Le Pilote (Cooper)/19

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 201-216).


CHAPITRE XIX.


Nos trompettes vous invitèrent à ce pourparler amical.
Shakspeare. Le roi Jean.


En sortant précipitamment de l’abbaye de Sainte-Ruth, Griffith et ses deux compagnons ne rencontrèrent personne qui pût mettre obstacle à leur fuite ou donner l’alarme. Instruits par l’expérience qu’ils avaient acquise au commencement de la même nuit, ils évitèrent les points où ils savaient que des sentinelles étaient postées, quoiqu’ils fussent bien décidés à recourir à la force si on entreprenait de les arrêter ; mais ils furent bientôt à l’abri de toute crainte d’être découverts. Ils marchèrent à grands pas environ un quart d’heure dans un sombre silence, en hommes déterminés à braver tous les dangers. Mais quand ils furent enfoncés dans le bois situé autour de la maison en ruines dont il a déjà été question, ils ralentirent leur marche, et se permirent enfin de parler, quoique à voix basse.

— Nous nous sommes échappés à temps, dit Griffith ; j’aurais préféré endurer la captivité plutôt que d’occasionner une effusion de sang dans la demeure paisible du colonel Howard.

— Je voudrais, Monsieur, que vous eussiez été de cet avis quelques heures plus tôt, répondit le pilote d’un ton qui ajoutait une nouvelle sévérité à ce discours.

— Le désir que j’avais de savoir dans quelle situation se trouvait une famille à laquelle je prends un intérêt particulier, Monsieur, a pu me faire perdre de vue un instant mes devoirs, répondit Griffith avec une fierté évidemment combattue par le respect ; mais ce n’est le moment ni des regrets ni des reproches. Nous vous suivons pour une mission importante, et des actions vaudront mieux que toutes les apologies du monde. Quel est votre bon plaisir maintenant ?

— Je crains que notre entreprise ne soit avortée, répondit le pilote d’un air sombre. L’alarme va se répandre avec la lumière du jour ; on fera prendre les armes à la milice, et l’on pensera à tout autre chose qu’à une partie de chasse. Le bruit seul d’une descente bannit le sommeil à dix lieues des côtes dans cette île.

— Et vous y avez probablement passé vous-même quelques nuits agréables, les yeux ouverts, monsieur le pilote, dit le capitaine Manuel ; ces gens-là ont eu souvent la puce à l’oreille ; ils peuvent en remercier le Français Thurot, dans la vieille affaire de 1756, et notre diable entreprenant, le pirate écossais. Après tout, Thurot avec sa flotte n’a fait que le tourmenter un peu, et quelques croisières ont fini par lui mettre un éteignoir sur la tête, comme le bonnet d’un grenadier sur celle d’un enfant qui bat le tambour. Mais le brave Paul les a fait danser sur un autre air, et…

— Et je crois, Manuel, s’écria Griffith en l’interrompant avec précipitation, que vous danserez vous-même de bon cœur, sans avoir besoin de musique, après avoir échappé aux prisons d’Angleterre.

— Dites à ses gibets, répondit le capitaine ; car si une cour martiale ou une cour civile avait discuté la manière dont nous sommes entrés dans cette île, je crois que nous n’aurions pas été mieux traités que ne le serait lui-même ce diable entreprenant, le brave P…

— Allons, allons, capitaine, s’écria Griffith avec un accent d’impatience, ce n’est pas le moment de jaser de bagatelles, nous avons à discuter des affaires plus sérieuses. Quelle marche avez-vous résolu de suivre, monsieur Gray ?

Le pilote tressaillit à cette question, distrait tout à coup de ses réflexions et après une pause d’un instant il répondit d’une voix lente, comme un homme encore occupé d’une triste rêverie :

— La nuit n’a plus longtemps à durer, mais le soleil est paresseux, sous cette latitude, dans le cœur de l’hiver. Il faut que je vous quitte pour vous rejoindre dans quelques heures. Il y a des précautions à prendre pour la réussite de notre projet, et nul autre que moi ne peut faire ce service. Où nous retrouverons-nous ?

— J’ai des raisons pour croire qu’il existe à peu de distance des ruines abandonnées, dit Griffith. Nous pouvons y trouver un abri secret et silencieux.

— L’idée est bonne, répondit le pilote ; et ce projet nous sera utile à deux fins. Pouvez-vous retrouver l’endroit où vous avez mis vos soldats en embuscade, capitaine Manuel ?

— Demandez à un limier s’il a du nez, et s’il peut suivre une piste ! s’écria le capitaine. Croyez-vous, signor pilota, qu’un général place ses forces en embuscade dans un lieu où il ne puisse les trouver ? De par Dieu ! je savais fort bien où les drôles ronflaient tranquillement, la tête sur leurs havresacs, il y a une demi-heure, et j’aurais donné le rang de major dans l’armée de Washington pour les avoir près de moi, car je n’aurais eu qu’un mot à prononcer pour les voir en ligne, prêts à faire une charge. Je ne sais ce que vous en pensez, Messieurs, mais pour moi la vue de mes vingt drôles eût été un spectacle ravissant. Nous aurions fait sauter ce capitaine Borroughcliffe et ses recrues sur la pointe de nos baïonnettes, comme ce diable de P…

— Allons, Manuel, dit Griffith d’un ton mécontent, vous oubliez toujours notre position et notre mission. Croyez-vous, pouvoir amener ici vos soldats avant le point du jour sans être découvert ?

— Il ne me faut pour cela qu’une petite demi-heure.

— Suivez-moi donc, et je vous montrerai notre rendez-vous secret. M. Gray le connaîtra en même temps.

Le pilote leur fit signe de marcher, et tous trois s’avancèrent en silence et avec précaution ; ils ne tardèrent pas à rencontrer des murs en ruines. Ils s’étendaient sur une grande surface, et quelques parties élevant encore vers le ciel leurs débris noircis par le temps ajoutaient à l’obscurité du bois voisin.

— Voici ce qu’il nous faut, dit Griffith, bien assuré que ces ruines étaient celles qu’il cherchait ; amenez ici vos soldats ; je m’y trouverai, et je vous conduirai dans une partie encore plus sûre de ces ruines, que je tâcherai de découvrir pendant votre absence.

— C’est un vrai paradis après le plancher de l’Ariel, dit Manuel, et je ne doute pas qu’il ne se trouve là, parmi ces arbres, quelque endroit convenable pour y faire faire l’exercice ; il y a plus de six mois que mon âme soupire pour en avoir l’occasion.

— Il ne nous faut ni exercice, ni revue, ni paroles, dit Griffith ; nous serons assez heureux si nous ne sommes ni pris ni découverts avant que nous puissions occuper vos soldats d’une besogne plus sérieuse.

Manuel s’en allait à pas lents, mais il se retourna tout à coup pour demander à Griffith :

— Placerai-je un petit piquet, une simple garde de caporal en vedette sur le terrain découvert, et établirai-je une chaîne de sentinelles à nos ouvrages avancés ?

— Où sont-ils, ces ouvrages ? s’écria Griffith avec impatience ; nous n’avons pas besoin de sentinelles ; notre sûreté dépend entièrement du silence et du secret. Amenez-nous vos hommes sans bruit sous le couvert de ces arbres, et que ces trois étoiles vous servent de boussole. Il faut les tenir parallèlement au coin septentrional du bois, et…

— Suffit, monsieur Griffith, suffit, dit Manuel ; croyez-vous qu’il faille consulter la boussole et les astres pour faire marcher une colonne de troupes ? Fiez-vous à moi, Monsieur, mes troupes marcheront avec toute la discrétion convenable, quoique toujours militairement.

Griffith ne put lui faire ni réponse ni observation, car le capitaine disparut à l’instant, et on l’entendit s’éloigner assez rapidement dans les taillis. Pendant ce court intervalle, le pilote resta appuyé sur les débris d’un mur délabré, gardant un profond silence ; mais quand le bruit des pas du capitaine eut cessé de se faire entendre, il se rapprocha de son compagnon.

— Nous lui devons notre délivrance, dit-il à Griffith ; mais sa folie ne nous en fera-t-elle pas perdre le fruit ?

— C’est, comme le dit Barnstable, un homme rectangulaire. Il tient à toutes les formes pointilleuses de sa profession ; mais, dans une expédition dangereuse, il est hardi et entreprenant. Si nous pouvons lui inspirer un peu de prudence et de discrétion, ce n’est pas la bravoure qui lui manquera au besoin.

— C’est tout ce qu’il nous faut ; mais jusqu’au dernier moment, faites en sorte que ses soldats et lui restent muets et immobiles. Si nous sommes découverts, ce ne sont pas les efforts d’une vingtaine de baïonnettes qui nous protégeront contre les forces qu’on mettrait sur pied pour nous écraser.

— La vérité de cette observation n’est que trop palpable. Ces drôles dormiront tout une semaine en mer, en dépit du vent, mais l’odeur de la terre les éveille, et je crains qu’il ne soit difficile de les maintenir en repos pendant le jour.

— Il le faut pourtant, Monsieur, et il faut recourir à la force si les avis sont inutiles. Si nous n’avions affaire qu’aux recrues de cet ivrogne de capitaine, il ne nous serait pas difficile de les pousser dans la mer : mais j’ai appris dans ma prison qu’on attend de la cavalerie au point du jour. C’est un Américain, un nommé Dillon, qui est aux aguets pour nous perdre.

— Le misérable traître ! s’écria Griffith. Mais vous avez donc eu aussi des communications avec quelques habitants de Sainte-Ruth ?

— Il convient qu’un homme embarqué dans une entreprise périlleuse saisisse toutes les occasions de s’éclairer sur les dangers qu’il peut courir. Si ce qu’on m’a dit à cet égard est vrai, je crains qu’il ne nous reste bien peu d’espoir de réussite.

— Eh bien ! profitons de l’obscurité pour rejoindre le schooner. Les côtes d’Angleterre fourmillent de croiseurs ennemis ; un riche commerce y amène des bâtiments des quatre parties du monde ; nous ne manquerons pas d’occasions de trouver des adversaires dignes de nous, et de pouvoir couper aux Anglais le nerf de la guerre, en détruisant leurs richesses.

— Griffith, répondit le pilote d’un ton modéré qui semblait celui d’un homme qui n’a jamais connu ni l’ambition ni les passions humaines, je suis las de cette lutte entre le mérite et l’ignorance privilégiée. C’est en vain que je parcours victorieusement ces eaux sur lesquelles le roi d’Angleterre prétend avoir un empire exclusif, et que je prends ses vaisseaux à l’entrée même de ses ports, et je n’obtiens pour récompense que de vaines promesses toujours violées. Votre proposition ne peut me convenir. J’ai enfin obtenu un navire de force suffisante pour me conduire en Amérique, où je trouverai honneur et franchise ; et je voudrais entrer dans la salle du congrès, suivi de quelques-uns des législateurs de cette île orgueilleuse qui s’imagine que ce n’est que dans son sein qu’on peut trouver la sagesse, la vertu et la grandeur.

— Un pareil cortége serait sans doute aussi agréable pour ceux devant qui vous vous présenteriez que pour vous-même, mais cet avantage conduirait-il au grand but que nous nous proposons d’atteindre dans cette lutte ? Est-il assez considérable pour mériter les risques auxquels vous vous exposez pour l’obtenir ?

Le pilote serra la main de Griffith, et lui répondit d’une voix qui annonçait le calme d’une résolution bien prononcée :

— Notre entreprise est glorieuse, jeune homme. Si elle offre des périls, la renommée nous en récompensera. Il est vrai que je porte vos couleurs républicaines, que j’appelle les Américains mes frères, mais c’est parce que vous combattez pour la liberté de l’espèce humaine. Si votre cause était moins sacrée, je ne voudrais pas verser, pour la servir, une seule goutte de tout le sang qui coule dans des veines anglaises. Mais cette cause sanctifie tout ce qu’on entreprend pour elle, et les noms de ceux qui la défendent appartiendront à la postérité. N’y a-t-il pas quelque mérite a apprendre à ces insulaires oppresseurs que le bras de la liberté peut venir les saisir jusque dans le sein de leur empire, dans le centre même de leur corruption ?

— Souffrez donc que j’aille moi-même prendre les informations dont nous pouvons avoir besoin. Vous avez été vu ici, et vous pouvez attirer sur vous…

— Vous ne me connaissez pas encore ; C’est moi qui ai conçu le plan de cette entreprise. Si elle réussit, j’en réclamerai l’honneur ; je dois donc m’exposer aux dangers qu’elle entraîne ; si elle échoue, elle tombera dans l’oubli, comme cinquante autres projets que j’ai formés, et qui, si l’on m’eût donné les forces nécessaires pour les exécuter, auraient jeté la consternation dans cette île, jusque dans les tours du château de Windsor. Mais vingt générations de noblesse ne m’avaient pas énervé l’âme et corrompu le sang ; et par conséquent je ne méritais pas la confiance des esprits dégénérés qui sont à la tête de la marine française.

— On dit qu’on travaille en Amérique à construire des vaisseaux à deux ponts. Vous n’aurez qu’à vous présenter pour être sûr d’être honorablement employé.

— Oui, la république ne peut manquer de confiance en un homme qui a soutenu son pavillon dans tant de combats sanglants. Je vais m’y rendre, à Griffith ; mais c’est ce chemin qui doit m’y conduire. Mes prétendus amis m’ont souvent lié les mains, mais mes ennemis… jamais ! et jamais ils n’y réussiront. Quelques heures m’apprendront tout ce que j’ai besoin de savoir, et je vous confie le soin de notre sûreté jusqu’à mon retour. Soyez vigilant, et surtout prudent.

— Mais si vous ne reparaissiez pas à l’heure dite, s’écria Griffith en voyant le pilote se détourner pour partir, où vous chercherai-je ? comment pourrais-je vous servir ?

— Si Je ne suis pas de retour dans dix heures ne m’attendez plus, ne me cherchez pas, et retournez à votre navire. J’ai passé ma jeunesse sur cette côte, et je saurais la quitter comme j’ai su y aborder, à l’aide de ce déguisement et de mes connaissances locales. Songez à vous en ce cas, et oubliez-moi entièrement.

À peine le pilote avait dit adieu à Griffith d’un geste de la main, que l’officier américain se trouva seul.

Il resta quelques minutes à réfléchir sur les talents extraordinaires et sur le caractère entreprenant et infatigable de celui qu’un hasard inattendu lui avait donné pour compagnon, et au sort duquel son propre destin était si intimement lié par suite de circonstances si imprévues. Après avoir fait quelques réflexions sur tous les événements de cette nuit, il entra dans l’intérieur des ruines, et y trouva des endroits qui pouvaient cacher avec sûreté le détachement qu’il attendait jusqu’à ce que le pilote fût de retour, et qu’il lui apprît s’ils pouvaient réussir dans leur entreprise, ou s’ils devaient attendre les ténèbres pour regagner l’Ariel.

On était à cette heure de la nuit que les marins appellent le quart du matin. Griffith se hasarda à s’avancer jusque sur la lisière du bois pour écouter si quelque bruit lui annoncerait qu’on était à leur poursuite. En arrivant à un endroit d’où son œil commençait à pouvoir distinguer faiblement des objets éloignés, il s’arrêta et examina avec soin tout ce qui l’entourait. La fureur de l’ouragan s’était sensiblement apaisée, mais un courant d’air assez vif venant de la mer se faisait sentir à travers les branches des chênes dépouillés de leurs feuilles, avec un son lugubre et mélancolique. À la distance d’un demi-mille on commençait à distinguer, à l’aide de la lumière qui augmentait de moment en moment au-dessus de l’Océan, les murs de l’abbaye de Sainte-Ruth, et il y avait même des instants où le jeune marin croyait apercevoir l’écume couronnant les vagues de la mer. Le bruit de la marée qui commençait à revenir vers le rivage et des flots qui se brisaient contre les rochers escarpés de la côte était porté jusqu’à ses oreilles par le vent. C’était pour un jeune marin le temps et le lieu de réfléchir promptement sur les chances variées qu’offre sa profession dangereuse. À peine s’est-il passé un jour depuis qu’il avait employé toutes les ressources de son corps et de son esprit à diriger au milieu des périls le vaisseau à bord duquel ses camarades dormaient maintenant paisiblement, et à chercher à l’écarter de ce même rivage sur lequel il se trouvait indifférent à tous les dangers qui le menaçaient. Le souvenir de sa patrie et celui de sa maîtresse se mêlaient aussi dans ses idées, et sans y penser il s’avançait à pas lents vers l’abbaye, quand il entendit un bruit qui ne pouvait être que celui de la marche régulière d’une troupe d’hommes disciplinés. Son attention se reporta sur-le-champ sur ce qui devait être l’objet immédiat de ses pensées, et quelques instants après il distingua un détachement marchant en bon ordre vers la lisière du bois dont il venait lui-même de sortir. Il se rapprocha rapidement des ruines ; et quand il vit cette troupe s’avancer du même côté, il se hasarda à parler :

— Qui va là ? Qui êtes-vous ? *

— Un lâche coquin, répondit Manuel avec un ton d’humeur, un lapin qui cherche son terrier, un rat qui veut se cacher dans un trou. Morbleu ! faut-il que j’aie passé à demi-portée de fusil des ennemis sans avoir osé tirer un coup de mousquet, et même sur leurs avant-postes, parce que nos amorces étaient mouillées par cet infernal brouillard qu’on appelle prudence ! De par Dieu ! monsieur Griffith, je souhaite que vous ne soyez jamais exposé à la tentation que j’ai éprouvée de faire une décharge sur ce vieux chenil d’abbaye, quand ce n’eût été que pour en briser les vitres, et faire respirer l’air de la nuit à ce sot ivrogne qui est à cuver le meilleur vin, le nectar le plus délicieux que… Écoutez-moi, monsieur Griffith, un mot à l’oreille !

Les deux officiers eurent ensemble une courte conférence qui se termina par les mots suivants adressés par Manuel à Griffith :

— Je vous réponds que j’emporterais le vieux donjon sans éveiller un seul de ceux qui y ronflent, et songez que nous trouverions dans les caves une ample provision du cordial le plus salutaire qui ait jamais adouci le gosier d’un gentilhomme.

— Folie ! folie ! dit Griffith avec impatience ; nous ne sommes ni des pillards ni des commis de la douane, pour aller faire ainsi des descentes dans les caves anglaises ; nous sommes des hommes d’honneur, capitaine Manuel, et nous portons les armes pour la cause sacrée de la liberté et de notre pays. Faites entrer vos soldats dans les ruines, et qu’ils s’y reposent. Il est possible qu’ils ne tardent pas à avoir assez d’occupation.

— Maudite soit l’heure où j’ai quitté la ligne pour me mettre sous la discipline de ces jaquettes goudronnées ! pensa Manuel en exécutant l’ordre qui venait de lui être donné avec un ton d’autorité auquel il savait qu’il fallait obéir. Manquer la plus belle occasion de surprise qui se soit jamais offerte à un partisan, à un fourrageur ! Mais, de par tous les droits de l’homme, le campement se fera du moins avec ordre. Holà ! sergent, prenez un caporal et trois hommes pour former un piquet, et mettez une sentinelle en avant de notre position. Il ne faut pas que nous ayons l’air de renoncer à toute espèce de tactique.

Griffith l’entendit donner cet ordre avec dépit, car il craignait que cette garde avancée ne servît à faire découvrir leur retraite. Cependant, comme le jour ne paraissait pas encore, il ne voulut pas contrarier le capitaine en usant de son autorité, et Manuel eut la satisfaction de voir sa petite troupe cantonnée militairement ; après quoi il entra avec Griffith et le reste de ses soldats dans une chambre basse et voûtée à demi couverte par les décombres, et dont la porte n’existait plus. Les soldats s’étendirent pour dormir, et les deux officiers, se chargeant de veiller, passèrent le temps tantôt à converser, tantôt à se livrer séparément chacun à leurs pensées, qui étaient quelquefois aussi opposées entre elles que pouvaient l’être les pensées de deux hommes d’un caractère si différent.

Ils passèrent ainsi une couple d’heures dans un repos mêlé d’inquiétude, et dans l’impatience de l’attente. Enfin les premiers rayons du jour parurent, et Griffith pensa qu’il devenait trop dangereux de laisser le piquet et la sentinelle exposés à la vue du premier passant qui pourrait arriver près du bois. Manuel s’opposa d’abord à tout changement, alléguant que ce serait renoncer à tous les principes de l’art militaire, car il outrait ses idées de tactique toutes les fois qu’il se trouvait en opposition avec un officier de marine. Mais en cette occasion Griffith montra de la fermeté, et la seule concession que put en obtenir le capitaine fut qu’il lui serait permis de placer une sentinelle derrière un mur délabré qui pouvait la couvrir. Après cette légère déviation à leurs premiers arrangements, ils passèrent encore quelques heures dans l’inaction, attendant avec impatience l’instant où ils pourraient agir.

Les premiers coups de canon que tira l’Alerte se firent entendre très-distinctement, et Griffith, dont l’oreille exercée reconnaissait au son le poids du boulet dont chaque pièce était chargée, déclara sur-le-champ que cette canonnade ne venait pas de l’Ariel. Le bruit de l’engagement qui succéda s’entendit encore mieux, et ce ne fut pas sans difficulté que Griffith résista à sa curiosité, et parvint à réprimer celle de ses compagnons. Personne n’outrepassa pourtant les bornes qu’imposait la prudence, et le dernier coup de canon fut tiré sans qu’un seul homme eût quitté la chambre dans laquelle il se trouvait. Les conjectures sur le résultat du combat succédèrent alors à celles qu’on avait faites, tant qu’il avait duré, sur les deux bâtiments qui étaient aux prises. Quelques soldats, qui avaient soulevé la tête après un repos troublé et interrompu, tâchèrent de se rendormir après avoir entendu les premiers coups de canon, prenant peu d’intérêt à un combat dans lequel ils n’étaient pas acteurs. D’autres faisaient de grossières plaisanteries sur ceux qui étaient aux prises, et jugeaient des progrès de l’action par le plus ou moins de rapidité avec laquelle se succédaient les bordées.

Lorsqu’il se fut passé quelque temps après la fin de la canonnade, Manuel se livra à sa mauvaise humeur.

— Il y a eu une partie de plaisir à une lieue de nous, monsieur Griffith, dit-il, et si nous n’eussions pas été enterrés ici comme des blaireaux, nous en aurions eu notre part, et nous aurions quelque droit à partager l’honneur de la victoire. Mais il n’est pas encore trop tard pour nous montrer sur le haut des rochers ; nous verrons probablement les bâtiments qui viennent de combattre, et nous établirons par là notre droit à une part de prise.

— La part de prise qui peut revenir de la capture d’un bâtiment de guerre n’est pas bien considérable, répondit Griffith, et il y aurait encore moins d’honneur si Barnstable avait eu son tillac encombré d’un nombre d’hommes inutiles.

— Inutiles ! répéta Manuel. Regardez-vous donc comme inutiles vingt-trois soldats d’élite bien exercés ? Examinez bien ces drôles, monsieur Griffith, et dites-moi si vous les croyez gens à encombrer un champ de bataille, n’importe que ce soit la rase campagne ou le pont d’un navire.

Griffith sourit et jeta un coup d’œil sur la troupe endormie, car lorsque le feu avait cessé, tous avaient fini par s’abandonner de nouveau aux douceurs du sommeil. Il admira effectivement les membres robustes de ces braves gens qu’on aurait pris pour autant d’athlètes. Ses regards se portèrent ensuite sur le faisceau formé par les armes à feu dont les tubes et les baïonnettes bien polies réfléchissaient les rayons du jour qui n’entraient dans cette chambre souterraine et obscure que par la porte, à cause des décombres qui obstruaient les fenêtres. Manuel suivait le mouvement des yeux de Griffith avec une satisfaction intérieure ; mais il eut la patience d’attendre qu’il répondît avant de lui adresser de nouveau la parole.

— Je sais que ce sont de braves gens, dit le lieutenant, et qu’on peut compter sur eux au besoin. Mais écoutez ! j’entends du bruit.

— Qui va là ? dit la sentinelle placée à deux pas de la chambre.

Manuel et Griffith se levèrent aussitôt, et restèrent un instant immobiles et en silence, prêtant l’oreille au moindre bruit qui pourrait leur apprendre ce qui avait alarmé le factionnaire.

— C’est sans doute le pilote, dit Griffith à l’oreille de Manuel.

À peine avait-il prononcé ces paroles qu’un cliquetis d’armes se fit entendre, et au même instant le corps de la sentinelle, tombant sur quelques marches de pierre qu’il fallait descendre pour entrer dans cette chambre, roula jusqu’à eux, ayant encore dans la poitrine la baïonnette qui venait-de lui donner la mort.

— Réveillez-vous ! réveillez-vous ! s’écria Griffith.

— Aux armes ! aux armes ! cria en même temps Manuel d’une voix de tonnerre.

Les soldats, éveillés en sursaut par ces cris alarmants, se levèrent précipitamment, et dans ce moment de confusion une masse de feu et de balles pénétra dans la chambre qui retentit du bruit occasionné par l’explosion simultanée d’une vingtaine de coups de fusil. Ni le tumulte, ni la fumée, ni les gémissements de plusieurs soldats américains ne purent retenir Griffith un instant. Il se précipita vers la porte en tirant son coup de pistolet, saisit une demi-pique, et cria à haute voix :

— En avant ! suivez-moi ! ce ne sont que des soldats !

Tout en parlant ainsi, l’ardent jeune homme arrivait à la porte ; mais son empressement même lui fut fatal ; son pied heurta contre la dernière des marches, et il tomba par terre au milieu d’un groupe de soldats anglais qui l’aidèrent à se relever, et le firent prisonnier.

— Feu ! Manuel, feu ! cria Griffith avec fureur. Feu ! pendant qu’ils sont réunis !

— Oui, feu ! monsieur Manuel, dit Borroughcliffe avec beaucoup de sang-froid, et tuez votre officier. Mettez-le en avant, mes amis ; placez-le en front. La place la plus sûre est à ses côtés.

— Feu ! répéta Griffith en faisant des efforts surnaturels pour se débarrasser de cinq ou six hommes qui le retenaient. Feu ! Manuel, ne pensez pas à moi !

— Il mérite d’être pendu, s’il le fait, dit Borroughcliffe. De si beaux soldats ne sont pas assez communs pour qu’on tire sur eux comme sur des fièvres. Éloignez-le de l’entrée de cette cave, et songez à votre devoir.

Pendant que Griffith s’élançait hors de la chambre, Manuel s’occupait à disposer ses hommes en ordre bien régulier ; mais ces soldats, accoutumés à agir de concert et avec ensemble, perdirent le moment favorable pour avancer. Ceux de Borroughcliffe eurent le temps de recharger leurs mousquets, et se retirant derrière les murs en ruines, ils prirent une position d’où ils pouvaient fusiller tout ce qui sortait de la chambre, sans être exposés eux-mêmes au feu de l’ennemi. Manuel s’avança avec beaucoup de sang-froid jusque près de la porte pour reconnaître leur situation, et il hésita à faire une sortie contre un ennemi si avantageusement posté.

Plusieurs coups de fusil furent tirés de part et d’autre sans produire aucun effet, et Borroughcliffe, voyant l’inutilité de ce genre d’attaque, proposa un pourparler.

— Rendez-vous aux forces de Sa Majesté George III, s’écria-t-il, et je vous promets quartier.

— Lâchez votre prisonnier, répondit Manuel, assurez-nous le passage libre à nos vaisseaux. Que la garnison se retire avec les honneurs de la guerre, et que les officiers conservent leurs armes.

— Impossible ! répondit Borroughcliffe avec beaucoup de gravité. L’honneur des armes de Sa Majesté et l’intérêt de son royaume ne permettent pas une telle capitulation. Je vous promets quartier et traitement honorable.

— Le prisonnier sera relâché, les officiers conserveront leurs armes, et ils seront renvoyés en Amérique ainsi que les soldats, sous parole de ne pas servir jusqu’à ce qu’ils aient été échangés.

— Refusé. Tout ce que je puis accorder aux officiers, c’est une généreuse libation de certain nectar mûri par le soleil du sud de la Caroline, et si vous êtes celui pour lequel je vous prends, vous êtes en état d’apprécier cette offre.

— En quelle qualité nous sommez-vous de nous rendre ? Est-ce comme prisonniers assujettis aux lois ordinaires de la guerre, ou comme rebelles à votre roi ?

— Comme rebelles, Messieurs, je ne puis voir en vous que des rebelles. Je vous promets bon traitement et bonne chère en tout ce qui dépendra de moi ; sous tout autre rapport, vous êtes à la merci de Sa très-gracieuse Majesté.

— Eh bien ! que Sa Majesté vienne nous montrer sa très-gracieuse face, et nous prendre si elle le peut, car je veux être damné si…

Le capitaine fut interrompu par Griffith, dont la bouillante effervescence avait eu le temps de se calmer, et qui, regardant son sort comme décidé, songeait à celui de ses camarades.

— Silence, Manuel ! s’écria-t-il, ne faites pas de serments téméraires. Capitaine Borroughcliffe, car je crois que tel est votre nom, je me nomme Édouard Griffith ; je suis lieutenant de marine au service des États-Unis d’Amérique, et je vous donne ma parole d’honneur…

— Lâchez-le, dit Borroughcliffe aux soldats qui tenaient le lieutenant.

Griffith s’avança entre les deux partis, et parla assez haut pour se faire entendre de l’un et de l’autre.

— Je demande à descendre sous cette voûte, dit-il, pour reconnaître la force de mon parti. S’il a essuyé une perte aussi considérable que j’ai lieu de le supposer, je conseillerai à mon compagnon de se rendre aux conditions d’usage entre nations civilisées.

— Allez ! dit Borroughcliffe. Mais un instant ! votre compagnon n’est-il pas un métis, un amphibie, un soldat de marine ?

— Il est capitaine dans ce corps.

— C’est lui-même, je l’avais reconnu à la voix. Écoutez-moi, il sera à propos que vous lui parliez du nectar qui se trouve à Sainte-Ruth, et vous pourrez lui ajouter (car je connais mon homme) qu’au lieu de lui livrer l’assaut, je changerai le siège en blocus. Je suis sûr qu’il se rendra quand sa cantine sera vide. Il ne trouvera pas sous cette voûte un breuvage semblable à celui que je lui ai fait boire à l’abbaye.

Griffith, malgré son dépit et la situation fâcheuse où il se trouvait, ne put s’empêcher de sourire, et faisant une légère inclination de tête, il s’avança vers la chambre où étaient ses compagnons, en ayant soin de les prévenir à haute voix que c’était lui qui approchait.

En y entrant, il vit six soldats de marine étendus morts sur le plancher, en y comprenant la sentinelle ; quatre autres étaient blessés, mais ils étouffaient leurs plaintes par obéissance à leur commandant qui ne voulait pas laisser connaître à l’ennemi la perte qu’il avait faite. Manuel s’était retranché, avec le reste de ses soldats, derrière un mur de cloison en briques, à demi ruiné ; qui traversait l’appartement, et il s’y tenait avec un air aussi décidé que si le sort d’une ville fortifiée eût dépendu de son courage et de sa résolution.

— Vous voyez, monsieur Griffith, lui dit-il tandis que le jeune lieutenant examinait cet arrangement judicieux, qu’il ne faut rien moins que de l’artillerie pour me déloger d’ici. Quant à cet ivrogne d’Anglais qui est là-haut, qu’il m’envoie ses hommes par pelotons de huit ou dix, et je les empilerai sur ces marches par quatre ou cinq de profondeur.

— Mais il est possible de se procurer de l’artillerie, répondit Griffith, et l’on s’en procurera s’il le faut. Vous n’avez pas la moindre chance pour vous échapper. Il est possible que vous fassiez perdre la vie à quelques ennemis, mais vous êtes trop humain pour désirer le faire sans utilité.

— Sans doute, répliqua Manuel avec un sourire dont l’expression était douteuse, et cependant il me semble que j’aurais en ce moment quelque plaisir à en abattre sept, pas davantage, c’est-à-dire un de plus qu’ils n’en ont fait tomber de mon perchoir.

— Songez à vos blessés, dit Griffith ; ils souffrent, ils ont besoin de secours, pendant que vous prolongez une défense inutile.

Quelques gémissements à demi retenus que laissèrent échapper ces malheureux donnèrent une nouvelle force à cette recommandation, et Manuel céda, quoique de fort mauvaise grâce, à la nécessité des circonstances.

— Allons donc lui dire que nous nous rendons comme prisonniers de guerre, dit-il à Griffith ; mais à condition que je conserverai mes armes, et qu’on donnera les soins convenables à mes malades. Ayez bien soin de dire mes malades, car quelque accident heureux peut survenir avant la ratification de la capitulation, et je ne voudrais pas qu’il sût la perte que nous avons faite.

Griffith, sans attendre un instant de plus, alla porter cette nouvelle au capitaine anglais.

— Conserver ses armes ! s’écria Borroughcliffe ; et en quoi consistent-elles ? en une pique d’abordage ? S’il n’est pas mieux équipé que vous, mon digne prisonnier, personne n’aura envie de lui en disputer la possession. Mais soit ; il les conservera.

— Si j’avais avec moi dix de mes moindres marins armés de demi-piques comme la mienne, dit Griffith, et que le capitaine Borroughcliffe et sa compagnie voulussent se mesurer contre nous, il apprendrait peut-être à faire plus de cas de nos armes.

— Quatre hommes aussi intrépides que vous auraient mis ma troupe en déroute, répondit Borroughcliffe sans se déconcerter. J’ai tremblé pour mes rangs en vous voyant sortir de la fumée comme une comète qui perce un nuage. Il est heureux que vous ayez fait le saut périlleux, et que vos camarades n’aient pas songé à vous suivre. Mais notre traité est conclu ; allez-leur dire de sortir de leur antre, et de déposer leurs armes à la porte.

Griffith alla communiquer le résultat de sa négociation au capitaine Manuel, qui fit sortir de sa forteresse le reste de sa garnison. Les soldats qui avaient montré dans toute cette affaire le sang-froid, la subordination et l’intrépidité qui distinguent encore aujourd’hui le corps dont ils étaient membres, suivirent leur capitaine dans un sombre silence, et mirent bas les armes avec autant de précision et de régularité que si on leur eût commandé cette manœuvre à une parade. Après ces préliminaires, Manuel démasqua ses forces, et Griffith et lui se trouvèrent une seconde fois prisonniers de l’ennemi, dans une situation qui ne leur permettait guère de conserver le moindre espoir de recouvrer leur liberté.