noms propres japonais ont une signification, car ils les prennent partout où cela leur plaît, dans les trois règnes de la nature. Ce nom O-kicou veut dire : chrysanthème.

« Ma convalescence fut longue ; mais j’étais sans nulle crainte sur la possibilité de me rapatrier dès que je serais guéri, car Kin-qui-ti avait envoyé une jonque commandée par un homme sûr vers le brick que j’avais nolisé, et qui m’attendait sous pavillon hollandais dans les eaux de Nangasaki.

« Pendant mon séjour qui fut de trois mois, j’appris un peu de français à Kin-qui-ti, qui désirait n’être pas étranger à cette langue, et je l’initiai autant que possible à notre civilisation européenne : je donnai aussi des leçons à son fils aîné qui me plaisait entre tous ses enfants, parce qu’il était de ton âge, Stéphane, et qu’il était aimable et doux.

« Toute cette famille s’était tellement attachée à moi que le chagrin fut grand quand le rétablissement de ma santé me permit de songer à prendre congé d’elle.

« — Tu pars, ami étranger, me disait mon petit élève, et je sais encore si peu de chose de tout ce que tu avais à m’apprendre !

« — Voudrais-tu, lui répondis-je, venir avec moi pour t’instruire et voir les beaux pays dont je t’ai parlé ? »

« L’enfant me lança un regard vif, mais il était trop respectueux pour oser énoncer un désir avant que son père eût décidé pour lui.

« — Il est trop jeune, me dit Kin-qui-ti ; mais si tu revenais au Nipon dans quelques années pour revoir tes amis, je te le confierais volontiers. Un homme qui n’a pu comparer son pays et ses lois avec d’autres lois et d’autres pays ne peut être un sage. Il ne sait rien, celui qui ne connait qu’une chose. Je vois dans ce que tu n’as dit de ta nation et des autres nations de l’Europe beaucoup de bien que nous aurions profit à imiter, et quelque mal qu’il nous serait bon de connaître, pour n’y pas tomber. Et puis, pourquoi tourner autour de ses foyers comme des chiens à l’attache ? Je n’ai jamais vu un oiseau sans envier ses ailes. Je te le répète, ami, si tu reviens un jour, je te donnerai mon fils. Tada-Yoci t’aime d’ail- leurs comme un second père. »

« Mes enfants, voilà mon histoire. Qu’en concluez-vous ?

— Où est-il ? cria Arkadi en soulevant tour à tour les portières du salon.

— Il est de mon âge, dit Stéphane avec moins d’empressement, et sans doute il est plus instruit que moi, puisque vous me le donnez pour modèle, mon père.

— Un instant, Arkadi ! ne va pas effrayer par tes clameurs mon pauvre Tada-Yoci qui est timide comme une gazelle, dit le comte Pavel. Et pourtant il se fait une telle joie de vous voir ! Ah çà ! mes enfants, vous êtes bien grands pour que j’aie à vous faire une recommandation délicate… Pourtant il paraît que tu es si railleur, Arkadi ! T’imagines-tu quelle figure peut avoir mon fils japonais ? Car c’est aussi mon fils, celui-là ; son nom, qui veut dire fidélité, me rappellerait à lui seul que j’ai promis d’être son père.

— Un Japonais ! s’écria en riant Arkadi, Eh ! oui, j’ai vu des gravures, puis ces bonshommes des assiettes à dessert de la maison Alénitsine… Tiens ! mais je n’y avais point pensé, mon oncle. C’est très-drôle d’avoir un ami japonais. Est-ce qu’il a des jupons, et de grandes manches à son habit ? et une tresse de cheveux derrière la tête, et des yeux bridés et le teint couleur citron confit et les sourcils en l’air ? Mon Dieu ! pourvu que je n’aille pas éclater de rire au nez de ce pauvre Tada-Yoci !

— Fi ! le vilain moqueur ! dit Mlle Mertaud. Savez-vous bien que Tada-Yoci vous trouvera peut-être fort laid avec vos cheveux frisés comme la toison d’un agneau, vos yeux bleu clair…

— Et mon nez épaté de kalmouck, finissez donc le portrait, mademoiselle, interrompit Arkadi avec une humilité parfaite. Mon oncle, pardonnez-moi. Avec ou sans les… agréments que j’ai dits, je ne ferai ni mauvais accueil ni sots compliments à Tada-Yoci. Je ne puis pas trouver laid le fils de l’homme qui vous à sauvé la vie.

— Voilà qui est bien, dit le comte. Veuillez sonner pour le thé. Je vais chercher Tada-Yoci. »

Quelques minutes après avoir quitté le salon, le comte Pavel y rentra, tenant par la main Tada-Yoci.

Le Japonais était vêtu à l’européenne, il portait ce costume avec l’aisance qui caractérise dans les plus petits détails l’esprit assimilateur de sa nation ; mais bien que ses cheveux noirs et drus fussent coupés ras autour de sa tête conique, son origine asiatique était sensible au premier coup d’œil.

Il n’était pas laid, tant s’en faut. Nul type humain n’est laid d’ailleurs quand le flambeau de l’intelligence l’illumine visiblement ; mais il était étrange avec ses yeux longuement fendus en amande, son petit nez à bout arrondi, son front de coupe irrégulière, son teint jaune avivé par deux grains de beauté moins noirs que ses prunelles humides, sa bouche à lèvres d’un rouge brun, entr’ouvertes par un sourire timide derrière lequel brillaient deux rangées de dents un peu aiguës, de la blancheur bleuâtre d’une porcelaine transparente.

Tada-Yoci était plus petit que Stéphane et même qu’Arkadi, dont la stature était élevée pour son âge. L’avantage de la taille que perdait le Japonais à cette comparaison était compensé chez lui par des proportions élégantes : son buste était heureusement développé ; ses mains frêles avaient de la race, et sa démarche cadencée ne manquait pas de grâce.

Le comte Pavel le présenta d’abord à la comtesse, qui lui fit grand accueil ; mais elle fut étonnée lorsque le Japonais, après deux révérences très-profondes, à la mode asiatique, lui fit un petit compliment bien tourné, en excellent français. Il est vrai que Tada-Yoci parlait très-lentement et qu’il prononçait mal certaines lettres inconnues à l’alphabet de son pays : ainsi tous les j étaient pour lui des i et les ch avaient une tendance à se changer en z dans sa bouche. Mais le fait de parler français après trois mois de causeries avec le comte Pavel était assez remarquable pour donner à l’instant grande idée de l’intelligence de cet enfant.

Ses yeux brillèrent quand il fut mis officiellement en rapport avec Arkadi et Stéphane. La connaissance fut vite faite entre eux pendant qu’on prenait le thé. Stéphane resta un peu contraint ; mais l’on n’eut rien à reprocher à Arkadi sous le rapport des convenances, sauf la rondeur avec laquelle il s’empara de Tada-Yoci, et la familiarité avec laquelle il en fit vite sa chose, disant tantôt :

« Mais nous prendrions bien encore du thé, moi et mon Japonais. »

Ou bien : Laissez-nous donc causer ensemble, moi et mon Japonais. Nous nous entendons si bien ! »

Une fois cette formule trouvée : moi et mon Japonais, il l’adopta sans vouloir comprendre le froncement de sourcil de son oncle et la toux significative de sa grand’mère. Tada-Yoci se laissait faire : il souriait beaucoup et parlait peu.

Dès ce soir-là, et sans y penser sans doute, il donna une leçon à Stéphane.

Mlle Mertaud étant allée s’asseoir près du Japonais en s’apercevant qu’Arkadi l’étourdissait de son babil, le comte vint dire à son fils adoptif :

« Voilà ta vraie maîtresse de français, Tada-Yoci. Moi je n’ai fait que te préparer à recevoir ses leçons…. Mademoiselle, vous aurez en lui le meilleur de tous les élèves ; il est attentif jusqu’au scrupule, et sérieux comme un homme de trente ans.

— Je serai heureuse de lui être bonne à quelque chose, répondit la gouvernante. Donner des leçons à un tel élève sera un vrai plaisir pour moi. »

Tada-Yoci jeta sur Suzanne un regard reconnaissant, et sans chercher ses expressions cette fois, il s’écria avec une vivacité charmante :

« Mademoiselle, soyez sûre de ma gratitude et de mon respect. »

Stéphane fit une grimace significative. Ces mots gratitude et respect lui semblaient malséants. Il profita de l’inattention du comte qui continuait la causerie avec Mlle Mertaud pour dire au Japonais, le plus gracieusement possible :

« Vous ne savez pas encore la signification des mots français que vous employez. On ne doit le respect qu’à ses supérieurs, et Mlle Mertaud… »

Tada-Yoci l’interrompit en répliquant : « Je sais bien…. très-bien la signification du mot respect. Le savoir est la première des supériorités. Mlle Mertaud en sait plus que moi, et dès lors…

— Et la naissance ? et la fortune ? n’êtes-vous pas le fils d’un prince ?

— Eh ! oui, c’est pour cela que je dois honorer ceux qui veulent bien m’instruire. Un savant vaut mieux qu’un daïmio ignorant ! Dans mon pays, on estime avant tous les autres les gens instruits.

— Attrape, Stéphane, s’écria Arkadi. Mon Japonais a rivé leur clou à tes prétentions. Eh ! tu n’es pas le fils d’un prince comme lui. »

On se souhaita le bonsoir sur ce mot que chacun put entendre, et le comte Pavel emmena la brigade masculine dans son pavillon. Comme il l’avait dit, tout y était encombré de curiosités, non-seulement les pièces d’habitation, mais encore le vestibule dont les parois étaient ornées de faisceaux de flèches et de massues de la Nouvelle-Calédonie, et l’escalier dont la cage logeait une pirogue d’écorce et des idoles coloriées provenant de quelque temple hindou.

On trouva dans le vestibule, assis sur une urne cinéraire du temps des Antonins, le valet russe du comte, Vassili qui, grâce à ses habitudes polyglottes, faisait à un domestique français un récit apparemment très-amusant, car celui-ci riait à se tenir les côtes et faisait vaciller, à chaque soubresaut, le trépied d’airain, mal d’aplomb sur ses bases à griffes de lion, sur lequel il était perché.

Stéphane fut choqué du manque de décorum qui em- pêcha ces deux valets de reprendre instantanément leur sérieux à leur entrée. Ils s’étaient levés cependant, et s’occupaient à allumer les bougies ; mais Vassili avait posé très-lentement sa pipe, et l’autre domestique riait encore en présentant chaque bougie à la flamme de la veilleuse.

« Eh bien ! eh bien ! dit paternellement le comte Pavel, tout est-il prêt là-haut ?… Et qu’avez-vous donc tant à rire ?

— Oh ! père, dit Vassili, c’est l’histoire de ce roi nègre de la côte de Guinée. Votre Honneur sait : ce roi qui n’avait ni chemise ni souliers, qui portait des épaulettes et un chapeau de général à grands panaches, et qui exigeait qu’on lui parlât à genoux. Ça amusait Jérôme. Il n’avait pas idée d’une Majesté comme ça.

— La vanité est ridicule en tout pays, » dit le comte ; et ils montèrent à leur appartement.

« Monsieur Carlstone, ajouta-t-il en ouvrant la porte d’une chambre très-convenable, vous voici chez vous. Pour que vous excusiez cette installation qui ne ressemble pas à celle dont vous jouissiez à Moscou, il faut que je vous montre ma chambre : nous sommes voisins. »

La chambre du comte était une très-vaste pièce à trois fenêtres ; mais tout son aménagement consistait en un divan-lit et une toilette commune dissimulés derrière une portière en tapisserie dans un coin de cette sorte de galerie qui, du plancher au plafond, était entourée de châssis vitrés contenant des fragments minéralogiques et des curiosités de toute sorte. Des tables surmontées de vitrines chargées de collections de médailles la meublaient dans toute sa longueur.

« Monsieur le comte, s’écria M. Carlstone, quand le comte Pavel eut laissé tomber la draperie qui dissimulait son établissement sommaire, je ne pourrai souffrir d’être si bien quand vous êtes si mal. Veuillez me faire l’honneur et le plaisir de changer de chambre avec moi.

— Impossible. Je dors peu, et j’ai besoin d’avoir tout ceci près de moi pour occuper utilement mes heures d’insomnie. Je n’attache nulle importance à ces choses matérielles. Je dors aussi bien, quand je dois dormir, sur le pont d’un navire ou sur la terre nue que dans un lit tendu de soie… Allons installer nos jeunes gens. Tada-Yoci doit avoir grande envie de leur montrer le dortoir qui est presque son œuvre.

— Le dortoir ! » s’écria Stéphane en rejetant sa tête en arrière par un mouvement hautain.

Le comte Pavel remarqua sans rien dire cette exclamation et ce mouvement, cet il monta le second étage, suivi par les trois enfants, et précédé par Jérôme qui portait le bougeoir.

Le dortoir était la pièce superposée au cabinet du comte ; elle devait, dans le plan primitif de la maison, être divisée en trois chambres, car trois portes s’y ouvraient sur un corridor ; mais le comte Pavel ayant fait démolir les cloisons intérieures, aussi bien au second étage qu’au premier, les trois enfants auraient été logés dans un véritable dortoir sans une ingénieuse idée de Tada-Yoci.

Au Japon, presque toutes les habitations sont construites en bois et par conséquent elles ont rarement de larges proportions. Aussi obvie-t-on à l’exiguïté de l’espace par un système de cloisons mobiles, paravents peints sur laque ou sur papier. On recule, on rapproche, on supprime ces paravents selon les besoins des réceptions ou suivant les habitudes de la vie intime.

Tada-Yoci avait donné au comte l’idée de cloisons fixées sur des pieds en bambou et serties dans un cadre analogue, et il s’était offert à les peindre ; l’enfant était un intrépide barbouilleur ; il avait déjà une habileté acquise par un précoce exercice de la peinture sous la direction d’un professeur japonais, et il possédait pour la décoration le goût naturel et l’imagination féconde de ses compatriotes.

Il avait donc peint sur les larges feuilles de papier de riz, tendues sur la toile des paravents, une profusion d’oiseaux multicolores et de papillons diaprés posés sur des feuillages à l’échevèlement bizarre, ou planant dans le vague azur d’un ciel indiqué par des teintes molles, nuancées de vert d’eau et d’orangé. Ce concert de couleurs était gai à l’œil, et l’on avait essayé de lui donner une réplique en entourant les lits de bambou et les fenêtres de rideaux en perse à fond clair sur lequel voletaient aussi des oiseaux, moins jolis que ceux dont la verve de Tada-Yoci avait parsemé les cloisons.

Il y avait entre ces deux spécimens de l’industrie occidentale et de l’art oriental la différence qui sépare la réalisation mécanique, répétée, d’un dessin correct et compassé, et l’épanouissement capricieux d’une fantaisie libre.

Les paravents s’arrêtant à un mètre des fenêtres, les enfants pouvaient communiquer entre eux sans recourir aux portes du corridor qui assuraient d’un autre côté leur indépendance. Ce système tenait donc à la fois du dortoir et de la cellule monastique ; mais ces cellules étaient si jolies avec leurs toilettes en marbre blanc entourées d’un rideau de perse, leurs armoires en frêne et leurs siéges de bambou, qu’Arkadi se confondit en exclamations joyeuses. Il courait d’un paravent à l’autre, louant chaque panneau jusqu’au moment où il lui préférait le suivant, tapotant les mains de Tada-Yoci pour le complimenter de son talent, et jurant que ces oiseaux allaient le bercer toute la nuit de chansons japonaises.

Stéphane se taisait : il était mécontent. Il avait occupé jusqu’alors, soit à Moscou, soit à la Mouldaïa, un des appartements d’honneur. Son père lui assigna celle des trois cellules qui était située au-dessus de son établissement personnel. Tada-Yoci était installé déjà dans celle du milieu, la dernière revenait à Arkadi.

Jérôme, dit le comte, reste attaché à votre service ; mais comme j’ai besoin de lui, vous ne lui demanderez que l’indispensable. Il faut que des jeunes gens sachent, au besoin, se passer de serviteurs, et Tada-Yoci a l’excellente habitude de se suffire à lui-même. »

Ce fut sur ce mot, accompagné d’un bonsoir très-tendre, que le conte Pavel prit congé des trois enfants.