Le Piège d’or/XVIII

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Traduction par Paul Gruyer et Louis Postif.
Hachette (p. 165-172).


CHAPITRE XVII

PHILIP GAGNE AU PREMIER « ROUND »


Le bâton dans sa main, Philip demeura aux écoutes.

Le calme était, maintenant, sur le Barren, aussi surhumain que le tintamarre auquel il avait succédé. Quoique ce phénomène, déconcertant dans sa brusquerie, fût bien connu de Philip, il l’étreignait péniblement. Mille petits bruits imperceptibles s’élevaient dans le silence : le bruit mou de la neige tombante ; la chute d’une brindille, se détachant d’un sapin ; la sonorité de la respiration jaillissant des poumons, le cœur martelant la cage thoracique. Partout des yeux et des oreilles semblaient tendus.

Progressivement, les objets commençaient à dégager leurs ombres du chaos nocturne. Arbres et buissons estompaient leurs silhouettes et prenaient forme. À travers la neige qui tombait, on distinguait les nuages en train de se former et de se frayer une route parmi le ciel.

Dissimulé dans des sapins bas, Philip songeait à l’inquiétude que devait éprouver Célie en voyant que son absence se prolongeait. Il ne pouvait se résoudre, cependant, à quitter son poste d’observation pour retourner vers elle. Ses pressentiments étaient incapables de le tromper. Quelque chose approchait.

La clarté était devenue suffisante pour qu’il lui fût loisible d’apercevoir le moindre point mobile à une cinquantaine de yards de distance. Et rien, dans la direction de la piste qu’il avait laissée sous la neige, n’apparaissait.

Si pourtant Olaf Anderson, le Suédois, avait été là, il eût pu lui parler d’une autre nuit d’angoisse, pareille à celle qui venait de s’écouler, et d’une autre garde vaine, qu’il avait montée comme lui. À ses dépens, Olaf Anderson avait appris que les Esquimaux ne marchent jamais sur la piste même du gibier, homme ou bête, qu’ils pourchassent ; mais que, comme les loups, par petits groupes de deux ou de quatre, ils encadrent cette piste, à droite et à gauche, sans se montrer. Cela, Philip l’ignorait et vainement il écarquillait devant lui ses prunelles, alors même que son instinct lui disait clairement que l’ennemi approchait.

Or voilà que, soudain, il entendit il ne savait quoi. C’était moins qu’un bruit, une présence. Un simple frémissement traversant l’atmosphère, distinct des autres bruits qui vibraient dans l’air. Mais, dans le silence du Barren, ce frémissement intime détonait comme un coup de revolver. Philip, cependant, continuait à ne rien voir. Il tourna lentement la tête, sans faire un mouvement.

À douze pas à peine, une forme encapuchonnée se tenait en équilibre, une apparition trapue, bien plantée sur le sol, aux yeux de feu, qui, au premier abord, ressemblait plus à un gnome fantastique qu’à un homme. Simultanément, la forme encapuchonnée levait son bras et une lueur rapide striait la grise lumière de l’aube.

Par cet instinct subconscient, qui veille sur nous et qui n’est pas le raisonnement, qu’il devance, Philip, en un mouvement automatique, aussi prompt que le déclic d’un appareil photographique ou la fusée d’une charge de poudre dans un creuset, s’accroupissait en même temps dans la neige, tandis qu’un javelot sifflait là où sa tête et ses épaules se trouvaient, un centième de seconde avant.

Si infinitésimale avait été cette parcelle de seconde que l’Esquimau crut avoir transpercé sa victime. Un cri de triomphe sortit de sa gorge, le sakotwow des Kogmollocks, le rauque « cri du sang », qui déchirait l’air et retentissait à plus d’un mille.

Mais, presque aussi vite, le cri s’éteignit. Détendant ses muscles comme un ressort. Philip s’était redressé. Le gourdin tourna dans l’air et, s’abattant sur l’être encapuchonné, stupéfait, le faisait crouler sur le sol.

Du premier coup, l’Esquimau avait eu une épaule en bouillie. Un second coup s’abattit en plein sur le capuchon de peau de phoque, et un troisième eut pour résultat un râle d’agonie.

Philip avait frappé si rudement qu’il en vacilla sur ses pieds. Il n’avait pas encore repris son équilibre que deux autres formes, surgissant de l’ombre, se précipitaient sur lui, avec des cris de bêtes sauvages. Il n’eut même pas le temps de balancer son gourdin. Bondissant en l’air sur le plus proche des Kogmollocks, il saisit d’une main le javelot déjà levé, qui lui était destiné, et, de l’autre main, assena un coup de poing formidable sur la bouche de son ennemi. Au second coup de poing, l’Esquimau s’abattit, en lâchant son javelot qui demeura au pouvoir de Philip, fou de la rage de la bataille.

À ce moment, il se sentit pris au cou par une paire de bras velus. Il jeta un cri de terreur qui s’étouffa dans cet étau. Sa tête se renversa en arrière, et il fut bas.

C’était la ruse de guerre coutumière des Esquimaux, une ruse qui manquait rarement son effet, l’antique sasaki-wechikun, ou « prise du sacrifice », le jiu-jitsu de l’Arctique, qui se transmet de père en fils, depuis des générations. Tandis qu’un Kogmollock maintient par-derrière sa victime impuissante, un autre lui perce le cœur.

Immobilisé de la sorte, Philip entendit le commandement bref de l’Esquimau, ordonnant à son camarade d’arriver en toute hâte avec son couteau, et d’achever la besogne. Un grognement répondit.

En cet instant, Philip sentit, dans une poche voisine de sa ceinture, le petit revolver de Célie. Il le sortit vivement et, tordant son bras, à s’en démancher l’articulation du coude, il tira. Ce fut un coup de fortune. La fulguration de la poudre brûla le visage encapuchonné, aux lèvres épaisses, qui surplombait le sien. Les bras desserrèrent leur étreinte et Philip, roulant sur lui-même, sauta sur ses pieds.

L’autre Esquimau, rampant sur les mains et sur les genoux, la figure ensanglantée, n’était plus qu’à quatre pas de lui. Dans la neige, Philip aperçut son bâton. Il le ramassa et remit son revolver dans sa poche. Un simple coup, bien assené, et le combat était terminé.

Le tout n’avait pas demandé cinq minutes. Le sort avait été généreux envers Philip. Trois tas noirs gisaient sur la neige. C’était tout ce qui restait de ses ennemis, dont deux au moins étaient morts.

Il était encore à contempler ce magnifique résultat, et se tenait en garde contre une nouvelle attaque, lorsque, s’étant retourné, il poussa un cri stupéfié. Quelqu’un était debout, à dix pas de lui. C’était Célie.

Elle prononça :

« Philip ! Philip ! »

Étouffant un cri sur ses lèvres, il fit un saut jusqu’à elle. Parce qu’elle avait pensé qu’il était en péril de mort, elle était accourue. Comment douter maintenant qu’elle aussi l’aimait ?

Il répondit :

« Célie ! Célie ! » avec des sanglots dans la voix.

Soudain, ils dressèrent, en même temps, l’oreille.

Aigu et sauvage, le « cri du sang » des Kogmollocks avait retenti au loin. C’était un appel aux trois encapuchonnés qui venaient d’attaquer Philip.

Il avait été poussé à l’Ouest, à un mille de distance environ et, plus loin vers l’Est, il fut repris et répété. Philip appuya sa figure contre celle de Célie. Son cœur murmura une prière, car il savait que la bataille venait seulement de commencer.