Le Piccinino/Chapitre 50

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Le Piccinino
Le PiccininoJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 6 (p. 137-140).
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L.

MARCHE NOCTURNE.

Quand ils furent à cent pas du parc, Michel, qui voulait bien exposer son existence, mais non pas celle du fiancé de Mila dans une affaire à laquelle celui-ci était étranger et n’avait aucun devoir de conscience et de famille à remplir, pria le jeune artisan de s’en retourner à Catane. Ce n’était pas l’opinion de Fra-Angelo. Fanatique dans ses amitiés comme dans son patriotisme, il trouvait en Magnani un secours providentiel. C’était un robuste et brave champion de plus, et leur troupe était si restreinte ! Magnani valait trois hommes à lui seul ; le ciel l’avait envoyé à leur aide, il fallait profiter de son grand cœur et de son dévouement à la bonne cause.

Tout en marchant vite, ils discutèrent chaudement. Michel reprochait au moine son prosélytisme inhumain en cette circonstance ; le moine reprochait à Michel de ne pas vouloir les moyens en voulant la fin. Magnani termina ce débat par une fermeté invincible. « J’ai très-bien compris dès l’abord, dit-il, que Michel s’engageait dans une affaire plus sérieuse qu’on ne le disait à sa mère. Mon parti a été pris. J’ai fait à madame Agathe, en un autre moment, une promesse sacrée : c’est de ne jamais abandonner son fils à un danger que je pourrais partager avec lui. Je tiens à mon serment, et, que Michel le veuille ou non, je le suivrai où il ira. Je ne vois pas qu’il y ait d’autre moyen de m’en empêcher que de me faire sauter la cervelle ici. Choisissez, d’endurer ma société ou de me tuer, Michel…

― C’est bien ! c’est bien ! dit le moine ; mais silence, enfants ! Le pays se couvre, et il ne faut point parler le long des enclos. D’ailleurs, on marche moins vite quand on dispute. Ah ! Magnani, tu es un homme ! »

Magnani marchait au danger avec une bravoure froide et triste. Il ne se sentait point complétement heureux par l’amour ; un besoin d’émotions violentes le poussait au hasard, vers quelque but extrême qui lui apparaissait vaguement comme une transformation de son existence présente et une rupture décisive avec les incertitudes et les langueurs de son âme.

Michel était résolu plutôt que tranquille. Il savait bien qu’il était entraîné par un fanatique au secours d’un homme peut-être aussi dangereux qu’utile à la cause du bien. Il savait qu’il y risquait lui-même une existence plus heureuse et plus large que celle de ses compagnons ; mais il n’hésitait pas à faire acte de virilité dans une pareille circonstance. Le Piccinino était son frère, et quoiqu’il n’éprouvât pour lui qu’une sympathie mêlée de défiance et de tristesse, il comprenait son devoir. Peut-être aussi était-il devenu déjà assez prince pour ne pas supporter l’idée que le fils de son père pût périr au bout d’une corde, avec une sentence d’infamie clouée à la potence. Son cœur se serrait pourtant à l’idée des douleurs de sa mère s’il succombait à une si téméraire entreprise ; mais il se défendait de toute faiblesse humaine et marchait comme le vent, comme s’il eût espéré combler, par l’oubli, la distance qu’il se hâtait de mettre entre Agathe et lui.

Le couvent n’était nullement soupçonné ou surveillé, puisque le Piccinino n’y était point, et que la police du Val savait très-bien qu’il avait passé le Garreta pour s’enfoncer dans l’intérieur de l’île. Fra-Angelo avait supposé des dangers voisins pour empêcher la princesse de croire à des dangers éloignés plus réels.

Il fit entrer ses jeunes compagnons dans sa cellule et les aida à se travestir en moines. Ils se répartirent l’argent, le nerf de la guerre, comme disait Fra-Angelo, afin qu’un seul ne fût pas gêné par le poids des espèces. Ils cachèrent sous leurs frocs des armes bien éprouvées, de la poudre et des balles. Leur déguisement et leur équipement prirent quelque temps ; et là, Fra-Angelo qui était préservé par une ancienne expérience des dangers de la précipitation, examina tout avec un sang-froid minutieux. En effet, la liberté de leurs mouvements et de leurs actions reposait tout entière sur l’apparence extérieure qu’ils sauraient donner à leurs individus. Le capucin arrangea la barbe de Magnani, peignit les sourcils et les mains de Michel, changea le ton de leurs joues et de leurs lèvres par des procédés connus dans son ancienne profession, et avec des préparations si solides qu’elles pouvaient résister à l’action de la pluie, de la transpiration et du lavage forcé que la police emploie souvent en vain pour démasquer ses captures.

Quant à lui-même, le véritable capucin ne prit aucun soin de tromper les yeux sur son identité. Il lui importait peu d’être pris et pendu, pourvu qu’il sauvât auparavant le fils de son capitaine. Et puisqu’il s’agissait, pour y parvenir, de traverser le pays sous l’extérieur de gens paisibles, rien ne convenait mieux que son habit et sa figure véritables au rôle qu’il s’était assigné.

Quand les deux jeunes gens furent tout à fait arrangés, ils se regardèrent avec étonnement l’un et l’autre. Ils avaient peine à se reconnaître, et ils comprirent comment le Piccinino, plus expert encore que Fra-Angelo dans l’art des travestissements, avait pu sauver jusque là sa personnalité réelle à travers toutes ses aventures.

Et quand ils se virent montés sur de grandes mule maigres et ardentes, d’un aspect misérable, mais d’une force à toute épreuve, ils admirèrent le génie du moine, et lui en firent compliment.

« Je n’ai pas été seul à faire si vite tant de choses, leur répondit-il avec modestie ; j’ai été vigoureusement et habilement secondé, car nous ne sommes pas seuls dans notre expédition. Nous rencontrerons des pèlerins de différentes espèces sur le chemin que nous allons suivre. Enfants, saluez très-poliment tous les passants qui vous salueront ; mais gardez-vous de dire un mot à qui que ce soit sans avoir regardé de mon côté. Si un accident imprévu nous séparait, vous trouveriez d’autres guides et d’autres compagnons. Le mot de passe est celui-ci : Amis, n’est-ce pas ici la route de Tre-Castagne ? Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est la route tout opposée, et que nul autre que vos complices ne vous adressera une question aussi niaise. Vous répondrez cependant, par prudence, et comme en vous jouant : Tout chemin conduit à Rome. Et vous ne prendrez confiance entière que lorsqu’on aura ajouté : Par la grâce de Dieu le père. N’oubliez pas ! ne vous endormez pas sur vos mules ; ne les ménagez pas. Nous avons des relais en route ; pas un mot qui ne soit dit à l’oreille l’un de l’autre. »

Dès qu’ils se furent enfoncés dans la montagne, ils firent prendre à leurs mules une allure très-décidée, et franchirent plusieurs milles en fort peu de temps. Ainsi que Fra-Angelo le leur avait annoncé, ils firent diverses rencontres avec lesquelles les formules convenues furent échangées. Alors, le capucin s’approchait de ces voyageurs, leur parlait bas, et on se remettait en marche, en observant assez de distance pour n’avoir pas l’air de voyager ensemble, sans toutefois se mettre hors de la portée de la vue ou de l’ouïe.

Le temps était magnifiquement doux et lumineux à l’entrée des montagnes. La lune éclairait les masses de rochers et les précipices les plus romantiques ; mais, à mesure qu’ils s’élevèrent dans cette région sauvage, le froid se fit sentir et la brume voila l’éclat des astres. Magnani était perdu dans ses pensées ; mais le jeune prince se laissait aller au plaisir enfantin des aventures, et, loin de nourrir et de caresser, comme son ami, quelque sombre pressentiment, il s’avançait plein de confiance en sa bonne étoile.

Quant au moine, il s’abstenait de penser à quoi que ce soit d’étranger à l’entreprise qu’il dirigeait. L’œil attentif et perçant, l’oreille ouverte au moindre bruit, il veillait encore sur le moindre mouvement, sur la moindre attitude de corps de ses deux compagnons. Il les eût préservés du danger de s’endormir et de faire des chutes au premier relâchement de la main qui tenait les rênes, au moindre balancement suspect des capuchons.

Au bout de quinze milles, ils changèrent de mules dans une sorte d’ermitage qui semblait abandonné, mais où ils furent reçus dans l’obscurité par de prétendus muletiers, auxquels ils demandèrent la route du fameux village de Tre-Castagne, et qui leur répondirent, en leur serrant la main et en leur tenant l’étrier, que tout chemin mène à Rome. Fra-Angelo distribua de l’argent, de la poudre et des balles, qu’il portait dans son sac de quêteur, à tous ceux qu’il rencontra nantis de cet éloquent passe-port ; et quand ils touchèrent au but de leur voyage, Michel avait compté une vingtaine d’hommes de leur bande, tant muletiers que colporteurs, moines et paysans. Il y avait même trois femmes : c’était de jeunes gars dont la barbe n’avait pas encore poussé, et dont la voix n’était pas encore faite. Ils étaient fort bien accoutrés et jouaient parfaitement leurs rôles. Ils devaient servir d’estafettes ou de vedettes au besoin.

Voici quelle était la situation du Piccinino et comment il avait été fait prisonnier. Le meurtre de l’abbé Ninfo avait été accompli et proclamé avec une témérité insensée tout à fait contraire aux habitudes de prudence du jeune chef. Tuer un homme et s’en vanter par une inscription laissée sur le lieu même, au lieu de cacher son cadavre et de faire disparaître tout indice de l’événement, comme cela était si facile dans un pays comme l’Etna, c’était certainement un acte de désespoir et comme un défi jeté à la destinée dans un moment de frénésie. Cependant Carmelo, ne voulant pas se fermer à jamais sa chère retraite de Nicolosi, l’avait laissée bien rangée au cas d’une enquête qui amènerait des visites domiciliaires. Il avait promptement démeublé son riche boudoir et caché tout son luxe dans un souterrain situé sous sa maison, dont il était à peu près impossible de trouver l’entrée et de soupçonner l’existence. Enfin, au lever du soleil, il s’était montré, tranquille et enjoué, dans le bourg de Nicolosi, afin de pouvoir faire constater son alibi, si, prenant à la lettre la déclaration écrite sur le socle de la croix du Destatore, la police venait à avoir des soupçons sur lui et à s’enquérir de ce qu’il avait fait à cette heure. Le meurtre de l’abbé Ninfo avait été accompli au moins deux heures auparavant.

Tout cela fait, Carmelo s’était montré à cheval, dans le bourg, faisant quelques provisions pour un voyage de plusieurs journées, et disant à ses connaissances qu’il allait voir des terres à affermer dans l’intérieur de l’île.

Il était parti pour les monts Nébrodes, au nord de la Sicile, résolu d’y passer quelques jours chez des affiliés de sa bande, afin de laisser écouler le temps des enquêtes et des recherches autour de Catane. Il connaissait les allures de la police du pays : ardentes et farouches au premier moment, craintives et fourbes au second, ennuyées et paresseuses au troisième.

Mais l’affaire de la croix du Destatore avait ému le pouvoir plus qu’un assassinat ordinaire. Celui-là avait un caractère politique et se trouvait lié à la nouvelle du moment, la déclaration d’Agathe et l’apparition de son fils sur la scène du monde. Des ordres rapides et sévères avaient été donnés sur tous les points. Carmelo ne se trouva point en sûreté dans les montagnes, d’autant plus que son acolyte, le faux Piccinino, l’y avait rejoint, et attirait sur lui tout le danger des poursuites. Carmelo ne voulait point abandonner cet homme farouche et sanguinaire, qui lui avait donné des preuves d’un dévouement sans bornes, d’une soumission aveugle, et qui consentait à jouer son rôle jusqu’au bout avec une audace pleine d’orgueil et de persévérance.

Il résolut donc de le faire évader avant de songer à sa propre sûreté. Le faux Piccinino, dont le vrai nom était Massari, dit Verbum-Caro, parce qu’il était natif du village de ce nom, avait une bravoure à toute épreuve, mais aussi peu d’habileté qu’un buffle en fureur. Carmelo gagna la mer avec lui, et s’occupa de trouver une barque pour le faire passer en Sardaigne. Mais, malgré la prudence qu’il apporta dans cette tentative, le pilote les trahit et les livra comme contrebandiers aux douaniers de la côte. Verbum-Caro se défendit comme un lion, et ne tomba qu’à moitié mort dans les mains de ses ennemis. Carmelo fut assez légèrement blessé, et tous deux furent conduits au premier fort pour être confiés à une brigade de campieri, parmi lesquels se trouvèrent deux hommes qui reconnurent le faux Piccinino pour l’avoir vu dans un engagement sur un autre point de l’île. Ils firent leur déclaration au magistrat de Céfalù, et l’on se réjouit d’avoir mis la main sur le fameux chef de la bande redoutée. Le vrai Piccinino ne passa que pour un de ses complices, bien que Verbum-Caro protestât qu’il ne le connaissait que depuis trois jours, et que c’était un jeune pêcheur qui voulait passer avec lui en Sardaigne pour ses affaires.

Carmelo répondit avec une présence d’esprit et un talent d’imposture qui l’eussent fait relâcher dans tout autre moment ; mais les esprits étaient en émoi : on décida qu’il serait envoyé à Catane avec son dangereux compagnon pour voir son affaire éclaircie, et on les confia à une brigade de gendarmerie qui leur fit prendre la route de Catane en descendant par l’intérieur des montagnes jusqu’à la route du centre, qu’on jugeait plus sûre.

Cependant, les campieri furent attaqués aux environs de Sperlinga par quelques bandits qui avaient déjà appris l’arrestation des deux Piccinino ; mais, au moment où les prisonniers allaient être délivrés, un renfort imprévu vint à l’aide des campieri, et mit les bandits en fuite. Ce fut pendant cette action que le Piccinino eut l’adresse de faire tomber à quelque distance un papier roulé autour d’un caillou qu’il tenait prêt pour la première occasion. Malacarne, qu’il avait reconnu parmi ses libérateurs, était un homme actif, intelligent et dévoué, un ancien brave de son père et un fidèle ami de Fra-Angelo. Le billet fut ramassé et porté à son adresse avec des renseignements précieux.

Dans la crainte bien fondée, comme l’on voit, d’une attaque dans les monts Nébrodes, pour la délivrance du Piccinino, les autorités de Céfalù avaient essayé de cacher l’importance de cette capture, et l’escorte des prisonniers ne s’en était pas vantée en partant. Mais ces mêmes autorités avaient dépêché un exprès à Catane pour demander qu’on envoyât un détachement de soldats suisses au-devant de l’escorte jusqu’à Sperlinga, où l’on s’arrêterait pour les attendre. Les bandits de la montagne, qui étaient aux aguets, avaient assassiné le courrier ; et, s’étant assurés, par l’examen de ses dépêches, que le prisonnier était bien leur chef, ils avaient essayé, comme on l’a vu, de l’arracher des mains de l’escorte.

Le mauvais succès de cette tentative ne les avait pas rebutés. Carmelo était l’âme de leur destinée. Sa direction intelligente, son activité, l’esprit de justice tantôt sauvage, tantôt chevaleresque qui présidait à ses décisions envers eux, et un prestige énorme attaché à son nom et à sa personne, le leur rendaient aussi sacré que nécessaire. C’était l’avis unanime parmi eux, et parmi un grand nombre de montagnards, qui, sans le connaître, et sans le servir immédiatement, se trouvaient fort bien d’un échange de services avec lui et les siens, que le Piccinino mort, la profession de bandit n’était plus soutenable, et qu’il ne restait plus aux héros d’aventures qu’à se faire mendiants.

Malacarne rassembla donc quelques-uns de ses compagnons près de Sperlinga, et fit parvenir aux deux Piccinino l’avis qu’ils eussent à se faire bien malades, afin de rester là le plus possible, ce qui n’était pas difficile, car Verbum-Caro était dangereusement blessé, et, dans les efforts désespérés qu’il avait faits pour rompre ses liens, au moment de l’engagement dans la montagne, il avait rouvert sa plaie et perdu encore tant de sang, qu’il avait fallu le porter jusqu’à Sperlinga. En outre, les campieri savaient qu’il était de la plus grande importance de l’amener vivant, afin qu’on pût tenter de lui arracher des révélations sur le meurtre de Ninfo et l’existence de sa bande.

Aussitôt que Malacarne eut pris ses dispositions, il dit à ses compagnons, qui n’étaient encore qu’au nombre de huit, de se tenir prêts, et, montant sur le cheval du courrier assassiné, après l’avoir rasé de manière à le rendre méconnaissable, il traversa le pays en ligne droite, jusqu’à Bel-Passo, avertissant sur son passage tous ceux sur lesquels il pouvait compter, de s’armer également et de l’attendre au retour. Secondé par Fra-Angelo, il passa six heures sur l’Etna à rassembler d’autres bandits, et, enfin, la seconde nuit après l’arrivée des prisonniers à Sperlinga, une vingtaine d’hommes résolus et exercés à ces sortes de coups de main, se trouvaient en marche vers la forteresse ou cantonnés au pied du rocher sur lequel elle est assise.

Fra-Angelo, le jeune prince de Castro-Reale et le fidèle Magnani venaient, en outre, pour diriger l’expédition, le premier en qualité de chef, car il connaissait le pays et la localité mieux que personne, ayant déjà enlevé cette bicoque en de meilleurs jours avec le Destatore ; les deux autres en qualité de lieutenants, jeunes seigneurs du bon parti, forcés de garder l’anonyme, mais riches et puissants. Ainsi parlait Fra-Angelo, qui savait bien qu’il faut à la fois du positif et de la poésie pour stimuler des hommes qui combattent contre les lois.

Quand Fra-Angelo et ses amis quittèrent leurs montures pour s’enfoncer dans les âpres rochers de Sperlinga, ils purent compter leurs hommes, et ils apprirent qu’une vingtaine de paysans se tenaient épars à peu de distance, auxiliaires prudents qui les seconderaient aussitôt qu’ils verraient la chance se montrer favorable ; hommes vindicatifs et sanguinaires, d’ailleurs, qui avaient bien des souffrances à faire expier à l’ennemi, et qui savaient faire prompte et terrible justice quand il n’y avait pas trop de danger à courir.

Néanmoins, une partie de la bande commençait à se démoraliser lorsque le moine arriva. Le lieutenant des campieri, qui gardait les prisonniers, avait envoyé demander dans la journée, à Castro-Giovanni, un nouveau renfort, qui devait arriver avec le jour. Cet officier s’inquiétait de ne pas voir arriver les Suisses, qu’il attendait avec impatience. L’esprit de la population ne le rassurait point. Peut-être s’était-il aperçu de quelque mouvement des bandits dans la montagne et de leurs accointances avec certaines gens de la ville. Enfin, il avait peur, ce que le moine regardait comme un gage de la victoire, et il avait donné l’ordre du départ pour le jour même, aimant mieux voir, disait-il, un misérable comme le Piccinino rendre son âme au diable sur le grand chemin, que d’exposer de braves soldats à être égorgés dans une forteresse sans porte et sans murailles.

Peut-être cet officier savait-il assez de latin pour avoir lu, sur la porte de l’antique château normand où il était retranché, la fameuse devise que les Français touristes y vont contempler avec amour et reconnaissance : Quod Sicilis placuit, Sperlinga sola negavit. On sait que Sperlinga fut la seule place qui refusa de livrer les Angevins au temps des Vêpres-Siciliennes. Permis à nos compatriotes de lui en savoir gré ; mais il est certain que Sperlinga n’avait pas fait alors acte de patriotisme[1] ; et que si l’officier des campieri regardait le gouvernement actuel comme le vœu de la Sicile, il devait voir, dans le negavit de Sperlinga, une éternelle menace qui pouvait lui causer une terreur superstitieuse.

On attendait donc le renfort de Castro-Giovanni à tout instant. Les assiégeants allaient se trouver entre deux feux. L’imagination de quelques-uns rêvait aussi l’arrivée des Suisses, et le soldat suisse est la terreur des Siciliens. Aguerris et implacables, ces enfants de l’Helvétie, dont le service mercenaire auprès des gouvernements absolus est une honte pour leur république, frappent sans discernement sur tout ce qu’ils rencontrent, et le campiere qui hésiterait à se montrer moins brave et moins féroce qu’eux tombe le premier sous leurs balles.

Il y avait donc peur de part et d’autre ; mais Fra-Angelo triompha de l’hésitation des bandits avec quelques paroles d’une sauvage éloquence et d’une hardiesse sans égale. Après avoir adressé de véhéments reproches à ceux qui parlaient d’attendre, il déclara qu’il irait seul, avec ses deux princes, se faire tuer sous les murs du fort, afin qu’on pût dire dans toute la Sicile : « Deux patriciens et un moine ont seuls travaillé à la délivrance du Piccinino. Les enfants de la montagne ont vu cela et n’ont pas bougé. La tyrannie triomphe, le peuple de Sicile est devenu lâche. »

Malacarne le seconda en déclarant qu’il irait aussi se faire tuer. « Et alors, leur dit-il, cherchez un chef et devenez ce que vous voudrez. » On n’hésita plus, et, pour ces hommes-là, il n’y a pas de milieu entre un découragement absolu et une rage effrénée. Fra-Angelo ne les eut pas plus tôt vus se mettre en mouvement, qu’il s’écria : « Le Piccinino est sauvé ! » Michel s’étonna qu’il pût prendre tant de confiance en des courages tout à l’heure si chancelants ; mais il vit bientôt que le capucin les connaissait mieux que lui.

  1. Quelque mal entendu que pouvait être, au point de vue du salut du pays l’hospitalité accordée aux Français par le château de Sperlinga, elle fut admirable de dévoûment et d’obstination. Réfugiés et protecteurs moururent de faim dans la forteresse plutôt que de se rendre.