Le Piccinino/Chapitre 37

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Le Piccinino
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XXXVII.

BIANCA.

― Tenez, Michel, poursuivit M. de la Serra en prenant la main de Pier-Angelo dans sa main droite et celle de Fra-Angelo dans sa main gauche : tous les hommes sont nobles ! Et je parierais ma tête que la famille Lavoratori vaut celle de Castro-Reale. Si l’on juge des morts d’après les vivants, voici, certes, deux hommes qui ont dû avoir pour ancêtres des gens de bien, des hommes de tête et de cœur, tandis que le Destatore, mélange de grandes qualités et de défauts déplorables, tour à tour prince et bandit, dévot repentant et suicidé désespéré, a, certes, donné bien des démentis formels à la noblesse des fiers personnages dont l’effigie nous entoure. Si vous êtes riche un jour, Michel, vous commencerez une galerie de famille sans vous en apercevoir, car vous peindrez ces deux belles têtes de votre père et de votre oncle, et vous ne les vendrez jamais.

― Et celle de sa sœur ! s’écria Pier-Angelo, il ne l’oubliera pas non plus, car elle servira de preuve, un jour, que notre génération n’était pas désagréable à voir.

― Eh bien, ne trouvez-vous pas, reprit le marquis en s’adressant toujours à Michel, qu’il y a pour vous une chose, bien regrettable ? C’est que vous n’ayez pas le portrait et que vous ne sachiez pas l’histoire du père de votre père et de votre oncle ?

― C’était un brave homme ! s’écria Pier-Angelo ; il avait servi comme soldat, il fut ensuite bon ouvrier, et je l’ai connu bon père.

― Et son frère était moine comme moi, dit Fra-Angelo. Il fut pieux et sage ; son souvenir m’a beaucoup influencé quand j’hésitais à prendre le froc.

― Voyez l’influence des souvenirs de famille ! dit le marquis. Mais votre grand-père et votre grand-oncle, mes amis, qu’étaient-ils ?

― Quant à mon grand-oncle, répondit Pier-Angelo, je ne sais s’il a jamais existé. Mais mon grand-père était paysan.

― Comment vécut-il ?

― On me l’a dit dans mon enfance probablement, mais je ne m’en souviens pas.

― Et votre bisaïeul ?

― Je n’en ai jamais entendu parler.

― Ni moi non plus, répondit Fra-Angelo ; j’ai quelque vague souvenir que nous avons eu un trisaïeul marin, et des plus braves. Mais son nom m’a échappé. Le nom de Lavoratori ne date pour nous que de deux générations. C’est un sobriquet comme la plupart des noms plébéiens. Il marque la transition du métier dans notre famille, lorsque, de paysan de la montagne, notre grand-père passa à l’emploi d’artisan de la ville. Notre grand-père s’appelait Montanari : c’était un sobriquet aussi ; son grand-père s’appelait autrement, sans doute. Mais là commence pour nous la nuit éternelle, et notre généalogie se plonge dans un oubli qui équivaut au néant.

― Eh bien, reprit M. de la Serra, vous venez de résumer toute l’histoire du peuple dans l’exemple de votre lignée. Deux ou trois générations sentent un lien entre elles ; mais toutes celles qui ont précédé et toutes celles qui suivront leur sont à jamais étrangères. Est-ce que vous trouvez cela juste et digne, mon cher Michel ? N’est-ce pas une sorte de barbarie, un état sauvage, un mépris révoltant de la race humaine, que cet oubli complet du passé, cette insouciance de l’avenir, et cette absence de solidarité pour les générations intermédiaires ?

― Vous avez raison, et je vous comprends, monsieur le marquis, répondit Michel. L’histoire de chaque famille est celle du genre humain, et quiconque sait l’une sait l’autre. Certes, l’homme qui connaît ses aïeux, et qui, dès l’enfance, puise dans l’examen de leurs existences successives une série d’exemples à suivre ou à éviter, porte, pour ainsi dire, la vie humaine plus intense et plus complète dans son sein que celui qui ne se rattache qu’à deux ou trois ombres vagues et insaisissables du passé. C’est donc un grand privilége social que la noblesse d’origine ; si elle impose de grands devoirs, elle fournit en principe de grandes lumières et de grands moyens. L’enfant qui épelle la connaissance du bien et du mal dans des livres écrits avec le propre sang qui coule dans ses veines, et dans les traits de ces visages peints qui lui retracent sa propre image comme des miroirs où il aime à se retrouver lui-même, devrait toujours être un grand homme, ou au moins, comme vous le disiez, un homme épris de la vraie grandeur, ce qui est une vertu acquise à défaut de vertu innée. Je comprends maintenant ce qu’il y a de vrai et de bon dans ce principe d’hérédité qui rend les générations solidaires les unes des autres. Ce qu’il y a de funeste, je ne vous le rappellerai pas, vous le savez mieux que moi.

― Ce qu’il y a de funeste, je vais le dire moi-même, reprit le marquis ; c’est que la noblesse soit une jouissance exclusive et que toutes les familles humaines n’y aient point part ; c’est que les distinctions établies reposent sur un faux principe, et que le paysan héros ne soit pas illustré et inscrit dans l’histoire comme le héros patricien ; c’est que les vertus domestiques de l’artisan ne soient pas enregistrées dans un livre toujours ouvert à sa postérité ; c’est que la vertueuse et pauvre mère de famille, belle et chaste en vain, ne laisse pas son nom et son image sur les murs de son pauvre réduit ; c’est que ce réduit du pauvre ne soit pas même un refuge assuré à ses descendants ; c’est que tous les hommes ne soient pas riches et libres, afin de pouvoir consacrer des monuments, des pensées et des œuvres d’art à la religion de leur passé ; c’est enfin que l’histoire de la race humaine n’existe pas, et ne se rattache qu’à quelques noms sauvés de l’oubli, qu’on appelle des noms illustres, sans songer qu’à de certaines époques des nations entières s’illustrèrent sous l’influence du même fait et de la même idée.

» Qui nous dira les noms de tous les enthousiastes et de tous les cœurs généreux qui jetèrent la bêche ou la houlette pour aller combattre les infidèles ? Tu as des ancêtres parmi ceux-là, sans doute, Pier-Angelo, et tu n’en sais rien ! Ceux de tous les moines sublimes qui prêchèrent la loi de Dieu à de barbares populations ? Tes oncles sont là aussi, Fra-Angelo, et tu n’en sais rien non plus ! Ah ! mes amis, que de grands cœurs éteints à jamais, que de nobles actions ensevelies sans profit pour les vivants d’aujourd’hui ! Que cette nuit impénétrable du passé est triste et fatale pour le peuple, et que je souffre de songer que vous êtes issus probablement du sang des martyrs et des braves sans que vous puissiez retrouver la moindre trace de leur passage sur vos sentiers ! Tandis que moi, qui ne vous vaux point, je puis apprendre de maître Barbagallo quel oncle me naquit et me mourut ce mois-ci, il y a cinq cents ans ! Voyez ! d’un côté l’abus extravagant de cette religion patricienne, de l’autre l’horreur d’une tombe immense, qui dévore pêle-mêle les os sacrés et les os impurs de la plèbe ! L’oubli est un châtiment qui ne devrait frapper que les hommes pervers, et pourtant, dans nos orgueilleuses familles, il ne frappe personne ; tandis que dans les vôtres il envahit les plus grandes vertus ! L’histoire est confisquée à notre profit, et vous autres, vous ne semblez pas tenir à l’histoire, qui est votre ouvrage plus que le nôtre, cependant !

― Eh bien, dit Michel ému des idées et des sentiments du marquis, vous m’avez fait concevoir, pour la première fois, l’idée de noblesse. Je la plaçais dans quelques personnalités glorieuses qu’il fallait isoler de leur lignée. Maintenant, je conçois des pensées généreuses et fières, se succédant pour les générations, les rattachant les unes aux autres, et tenant autant de compte des humbles vertus que des actions éclatantes. C’est juger comme Dieu pèse, monsieur le marquis, et, si j’avais l’honneur et le chagrin d’être noble (car c’est un lourd fardeau pour qui le comprend), je voudrais voir et penser comme vous !

― Je t’en remercie, répondit M. de la Serra en lui prenant la main et en l’emmenant sur la terrasse de son palais. » Fra-Angelo et Pier-Angelo se regardèrent avec attendrissement ; l’un et l’autre avaient compris toute la portée des idées du marquis, et ils se sentaient grandis et fortifiés par ce nouvel aspect qu’il venait de donner à la vie collective et à la vie individuelle. Quant à maître Barbagallo, il avait écouté cela avec un respect religieux, mais il n’y avait absolument rien compris ; et il s’en allait, se demandant à lui-même comment on pouvait être noble sans palais, sans parchemins, sans armoiries, et surtout sans portraits de famille. Il en conclut que la noblesse ne pouvait se passer de richesse : merveilleuse découverte qui le fatigua beaucoup.

À ce moment-là, tandis que le bec d’un grand pélican de bois doré qui servait d’aiguille à une horloge monumentale, dans la galerie du palais de la Serra, marquait quatre heures de l’après-midi, les cinq ou six montres à répétition du Piccinino lui semblaient en retard, tant il attendait impatiemment l’arrivée de Mila. Il allait de la montre anglaise à la montre de Genève, dédaignant la montre de Catane qu’il aurait pu se procurer avec son argent (car les Catanais sont horlogers comme les Genevois), et de celle qui était entourée de brillants à celle qui était ornée de rubis. Amateur de bijoux, il ne prélevait sur le butin de ses hommes que les objets d’une qualité exquise. Personne ne savait donc mieux l’heure que lui, qui savait si bien la mettre à profit, et disposer avec méthode l’emploi du temps pour faire marcher ensemble la vie d’étude et de recueillement, la vie d’aventures, d’intrigues et de coups de main, enfin la vie de plaisir et de volupté qu’il ne pouvait et ne voulait savourer qu’en cachette.

Ardent jusqu’au despotisme dans l’impatience, autant il aimait à faire attendre les autres et à les inquiéter par d’habiles lenteurs, autant il était incapable d’attendre lui-même. Cette fois pourtant, il avait cédé à la nécessité de venir le premier au rendez-vous. Il ne pouvait compter que Mila aurait le courage de l’attendre, et même celui d’entrer chez lui, s’il n’allait pas lui-même à sa rencontre. Il y alla plus de dix fois, et revint sur ses pas avec humeur, n’osant se hasarder hors du chemin couvert qui bordait son jardin, et craignant, s’il rencontrait quelqu’un, d’avoir l’air d’être occupé d’un désir ou d’un projet quelconque. La principale science de l’arrangement de sa vie consistait à se montrer toujours calme et indifférent aux gens paisibles, toujours distrait et préoccupé aux gens affairés.

Enfin, lorsque Mila parut au haut du sentier vert qui descendait en précipice vers son verger, il était véritablement en colère contre elle, car elle était en retard d’un quart d’heure, et, parmi les belles filles de la montagne, grâce au discernement ou aux séductions du Piccinino, il n’en était pas une qui, dans une affaire d’amour, l’eût jamais laissé venir au rendez-vous le premier. Le cœur sauvage du bandit était donc agité d’une sombre fureur ; il oubliait qu’il n’avait point affaire à une maîtresse, et il s’avança vers Mila d’un air impérieux, prit la bride de sa monture, et, soulevant la jeune fille dans ses bras dès qu’elle fut devant la porte du jardin, il la fit glisser à terre en serrant son beau corps avec une sorte de violence.

Mais Mila, entr’ouvrant les plis de sa double mante de mousseline, et le regardant avec surprise : « Sommes-nous donc déjà en danger, seigneur ? lui dit-elle, ou croyez-vous donc que je me sois fait suivre par quelqu’un ? Non, non ! Voyez, je suis seule, je suis venue avec confiance, et vous n’avez pas sujet d’être mécontent de moi. »

Le Piccinino rentra en lui-même en regardant Mila. Elle avait mis ingénument sa parure du dimanche pour se présenter devant son protecteur. Son corsage de velours pourpre laissait voir un second corset bleu-pâle, brodé et lacé avec goût. Un léger réseau de fil d’or, à la mode du pays, retenait sa splendide chevelure, et, pour préserver sa figure et sa toilette de l’ardeur du soleil, elle s’était couverte de la mantellina, grand et léger voile blanc qui enveloppe la tête et toute la personne, quand elle est jetée avec art et portée avec aisance. La vigoureuse mule du Piccinino, sellée d’un siége plat en velours garni de clous dorés, sur lequel une femme pouvait facilement s’asseoir de côté, était haletante et enflammée, comme si elle eût été fière d’avoir porté et sauvé de tout péril une si belle amazone. On voyait bien, à son flanc baigné d’écume, que la petite Mila ne l’avait pas ménagée, ou qu’elle s’était confiée bravement à son ardeur. La course avait été périlleuse pourtant : des arêtes de laves à gravir, des torrents à traverser, des précipices à côtoyer ; la mule avait pris le plus court. Elle avait grimpé et sauté comme une chèvre. Mila, voyant sa force et son adresse, n’avait pu, malgré son anxiété, se défendre de ce plaisir mystérieux et violent que les femmes trouvent dans le danger. Elle était fière d’avoir senti le courage physique s’éveiller en elle avec le courage moral ; et, tandis que le Piccinino admirait l’éclat de ses yeux et de ses joues animées par la course, elle, ne songeant qu’aux mérites de la mule blanche, se retourna pour lui donner un baiser sur les naseaux, en lui disant : « Tu serais digne de porter le pape ! »

Le brigand ne put s’empêcher de sourire, et il oublia sa colère.

― Chère enfant, dit-il, je suis heureux que ma bonne Bianca vous plaise, et maintenant je crois qu’elle serait digne de manger dans une auge d’or, comme le cheval d’un empereur romain. Mais venez vite, je ne voudrais pas qu’on vous vît entrer ici. »

Mila doubla le pas avec docilité, et, quand le bandit lui eut fait traverser son jardin après en avoir fermé la porte à double tour, elle se laissa conduire dans sa maison, dont la fraîcheur et la propreté la charmèrent.

« Êtes-vous donc ici chez vous, seigneur ? demanda-t-elle au Piccinino.

― Non, répondit-il. Nous sommes chez Carmelo Tomabene, comme je vous l’ai dit ; mais il est mon obligé et mon ami, et j’ai chez lui une chambre où je me retire quelquefois, quand j’ai besoin de repos et de solitude. »

Il lui fit traverser la maison qui était arrangée et meublée rustiquement, mais avec une apparence d’ordre, de solidité et de salubrité qu’ont rarement les habitations des paysans enrichis. Au fond de la galerie de ventilation qui traversait l’étage supérieur, il ouvrit une double porte dont la seconde était garnie de lames de fer, et introduisit Mila dans cette tour tronquée qu’il avait incorporée pour ainsi dire à son habitation, et dans laquelle il s’était mystérieusement créé un boudoir délicieux.

Aucune princesse n’en avait un plus riche, plus parfumé et orné d’objets plus rares. Aucun ouvrier n’y avait pourtant mis la main. Le Piccinino avait lui-même caché les murailles sous des étoffes de soie d’Orient brochées d’or et d’argent. Le divan de satin jaune était couvert d’une grande peau de tigre royal dont la tête fit d’abord peur à la jeune fille ; mais elle se familiarisa bientôt jusqu’à toucher sa langue de velours écarlate, ses yeux d’émail, et à s’asseoir sur ses flancs rayés de noir. Puis elle promena ses regards éblouis sur les armes brillantes, sur les sabres turcs ornés de pierreries, sur les pipes à glands d’or, sur les brûle-parfums, sur les vases de Chine, sur ces mille objets d’un goût, d’un luxe, ou d’une étrangeté qui souriaient à son imagination, comme les descriptions de palais enchantés dont elle était remplie.

« C’est encore plus incompréhensible et plus beau que tout ce que j’ai vu au palais Palmarosa, se disait-elle, et certainement ce prince-ci est encore plus riche et plus illustre. C’est quelque prétendant à la couronne de Sicile, qui vient travailler en secret à la chute du gouvernement napolitain. » Qu’eût pensé la pauvre fille, si elle eût connu la source de ce luxe de pirate ?

Tandis qu’elle regardait toutes choses avec l’admiration naïve d’un enfant, le Piccinino, qui avait fermé la porte au verrou et baissé le store chinois de la croisée, se mit à regarder Mila avec une surprise extrême. Il s’était attendu à la nécessité de lui débiter les plus incroyables histoires, les plus audacieux mensonges, pour la décider à le suivre dans son repaire, et la facilité de son succès commençait déjà à l’en dégoûter. Mila était bien la plus belle créature qu’il eût encore jamais vue ; mais sa tranquillité était-elle de l’audace ou de la stupidité ? Une fille si désirable pouvait-elle ignorer à ce point l’émotion que devaient produire ses charmes ? Une fille si jeune pouvait-elle braver un tête-à-tête de ce genre, sans éprouver seulement un moment de crainte et d’embarras ?

Le Piccinino, remarquant qu’elle avait au doigt une fort belle bague, et croyant suivre le fil de ses pensées en observant la direction de ses regards, lui dit en souriant : « Vous aimez les bijoux, ma chère Mila, et, comme toutes les jeunes filles, vous préférez encore la parure à toutes les choses de ce bas monde. Ma mère m’a laissé quelques joyaux de prix, qui sont là dans cette cassette de lapis, à côté de vous. Voulez-vous les regarder ?

― S’il n’y a pas d’indiscrétion, je le veux bien, répondit Mila. »

Carmelo prit la cassette, la plaça sur les genoux de la jeune fille, et, s’agenouillant lui-même devant elle sur le bord de la peau de tigre, il étala sous ses yeux une masse de colliers, de bagues, de chaînes, d’agrafes, entassés dans la cassette avec une sorte de mépris superbe pour tant d’objets précieux, dont les uns étaient des chefs-d’œuvre de ciselure ancienne, les autres des trésors pour la beauté des pierres et la grosseur des diamants.

« Seigneur, dit la jeune fille en promenant ses doigts curieux sur toutes ces richesses, tandis que le Piccinino attachait sur elle à bout portant ses yeux secs et enflammés, vous n’avez pas assez de respect pour les bijoux de madame votre mère. La mienne ne m’a laissé que quelques rubans et une paire de ciseaux à branches d’argent, que je conserve comme des reliques, et qui sont rangés et serrés dans mon armoire avec grand soin. Si nous en avions le temps, avant l’arrivée de ce maudit abbé, je vous mettrais cette cassette en ordre.

― Ne prenez pas cette peine, dit le Piccinino ; d’ailleurs le temps nous manquerait. Mais vous avez celui de puiser là tout ce qu’il vous plaira de garder.

― Moi ? dit Mila en riant et en replaçant la cassette sur la table de mosaïque ; qu’en ferais-je ? Outre que j’aurais honte, moi, pauvre fileuse de soie, de porter les bijoux d’une princesse, et que vous ne devez donner ceux de votre mère qu’à la femme qui sera votre fiancée, je serais fort embarrassée de tous ces joujoux incommodes. J’aime les bijoux pour les voir, un peu aussi pour les toucher, comme les poules retournent, dit-on, avec leurs pattes, ce qui brille par terre. Mais j’aime mieux les voir au cou et aux bras d’une autre qu’aux miens. Je trouverais cela si gênant, que si j’en possédais, je ne m’en servirais jamais.

― Et le plaisir de posséder, vous le comptez donc pour rien ? dit le bandit stupéfait du résultat de son épreuve.

― Posséder ce dont on n’a que faire me semble un grand embarras, dit-elle ; et, à moins que ce ne soit un dépôt, je ne comprends pas qu’on surcharge sa vie de ces niaiseries.

― Voici pourtant une belle bague ! dit le Piccinino en lui baisant la main.

― Oh ! monseigneur, dit la jeune fille en retirant sa main d’un air fâché, êtes-vous digne de baiser cette bague ?… Pardon, si je vous parle ainsi, mais c’est qu’elle n’est pas à moi, voyez-vous, et que je dois la rendre ce soir à la princesse Agathe, qui m’avait chargée de la reprendre chez le bijoutier.

― Je parie, dit le Piccinino en examinant toujours Mila avec défiance et suspicion, que la princesse Agathe vous comble de présents et que c’est à cause de cela que vous dédaignez les miens !

― Je ne dédaigne rien ni personne, répondit Mila ; et quand la princesse Agathe jette une aiguille à tapisserie ou un bout de soie, je les ramasse et les garde comme des reliques. Mais si elle voulait me combler de riches présents, je la prierais de les garder pour ceux qui en ont besoin. Je dois pourtant dire la vérité : elle m’a donné un beau médaillon où j’ai mis des cheveux de mon frère. Mais je le cache, car je n’aimerais pas à me parer autrement que ma condition ne le comporte.

― Dites-moi, Mila, reprit le Piccinino après un instant de silence, vous n’avez donc plus peur ?

― Non, seigneur, répondit-elle avec assurance ; depuis que je vous ai aperçu dans le chemin, auprès de cette maison, la peur m’a quittée. Jusque-là, je vous avoue que je tremblais fort, que je ne sais pas trop comment j’ai fait la route, et que derrière chaque buisson je croyais voir la tête de cet affreux abbé. Quand j’ai vu que la bonne Bianca me conduisait si loin, quand j’ai enfin aperçu cette tour et ces arbres : Mon Dieu ! me disais-je, si mon protecteur n’avait pu s’y rendre ! si ce méchant abbé, qui est capable de tout, l’avait fait prendre par les campieri, ou assassiner en chemin, que deviendrais-je ? Alors j’étais épouvantée, non pas seulement à cause de moi, mais parce que je vousregarde comme notre ange gardien, et qu’il me semble que votre vie est bien plus précieuse que la mienne. »

Le Piccinino, qui s’était senti très-froid, et quasi mécontent de Mila depuis son arrivée, éprouva une légère émotion et s’assit à ses côtés sur la peau de tigre.