Le Piège d’or/XVI

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 147-158).


CHAPITRE XV

LA CABANE EN FEU


Philip et Célie, tout d’abord, crurent que l’hommc-loup en personne, revenu de son expédition, avait, devant la porte de la cabane, jeté cette clameur. La tempête seule avait crié.

Le vent tomba à plat, époumoné. Philip et Célie, dans le silence qui s’ensuivit, entendirent le toc-toc-toc de leurs deux cœurs. Puis Célie, voyant que l’alerte avait été vaine, appuya sa figure contre celle de son ami et éclata de rire.

« Oui, c’était la tempête, murmura Philip. Jamais je ne lui avais connu une pareille voix. Cela dépasse mes plus étonnantes impressions du passé. Les loups eux-mêmes s’en sont affolés… Allumons, voulez-vous ? les chandelles de Bram. »

Ils allèrent en se tenant la main, vers la provision de chandelles en graisse d’ours, confectionnées par Bram. Célie en prit deux et les tendit à Philip, qui les alluma. Leur scintillante clarté se refléta dans les yeux de Célie, comme dans un miroir. Devant ces moites prunelles, dont l’éclat disait maintenant tant de choses, le jeune homme fut sur le point de s’élancer à nouveau vers la jeune fille et de la serrer dans ses bras, elle et les chandelles.

Mais déjà Célie s’était retournée et avait été vers la table, où elle posa les deux lumières. Philip continuait à fouiller dans la provision et à allumer les petites baguettes de graisse, jusqu’à ce qu’une douzaine d’étoiles eussent illuminé la chambre. C’était une déplorable prodigalité. Mais Philip trouvait que son bonheur la valait bien.

La jeune femme, maintenant, savait qu’il l’aimait. Le doute, pour elle, n’était plus possible. Et, dans ses yeux, il lisait qu’elle avait foi en lui.

Prenant sur une chaise le manteau de Philip, Célie alla l’accrocher devant la fenêtre et elle montra du doigt les chandelles.

« Il n’y a rien à craindre, dit-il, en secouant la tête. Les javelots ne sont pas à redouter, avec une telle tempête, et les Esquimaux ont assez à faire de s’occuper d’eux-mêmes. »

La tourmente, en effet, après un court répit, avait repris de plus belle, avec tout le charivari de son orchestre diabolique et de ses voix humaines. Déchaînée, elle recommençait à battre la cabane.

« Écoutez ! » dit Philip.

Splendidement courageuse, Célie comme lui, tendit l’oreille. C’étaient les loups qui hurlaient.

Philip reprit dans sa poche son petit atlas et en déplia sur la table la carte principale, qui était celle du Canada.

« Je vais vous expliquer, dit-il à Célie, d’où nous vient ce vent infernal. Regardez d’abord où nous sommes. Ici est notre cabane… »

Il fit un geste qui englobait les quatre murs de la pièce. Puis, avec le crayon de Célie, il marqua sur la carte un petit point noir.

« Et voici le Grand Barren, continua-t-il, en l’indiquant de la pointe de son crayon. Ici, en haut, regardez, c’est l’océan Arctique et, plus loin, par là, le Roes Welcome et la baie d’Hudson. C’est de là que part la tourmente, de là qu’elle arrive sur le Barren, où, durant cinq cents milles, elle ne trouve rien pour l’arrêter. »

Il poursuivit ses explications, dit comment les courants de l’air se roulaient mutuellement en tornades, pourquoi les nuages descendaient si bas, si bas, vers la terre, que les gens en étaient presque étouffés. Malgré toute sa bonne volonté, Célie ne pouvait rien comprendre à ce discours et ce qui l’occupait surtout, c’était le petit point noir marqué par Philip, et qui figurait la cabane.

Elle savait enfin où elle était et cherchait à s’orienter avec plus de précisions, à reconstituer l’itinéraire qu’elle avait suivi.

« Là ! Là ! » s’écria-t-elle soudain, en arrêtant les explications de Philip et en lui prenant le bras.

Elle posa son doigt sur la ligne sinueuse, nettement tracée, de la rivière de la Mine-de-Cuivre[1].

« Nous avons, dit-elle, de l’océan Arctique et du golfe du Couronnement, remonté ce fleuve. C’est à son embouchure que le navire nous avait débarqués. Nous l’avons remonté, remonté… »

Plusieurs fois de suite, elle répéta le nom du fleuve : Copper-Mine !

Philip fit un signe d’assentiment.

L’émotion de Célie allait grandissant. Sa voix était ardente et sourde. Au tiers, à peu près, du cours du fleuve, elle traça une croix. À cet endroit, ils avaient été attaqués par les Kogmollocks. Son crayon dessina le combat. Repoussés, ils avaient pris la fuite, loin du Copper-Mine, puis étaient revenus, et un second combat avait eu lieu. C’est alors que Bram Johnson était entré en scène et l’avait emmenée. Mais, en arrière, au point qu’elle indiquait, son père était demeuré.

« Fader ! Fader ! »

Voilà ce qu’elle désirait surtout faire bien comprendre à Philip. Son père était toujours là, son père, vivant. C’est vers lui qu’il faudrait aller.

Philip saisit sa pensée. Mais, à part lui, sa conviction fut vite faite que le malheureux devait être mort depuis longtemps. Les petits moricauds l’avaient sans doute non seulement tué, mais coupé en menus morceaux, comme c’est leur habitude d’agir avec leurs ennemis, quand ils se sont emparés d’eux. L’exemple récent d’Olaf Anderson et de ses cinq compagnons était là. Ces six hommes, rudes lutteurs cependant, avaient succombé. Comment le père de Célie aurait-il résisté et sauvé sa vie ?

Cette idée de la jeune femme, de rebrousser chemin vers le Nord et de regagner la rivière de la Mine-de-Cuivre, était, en outre, singulièrement fâcheuse et intempestive. En admettant qu’ils puissent tous deux s’échapper de la cabane avant le retour des Esquimaux, leur seule chance de salut était de fuir en hâte vers le Sud et de tenter de rejoindre, à travers la plus petite bande du Barren, la cabane de Pierre Bréault. S’aventurer vers le Nord, sans armes, sans chien, sans traîneau, équivalait à un suicide.

Expliquer ces choses à Célie et lui faire entendre raison était difficile. Et plus douloureux encore aurait-il été d’abattre son courage en la désabusant sur le sort de son père, qu’elle paraissait fermement croire encore vivant. Philip en demeurait fort perplexe. À l’aide des petits dessins, Célie lui apprit qu’en compagnie de son père, Paul Armin, se trouvaient en outre deux autres blancs.

Le temps passa. La tempête continuait à rugir et l’obscurité était toujours complète. Philip, ayant consulté sa montre, vit qu’elle marquait sept heures. La nuit, maintenant, avait ajouté ses ténèbres à celles du jour. Il conduisit Célie vers sa chambre et l’invita, avec insistance, à aller se coucher, pour qu’elle se reposât un peu.

Au bout d’une heure, il pensa qu’elle dormait. Il appuya son oreille contre la cloison et n’entendit, en effet, aucun bruit. Il enfonça alors sa casquette sur sa tête, enfila son manteau et se saisit du gourdin qu’il s’était fabriqué. Puis, mettant à exécution le hasardeux projet qu’il avait conçu, il se dirigea vers la porte de la cabane, l’ouvrit et, étant sorti, la tira derrière lui.

Violemment, la tempête lui souffleta la figure. Mais il eût craint plutôt une accalmie. Quelque part dans le petit cercle du corral étaient blottis les loups de Bram et son espoir était que, dans le tumulte de la tourmente, il pourrait s’avancer sans être entendu ni flairé par eux.

Il resta immobile, quelques instants, aux écoutes, serrant le gourdin dans ses doigts crispés, chaque nerf de son corps tendu comme un ressort. Rien ne bougeait. Il fit un premier pas dans le fracas de la nuit. Puis il avança, sans courir, prudemment, en balançant son gourdin, prêt à frapper si, par malchance, sur son chemin, il se heurtait aux loups. Il demeurait aussi calme, aussi maître de lui que s’il eût marché sous une douce nuit étoilée.

Il ne tarda pas atteindre la palissade qui entourait l’enclos. En la suivant, une dizaine de pas vers la droite, il trouva, comme il l’avait calculé, la porte du corral et son cœur, soulagé, battit plus à son aise. Moins d’une minute après, la porte était ouverte et solidement calée à l’aide d’une bûche qu’il avait emportée avec lui. Il s’en retourna ensuite vers la cabane, guidé par la lueur d’une chandelle, laissée allumée, et qui éclairait le petit rectangle de la fenêtre.

Son expédition heureusement terminée, il trouva dans la cabane Célie, debout, qui l’attendait. Elle s’était relevée, lorsqu’il était sorti, et ses mains encore crispées sur sa poitrine disaient sa mortelle inquiétude. Elle le fixa, dans une interrogation muette.

Il fit le mouvement d’ouvrir la porte, en désignant le corral, et, par une mimique appropriée, acheva son explication.

« Les loups, s’exclama-t-il, d’un air triomphant, ne seront plus là demain matin ! Par la barrière que j’ai ouverte, ils auront tous déguerpi ! À présent, notre route est libre ! »

Les yeux de Célie, en s’emplissant d’un éclair, indiquèrent qu’elle avait compris. Elle se confiait entièrement à lui, tout ce qu’il ferait serait bien. Bram, les loups, les Esquimaux n’existaient plus pour elle.

Philip la reconduisit par la main à la porte de sa chambre.

Demeuré seul, Philip veilla quelque temps encore. À peine entendait-il, dans son orgueil heureux, le déchaînement inapaisé de la tourmente. L’avenir s’ouvrait dans un sourire… Assez tard, il se décida à se coucher à son tour. Il bourra de bois, tant qu’il put, le poêle de Bram, puis éteignit la dernière chandelle et, aux trois quarts habillé, se jeta sur son lit.

Pendant près d’une heure, il ne réussit pas à s’endormir. Il se complaisait à échafauder des plans pour sa vie future. Mille pensées diverses trottaient dans sa tête. Finalement, le sommeil s’empara de lui, tandis, que les poings de la tempête frappaient dans la fenêtre, à la briser, et qu’une avalanche de neige et de vent s’engouffrait dans le tuyau du poêle.

Sous la pression d’un retour de flamme, la porte de fonte céda et, comme une flèche, une langue de feu vermeille traversa les ténèbres.

Philip, cependant, dormait, d’un sommeil trouble et agité de rêves, où se répercutait le bouleversement ambiant. Dans tous ces rêves, ou fragments de rêves, Célie était présente. Célie, qui était devenue sa femme. Tous deux vivaient sous un climat plus clément, loin de la neige épaisse et des noirs sapins du Northland. À travers les champs en fleur, ils s’en allaient, enlacés, cueillant des bouquets. Et voilà qu’un orage avait soudain éclaté. Ils avaient couru, pour s’abriter, vers une vieille grange abandonnée. Célie se serrait, tremblante, contre lui et, de la main, il caressait, pour la rassurer, ses blonds cheveux dorés. Tout à coup un éclair luisait, et la foudre éclatait sur eux. Ils se retrouvaient ensuite, à l’automne, en partie de campagne, avec d’autres jeunes gens, et s’amusaient à torréfier du maïs. Philip, dont les muqueuses nasales avaient été, de tout temps, particulièrement sensibles à la fumée, éternuait, éternuait, et Célie en riait, à gorge déployée. Il se sauvait, poursuivi par la maudite fumée, éternuant et suffoquant. Célie, toujours riant, courait après lui, et lui couvrait le visage de ses mains douces. Mais la fumée était tenace comme une diablesse et, rentré au logis, Philip la retrouvait jusque dans sa chambre à coucher. Pour s’en abriter, il enfouissait sa figure sous son traversin, de plus en plus suffoqué. En même temps, le fantôme de Célie s’était évanoui. Une fois encore, à demi étouffé, Philip éternua, et s’éveilla.

La cabane, effectivement, était pleine d’une âcre fumée, à travers laquelle on pouvait voir des dards de feu qui jaillissaient vers le plafond. Une des poutres qui la formaient commençait déjà à grésiller et la flamme dévorante courait le long du bois, avec un sourd ronflement. Philip, dont les sens s’étaient rapidement adaptés à la réalité, fut aussitôt sur ses pieds. Il n’y avait plus un millième de seconde à perdre.

À demi aveuglé par la fumée et les flammes, il bondit vers la chambre de Célie, qui venait elle aussi de se réveiller. Avant même qu’elle eût exactement compris ce qui se passait, il l’avait enveloppée dans une des lourdes peaux d’ours de Bram et l’emportait dans ses bras. La cabane, toute construite en sapin, brûlait comme une boîte d’allumettes ! Vingt hommes réunis n’auraient pu, maintenant, maîtriser le feu. La résine, le long de la porte, dégoulinait en sifflant, tandis que Philip, à travers le voile de fumée, cherchait le loquet.

L’ayant enfin découvert, il se trouva dehors, dans la neige et la nuit, avec son fardeau.

Par la porte ouverte, la tourmente s’engouffra derrière lui dans la cabane, exaspérant encore la fureur de l’incendie.

La chétive maison n’était plus qu’un brasier bouillonnant et rugissant, d’où montait une colonne de flammes, qui tendait vers le ciel ses gerbes d’étincelles. Pas avant qu’il n’eût franchi la palissade du corral et qu’il n’eût gagné, du côté opposé au vent, la forêt de sapins, Philip ne s’arrêta, ni ne détourna la tête.

Mais alors, tandis que les faîtes des arbres geignaient sous la tempête, mêlant leurs plaintes au sifflement de l’incendie, tandis que Célie, qu’il tenait pressée contre sa poitrine, sortait ses bras de la peau d’ours et, dans un sanglot, les lui nouait autour du cou, il se sentit comme assommé par l’impuissance d’un désespoir aussi sombre et noir que la nuit. Avec la cabane se consumait tout ce qui, dans ce désert d’épouvante, rendait la vie possible : vivres, abri, vêtements même.

Et pourtant, inlassablement, il répétait :

« All right, petite amie ! Nous en sortirons bien. J’en suis sûr. »



  1. La rivière de la Mine-de-Cuivre, ou Copper-Mine, sort du lac Aymer, un peu au Nord du lac de l’Esclave, et, coulant vers le Nord, va se jeter dans le golfe du Couronnement. (Note des Traducteurs.)