Le Piccinino/Chapitre 46

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Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 124-126).
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XLVI.

ÉPANOUISSEMENT.


Tandis que la princesse sonnait sa camériste et ordonnait qu’on mît les chevaux à son carrosse pour aller remplir ses derniers devoirs envers le cardinal mourant, Michel descendait dans le parc par l’escalier de lave du parterre ; mais lorsqu’il n’était encore qu’à moitié de cet escalier, il aperçut messire Barbagallo, qui déjà était debout et commençait sa consciencieuse journée de surveillance, bien éloigné, le brave homme, de croire que ce riche palais et ces beaux jardins n’étaient plus que l’enseigne trompeuse et le vain simulacre d’une fortune opulente. À ses yeux, dépenser ses revenus en aumônes était une habitude seigneuriale et respectable. Il secondait honnêtement la princesse dans ces œuvres de charité. Mais entamer son capital eût été une faute immense, contraire à la dignité héréditaire d’un grand nom ; et si Agathe l’eût éclairé ou consulté à cet égard, il n’eût pas eu assez de toute son érudition généalogique pour lui prouver qu’aucun Palmarosa n’eût commis ce crime de lèse-noblesse, à moins d’y être invité par son roi. Se dépouiller de sa véritable puissance pour des misérables ! Fi ! À moins qu’il ne s’agît d’un hospice, d’un monastère à fonder, monuments qui demeurent et font passer à la postérité la gloire et la vertu du fondateur, et au lieu d’effacer l’éclat d’un nom, lui donnent un nouveau lustre.

Michel, en voyant le majordome lui barrer innocemment le passage, car Barbagallo s’obstinait à contempler un arbuste de l’Inde qu’il avait planté lui-même au bas de l’escalier, prit le parti de baisser la tête et de passer vite sans lui rien expliquer. Quelques heures plus tard, il n’aurait plus à se cacher ; mais, par convenance, il valait mieux attendre la déclaration publique de la princesse.

Mais le majordome semblait être planté à côté de son arbuste. Il s’étonnait que le climat de Catane, qui selon lui était le premier climat du monde, ne convînt pas mieux que celui du tropique à cette plante précieuse ; ce qui prouve qu’il entendait mieux la culture des arbres généalogiques que celle des arbres réels. Il s’était baissé et presque couché à terre pour voir si un ver rongeur n’attaquait point les racines de la plante languissante.

Michel, arrivé aux derniers degrés du rocher, prit le parti de sauter par-dessus messire Barbagallo, qui fit un grand cri, pensant peut-être que c’était le commencement d’une éruption volcanique, et qu’une pierre lancée de quelque cratère voisin venait de tomber à côté de lui.

Le gémissement qu’il fit entendre eut un son rauque si comique, que Michel éclata de rire.

« Cristo ! » s’écria le majordome en reconnaissant le jeune artiste, que la princesse lui avait ordonné de traiter avec beaucoup d’égards désormais, mais qu’il était bien loin de croire le fils ou l’amant d’Agathe.

Mais, le premier effroi passé, il essaya de rassembler ses idées, pendant que Michel s’éloignait rapidement à travers le jardin. Il comprit que le fils de Pier-Angelo sortait du parterre avant le lever du soleil ; du parterre de la princesse ! ce sanctuaire réservé et fortifié, où un amant favorisé pouvait seul pénétrer pendant la nuit !

« Un amant à la princesse Agathe ! et un tel amant ! lorsque le marquis de la Serra, à peine digne d’aspirer à l’honneur de lui plaire, n’entrait et ne sortait jamais que par la grande porte du palais !… »

Cela était impossible à supposer. Aussi, maître Barbagallo, ne pouvant rien objecter à un fait aussi palpable, et ne voulant point se permettre de le commenter, se borna-t-il à répéter : « Cristo ! » Et, après être resté immobile durant une ou deux minutes, il prit le parti de vaquer à ses occupations comme à l’ordinaire, et de s’interdire la faculté de penser à quoi que ce soit jusqu’à nouvel ordre.

Michel n’était guère moins étonné de sa propre situation, que le majordome de ce qu’il venait de voir. De tous les rêves qu’il avait cru faire depuis trois jours, le plus inattendu, le plus prodigieux, à coup sûr, était celui qui venait de couronner et d’expliquer les autres. Il marchait devant lui, et l’instinct de l’habitude le conduisait vers la maison du faubourg sans qu’il sût où il allait. Il regardait tous les objets qui frappaient sa vue comme des objets nouveaux. La splendeur des palais et la misère des habitations du peuple lui présentaient un contraste qui ne l’avait jamais attristé que comme un fait dont il avait eu à souffrir personnellement, mais qu’il avait accepté comme une loi fatale de la société. Maintenant qu’il se sentait libre et fort dans cette société, la pitié et la bonté lui venaient au cœur, plus larges, plus désintéressées. Il se sentait meilleur depuis qu’il était du nombre des heureux, et le sentiment de son devoir vibrait dans sa poitrine avec le souffle généreux de sa mère. Il se sentait grandir, dans la sphère des êtres, depuis qu’il se voyait chargé du sort de ses semblables au lieu d’être opprimé par eux. Il se sentait prince, en un mot, et ne s’étonnait plus de s’être toujours senti ambitieux. Mais son ambition s’était ennoblie, dans sa conscience, le jour où il l’avait résumée pour répondre aux objections de Magnani ; et, maintenant qu’elle était satisfaite, loin de le corrompre, elle l’exaltait et l’élevait au-dessus de lui-même. Il est des hommes, et malheureusement c’est le plus grand nombre, que la prospérité rabaisse et pervertit ; mais une âme vraiment noble ne voit dans la puissance que le moyen de faire le bien, et les dix-huit ans de Michel, c’est l’âge où l’idéal est pur et l’esprit ouvert aux bonnes et grandes aspirations.

À l’entrée du faubourg, il vit une pauvre femme qui mendiait, un enfant dans les bras, trois autres pendus aux haillons de sa jupe. Des larmes lui vinrent aux yeux, et il porta simultanément ses deux mains aux poches de sa casaque, car depuis la veille il avait endossé la livrée du peuple, avec la résolution de la garder longtemps, toujours, s’il le fallait. Mais il s’aperçut que ses poches étaient vides, et il se souvint qu’il ne possédait rien encore. « Pardon, ma pauvre femme, dit-il, c’est demain que je vous donnerai. Soyez ici demain, j’y viendrai. »

La pauvresse crut qu’il se moquait d’elle, et lui dit d’un ton grave, en se drapant dans ses guenilles avec la majesté des peuples méridionaux : « Il ne faut pas se moquer des pauvres, mon garçon, cela porte malheur. »

― Oui ! oui ! dit Michel en s’éloignant ; je le crois, je le sens ! cela ne m’arrivera jamais ! »

Un peu plus loin il rencontra des blanchisseuses qui étendaient sans façon leur linge sur une corde, en travers de la rue, sur la tête des passants. Michel se baissa, ce qu’il n’eût pas fait la veille ; il eût dérangé l’obstacle d’une main impatiente. Deux jolies filles qui tenaient la corde pour la consolider lui en surent gré, et lui sourirent ; mais quand Michel eut passé ce premier rideau de biancheria, et comme il se baissait pour en passer un second, il entendit la vieille lavandière qui disait à ses apprenties d’un ton de sibylle courroucée : « Baissez les yeux, Ninetta ; ne tournez pas tant la tête, Rosalina ! c’est ce petit Michel-Angelino Lavoratori, qui fait le grand peintre, et qui ne vaudra jamais son père ! Foin des enfants qui renient la profession de leurs parents ! »

« Il me fallait absolument la profession de prince, pensa Michel en souriant, car celle d’artiste m’eût attiré de grands reproches. »

Il entra dans sa maison, et, pour la première fois, il la trouva pittoresque et riante dans son désordre misérable. « C’est une vraie maison d’artiste du moyen âge, se dit-il ; je n’y ai vécu que peu de jours, mais ils marqueront dans ma vie comme de purs et doux souvenirs. » Il lui sembla qu’il le regrettait déjà un peu, cet humble nid de famille, et le besoin vague que, la veille, il avait éprouvé d’une demeure plus poétique et plus noble lui parut un désir maladif et insensé, tant il est vrai qu’on s’exagère les biens de la vie quand on ne les a pas.

« J’aurais très-bien pu passer là des années, pensa-t-il, aussi heureux que je le serai dans un palais, pourvu que ma conscience y eût été satisfaite elle-même, comme elle l’a été quand Pier-Angelo m’a dit : « Eh bien, vous êtes un homme de cœur, vous ! » Tous les portraits des Castro-Reale et des Palmarosa pourront me dire qu’ils sont contents de moi ; ils ne me donneront pas plus de joie que ne m’en a donné cette parole de mon père l’artisan. »

Il entra prince dans cette maison dont il était sorti ouvrier quelques heures auparavant, et il franchit le seuil avec un sentiment de respect. Puis il vola auprès du lit de son père, croyant le trouver endormi. Mais Pier-Angelo était dans la chambre de Mila, qui n’avait pas dormi tant elle était inquiète de n’avoir pas vu rentrer son frère. Le vieillard se doutait bien que la princesse l’avait retenu : mais il ne savait comment faire accepter à Mila la probabilité de cette hypothèse. Michel se jeta dans leurs bras et y pleura avec délices. Pier-Angelo comprit ce qui s’était passé, et pourquoi le jeune prince de Castro-Reale lui donnait le nom de père avec tant d’effusion, et ne voulait pas souffrir qu’il l’appelât Michel, mais mon fils, à chaque parole.

Mila s’étonna beaucoup de ce que Michel, au lieu de l’embrasser avec sa familiarité accoutumée, lui baisait la main à plusieurs reprises en l’appelant sa sœur chérie.

« Qu’y a-t-il donc, Michel ? lui dit-elle, et pourquoi cet air respectueux avec moi ? Tu dis qu’il ne s’est rien passé d’extraordinaire, que tu n’as couru aucun danger cette nuit, et pourtant tu nous dis bonjour comme un homme qui vient d’échapper à la mort, ou qui nous apporte le paradis dans le creux de sa main. Allons ! puisque te voilà, nous sommes heureux comme des saints dans le ciel, c’est vrai ! car j’ai fait de bien mauvais rêves en t’attendant. J’ai réveillé ce pauvre Magnani deux heures avant le jour pour l’envoyer à ta recherche ; et il court encore. Il aura dû aller jusqu’à Bel-Passo, pour voir si tu n’étais pas avec notre oncle.

― Ce bon, ce cher Magnani ! s’écria Michel ; eh bien, j’irai à sa rencontre pour le rassurer et le revoir plus tôt. Mais, auparavant, je veux déjeuner avec vous deux, à notre petite table de famille ; manger ce riz que tu prépares si bien, Mila, et ces pastèques que ta main seule sait choisir.

― Voyez comme il est aimable les jours où il n’est pas fantasque ! dit Mila en regardant son frère. Quand il est dans ses accès d’humeur, rien n’est bon, le riz est trop cuit et les pastèques sont gâtées. Aujourd’hui tout sera délicieux, avant même qu’on y ait goûté.

― Je serai tous les jours ainsi, désormais, ma sœur chérie, répondit Michel ; je n’aurai plus d’humeur, je ne te ferai plus de questions indiscrètes, et j’espère que tu n’auras pas de meilleur ami que moi au monde. »

Dès qu’il fut seul avec Pier-Angelo, Michel se mit à genoux. « Donnez-moi votre bénédiction, lui dit-il, et pardonnez-moi de n’avoir pas toujours été digne de vous. Je le serai désormais, et si je venais à hésiter un instant dans le chemin du devoir, promettez-moi de me gronder et de m’enseigner plus sévèrement que vous ne l’avez fait jusqu’ici.

― Prince, dit Pier-Angelo, j’aurais été plus rude peut-être, si j’eusse été votre père ! mais…

― Ô mon père, s’écria Michel, ne m’appelez jamais ainsi, et ne me dites jamais que je ne suis pas votre fils. Sans doute je suis le plus heureux des hommes d’être le fils de la princesse Agathe ; mais ce serait mêler du fiel à mon bonheur que de vouloir m’habituer à n’être plus le vôtre ; et, si vous me traitez de prince, je ne veux jamais l’être ; je veux rester ouvrier !

― Eh bien, soit ! dit Pier-Angelo en le pressant contre sa poitrine ; restons père et fils comme nous étions, j’aime mieux cela : d’autant plus que j’en aurais gardé l’habitude malgré moi, quand même tu t’en serais offensé. Maintenant, écoute : je sais d’avance ce que tu vas me dire bientôt. Tu voudras m’enrichir. Je veux te dire d’avance que je te prie de ne pas me tourmenter là-dessus. Je veux rester ce que je suis ; je me trouve heureux. L’argent donne du souci ; je n’en ai jamais su garder. La princesse fera pour ta sœur ce qu’elle voudra ; mais je doute que la petite veuille sortir de sa condition, car, si je ne me trompe, elle aime notre voisin Antonio Magnani et compte n’en point épouser d’autre. Magnani ne voudra rien recevoir de toi, je le connais ; c’est un homme comme moi, qui aime son métier et qui rougirait d’être aidé quand il gagne ce dont il a besoin. Ne te fâche pas, mon enfant ; j’ai accepté hier la dot de ta sœur. Ce n’était pas encore le don d’un prince, c’était le salaire de l’artisan, le sacrifice d’un bon frère. J’en étais fier, et ta sœur, quand elle le saura, n’en sera point honteuse ; mais je n’ai pas voulu le lui dire. Elle ne l’eût jamais accepté, tant elle est habituée à regarder ton avenir d’artiste comme une chose sacrée ; et l’enfant est obstinée, tu le sais.

« Quant à moi, Michel, tu me connais aussi. Si j’étais riche, je serais honteux de travailler. On croirait que c’est par ladrerie, et pour ajouter un peu de gain à mon avoir. Travailler sans y être forcé, je ne le pourrais pas non plus : je suis un animal d’habitude, un artisan routinier ; tous les jours seraient pour moi le dimanche, et autant qu’il m’est bon de m’égayer un peu à table le saint jour du repos, autant il me serait pernicieux de m’amuser tout le long de la semaine. L’ennui me prendrait, la tristesse par conséquent. Je tâcherais d’y échapper, peut-être, par l’intempérance, comme font tous ceux qui ne savent point lire et qui ne peuvent se récréer avec de belles histoires écrites. Il leur faut se nourrir le cerveau pourtant, quand le corps se repose, et c’est avec le vin qu’ils le nourrissent. Cela ne vaut rien, je le sais par expérience. Quand je vais à une noce, je m’amuse le premier jour, je m’y ennuie le second, je suis malade le troisième. Non, non ! il me faut mon tablier, mon échelle, mon pot à colle et mes chansons, pour que les heures ne me paraissent pas doubles. Si tu rougis de moi…

« Mais non, je n’achève pas, cela t’offense ; tu ne rougirais jamais de moi. En ce cas, laisse-moi vivre à ma guise, et, quand je serai trop vieux et trop impotent pour travailler, tu me recueilleras, tu me soigneras, j’y consens, je te le promets ! Je ne peux rien faire de mieux pour toi, j’espère ?

― Vos désirs me seront sacrés, répondit Michel, et je comprends bien qu’il m’est impossible de m’acquitter envers vous avec de l’argent ; ce serait trop facile de pouvoir, en un instant, et sans se donner aucune peine, se libérer d’une dette de toute la vie. Ah ! que ne puis-je doubler le cours de la vôtre, et vous rendre, aux dépens de mon sang, les forces que vous avez usées pour me nourrir et m’élever !

― N’espère pas me payer autrement qu’en amitié, reprit le vieux artisan. La jeunesse ne peut revenir, et je ne désire rien qui soit contraire aux lois divines. Si j’ai travaillé pour toi, c’est avec plaisir et sans jamais compter sur une autre récompense que le bonheur dont je te verrais faire un bon usage. La princesse sait ma manière de penser à cet égard-là. Si elle me payait ton éducation, elle m’en ôterait le mérite et l’orgueil ; car j’ai mon orgueil, moi aussi, et je serai fier d’entendre dire bientôt : « Quel bon Sicilien et quel bon prince que le Castro-Reale ! C’est pourtant ce vieux fou de Pier-Angelo qui l’a élevé ! » Allons, donne-moi ta main, et qu’il n’en soit plus question. Cela me blesserait un peu, je le confesse. Il paraît que le cardinal se meurt. Je veux que nous disions ensemble une prière pour lui, car il en a grand besoin ; c’était un méchant homme, et la femme qui te portait à l’hospice, quand, avec l’aide de mon frère le moine, nous t’avons enlevé de ses bras, m’avait la mine de vouloir te jeter à la mer plutôt que dans la crèche des orphelins. Prions donc de bon cœur ! Tiens, Michel, ce ne sera pas long ! »

Et Pier-Angelo, découvrant sa tête, dit d’une voix forte, et avec un accent de sincérité profonde : « Mon Dieu ! pardonnez-nous nos fautes et pardonnez à l’âme du cardinal Ieronimo, comme nous lui pardonnons nous-mêmes. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen. Michel, tu n’as pas dit amen ?

― Ainsi soit-il, du fond de mon cœur, » répondit Michel pénétré de respect pour la manière naïvement évangélique dont Pier-Angelo pardonnait à son persécuteur.

Car monseigneur Ieronimo avait été bien dur au pauvre artisan. Il n’avait eu que des soupçons sur lui, et pourtant il l’avait poursuivi, jeté en prison, ruiné, contraint, enfin, à l’exil volontaire : ce qui était la plus grande douleur que le bon Pierre pût éprouver. Mais à cette heure suprême, il ne se souvenait de rien de ce qui lui était personnel.

Comme Mila recommençait à s’inquiéter pour Magnani, qui ne rentrait point, Michel partit pour aller à sa rencontre. Toutes les cloches de la ville sonnaient l’agonie du prélat ; on disait des prières dans toutes les églises, et ce pauvre peuple opprimé, rançonné et durement châtié par lui à la moindre apparence de révolte, s’agenouillait dévotement sur les marches du parvis pour demander à Dieu de l’absoudre. Tous, sans doute, s’étaient réjouis intérieurement au premier son de la cloche, et devaient se réjouir encore au dernier. Mais les terreurs de l’enfer agissent si fortement sur ces vives imaginations, et l’idée d’un châtiment éternel est si effroyable, que les ressentiments de la vie disparaissaient devant cette menace que le tintement des cloches semblait faire planer sur toutes les têtes.

Michel, n’entendant point le glas final annoncer que la mort avait saisi sa proie, et prévoyant que sa mère ne quitterait le lit funèbre qu’à ce moment décisif, se dirigea vers la colline de Mal-Passo. Il voulait embrasser son ami et son oncle encore une fois avant de les voir saluer en lui le prince de Castro-Reale. Il redoutait surtout, de la part de Magnani, le moment où celui-ci s’armerait de fierté, et peut-être de froideur, dans la crainte injuste de ses dédains. Il tenait à lui demander d’avance la conservation de leur amitié, à en exiger la promesse solennelle, et à l’informer le premier de sa position après qu’il aurait cimenté cette fraternité sacrée entre eux en présence de Fra-Angelo.

Et puis, Michel pensait aussi au Piccinino. Il se disait qu’il n’y avait pas assez loin de Bel-Passo à Nicolosi pour qu’il ne pût aller trouver son frère avant qu’il eût rien entrepris contre la princesse et contre lui-même. Il ne pouvait se résoudre à attendre et à braver des vengeances qui pouvaient atteindre sa mère avant lui ; et, dût-il trouver le bâtard dans un accès de fureur pire que celui où il l’avait quitté, il regardait comme le devoir d’un fils et d’un homme d’en essuyer seul les premières conséquences.

Chemin faisant, Michel se souvint qu’il était peintre en voyant le soleil levant resplendir dans la campagne. Un sentiment de tristesse profonde s’empara de lui tout à coup ; son avenir d’artiste semblait finir pour lui, et, en repassant devant la grille de la villa Palmarosa, en regardant cette niche ornée d’une madone, d’où il avait salué les coupoles de Catane pour la première fois, son cœur se serra, comme si vingt ans, au lieu de douze jours, se fussent écoulés entre une vie arrivée à son dénouement et une aventureuse jeunesse, pleine de poésie, de craintes et d’espérances. La sécurité de sa nouvelle condition lui fit peur, et il se demanda avec effroi si le génie d’un peintre ne se trouverait pas mal logé dans le cerveau d’un riche et d’un prince. Que deviendraient l’ambition, la colère, la terreur, la rage du travail, les obstacles à vaincre, les succès à défendre, tous ces aiguillons puissants et nécessaires ? Au lieu d’ennemis pour le stimuler, il n’aurait plus que des flatteurs pour corrompre son jugement et son goût ; au lieu de la misère pour le forcer à la fatigue et le soutenir dans la fièvre, il serait rassasié d’avance de tous les avantages que l’art poursuit au moins autant que la gloire.

Il soupira profondément, et prit courage bientôt, en se disant qu’il serait digne d’avoir des amis qui lui diraient la vérité, et qu’en poursuivant ce noble but de la gloire il y pourrait porter, plus qu’auparavant, une abnégation complète des profits du métier et des jugements grossiers de la foule.

En raisonnant ainsi, il arriva au monastère. Les cloches du couvent répondaient à celles de la ville, et ce dialogue monotone et lugubre se croisait dans l’air sonore du matin, à travers les chants des oiseaux et les harmonies de la brise.