Le Pilote (Cooper)/24

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 262-279).


CHAPITRE XXIV.


Si j’avais été un dieu puissant, j’aurais fait rentrer la mer dans les abîmes de la terre, avant de lui laisser engloutir ce bon et beau navire.
Shakspeare. La Tempête.


La corde qui entourait le corps de Dillon fut détachée par le contre-maître dès qu’ils furent entrés dans la barque. Son humanité voulait lui laisser pleine liberté de ses membres, s’il arrivait quelque accident imprévu. Appuyant alors sa tête sur ses mains, de manière à se cacher entièrement le visage, le captif se mit à réfléchir sur le passé et sur l’avenir avec cette rage maligne et cette lâche pusillanimité qui formaient les deux principaux traits de son caractère.

Ni Barnstable ni Tom Coffin n’étaient disposés à le troubler dans ses réflexions, car ils étaient tous deux trop occupés de pensées sinistres pour s’en distraire par des paroles inutiles. Quelques mots indistinctement prononcés par le premier, comme s’il eût voulu conjurer l’esprit des tempêtes, tandis qu’il regardait la mer et le firmament dont l’aspect commençait à devenir menaçant, et quelques cris d’encouragement adressés par le second aux rameurs, étaient les seuls sons qui accompagnassent le mugissement des vagues et le sifflement des vents.

Une heure s’était passée ainsi tandis que les marins luttaient vigoureusement contre la force croissante des vagues, lorsqu’ils doublèrent le promontoire septentrional de la baie qu’ils voulaient atteindre, et quittant alors le voisinage bruyant des brisants, ils se trouvèrent enfin dans des eaux plus tranquilles. On entendait encore les vents passer en sifflant entre les rochers qui bordaient les côtes ; mais une paix profonde régnait sur la surface et dans le sein des ondes. Les ombres des montagnes semblaient s’être accumulées au centre de la baie pour y former une masse de ténèbres ; et quoique tous les yeux cherchassent le petit schooner à l’endroit où on l’avait laissé, personne ne pouvait l’apercevoir.

— Tout est ici tranquille comme la mort ! dit Barnstable.

— Dieu veuille que ce n’en soit pas le silence ! dit le contre-maître ; et baissant la voix comme s’il eût craint d’être entendu : Là ! là ! Monsieur ! dit-il à Barnstable ; plus à bâbord ; ne le voyez-vous pas ? Regardez dans cette raie de lumière qui est entre ces deux nuages, à tribord du bois. Cette ligne noire est son grand mât ; je le reconnais, et je vois son pavillon sous cette belle étoile. Oui, Monsieur, oui, nos braves étoiles flottent encore au gré du vent au milieu de celles du firmament. Dieu le bénisse ! Dieu le bénisse ! il est aussi à l’aise et aussi tranquille qu’une mouette qui dort.

— Et je crois que tout le monde est endormi à bord, dit Barnstable. Ah ! nous arrivons à temps, les soldats commencent à remuer.

Le lieutenant avait reconnu les lanternes qui changeaient de place du côté de la batterie, et presque au même instant un bruit léger, mais distinct, qui se fit entendre à bord du schooner, annonça qu’on y travaillait à quelque manœuvre avec activité, quoique avec précaution. Barnstable était dans une sorte d’extase que la plupart de nos lecteurs ne comprendront probablement pas, et Tom riait de joie, autant qu’il pouvait rire, en pensant que l’Ariel était en sûreté et que son équipage n’était pas endormi, quand tout à coup le corps, les mâts et les vergues de leur demeure flottante devinrent visibles, et le firmament, le bassin de la baie, et les rochers qui l’entouraient furent éclairés par un éclat aussi soudain et aussi vif que celui de l’éclair le plus brillant. Barnstable et son contre-maître avaient les yeux sur le schooner, comme s’ils eussent voulu reconnaître par un coup d’œil rapide tout ce qui s’y passait, quand avant que le bruit de la décharge d’une pièce de canon de gros calibre fut arrivé jusqu’à leurs oreilles ils entendirent le sifflement du boulet qui passait sur leur tête. Le boulet, rasant la surface d’une vague, frappa contre un rocher et en détacha des fragments.

— Quand on vise mal du premier coup, dit le contre-maître avec son espèce de philosophie délibérée, c’est signe de bonheur pour l’ennemi qu’on attaque. La fumée rend la vue trouble ; d’ailleurs la nuit est obscure dans ce que vous appelez le quart du matin.

— Ce jeune homme est un miracle pour son âge ! s’écria le lieutenant enchanté. Voyez, Tom, Merry a changé d’ancrage pendant la nuit, et les Anglais ont dirigé leur feu vers l’endroit où ils avaient vu l’Ariel à la chute du jour ; car nous l’avons laissé en ligne directe entre la batterie et cette montagne. Que serions-nous devenus si ce maudit boulet nous eût frappés au flanc dans les œuvres vives ?

— Nous aurions fait connaissance avec la bourbe anglaise, répondit Coffin, et nous y serions restés toute l’éternité, rien n’est plus sûr. Un pareil boulet nous aurait enlevé toute une file de nos préceintes, et ne nous aurait pas même laissé le temps de faire une prière. Abordez par la proue, vous autres !

Il ne faut pas qu’on suppose que pendant cette conversation entre le lieutenant et son contre-maître les rameurs fussent restés dans l’inaction. Au contraire, la vue de leur navire agit sur eux comme un talisman, et croyant alors que les précautions n’étaient plus nécessaires, ils avaient redoublé d’efforts et de courage, et étaient déjà, comme l’indiquaient les derniers mots de Tom, à quelques brasses de l’Ariel. Barnstable était vivement ému ; car après avoir éprouvé un sentiment pénible de crainte, il sentait revivre ses espérances, et ce fut avec une nouvelle confiance qu’il reprit le commandement de son navire.

Il ordonna les manœuvres nécessaires avec ce ton d’autorité calme et ferme, nécessaire aux marins dans les plus grands dangers. Il n’ignorait pas qu’un seul des boulets de gros calibre que les Anglais continuaient à lancer presque au hasard, dans les ténèbres, serait la destruction de l’Ariel s’il frappait dans les œuvres vives, et y faisaient une voie d’eau à laquelle il n’avait nul moyen de remédier. Il donna donc ses ordres avec une connaissance parfaite de la situation critique dans laquelle il se trouvait, et avec ce sang-froid et cette intonation de voix qui devaient l’assurer d’une prompte obéissance. L’équipage leva l’ancre, et réunissant tous ses efforts, parvint à conduire le schooner directement en face de la batterie, sur le rivage opposé, et aussi près qu’on le pouvait sans danger des rochers dont le sommet était couronné d’une épaisse fumée, que chaque décharge colorait d’un rouge sombre semblable aux teintes les plus faibles que donnent aux nuages les derniers rayons du soleil couchant.

Tant que nos hardis marins purent gouverner le bâtiment dans la ligne d’ombre produite par les montagnes, ils étaient en sûreté, parce qu’on ne pouvait les voir ; mais quand il fallut en sortir pour entrer dans le canal qui conduisait hors de la baie, Barnstable reconnut sur-le-champ que l’obscurité ne cacherait plus leurs mouvements à l’ennemi, et que ses longs avirons ne suffiraient plus pour résister aux courants d’air qu’ils rencontraient. Prenant son parti à l’instant même, il résolut de ne plus chercher à se cacher, et donna ordre avec son ton d’enjouement ordinaire qu’on déployât toutes les voiles.

— Qu’ils fassent tout ce qu’ils voudront, Merry, ajouta-t-il ; nous sommes à présent à une distance qui, je crois, maintiendra leurs boulets au-dessus de la ligne d’eau, et nous n’avons à bord ni fainéants ni bras inutiles.

— Il faudrait de meilleurs artilleurs que les miliciens, les recrues, les volontaires, ou quelque soit le nom que se donnent ceux qui manœuvrent cette batterie, pour empêcher l’Ariel de prendre le vent, répondit le jeune midshipman ; mais pourquoi nous avez-vous ramené Jonas à bord ? Regardez-le à la lueur de la lampe de la cabane ; il frémit à chaque coup de canon, comme si le boulet était à son adresse. Et quelles nouvelles avez-vous de M. Griffith et du capitaine Manuel ?

— Ne m’en parlez pas, Merry, dit Barnstable en lui saisissant le bras, ne me parlez pas de Griffith ; j’ai besoin en ce moment de toute ma présence d’esprit, et rien que l’idée de Griffith et la vue de ce traître suffiraient pour me distraire de mes devoirs. Mais un temps viendra !… Allons, Monsieur, songez à la manœuvre ; le vent se fait sentir et nous entrons dans un canal étroit.

Le midshipman obéit sur-le-champ à l’ordre que son commandant lui donnait avec le ton ordinaire à leur profession, et qui signifiait qu’il devait reprendre la subordination d’un officier inférieur, quoique Barnstable, en causant avec lui, oubliât souvent la distance que mettaient entre eux son grade et son âge. Les voiles avaient été déployées, et lorsque le schooner entra dans le passage, le vent, qui redoublait de force, commença à produire une impression sensible sur le léger navire. Le contre-maître, qui en l’absence de tout autre officier inférieur jouait sur le gaillard d’avant le rôle d’un homme qui sentait que son âge et son expérience lui permettaient de donner des conseils, sinon des ordres, en pareille occasion, s’avança alors vers le poste que son commandant avait choisi près du gouvernail.

— Eh bien ! maître Coffin, lui dit Barnstable qui connaissait le penchant qu’avait le vieux marin à lui communiquer ses idées dans toutes les circonstances importantes, que pensez-vous maintenant de notre croisière ? Ces messieurs sur la montagne font beaucoup de bruit ; mais je n’entends même plus le sifflement des boulets ; on croirait pourtant qu’ils doivent voir nos voiles se dessiner sur cette bande de lumière qui s’ouvre à l’horizon du côté de la mer.

— Oui, oui, Monsieur, ils nous voient, répondit Coffin, et s’ils ne nous touchent pas, ce n’est pas faute de bonne volonté. Mais faites attention que nous sommes en travers de leur feu, et que nous avons un vent qui nous fait filer dix nœuds. Or quand nous serons vent devant et en ligne avec la batterie, nous verrons autre chose, et nous n’aurons peut-être que trop de besogne. Un canon de trente-deux ne se manie pas aussi aisément qu’un fusil de chasse ou une canardière.

Barnstable fut frappé de la vérité de cette observation ; mais comme il était impossible de faire sortir le schooner de la baie sans se mettre dans la position dont Tom Coffin venait de parler, et qu’il était urgent qu’il en sortît, il donna sur-le-champ les ordres nécessaires, et la tête du navire fut tournée vers la pleine mer en moins de temps que nous n’en prenons pour le dire.

— Ils nous tiennent à présent, ou jamais ils ne nous tiendront, s’écria le lieutenant quand cette manœuvre fut faite. Si nous pouvons gagner le vent, à la hauteur de cette pointe du côté du nord, nous entrerons en pleine mer, et en dix minutes nous pourrions rire du canon de poche de la reine Anne[1] qui, comme vous le savez, mon vieux Tom, portait de Douvres à Calais.

— J’ai entendu parler de cette pièce de canon, capitaine Barnstable, et il faut convenir qu’elle avait une belle portée, si le détroit dans ce temps-là avait la même largeur qu’aujourd’hui. Mais je vois quelque chose de plus dangereux qu’une douzaine des plus gros canons, fussent-ils à une demi-lieue de distance. Voyez-vous comme l’eau remplit déjà nos dalots ?

— Qu’importe ! elle a donné plus d’un bain à nos canons ; et cependant trouveriez-vous une fente ou une crevasse dans tout le bois de l’Ariel ; ne l’en ai-je pas garanti ?

— C’est ce que vous avez fait, et c’est ce que vous feriez encore si nous étions en pleine mer ; ce qui est tout ce qu’un homme doit désirer en ce monde pour s’y trouver à son aise, Mais quand nous serons hors de la portée de ces pétarades, nous serons affalés à la côte par ce maudit vent du nord-est ; et c’est ce que je crains plus que toute la poudre et tous les boulets que peut avoir l’Angleterre.

— Il ne faut pourtant pas trop mépriser les boulets, Tom. Tenez, les voilà qui ont trouvé leur chemin. Les entendez-vous siffler à nos oreilles ! Nous marchons bon train, maître Coffin, mais un boulet de trente-deux court plus vite que le meilleur vent.

Tom jeta un coup d’œil sur la batterie, qui venait de renouveler son feu avec une vivacité qui prouvait qu’on ne tirait plus au hasard.

— Ce n’est jamais la peine de se remuer pour éviter un boulet, dit-il, puisqu’ils sont tous destinés à arriver à leur but comme un vaisseau qui est chargé de croiser dans certaines latitudes. Mais quant aux vents, c’est autre chose ; ils ont été faits pour qu’un marin sache s’en défendre en déployant ou en carguant ses voiles suivant l’occasion. Or, ce promontoire au sud s’avance à trois lieues en mer ; le côté du nord est plein d’écueils et de bas-fonds, et à Dieu ne plaise que l’Ariel s’y trouve encore une fois engagé !

— Nous le ferons sortir de la baie, Tom-le-Long, s’écria Barnstable : nous aurons des bottes de trois lieues pour faire ce trajet.

— J’ai vu de plus longues bottes être trop courtes, répondit le contre-maître en secouant la tête. Une mer honteuse, une marée montante et une côte sous le vent, sont les trois fléaux de la navigation.

Le lieutenant allait lui répondre avec son ton de plaisanterie ordinaire quand il entendit le sifflement d’un boulet qui lui passa sur la tête. Un bruit semblable au craquement d’un bois qui se fend succéda à ce sifflement, et la partie supérieure du grand mât tomba sur le tillac, entraînant dans sa chute la grande voile et ce pavillon sur lequel le contre-maître, peu de temps auparavant, s’applaudissait de voir les étoiles, emblème des États-Unis et rivales de celles de la voûte azurée.

— Voilà un coup malheureux ! s’écria Barnstable avec dépit ; mais reprenant aussitôt son ton calme et son air de sang-froid, il donna ses ordres pour qu’on, nettoyât le pont, et qu’on assujettît la voile qui, agitée par le vent, aurait gêné la manœuvre.

Les funestes présages de Tom Coffin semblèrent s’évanouir dès que la nécessité l’obligea à joindre ses efforts à ceux du reste de l’équipage, et il ne fut ni le dernier ni le moins empressé à exécuter les ordres de son commandant. La perte de toutes les voiles que soutenait le grand mât rendit fort difficile de doubler le promontoire qui s’avançait à une assez grande distance dans l’Océan ; mais le bâtiment, était léger et bon voilier, le capitaine était plein de zèle et d’habileté, et le schooner, entraîné par le vent contre la fureur duquel il était sans défense, doubla le cap à peu de distance de la terre, en s’écartant des brisants autant qu’on le pouvait, pendant que les matelots cherchaient à rattacher autant de voiles qu’il était possible à ce qui restait du grand mât. Le feu de la batterie avait cessé à l’instant où l’Ariel avait doublé le promontoire ; mais Barnstable, dont les regards étaient alors exclusivement fixés sur l’Océan, s’aperçut bientôt que, comme son contre-maître le lui avait prédit, les éléments le menaçaient d’un danger plus imminent encore. Lorsque les avaries furent réparées autant que le permettait l’état des choses, Tom Coffin retourna à son poste près du lieutenant, et après avoir examiné avec le coup d’œil d’un marin la manière dont on venait d’arranger les voiles, il renoua la conversation.

— Ce maudit boulet, dit-il, aurait mieux fait d’emporter un membre du meilleur homme de l’équipage que de priver l’Ariel de sa meilleure jambe. Une grande voile ayant tous ses ris pris, peut être une voile prudente, mais c’est une pauvre voile pour faire marcher un navire.

— Et que voulez-vous donc, Coffin ? demanda Barnstable avec un mouvement d’impatience ; vous voyez que le schooner maintient sa proue en avant et s’éloigne de la côte. Croyez-vous qu’un vaisseau puisse voler en dépit d’un ouragan ? Voulez-vous que je vire vent arrière, et que je le fasse échouer ?

— Je ne veux rien, capitaine Barnstable, absolument rien, répondit le vieux marin sensible au déplaisir de son commandant ; je sais que vous êtes aussi en état qu’aucun homme qui ait jamais marché sur les planches d’un tillac de lui faire prendre le large. Mais, Monsieur, quand cet officier qui voulait m’enrôler comme soldat me parlait du projet qu’on avait formé de couler à fond l’Ariel sur ses ancres, je me suis senti comme je ne m’étais jamais trouvé auparavant. Il me semblait que je le voyais se briser, oui, Monsieur, se briser, comme vous voyez la tête de ce mât séparée du tronc. Et, je l’avouerai, car il est aussi naturel d’aimer son navire que de s’aimer soi-même, cette vue m’a fait perdre tout mon courage.

— Allons, allons, vieux corbeau de mer, s’écria le lieutenant, occupez-vous de la manœuvre. Mais, écoutez-moi, Tom-le-Long : si votre imagination vous présente des naufrages, des requins et d’autres spectacles aussi séduisants, gardez-les à fond de cale dans votre cerveau, et ne leur faites pas voir le jour sur mon gaillard d’avant. Voyez M. Merry, et suivez son exemple. Le voilà assis sur votre canon, chantant comme s’il était enfant de chœur dans l’église de son père.

— Ah ! capitaine Barnstable, répondit le contre-maître, M. Merry est un enfant. Il ne connaît rien, et par conséquent il ne craint rien. J’obéirai à vos ordres, Monsieur, et si un seul homme de l’équipage est effrayé de l’ouragan, ce ne sera pas parce qu’il aura entendu parler le vieux Tom Coffin.

Il fit deux ou trois pas pour retourner sur le gaillard d’avant ; mais il semblait s’éloigner à regret de son officier ; et il revint à lui sur-le-champ.

— Capitaine Barnstable, lui dit-il, voudriez-vous bien appeler M. Merry ? Vous savez que j’ai passé sur les eaux tout le temps de ma vie, et j’ai appris que rien ne redouble la fureur du vent comme de chanter pendant un ouragan. Celui qui commande aux tempêtes est mécontent que la voix de l’homme se fasse entendre quand il lui plaît d’envoyer son propre souffle sur la surface de la mer.

Barnstable ne savait trop s’il devait rire de la faiblesse de son contre-maître ou céder à l’impression que son air grave et solennel tendait à produire au milieu d’une telle scène. Faisant un effort pour bannir l’espèce de sentiment superstitieux qui semblait se glisser dans son propre cœur, il crut pourtant devoir essayer de rendre le courage à Tom Coffin en satisfaisant à son désir. Il appela Merry comme pour lui donner quelques ordres, et le respect que le jeune midshipman avait pour son commandant interrompit tout à coup l’air joyeux qu’il chantait. Tom se retira à pas lents, soulagé en apparence par la réflexion qu’il avait gagné un point si important.

L’Ariel continua à lutter quelques heures contre les vents et les flots. Enfin les premiers rayons de l’aurore se montrèrent, et les marins inquiets furent en état de se former une idée plus exacte du danger qui les menaçait. L’ouragan augmentait de violence ; on n’avait conservé que les voiles indispensables pour empêcher le navire d’être jeté sur la côte. À mesure que la lumière augmentait, Barnstable examinait le temps avec une attention qui prouvait qu’il ne regardait plus comme oiseux les pressentiments de son contre-maître. Du côté du nord-est, des montagnes d’eau verte, couronnées d’écume, roulaient vers le rivage avec une violence à laquelle rien ne semblait pouvoir mettre des bornes ; et quand le soleil levant dardait ses rayons sur les gouttes d’eau que le vent détachait du sommet des vagues, il y avait des moments où l’air semblait semé de diamants.

Du côté de la mer, la vue était encore plus effrayante. Les rochers, qui n’étaient qu’à une petite demi-lieue sous le vent du schooner, disparaissaient quelquefois derrière la masse des vagues qui semblaient vouloir s’élancer au-delà des bornes que la nature a prescrites à l’Océan. Toute la côte, depuis le promontoire éloigné du côté du sud jusqu’aux écueils bien connus qui s’étendaient dans la direction opposée, était couverte d’une large ceinture d’écume dans laquelle nul vaisseau n’aurait pu s’engager sans périr.

Cependant l’Ariel flottant encore légèrement sur les vagues, et paraissait jusqu’alors en sûreté, quoiqu’il descendît de temps en temps au fond des gouffres qui semblaient s’entr’ouvrir pour l’engloutir. L’évidence du danger avait frappé tout l’équipage, et les marins tantôt jetaient un regard de désespoir sur le peu de voiles qu’on avait pu déployer, tantôt portaient les yeux avec terreur sur la ligne de côtes qui semblait leur offrir une alternative si effrayante. Dillon lui-même, aux oreilles duquel le bruit du danger qu’on courait était déjà parvenu, avait quitté la cabane où il était resté caché jusqu’alors, et marchait d’un pas chancelant sur le tillac, sans que personne fît attention à lui ; mais son oreille avide dévorait les moindres paroles qui échappaient aux matelots consternés.

En ce moment d’appréhension générale, le contre-maître montrait la résignation la plus calme. Il savait qu’on avait fait tout ce qui était au pouvoir de l’homme pour écarter de la terre le petit navire, et il n’était que trop évident à ses yeux expérimentés que tout était inutile : mais, se regardant en quelque sorte comme une partie inhérente de son schooner, il était résolu à en partager le destin fatal ou favorable.

Le front de Barnstable était sombre, mais aucune considération personnelle ne causait son inquiétude ; elle prenait sa source dans cette affection presque paternelle que tout commandant de navire éprouve pour ceux qui servent sous ses ordres. L’ordre de la discipline la plus exacte continuait à être complètement observé. Deux des plus vieux marins avaient à la vérité indiqué l’intention de noyer dans l’ivresse la crainte de la mort ; mais Barnstable avait demandé ses pistolets d’un ton qui leur avait imposé sur-le-champ ; et quoiqu’il n’eût pas touché à ses armes, quoiqu’il les eût laissées sur le cabestan où on les avait placées, nul autre symptôme d’insubordination ne s’était, manifesté dans l’équipage. On y remarquait même, ce qui aurait paru à un homme étranger à la mer une attention minutieuse à remplir les moindres devoirs dont chacun était chargé. On levait les câbles, on réparait avec soin les plus légers dommages qu’occasionnaient les vagues par lesquelles, à chaque instant, était balayé le pont de l’Ariel. Chacun apportait à toutes ces manœuvres le même zèle et la même précision que si le navire eût été à l’ancre dans une baie tranquille. En un mot, le chef exerçait encore toute son influence sur l’équipage soumis et silencieux, non par la vanité de prolonger une autorité expirante, mais pour maintenir cette unité d’action qui pouvait seule faire luire un dernier rayon d’espérance.

L’Ariel ne peut résister à une pareille mer sous ces haillons de voiles, dit Bannstable au contre-maître qui, les bras croisés et avec un air de froide résignation, se balançait sur le bord du gaillard d’arrière, tandis que le schooner paraissait près d’être englouti entre deux vagues ; ce pauvre Ariel tremble dans l’eau comme un enfant effrayé.

Tom ne lui répondit d’abord que par un profond soupir et en secouant la tête.

— Si nous avions conservé notre grand mât une heure de plus, dit-il enfin, nous aurions pu gagner le large, prendre le vent et nous écarter des écueils ; mais dans la situation où nous sommes, Monsieur, toute la science des mortels ne saurait faire marcher un navire contre le vent. Nous dérivons à la côte, et dans moins d’une heure nous serons au milieu des brisants, à moins que la volonté de Dieu ne soit de mettre fin à l’ouragan.

— Je ne vois de ressource que de jeter l’ancre, dit le lieutenant ; c’est le dernier moyen de salut qui nous reste.

Tom se tourna vers son commandant, et lui répondit d’un air solennel, et avec cette assurance que l’expérience seule peut donner dans un moment de péril imminent :

— Quand notre plus gros câble serait attaché à la plus pesante de nos ancres, nous n’en chasserions pas moins, quand même il n’aurait à retenir que les planches et le fer dont l’Ariel est composé. Comment résister à un vent du nord et de l’Océan germanique dans l’état où nous sommes ? et l’ouragan conservera toute sa force jusqu’à ce que le soleil darde ses rayons sur la terre ; alors il est possible qu’il diminue de violence, car les vents semblent quelquefois respecter la gloire du firmament, et n’osent se livrer à toute leur fureur en face du soleil.

— Il faut que nous remplissions nos devoirs envers notre patrie et envers nous-mêmes, répondit Barnstable. Allez, faites épisser les deux ancres de poste, et étalinguez un câble à celle de touée ; nous jetterons les deux ancres en même temps, nous filerons deux cent quarante brasses s’il le faut, et il est possible que cela sauve le schooner. Préparez tout pour cette manœuvre, et faites abattre tous les mâts ; le vent n’aura plus de prise que sur le corps du navire.

— S’il n’y avait que le veut à craindre, dit Coffin, nous pourrions encore espérer de voir le soleil se coucher derrière ces montagnes ; mais où est le chanvre capable de résister au tirage d’un vaisseau qui est la moitié du temps enfoncé dans l’eau de toute la hauteur du grand mât ?

L’ordre fut pourtant exécuté par l’équipage avec une soumission qui semblait celle du désespoir. Dès que les préparatifs furent terminés on jeta les ancres à la mer, après quoi l’on appliqua la hache au pied des mâts. Le bruit des vergues qui tombaient successivement sur le tillac ne parut produire aucune sensation sur l’esprit des marins au milieu de cette scène de dangers compliqués ; ils ne conservaient plus d’espérance, mais ils ne s’en acquittaient pas moins de leurs devoirs. Ils jetèrent à la mer les débris de leurs agrès, et les suivirent des yeux tandis qu’ils flottaient sur l’onde, emportés par les vagues vers les rochers. Ils éprouvaient une sorte de curiosité pénible de voir l’effet que produirait leur choc contre les écueils dont ils étaient si voisins ; mais ces débris disparurent sous l’écume de l’élément furieux. Tout l’équipage de l’Ariel sentit alors qu’on venait de mettre en usage le dernier moyen de salut ; et toutes les fois que le schooner s’enfonçait dans le sein de la mer qui couvrait à chaque instant le tillac, les marins croyaient voir le fer des ancres se détacher du fond, ou entendre se briser les câbles qui y retenaient le navire.

Tandis que tout l’équipage était agité par la vue d’un péril si prochain, Dillon restait sur le pont, l’œil hagard, respirant à peine et les poings fermés. Personne ne faisait attention à lui ; chacun n’était occupé qu’à songer à quelques moyens de sûreté. Il semblait dans l’angoisse du désespoir, et, voulant apprendre si l’on conservait encore quelque chance de salut, il se hasarda à s’approcher du contre-maître appuyé sur son canon et entouré du petit groupe de matelots qui jetaient sur Dillon des regards courroucés qui semblaient le menacer d’une vengeance expéditive, mais que son extrême agitation l’empêchait de comprendre.

— Si vous êtes las de ce monde, lui dit Tom Coffin, quoiqu’il soit probable que ni vous ni moi nous n’avons pas bien longtemps à y rester, vous n’avez qu’à vous approcher de nos matelots. Mais si vous avez besoin de quelques instants pour faire l’addition des comptes de votre voyage sur la terre avant le débarquement en face de votre Créateur, et d’entendre le rapport écrit sur les registres du ciel, je vous conseille de vous tenir le plus près possible du capitaine Barnstable ou de son vieux contre-maître.

— Me promettez-vous de me sauver si le navire fait naufrage ? s’écria Dillon, entendant avec ravissement les premières paroles d’intérêt qui lui eussent été adressées depuis qu’il se trouvait pour la seconde fois au pouvoir des Américains ; si vous le voulez, je vous promets de vous faire vivre dans l’aisance, dans la richesse, tout le reste de votre vie.

— Vous avez déjà trop mal tenu vos promesses pour la paix de votre âme, lui répondit Coffin avec sévérité, quoique sans amertume : mais je n’aurais pas le cœur de frapper même une baleine quand je la vois perdre tout son sang.

Les nouvelles supplications de Dillon furent interrompues par un cri terrible que poussa tout l’équipage, et qui parut ajouter encore à l’horreur de la tempête. Le schooner s’éleva en même temps sur le sommet d’une énorme vague, retomba ensuite dans l’abîme qu’elle avait entr’ouvert, se releva sur une autre, et fut entraîné vers la côte comme une coquille de noix descendant une cataracte.

— Le câble des ancres est brisé, dit Tom Coffin avec tout le sang-froid que peuvent donner le courage et la résignation ; mais il faut du moins rendre la fin du pauvre Ariel aussi douce que possible.

En parlant ainsi il saisit le gouvernail et donna au navire la direction nécessaire pour que la proue fût la première partie qui touchait les écueils.

Le visage de Barnstable trahit un moment l’angoisse qui l’agitait ; mais presque aussitôt il reprit son ton d’enjouement en s’adressant à son équipage :

— Du courage et du calme, mes enfants, s’écria-t-il, tout espoir n’est pas encore perdu pour vous. Nous tirons si peu d’eau que nous avancerons bien près des brisants, et nous sommes à marée basse. Préparez les barques, armez-vous de fermeté.

À ces mots, l’équipage sortant d’une sorte de stupeur, lança une des barques à la mer. C’était celle que montait ordinairement Tom Coffin. Les marins qui en étaient les rameurs habituels y descendirent, et eurent besoin d’employer tous leurs efforts pour la maintenir sans danger près du schooner. Ils appelèrent à grands cris le contre-maître ; mais Tom secoua la tête sans leur répondre, et resta la main appuyée sur le gouvernail et les yeux fixés sur les brisants vers lesquels le navire s’avançait rapidement. La seconde barque, qui était la plus grande, fut emportée par une vague, à l’instant où l’on allait la lancer aussi à la mer ; mais le tumulte et l’agitation du moment rendaient l’équipage presque insensible à l’horreur de cette scène.

Un cri perçant du contre-maître : — Prenez garde à vous ! tenez-vous fermes ! rappela ses compagnons au souvenir de leur situation périlleuse, et au même instant une vague soulevant l’Ariel le fit tomber en se retirant sur une pointe de rocher. Le choc fut tel que tous ceux qui avaient négligé de suivre l’avis de Tom Coffin furent jetés sur le tillac. La terreur fut générale ; cependant les marins plus expérimentés crurent un instant que le plus grand danger était passé ; mais une vague plus furieuse encore que celle qui l’avait précédée enleva de nouveau le navire, et le précipita contre les écueils, tandis qu’une lame d’eau entrant par l’arrière balaya le pont avec une violence presque irrésistible. Les marins consternés virent en ce moment la barque qu’ils avaient perdue lancée par une autre vague contre les brisants, et il n’en resta pas une seule planche. Mais l’Ariel se trouvait alors sur les rochers dans une position qui paraissait devoir le garantir quelques moments de la fureur des flots.

— Partez, mes enfants, partez, dit Barnstable quand cette crise d’incertitude terrible fut passée ; il vous reste encore une barque, et elle peut vous conduire bien près du rivage. Allez, mes enfants, que Dieu vous protége ! Vous vous êtes conduits avec honneur et fidélité ; j’espère qu’il ne vous abandonnera pas. Partez pendant que nous avons un moment de répit.

Les marins se jetèrent en masse dans la barque, qui s’enfonçait presque sous le fardeau inusité dont elle était chargée ; mais quand ils se regardèrent les uns les autres, ils virent que Barnstable, Merry, Dillon et Tom Coffin étaient encore sur l’Ariel. Le lieutenant se promenait d’un air pensif et mélancolique sur le tillac de son schooner, tandis que le midshipman, lui prenant le bras, le suppliait, sans en être écouté, de quitter le navire naufragé. Dillon fit plus d’une tentative pour passer dans la barque ; mais chaque fois qu’il s’approchait du bord du navire les matelots lui faisaient des gestes menaçants qui l’obligeaient à s’éloigner avec désespoir. Tom s’était assis sur le pied du beaupré dans l’attitude calme de la résignation, et, ne répondait aux cris répétés de ses compagnons qu’en leur faisant signe de gagner le rivage.

— Écoutez-moi, monsieur Barnstable, dit Merry les larmes aux yeux : si ce n’est pas pour moi, si ce n’est pas pour vous-même, si ce n’est pas par l’espoir que nous devons conserver en la merci de Dieu, que ce soit pour l’amour de ma cousine Catherine ! Descendez dans la barque !

Le jeune lieutenant s’arrêta, jeta un regard sur les rochers dont elle était entourée, et parut hésiter un moment ; mais l’instant d’ensuite il reporta ses yeux sur son navire échoué, et s’écria :

— Jamais ! Merry ! jamais ! si mon heure est arrivée, je saurai subir mon destin.

— Ayez pitié de ces braves gens, dit Merry ; la première vague un peu forte brisera la barque contre le schooner. Ne les entendez-vous pas crier qu’ils ne partiront pas sans vous ?

Barnstable lui montra du doigt la barque, et lui ordonna d’un ton ferme d’y entrer ; après quoi il se détourna en silence.

— Eh bien ! s’écria l’intrépide jeune homme, si c’est le devoir d’un lieutenant de rester sur un bâtiment naufragé, ce doit en être un pour un midshipman. Partez, mes amis ! partez, ni M. Barnstable ni moi nous ne quitterons l’Ariel.

— Jeune homme, votre vie m’a été confiée, et c’est moi qui en suis responsable, dit Barnstable ; et au même instant, saisissant Merry en dépit de tous ses efforts, il le mit entre les bras de quelques matelots qui le placèrent dans la barque. Partez maintenant, ajouta-t-il, et que Dieu veille sur vous, car votre barque n’est déjà que trop chargée.

Les marins ne se pressèrent pas d’obéir, car ils voyaient le contre-maître se lever et s’avancer vers eux à grands pas, et ils s’imaginèrent que, changeant d’avis, il allait descendre dans la barque, et qu’il déterminerait leur commandant à en faire autant. Mais Tom, imitant l’exemple que Barnstable venait de lui donner, le saisit brusquement entre ses bras, et le tint suspendu au dehors du bâtiment jusqu’à ce que quelques matelots s’en fussent emparés pour le placer dans la barque. Au même instant il détacha la corde qui retenait encore ce frêle esquif. Levant alors ses larges mains vers le ciel, il s’écria :

— Quant à moi, que la volonté de Dieu s’accomplisse ! j’ai vu clouer la première planche de l’Ariel, et quand j’aurai vu la dernière s’en détacher, je ne désire pas vivre plus longtemps.

Ses camarades n’entendirent qu’à peine ces paroles. Dès que la barque ne fut plus retenue par la corde, elle fut entraînée rapidement par les vagues, car elle était trop chargée pour qu’il fût possible de la gouverner. Tom immobile la suivait des yeux ; il la vit pour la dernière fois sur le sommet d’une vague écumante, elle semblait descendre dans un abîme, et la vague suivante n’offrit plus à ses regards que quelques débris. Il vit alors des têtes et des bras s’élever au-dessus des ondes ; les uns faisaient les plus grands efforts pour gagner le rivage, car la marée continuant à baisser laissait apercevoir les sables à peu de distance ; les autres, incapables de lutter contre la fureur des flots, ne faisaient que les mouvements que leur inspirait le désespoir.

Le brave marin poussa un cri de joie quand il vit Barnstable mettre le pied sur le sable, entraînant Merry d’une main. Quelques marins gagnèrent le même endroit ; d’autres furent portés un peu plus loin, mais ils arrivèrent au rivage en sûreté. Tom alla se rasseoir sur le pied du beaupré, et détourna ses regards pour ne pas voir les restes inanimés de plusieurs de ses compagnons, brisés contre les rochers avec une force qui leur laissait à peine quelque chose de la forme humaine.

Il ne restait plus alors sur l’Ariel que Dillon et le contre-maître. Le premier avait considéré avec une sorte de désespoir stupide la scène que nous venons de décrire ; mais une idée qui se présenta à son imagination fit accélérer les battements de son cœur, et il s’approcha de Tom Coffin avec cette espèce de sentiment d’égoïsme qui fait paraître plus supportable un malheur sans remède quand un autre le partage.

— Quand la marée sera au plus bas, lui dit-il d’une voix tremblante, quoique ses paroles indiquassent quelque espérance, l’eau ne sera plus assez profonde pour nous empêcher de gagner la terre de pied ferme.

— Il a existé un être, mais il n’en a existé qu’un seul sous les pieds duquel l’eau était la même chose que le tillac d’un vaisseau, répondit le contre-maître d’un ton grave et sérieux, et il faudrait avoir sa toute-puissance pour pouvoir aller d’ici jusqu’aux sables en marchant. Le vieux marin regardait Dillon avec un mélange de mépris et de pitié, et il ajouta : — Si vous aviez pensé plus souvent à lui pendant le beau temps, vous seriez moins à plaindre pendant la tempête.

— Croyez-vous donc que le danger soit imminent ?

— Pour ceux qui ont lieu de craindre la mort. Écoutez ! Entendez-vous ce bruit sous vos pieds ?

— C’est le vent qui frappe contre les flancs du navire.

— C’est le pauvre navire lui-même qui fait entendre ses derniers gémissements. L’eau perce sa quille, et dans quelques minutes le plus beau schooner qui ait jamais fendu les ondes sera semblable aux copeaux qui tombent du tronc d’arbre qu’on équarrit.

— Et pourquoi donc restez-vous ici ? s’écria Dillon d’un air égaré.

— Pour que l’Ariel me serve de cercueil, si c’est la volonté de Dieu. Ces ondes sont pour moi ce que la terre est pour vous. Je suis né sur la mer, et j’ai toujours pensé qu’elle serait mon tombeau.

— Mais, moi, moi, s’écria Dillon, je ne suis pas prêt à mourir, je ne puis mourir, je ne veux pas mourir !

— Pauvre insensé ! il faut que vous partiez comme le reste des hommes. Quand l’heure du quart de la mort est arrivée, personne ne peut refuser de paraître à l’appel.

— Je sais nager, continua Dillon en courant avec empressement au bord du navire. Si j’avais seulement quelques pièces de bois pour m’aider !

— Il n’y en a plus ; tout a été jeté à la mer ou entraîné par les vagues. Si vous voulez tâcher de sauver votre vie en nageant, ne prenez avec vous qu’une conscience purifiée, le courage du cœur et la confiance en Dieu.

— En Dieu ! répéta Dillon dans un accès de délire ; je ne connais pas de Dieu ! il n’y a pas de Dieu qui me connaisse !

— Silence, blasphémateur ! s’écria le contre-maître d’une voix imposante qui semblait commander aux éléments, silence !

L’espèce de mugissement sourd que faisait entendre en ce moment la quille de l’Ariel, cédant à la pression de l’eau, ajouta encore au désespoir de Dillon ; il ne prit plus conseil que de ses alarmes, et il se précipita lui-même dans la mer.

Les vagues, comme repoussées par les rochers de la côte, formaient des contre-courants au milieu desquels se trouvait le schooner ; la force en était telle, qu’à quelque distance du navire tous les efforts de Dillon ne purent la vaincre. Il était bon nageur, léger, vigoureux, et il lutta longtemps avec le courage du désespoir, excité par la vue du rivage, quoiqu’il ne gagnât pas un pied de terrain.

Le contre-maître, qui avait d’abord suivi des yeux ses mouvements avec une indifférence insouciante, vit alors d’un coup d’œil le danger de la situation de Dillon, et ne pensant plus au destin qui le menaçait lui-même, il lui cria d’une voix si forte que le vent la porta aux oreilles de ceux de ses compagnons qui venaient de gagner les sables :

— Faites une bordée à bâbord ! sortez du courant ! tournez le gouvernail au sud !

Dillon entendit le son de sa voix ; mais déjà comme anéanti par la terreur, il ne put comprendre l’avis qui lui était donné. Un instinct machinal le fit pourtant changer de direction, et il tourna la tête de nouveau du côté de l’Ariel. Le courant établi entre les rochers l’entraînait obliquement jusqu’à peu de distance de l’Ariel. Abrité par le corps du navire, il n’avait plus alors à combattre que les flots ; mais ses forces étaient épuisées, et quoiqu’il luttât encore avec courage, il ne pouvait surmonter la résistance qu’il rencontrait.

Tom Coffin jeta les yeux autour de lui, pour voir s’il trouverait une corde ; mais tous les câbles, tous les cordages avaient été jetés à la mer avec les vergues, ou entraînés par les vagues. Ses regards rencontrèrent en ce moment ceux du malheureux Dillon. Quoique accoutumé à des spectacles d’horreur, le vieux marin porta involontairement la main sur ses yeux pour éviter ces regards rendus terribles par le désespoir ; et quand un instant plus tard il l’eut laissée retomber sur ses genoux, il aperçut Dillon luttant encore contre les flots avec de vains efforts pour regagner le bâtiment naufragé, afin de prolonger de quelques instants une existence dont il n’avait pas su profiter pour se préparer à une autre vie.

— Il va bientôt connaître son Dieu, se dit Tom Coffin, et il apprendra que son Dieu le connaît.

À peine avait-il prononcé ces mots qu’une vague furieuse vint frapper l’Ariel, qui ne put résister à ce choc ; toutes ses planches ébranlées se désunirent, et la mer en entraîna les débris sur les rochers avec le corps du brave et simple contre-maître.


  1. Canon qu’on montre encore aux voyageurs à Douvres.