Le Piccinino/Chapitre 45

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Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 121-124).
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XLV.

SOUVENIRS.

Agathe était brisée par tant d’agitations et de fatigues. Sa santé était délicate, quoique son âme fût forte, et, en la voyant si pâle, avec la voix presque éteinte, Michel s’effraya. Il commença à ressentir les tendres et poignantes sollicitudes d’un sentiment tout nouveau pour lui. Il avait à peine connu l’amour qu’une mère peut inspirer. La femme de Pier-Angelo avait été bonne pour lui sans doute, mais, outre qu’il l’avait perdue dans un âge bien tendre, elle avait laissé dans sa mémoire l’impression d’une robuste et fière virago, irréprochable, mais violente, pleine de soins pour ses petits, mais parlant haut et frappant fort. Quelle différence avec cette nature exquise, cette beauté suave, cet être poétique qui s’appelait Agathe, et que Michel pouvait admirer comme l’idéal d’un artiste, tout en l’adorant comme une mère !

Il la supplia de se jeter sur son lit, et d’essayer de prendre une heure de repos.

« Je resterai près de vous, lui dit-il ; je veillerai à votre chevet, je serai heureux de vous contempler, et quand vous ouvrirez les yeux, vous me trouverez là.

― Et toi, lui dit-elle, ce sera la troisième nuit que tu auras passée presque sans sommeil. Ah ! que je souffre pour toi de la vie que nous menons depuis quelques jours !

― Ne vous inquiétez pas de moi, ma mère chérie, reprit le jeune homme en couvrant ses mains de baisers. J’ai très-bien dormi le matin, durant ces trois jours ; et, maintenant je suis si heureux, malgré ce que nous venons de souffrir, qu’il me semble que je ne dormirai plus jamais. Je cherchais le sommeil pour vous retrouver dans mes rêves : à présent que le rêve s’est transporté dans ma vie réelle, je craindrais d’en perdre la notion en dormant. C’est à vous de vous reposer, ma mère… Ah ! que ce nom est doux, ma mère !

― Je n’ai pas plus envie de dormir que toi, dit-elle, je ne voudrais plus te quitter un instant. Et puisque le Piccinino me fait toujours trembler pour ta vie, quoi qu’il puisse en résulter, tu resteras avec moi jusqu’au jour. Je vais m’étendre sur mon lit, puisque tu le veux ; assieds-toi sur ce fauteuil, ta main dans la mienne, et si je n’ai plus la force de te parler, je t’entendrai du moins ; nous avons tant de choses à nous dire ! Je veux savoir ta vie depuis le premier jour que tu peux te rappeler jusqu’à celui-ci. »

Ils passèrent ainsi deux heures qui s’envolèrent pour eux comme deux minutes ; Michel dit toute sa vie, en effet, et n’en cacha pas même les émotions récentes. L’espèce d’attrait enthousiaste qu’il avait éprouvé pour sa mère sans la connaître, ne soulevait plus dans sa pensée aucune question délicate qui ne pût se traduire par des mots dignes de la sainteté de leurs nouvelles relations. Ceux dont il s’était servi avec lui-même avaient changé de sens, et ce qu’ils avaient pu avoir d’impropre s’était effacé comme les vagues paroles qu’on prononce dans la fièvre, et qui ne laissent pas de traces quand la raison et la santé sont revenues.

Et puis, d’ailleurs, Michel, sauf quelques mouvements de vanité, n’avait rien rêvé dont il eût à rougir maintenant vis-à-vis de lui-même. Il s’était cru aimé, il ne s’était guère trompé ! Il avait été envahi par une passion ardente, et il sentait qu’il n’aimait pas Agathe, devenue sa mère, avec moins d’enthousiasme, de reconnaissance, et même de jalousie, qu’il ne l’avait aimée une heure auparavant. Il s’expliquait maintenant pourquoi il ne l’avait jamais vue sans un élan infini de son âme vers elle, sans un intérêt tout-puissant, sans un sentiment d’orgueil secret qui avait comme un contre-coup en lui-même. Il se rappelait comment, la première fois qu’il l’avait vue, il lui avait semblé l’avoir vue de tout temps ; et quand il lui demanda l’explication de ce miracle, « Regarde-toi dans une glace, lui dit-elle, et tu verras que mes traits te présentaient ta propre image ; cette ressemblance que Pier Angelo remarquait sans cesse avec joie, et qui m’enorgueillissait, me faisait pourtant trembler pour toi. Heureusement, elle n’a frappé personne, si ce n’est peut-être le cardinal, qui a fait arrêter sa chaise pour te regarder, le jour où tu te trouvais arrivé, et comme guidé par une main invisible, à la porte du palais de tes ancêtres. Mon oncle était jadis le plus soupçonneux et le plus clairvoyant des persécuteurs et des despotes. Certes, s’il t’eût vu avant de tomber en paralysie, il t’eût reconnu et fait jeter en prison, puis conduire en exil… peut-être assassiner ! sans t’avoir adressé une seule question. Tout affaibli qu’il était, il y a dix jours, il a attaché sur toi un regard qui avait éveillé les soupçons de Ninfo, et ses souvenirs s’étaient éclaircis jusqu’à vouloir s’enquérir de ton âge. Qui sait quelle fatale lumière se fût faite dans son cerveau, si la Providence ne t’eût inspiré de répondre que tu avais vingt-un ans au lieu de dix-huit !

― J’ai dix-huit ans, reprit Michel, et vous, ma mère ? vous me semblez aussi jeune que moi ?

― J’en ai trente-deux, répondit Agathe, ne le savais-tu pas ?

― Non ! on aurait pu me dire que vous étiez ma sœur, je l’aurais cru en vous voyant ! Oh ! quel bonheur que vous soyez si belle et si jeune encore ! Vous vivrez autant que moi, n’est-ce pas ? Je n’aurai pas le malheur de vous perdre !… Vous perdre… Ah ! maintenant que ma vie est liée à la vôtre, la mort me fait peur, je ne voudrais mourir ni avant ni après vous !… Mais, est-ce donc la première fois que nous nous trouvons réunis ? Je cherche dans les vagues souvenirs de ma première enfance avec l’espoir d’y ressaisir quelque chose de vous…

― Mon pauvre enfant, dit la princesse, je ne t’avais jamais vu avant le jour où, te regardant par une rosace de la galerie où je dormais, je ne pus retenir un cri d’amour et de joie douloureuse qui te réveilla. Je ne connaissais même pas ton existence, il y a trois mois. Je te croyais mort le jour de ta naissance. Autrement, crois-tu donc que tu ne m’aurais pas vue accourir à Rome, sous un déguisement, pour te prendre dans mes bras et t’arracher aux dangers de l’isolement ? Le jour où Pier-Angelo m’apprit qu’il t’avait sauvé des mains d’une infâme accoucheuse qui allait te jeter dans un hospice par l’ordre de mes parents, qu’il s’était enfui avec toi en pays étranger, et qu’il t’avait élevé comme son fils, j’allais partir pour Rome. Je l’aurais fait, sans la prudence de Fra-Angelo, qui me démontra que ta vie serait en danger tant que durerait celle du cardinal, et qu’il valait mieux attendre sa fin que de nous exposer tous à des soupçons et à des recherches. Ah ! mon fils, que j’ai souffert, tant que j’ai vécu seule avec les affreux souvenirs de ma jeunesse ! Flétrie dès l’enfance, maltraitée, enfermée et persécutée par ma famille, pour n’avoir jamais voulu révéler le nom de l’homme que j’avais consenti à épouser dès les premiers symptômes de ma grossesse ; séparée de mon enfant et maudite pour les larmes que sa prétendue mort m’arrachait, menacée de le voir périr sous mes yeux, quand je m’abandonnais à l’espérance qu’on m’avait trompée, j’ai vu s’écouler le plus beau temps de la vie dans les pleurs du désespoir et les frissons de l’épouvante.

« Je t’ai donné le jour dans cette chambre, Michel, à la place où nous voici. C’était alors une espèce de grenier longtemps inhabité qu’on avait converti en prison pour cacher la honte de mon état. On ne savait pas ce qui m’était arrivé. J’aurais à peine pu le dire, je l’avais à peine compris, tant j’étais jeune et pure d’imagination. Je pressentais que le récit de la vérité attirerait sur l’enfant que je portais dans mon sein, et sur son père, de nouvelles catastrophes. Ma gouvernante était morte le lendemain de notre désastre, sans pouvoir ou sans vouloir parler. Personne ne put m’arracher mon secret, même pendant les douleurs de l’enfantement ; et lorsque, comme des inquisiteurs, mon père et mon oncle, debout et insensibles auprès de mon lit, me menaçaient de la mort si je ne confessais ce qu’ils appelaient ma faute, je me bornais à répondre que j’étais innocente devant Dieu, et qu’à lui seul appartenait de punir ou de sauver le coupable.

« S’ils ont découvert, depuis, que j’étais la femme de Castro-Reale, c’est ce que je n’ai jamais pu savoir ; jamais son nom n’a été prononcé devant moi, jamais je n’ai été interrogée sur son compte. S’ils l’ont fait assassiner, et si l’abbé Ninfo les a aidés à le surprendre, comme le prétend Carmelo, c’est ce que je ne sais pas non plus, et ce dont, malheureusement, je ne puis les croire incapables.

« Je sais seulement qu’à l’époque de sa mort, et lorsque j’étais à peine rétablie de la crise de l’enfantement, ils voulurent me forcer à me marier. Jusque-là ils m’avaient présenté comme un éternel châtiment l’impossibilité de m’établir. Ils me tirèrent de ma prison où j’avais été gardée avec tant de soin que l’on me croyait au couvent, à Palerme, et que rien n’avait transpiré au dehors. J’étais riche, belle, et de haute naissance. Vingt partis se présentèrent. Je repoussai avec horreur l’idée de tromper un honnête homme, ou de me confesser à un homme assez lâche pour m’accepter à cause de ma fortune. Ma résistance irrita mon père jusqu’à la fureur. Il feignit de me reconduire à Palerme. Mais il me ramena la nuit, dans cette chambre, et m’y tint encore enfermée une année entière.

« Cette prison était horrible, étouffante comme les plombs de Venise, car le soleil dardait sur une mince terrasse de métal, cet étage du palais n’ayant jamais été terminé, et n’étant couvert que provisoirement. J’y endurai la soif, les moustiques, l’abandon, l’isolement, le défaut d’air et de mouvement si nécessaires à la jeunesse. Et pourtant, je n’y mourus point, je n’y contractai aucune infirmité, tant était fort en moi le principe de la vie. Mon père, ne voulant confier à personne le soin de me garder, et craignant que la pitié de ses serviteurs n’adoucît mes souffrances, venait lui-même m’apporter mes aliments ; et, quand ses intrigues politiques le retenaient dehors pendant des jours entiers, je subissais les tourments de la faim. Mais j’étais arrivée à une constance stoïque et je ne daignais pas me plaindre. J’ai puisé ainsi un certain courage et une certaine lumière dans cette épreuve, et je ne reproche point à Dieu de me l’avoir infligée. La notion du devoir et le goût de la justice sont de grands biens que l’on ne peut acheter trop cher ! »

Agathe parlait ainsi, demi-couchée, et d’une voix faible qui s’animait peu à peu. Elle se releva sur son coude, et, secouant sa longue chevelure noire, elle dit à son fils, en lui montrant d’un geste le riche appartement où ils se trouvaient : « Michel ! que les jouissances et l’orgueil de la naissance et de la fortune ne t’enivrent jamais ! J’ai payé cher ces avantages, et, dans l’affreuse solitude de cette chambre, aujourd’hui si riante pour nous deux, j’ai passé de longues heures d’insomnie, couchée sur un grabat, consumée par la fièvre, et demandant à Dieu pourquoi il ne m’avait pas fait naître dans la grotte d’un chevrier ou sur la barque d’un pirate. Je soupirais après la liberté, et le dernier des mendiants me paraissait plus heureux que moi.

« Si j’avais été pauvre et obscure, j’eusse trouvé chez mes parents des consolations et de la pitié pour mon malheur ; au lieu que les illustres Palmarosa faisaient un opprobre et un crime à leur fille de ne pas vouloir être forcée de mentir, et de se refuser à relever l’honneur de sa famille par une imposture. Je manquais de livres dans ma prison ; on ne m’avait jamais donné qu’une éducation superficielle, et je ne comprenais rien à la persécution dont j’étais l’objet. Mais, dans cette lente et cruelle inaction, je fis des réflexions et je découvris de moi-même le néant de l’orgueil humain. Mon être moral changea, pour ainsi dire, et tout ce qui était satisfaction et profit pour la vanité des hommes, m’apparut, à mes dépens, sous son véritable jour.

« Mais, pourquoi dirais-je à mes dépens, au lieu de dire à mon profit ? Que sont deux années de tortures au prix du bienfait de la vérité ? Quand je revins à la liberté et à la vie, quand je sentis que je reprenais aisément la force de la jeunesse et que j’avais le temps et les moyens de mettre à profit les idées qui m’étaient venues, j’éprouvai un grand calme, et j’entrai dans une habitude déjà toute faite d’abnégation et de fermeté.

« Je renonçai à jamais connaître l’amour et l’hyménée. La pensée de cette ivresse était flétrie et souillée dans mon imagination ; et, quant aux besoins du cœur, ils n’avaient plus en moi rien de personnel. Ils s’étaient agrandis au delà du cercle des passions égoïstes ; j’avais conçu dans la souffrance une passion véritable, mais qui n’avait plus pour objet la jouissance et le triomphe d’un être isolé des misères générales par la prospérité de sa propre condition. Cette passion qui me rongeait comme la fièvre et avec la fièvre, je puis le dire, c’était la soif de combattre pour les faibles contre les oppresseurs, et de prodiguer autant de bienfaits et de consolations que ma famille avait semé de douleurs et d’épouvante. On m’avait élevée dans des idées de respect et de crainte envers la cour, de méfiance et de haine envers mes malheureux compatriotes. Sans mon propre malheur, j’aurais suivi peut-être ces habitudes et ces exemples d’insensibilité monstrueuse. Mon caractère nonchalant, comme celui des femmes de mon pays, n’eût jamais rien conçu de mieux, probablement, que les principes de ma race ; car ma famille n’était pas de celles que la persécution a frappées, et à qui l’exil et la misère ont inspiré l’horreur du joug étranger et l’amour de la patrie. Mes parents, ardemment dévoués à la puissance officielle, avaient toujours été comblés de biens, et la prospérité nouvelle que va nous donner l’héritage du cardinal est une exception honteuse, au milieu de la ruine de tant de maisons illustres que j’ai vues crouler sous les taxes forcées et la proscription.

« À peine fus-je maîtresse de mes actions et de ma fortune, que je consacrai ma vie au soulagement du malheur. Comme femme, il m’était interdit de m’occuper de politique, de sciences sociales ou de philosophie. Et à quel homme cela est-il possible sous le joug qui nous accable ? Mais ce que je pouvais faire, c’était de secourir les victimes de la tyrannie, de quelque classe qu’elles fussent. Je m’aperçus bientôt que le nombre en était si grand, que mes revenus n’y suffiraient point, quand même je me priverais du nécessaire. Alors, mon parti fut vite pris. J’avais la résolution de ne me point marier. J’ignorais ton existence, je me regardais comme seule au monde. Je me fis rendre un compte exact de ma fortune, soin que les riches patriciens de notre pays prennent bien rarement ; leur incurie ne leur permet pas même d’aller voir leurs terres lorsqu’elles sont situées dans l’intérieur de l’île, et beaucoup d’entre nous n’ont jamais mis le pied sur leurs domaines. Je m’enquis et je pris par moi-même connaissance des miens ; j’en aliénai d’abord en détail une partie, voulant donner à très-bas prix, et la plupart du temps pour rien, des terres aux pauvres habitants de ces provinces. Cela ne réussit point. On ne sauve pas d’un trait de plume des races tombées dans le dernier abattement de la misère et de l’esclavage. J’essayai d’autres moyens que je te détaillerai plus tard. Ils échouèrent. Tout doit échouer quand les lois d’un pays ont décrété sa ruine. À peine avais-je fait une famille heureuse, que l’impôt, augmentant avec son bien-être, en faisait une famille misérable. Quelle situation d’ordre et de fixité peut-on créer, quand l’État prélève soixante pour cent sur l’humble travail comme sur l’oisiveté opulente ?

« Je vis donc avec douleur que, dans les pays conquis et brisés, il n’y avait plus de salut que dans l’aumône, et je vouai ma vie à l’aumône. Cela demandait bien plus d’activité et de persévérance que des dons ratifiés et des sacrifices absolus. Cette existence de dons arbitraires et de sacrifices perpétuels est une tâche sans repos, sans limites et sans consolations ; car l’aumône ne remédie qu’à un instant donné de la vie, elle engendre la nécessité de se renouveler et de s’étendre à l’infini, sans qu’on voie jamais le résultat du travail qu’on s’impose. Oh ! qu’il est cruel de vivre et d’aimer, là où l’on panse à toute heure une plaie qui ne peut guérir, où l’on jette sans cesse son âme et ses forces dans un gouffre qui ne se ferme pas plus que celui de l’Etna !

« Je l’ai acceptée, cette tâche, et je la remplis à toute heure ; j’en vois l’insuffisance et ne me rebute pas. Je ne m’indigne plus contre la paresse, la débauche et tous les vices qu’engendre la misère ; ou, si je m’en indigne, ce n’est plus à l’égard de ceux qui les subissent, mais de ceux qui les infligent et les perpétuent. Je ne comprends pas trop ce qu’on appelle le discernement dans l’aumône. Cela est bon pour les pays de liberté, où la réprimande peut être bonne à quelque chose, et où les enseignements d’une moralité praticable sont à l’usage de tous. Chez nous, hélas ! le malheur est si grand, que le bien et le mal sont pour beaucoup d’êtres, en âge de raison, des mots vides de sens ; et prêcher l’ordre, la probité et la prévoyance pendant l’agonie de la faim, devient un pédantisme presque féroce.

« Mes revenus n’ont pas toujours suffi à tant de besoins, Michel, et tu trouveras l’héritage de ta mère secrètement miné par des fouilles si profondes, qu’il s’écroulera peut-être sur ma tombe. Sans l’héritage du cardinal, j’aurais aujourd’hui quelque regret de ne t’avoir pas laissé les moyens de servir ton pays à ta guise ; mais demain tu seras plus riche que je ne l’ai jamais été, et tu gouverneras cette fortune selon ton cœur et tes principes, sans que je veuille t’imposer ma tâche. Dès demain, tu entreras en possession de cette puissance, et je ne m’inquiéterai pas de l’emploi que tu sauras en faire. Je suis sûre de toi. Tu as été à une bonne école, mon enfant, celle du malheur et du travail ! Je sais comment tu répares des fautes légères ; je sais de quels sacrifices ton âme est capable, quand elle est aux prises avec le sentiment du devoir. Apprête-toi donc à porter le poids de ta fortune nouvelle, à être prince de fait comme de nom. Depuis trois jours que tu es lancé dans des aventures étranges en apparence, tu as reçu plus d’un enseignement. Fra-Angelo, le marquis de la Serra, Magnani, Mila elle-même, l’adorable enfant, t’ont parlé un langage qui t’a fait une impression profonde, je le sais ; je l’ai vu à ta conduite, à ta résolution d’être ouvrier, et, dès ce moment, je m’étais promis de te révéler le secret de ta destinée, quand même la vie du cardinal se prolongerait et nous forcerait à des précautions extérieures.

― Ô ma mère ! que vous êtes grande, s’écria Michel, et que l’on vous connaît peu, vous que l’on croit dévote, apathique ou bizarre ! Votre vie est celle d’une martyre et d’une sainte : rien pour vous, tout pour les autres !

― Ne m’en fais pas un si grand mérite, mon enfant, reprit Agathe. Je n’avais plus le droit, quelque innocente que je fusse, de prétendre au bonheur général. Je subissais une fatalité que tous mes efforts n’eussent pu que rendre plus pesante. En me refusant à l’amour, je n’ai fait que remplir le plus simple devoir que la loyauté impose à une femme. De même, en me faisant sœur de charité, j’obéissais au cri impérieux de ma conscience. J’avais été malheureuse, je connaissais le malheur par moi-même ; je n’étais plus de ceux qui peuvent nier la souffrance d’autrui parce qu’ils ne l’ont jamais ressentie. J’ai peut-être fait le bien sans lumière ; du moins je l’ai fait sans relâche et sans tiédeur. Mais, à mes yeux, faire le bien, ce n’est pas tant qu’on croit ; faire ce bien-là, c’est tout simplement ne pas faire le mal : n’être pas égoïste, c’est n’être pas aveugle ou infâme. J’ai une telle pitié de ceux qui tirent vanité de leurs œuvres, que j’ai caché les miennes avec presque autant de soin que le secret de mon mariage et de ta naissance. On n’a rien compris à mon caractère. Je voulais qu’il en fût ainsi. Je n’ai donc pas le droit de me plaindre d’avoir été méconnue.

― Oh ! moi, je vous connais, dit Michel, et mon cœur vous rendra au centuple tout le bonheur dont vous avez été privée.

― Je le sais, dit-elle, tes larmes me le prouvent, et je le sens ; car, depuis que tu es là, si je n’avais eu mon histoire à te raconter, j’aurais oublié que j’ai été malheureuse.

― Merci ! ô merci ! mais ne dites pas que vous me laissez libre de mes actions et de ma conduite : je ne suis qu’un enfant, et je me sens si peu de chose auprès de vous que je ne veux jamais voir que par vos yeux, agir que d’après vos ordres. Je vous aiderai à porter le fardeau de la richesse et de l’aumône ; mais je serai votre homme d’affaires, rien de plus. Moi, riche et prince ! moi, revêtu d’une autorité quelconque quand vous êtes là ! quand je suis votre fils !

― Mon enfant, il faut être un homme. Je n’ai pas eu le bonheur de t’élever ; je ne l’eusse pas fait mieux que le vénérable Pier-Angelo. Mon affaire, maintenant, est de t’aimer, rien de plus, et c’est assez. Pour justifier mon amour, tu n’auras pas besoin que les portraits de tes ancêtres te disent jamais : « Je ne suis pas content de vous. » Tu ferasen sorte d’entendre toujours ta mère te dire : « Je suis contente de toi ! »

« Mais écoute, Michel !… les cloches sonnent… toutes les cloches de la ville sonnent le glas d’une agonie, et c’est pour un grand personnage !… C’est ton parent, c’est ton ennemi, c’est le cardinal de Palmarosa qui va rendre à Dieu ses comptes terribles. Il fait jour, séparons-nous ! Va prier pour que Dieu lui soit miséricordieux. Moi, je vais recevoir son dernier soupir ! »