Le Piège d’or/III

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 23-30).


CHAPITRE III

BRANT PREND UNE DÉCISION


Il arrive, sous le choc d’impressions violentes, que l’esprit, sans perdre de temps à raisonner, va droit à une décision immédiate, aussi rapide que le choc a été soudain.

Après le premier cri d’étonnement qui lui avait échappé, Philip Brant demeura silencieux. Il ne dit rien à Pierre. Le vent qui passait sur la cabane s’était tout à coup calmé et, dans le silence, le tic-tac de la montre de Philip résonnait comme le battement d’un petit tambour. Lentement ses yeux se levèrent des fils soyeux qu’il tenait dans sa main et se rencontrèrent avec ceux de Pierre.

La même pensée, évidemment, était dans leurs deux esprits. Si les cheveux avaient été noirs… S’ils avaient été bruns… Si même ils avaient eu la couleur grossière, d’un blond roux, de ceux de l’Esquimau du Mackenzie inférieur… Mais non, ils ressemblaient à de l’or, à de l’or en fusion !

Toujours muet, Philip tira de sa poche un couteau et coupa un des cheveux au-dessus du second nœud. Une tresse brillante se déroula sur la table, onduleuse comme un serpent. L’or n’en était pas rouge, avec des reflets sombres ou cuivrés, sous la lumière de la lampe. C’était un or blond, dont Philip ne se souvenait pas d’avoir vu d’exemple. Et il admirait la patience merveilleuse avec laquelle le piège avait été tissé.

Il regarda Pierre à nouveau.

« Ce doit être, dit Pierre, que Bram a une femme avec lui…

— Sans aucun doute, répondit Philip. Une femme vivante ou… »

Il n’acheva pas. Les deux hommes s’étaient compris. La même effrayante question les angoissait. Pierre se contenta de hausser les épaules. À cette question que pouvait-on répondre ? Et, comme un coup de vent soudain heurtait la porte de la case, ainsi que l’eût fait une main d’homme, il frissonna.

« Diable ![1] s’écria-t-il, en redevenant maître de lui et en découvrant comme un éclair ses dents blanches, dans un sourire. Toute cette histoire m’a rendu nerveux. Bram et ses loups, dans la lueur de la flamme, puis cet objet étrange… »

Il rabaissa ses yeux vers la tresse étincelante. « Réfléchis, Pierre, reprit Philip. As-tu vu déjà des cheveux de pareille couleur ?

— Non, m’sieu. Jamais de ma vie. Pas une seule fois.

— Et cependant tu as rencontré maintes femmes blanches, au Fort Churchill, à la York Factory, au lac de la Biche[2], à Cumberland House et au Fort Albany.

— Ah ! ah ! ah ! et en beaucoup d’autres endroits, m’sieu. Au lac de Dieu, au lac Seul[2], et du côté du Mackenzie. Mais jamais je n’ai vu de chevelure de femme ayant cette couleur.

— Et Bram, que nous sachions, n’est jamais descendu vers le Sud plus loin que le Fort Chippewyan. Tout ceci brouille singulièrement l’entendement, qu’en dis-tu, Pierre ? Voyons, parle. À quoi rêves-tu ainsi ? »

Il y avait, chez Pierre, un mélange de sang français et de sang cree. La pupille de ses yeux se dilata étrangement, sous le regard fixe de Philip.

« Je songe, répondit-il d’un air embarrassé, au chasse-galère, au loup-garou, et… et… et… vous faites si bien avec vos questions que vous m’amenez presque à y croire. Je ne suis pas superstitieux, non, non, et non ![2] je ne suis pas superstitieux… »

Il prit un air de plus en plus gêné et sa voix s’embrouilla davantage encore.

« Mais, que voulez-vous, on conte sur Bram et ses loups des choses si abasourdissantes. Il a, dit-on, vendu son âme au diable, en échange de quoi il peut, à sa volonté, voler à travers l’air et se métamorphoser en loup. Des gens l’ont entendu qui chantait la Chanson du Voyageur[3], tout là-haut dans le ciel, accompagné par le hurlement de sa horde. On me l’a dit, à moi qui vous parle. J’ai rencontré, une fois, une tribu indienne entière, en train de se livrer à toutes sortes d’incantations, parce qu’elle avait vu Bram, entouré de ses loups, occupé à se construire une maison enchantée, en plein cœur d’un nuage fulgurant d’éclairs et de tonnerre. Il n’est pas bien surprenant, en ce cas, qu’il chasse le lapin avec un piège fait des cheveux d’une femme.

— Non moins étonnant, alors, répliqua Philip, qu’il change les cheveux noirs en cheveux couleur de soleil ?

— Tout ce qu’on dit est-il vrai ? Qui le sait ? »

Pierre tortillait sa langue dans sa bouche, comme si un morceau qu’il aurait avalé de travers l’eût étouffé.

Durant quelques instants, Philip le vit qui semblait lutter avec lui-même et se débattre contre les vieilles superstitions, endormies en lui, qui soudain s’étaient rallumées comme un feu mal éteint.

Mais serrant les dents, il se redressa et, rejetant sa tête en arrière :

« Ce sont là des contes, m’sieu, à dormir debout ! dit-il en comprimant le tremblement de sa voix. C’est pourquoi je vous ai montré ce piège. Bram Johnson n’est pas mort. Il vit. Et il a une femme avec lui, à moins que…

— Quoi, à moins que… »

Et la même pensée, qui leur était déjà venue, passa à nouveau dans leur regard, sans qu’ils osassent l’exprimer.

Philip enroula soigneusement autour de son index la tresse de cheveux et la mit ensuite dans un petit sac de cuir, qu’il tira de sa poche. Puis, tout naturellement, il bourra sa pipe et l’alluma. Il alla vers la porte, l’ouvrit, et demeura un moment, immobile, à écouter l’ululement du vent sur le Barren. Pierre, toujours assis devant la table, l’observait attentivement.

Philip referma la porte et revint s’asseoir en face du métis. Sa décision maintenant était prise.

« On compte, dit-il, trois cents milles d’ici au Fort Churchill. À mi-chemin, à l’extrémité inférieure du lac Jésus, Mac Veigh et sa patrouille ont établi leur quartier général. Si je pars à la poursuite de Bram, j’ai besoin qu’un message de moi parvienne à Mac Veigh et qu’il le transmette ensuite au Fort Churchill. Peux-tu, Pierre, laisser là tes appâts à poissons et tes pièges à bascule pour renards, et porter ce message ? »

Pierre hésita, puis répondit :

« Je le porterai. »

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, Philip s’occupa à rédiger son rapport. On l’avait envoyé à la poursuite d’une bande de voleurs indiens. Une affaire autrement importante s’était placée en travers de sa route et il mettait au courant de l’aventure l’inspecteur Fitzgerald, qui commandait la division du Fort Churchill. Il conta ce que Pierre Bréault lui avait dit et il donna les raisons sérieuses qu’il y avait d’ajouter foi à ses paroles. Bram Johnson, trois fois assassin, était vivant. Il terminait en demandant qu’un autre fût envoyé à sa place, à la poursuite des Indiens, et il expliquait, aussi exactement que possible, la direction où il s’engageait, pour courir après Bram.

Son rapport achevé, il le cacheta. Il était complet, sauf sur un point.

Philip n’avait soufflé mot du piège et des cheveux d’or.



  1. En français dans le texte. (Note des Traducteurs.)
  2. a, b et c En français dans le texte. (Note des Traducteurs.)
  3. En français dans le texte. (Note des Traducteurs.)