Le Piéton de Paris/Fantômes

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 246-252).

FANTÔMES

Me voici au terme de mon voyage sentimental et pittoresque dans un Paris qui n’est plus, dans un Paris dont les prolongements ne nous parviennent déjà plus que sous forme de souvenirs chaque jour plus pâles, ou de nouvelles déchirantes : la mort d’un ami très cher, la fin d’une famille naguère encore brillante, la démolition de quelque maison qui fut jadis choisie pour y tenir assemblée de bon ton.

On ne saurait nier que la rue de la Paix, le Café de Paris, l’hippodrome de Longchamp, les hôtels de la rue de Varenne, les ambassades, les cercles de la rue du Faubourg-Saint-Honoré aient été, pendant plus de trente ans, les courbes d’un point de mire comme il n’en existera plus. Il me souvient d’avoir écrit, il y a quelque deux ans, un article en l’honneur de Paris, où je disais en substance que les avions ennemis, en cas de guerre, seraient à coup sûr frappés par le murmure d’histoire, d’élégance et d’amour qui se dégage de Paris, et qu’une présence providentielle, qu’une sorte de charme irrésistible leur commanderait de rebrousser chemin afin de laisser intacte sur le relief du monde une plante d’enchantements et de délices qui ne reprendrait pas de si tôt racine.

Quelques jours après la publication de ce texte, je reçus une invitation signée du nom d’un comte jadis célèbre et dont la famille avait donné des ministres aux rois de France, des évêques au clergé et des amiraux à notre marine nationale. Bref, un insigne personnage et qui me priait en termes excellents de bien vouloir me rendre chez lui pour parler du passé, des Parisiens que nous avions connus, des femmes pour lesquelles nos cœurs avaient bondi du temps qu’ils avaient des ressorts…

Le comte de F… habitait un minuscule hôtel du dix-septième arrondissement, que l’après-guerre avait orné d’une triperie et d’un bazar-marchand de couleurs dont s’honoraient les deux maisons voisines. Il en eût pleuré de chagrin tous les jours.

— Nous faire cela à nous, monsieur, s’écria-t-il après m’avoir introduit dans un salon où je reconnus du premier coup l’odeur si particulière des années d’avant-guerre, et ce je ne sais quoi de nonchalant qui traînait sur les meubles. Songez, continua-t-il, que, du temps de ce Montesquiou qui devait mourir lieutenant de la Légion en septembre 1915 ; de Boni de Castellane, qui fut notre dernier prince à ces étages de bon ton et de grand air où personne n’accède plus ; au temps de Fanny Read, qui veilla sur les derniers murmures de Barbey d’Aurevilly ; au temps de Mme Nerissaie de Lalande, qui avait son petit théâtre privé, de Francis Magnard, de Lesseps, de la comtesse de Sireuille, de Mlle de Crémont, de tous ceux qui surent maintenir Paris dans un magnifique costume d’apparat et de gentillesse, de telles abominations n’eussent point été permises ! Me voici contraint de déménager, de quitter cet hôtel où j’ai traité en ami Guy de Maupassant, un Parisien un peu rude, celui-là, et qui avait pris la manie d’oublier chez moi ses maîtresses.

— Maupassant ?

— Oui, oui, cela dura six mois. Ah ! mais, ce qu’il en avait ! Il y eut une période où il en changeait chaque semaine. Il ne les reconnaissait plus. J’avais l’habitude de recevoir ici quelques amis le vendredi après-midi, et souvent ces messieurs restaient pour le diner. Maupassant, qui professait qu’on ne se débarrasse bien d’une maîtresse qu’en la repassant à quelque ami dans le besoin, entrait ici accompagné d’une charmante femme et ressortait aussitôt, après lui avoir dit qu’il reviendrait la chercher dans une petite demi-heure. Naturellement, il s’excusait de ce sans-gêne et, naturellement aussi, il ne reparaissait plus. Entrait alors un de mes amis qui se chargeait, au bout de la soirée, de reconduire chez elle la jeune personne abandonnée dont il finissait par s’éprendre. La dernière de ces dames vient de mourir marquise dans une station thermale. Elle était d’un âge plus que solennel.

Ce charmant comte avait déjà oublié la raison de son emportement et me faisait les honneurs d’une ravissante cave à liqueurs qu’il tenait, me dit-il, d’un grand-duc. Quand je dis ravissante, c’est par égard pour l’époque. Elle était en réalité du plus pur modern’style et rappelait cette décoration en langouste, liseron et rubans entrelacés qui fit le bonheur des cabinets particuliers de l’année 1900. Comme il me servait à boire dans un petit verre de cristal dont il n’omit point de me vanter l’origine, je remarquai le bas de son pantalon, le haut de son faux col, les bords de sa cravate et l’extrémité de ses chaussures. L’ensemble avait dû être de forte et splendide élégance, il y a quelque vingt ans, je n’exagère pas, mais aujourd’hui le personnage semblait vêtu de haillons distingués, de hardes de roi. Assez fin pour s’apercevoir qu’il était observé et deviné, le comte de F… releva fièrement la tête et me dit :

— J’ai soixante-dix-neuf ans, jeune homme, permettez-moi de vous appeler ainsi, mais je suis loin d’avoir pour vivre soixante-dix-neuf francs par jour. Si je vous disais de quoi je dispose pour boucler mon budget, je crois que vous sauteriez au plafond. Il est nécessaire que j’applique, dans ce Paris d’après-guerre, si peu accueillant, les principes du cousin Pons, si je veux subsister et vaincre les assauts de la mort. J’ai un petit calendrier où sont inscrits les noms de tous les parents que j’ai ici. Tous m’ouvrent leur porte une fois le mois, et c’est ainsi que j’arrive à tenir sur mes vieilles jambes. Mais je n’ai pas voulu me défaire de mes trophées. Suivez-moi.

Le comte de F… m’emmena dans une chambrette obscure qui contenait la plus abracadabrante collection de chapeaux hauts de forme, de fracs, de gilets, de bottines et de jaquettes que j’aie jamais aperçue de ma vie.

— Je n’ai rien jeté, murmurait-il, rien cédé aux marchands. J’ai conservé dans cet obscur musée tous les vestiges de ma jeunesse cavalière et tourmentée. Voici l’habit que j’endossai lors de la visite des souverains russes à Paris ; voici mes gilets dits des Ballets russes. Ah ! ce Diaghilew ! cette Rubinstein ! Quand je pense que c’est à nous, pauvres hommes du monde sans le sou, que les Parisiens des couches moins pures, les esthètes sans linge et les politiciens en prurit de snobisme doivent ces années de féerie et de haute mondanité ! Oui, monsieur, c’est à nous.

Nous reprîmes en camarades le chemin du petit salon. Soudain, je vis le comte nerveux, agité, impatient. Avant même de me donner le temps de m’excuser, il s’avança :

— Écoutez, me dit-il, nous sommes aujourd’hui mardi ; il est sept heures et demie, je suis attendu à dîner chez le baron Herbert de T…, un Anglais aussi caractéristique et grimaçant que dut être le célèbre Blowitz, jadis correspondant du Times à Paris. Mais c’est un charmant homme, qui veut bien me considérer comme son cousin et me recevoir à dîner le mardi. Accompagnez-moi jusque chez lui, il sera ravi de vous connaître et vous retiendra.

J’allais risquer une phrase polie pour me dérober, mais la curiosité de voir l’ami du comte de F… fut la plus forte. D’ailleurs, celui-ci avait déjà disparu. Il revint bientôt, quasi costumé et pareil aux imitations que Max Dearly ou Robert Darthez font des Parisiens de l’époque :

Cœur de tzigane est un volcan brûlant…
C’est un vrai cœur d’amant…

Même il avait glissé dans une boutonnière géante un fragment de gardénia venu je ne sais d’où, et nous quittâmes le petit hôtel. Lorsque nous fûmes dehors, j’appelai un taxi, et mon hôte me dit, d’une voix reconnaissante et caverneuse :

— Mon ami habite rue Rossini. J’y vais toujours à pied, mais puisque vous avez eu l’extrême bonté de héler une voiture de place, nous y serons plus tôt que de coutume.

En route, de sa main joliment gantée, le comte de F… me montra la maison où il avait connu Pedro Gailhard, un fameux directeur : l’hôtel de la princesse G…, où il faillit se marier ; la maison des célèbres Padilla, où l’on s’amusa pendant dix bonnes années ; un petit café où il lui arriva de boire très tard avec des amis du Figaro, en sortant d’un bal de l’Opéra. Ce ne furent que souvenirs d’un temps rose…

Enfin, nous arrivâmes rue Rossini. L’impression de détresse que produisit sur moi l’intérieur, ou plutôt le taudis du Britannique fut telle que je prétextai un dîner que j’avais moi-même oublié pour m’enfuir au plus vite. Sur la table, deux œufs à la coque posaient comme deux œuvres d’art. Une ombre de catacombes tombait d’un plafond bas. L’appartement minuscule et froid était encombré d’assiettes, de vieux meubles et de vêtements qui sentaient le teinturier. Au fond se tenait, pareil à un croisé vêtu de ses écailles, l’Anglais qui salua poliment. Tous deux allaient célébrer sur le ton de la plus haute distinction une sorte de culte des morts, et boire, à la santé des chers disparus, ainsi que des années évanouies, l’eau du robinet. Le comte de F… m’accompagna jusqu’à la porte d’entrée, me pria de revenir le voir et me demanda :

— Pourquoi ne parlez-vous jamais des femmes de notre bon vieux temps ? Il y en eut de si étonnantes…

— C’est que, dis-je, il faudrait parfois les nommer.

— Oh ! que vous avez raison, s’écria-t-il. Alors, chut !… chut !… chut !… Pas d’indiscrétions…