Le Pilote (Cooper)/27

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 301-314).


CHAPITRE XXVII.


Je n’ai jamais vu d’ambassadeur qui fût plus digne de représenter l’Amour.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Cécile et Catherine se séparèrent de miss Dunscombe dans la galerie du cloître. Elle se retira dans son appartement, et les deux cousines ayant regagné le leur, entrèrent dans la pièce qui leur servait de cabinet de toilette. Les circonstances ayant placé ceux auxquels elles prenaient le plus vif intérêt dans une situation qui, si elle n’était pas positivement dangereuse, était du moins inquiétante, toute autre pensée devenait subordonnée chez elles à ce sentiment puissant, et ce fut peut-être cette raison qui les empêcha d’être émues aussi vivement qu’on pouvait supposer qu’elles auraient dû l’être en voyant Merry découvert et arrêté.

Ce jeune homme était comme elles l’unique enfant de l’une des trois sœurs qui unissaient par les liens du sang trois des principaux personnages de notre histoire. Sa jeunesse avait inspiré pour lui à ses belles cousines une affection véritablement fraternelle ; mais elles savaient que se trouvant entre les mains du colonel Howard, sa vie était en sûreté quoique sa liberté pût être en danger. Quand donc la première émotion que leur avait causée son arrivée soudaine après une si longue séparation se fut un peu calmée, elles furent moins inquiètes des suites que pouvait avoir pour lui-même son arrestation, que des conséquences qui pouvaient en résulter pour d’autres.

N’ayant plus à craindre les observations d’aucun étranger, elles s’abandonnèrent alors sans contrainte aux mouvements de leur cœur, chacune suivant son caractère. Catherine marchait à grands pas dans l’appartement, avec une sorte d’agitation nerveuse ; miss Howard, la tête baissée et appuyée sur sa main, que couvraient ses tresses de beaux cheveux noirs, semblait vouloir se livrer à ses réflexions avec plus de tranquillité.

— Barnstable ne peut être loin d’ici, dit Catherine après quelques instants de silence. Il est impossible qu’il ait envoyé ici cet enfant sans être à portée pour exécuter quelque projet.

— Quel projet ? dit Cécile en levant sur sa cousine ses yeux bleus pleins de douceur ; il ne peut plus être question d’échange, et peut-être rendra-t-on les prisonniers responsables de la mort de Dillon.

— Croyez-vous que ce misérable soit véritablement mort ? demanda miss Plowden. Ce n’est peut-être qu’une menace, qu’un subterfuge imaginé par Merry, je ne sais dans quelles intentions. C’est un jeune étourdi ; il ne manque pas de hardiesse, et au besoin il agirait comme il parle.

— Il est mort, dit Cécile en tressaillant d’horreur et en s’appuyant de nouveau le visage sur ses mains ; les yeux de Merry, ses traits, son air, toute sa contenance m’ont confirmé ce qu’il disait. Je crains, Catherine, que M. Barnstable n’ait écoute le ressentiment plus que la prudence quand il a appris la trahison de Dillon ; et sûrement, quoique les cruels usages de la guerre puissent justifier une vengeance si terrible contre un ennemi, il n’aurait pas dû oublier la situation dans laquelle se trouvent ses propres amis.

— M. Barnstable n’a rien fait de tout cela, miss Howard, dit Catherine avec vivacité en s’arrêtant brusquement ; M. Barnstable est aussi incapable d’assassiner de sang-froid un ennemi que d’abandonner un ami.

— Mais en temps de guerre, des représailles ne s’appellent pas un assassinat.

— Appelez-les comme vous voudrez, pensez-en ce qu’il vous plaira, Cécile, je garantirais sur ma vie que Richard Barnstable n’a jamais versé ni fait verser que le sang des ennemis de son pays.

— Le malheureux a donc été sacrifié à la colère de ce marin qui l’a emmené prisonnier ?

— Ce marin, miss Howard, a un cœur aussi bon que le vôtre. C’est…

— De grâce, Catherine, ne me parlez pas avec ce ton d’humeur. Nos maux ne sont-ils pas assez grands ? Faut-il que nous les aggravions encore par des querelles ?

— Je ne vous querelle pas. Je ne fais que défendre un absent, un innocent, contre vos injustes soupçons, ma chère cousine.

— Dites plutôt votre sœur, Catherine, reprit miss Howard tandis que leurs mains se cherchaient comme par un instinct d’amitié ; ne sommes-nous pas de véritables sœurs ? Mais tâchons de penser à quelque chose de moins horrible. Pauvre Dillon ! À présent qu’il a subi un si terrible destin, je crois que je lui trouve moins d’astuce et plus de droiture que nous ne lui en avions jamais supposé. Vous êtes d’accord avec moi sur ce point, Catherine, je le vois à votre physionomie. Eh bien ! Catherine, ma cousine, que regardez-vous donc ?

Miss Plowden, en laissant aller la main de Cécile, avait recommencé sa promenade dans la chambre, mais d’un pas moins précipité. À peine était-elle arrivée près de la fenêtre qu’elle s’arrêta tout à coup, et ses yeux parurent se fixer sur quelque objet éloigné avec la plus vive attention. Les derniers rayons du soleil couchant tombaient sur son visage, et donnaient un nouvel éclat aux couleurs de ses joues ; son attitude, ses regards fixes, tout annonçait qu’un nouvel intérêt venait de s’éveiller en› elle. Un changement si soudain n’avait pas manqué d’être remarqué par Cécile, et elle s’interrompit pour lui faire la question que nous venons de rapporter.

Catherine se retourna, fit signe à sa compagne de venir la joindre, et lui dit en étendant le bras vers le bois qui était en face :

— Regardez au haut de cette vieille tour au milieu des ruines ; ne voyez-vous pas voltiger en l’air, au-dessus des murs, quelque chose de rouge et de jaune ?

— Oui, quelques feuilles tardives restées sur les arbres ; mais elles n’ont pas ces vives nuances qui font l’ornement de l’automne dans notre chère Amérique.

— C’est que les ouvrages des hommes ne peuvent briller comme les œuvres de Dieu. Ce ne sont pas des feuilles, Cécile, ce sont les signaux que mon enfantillage a inventés. Je ne doute pas que Barnstable ne soit sur le haut de cette tour. Merry le sait sans doute, mais il ne le trahira pas ; non, il ne pourrait ni ne voudrait le trahir.

— Je répondrais sur ma vie de l’honneur de notre jeune cousin ; mais vous avez pris le télescope de mon oncle pour vous en servir en pareille occasion. Où est-il ? Un seul instant peut vous tirer d’incertitude.

Catherine courut ouvrir un tiroir dans lequel était cet instrument, et se prépara à la hâte à s’en servir.

— C’est lui ! s’écria-t-elle dès qu’elle eut approché son œil du verre. Je vois même sa tête s’élever au-dessus des murailles. Comment peut-il être assez imprudent pour s’exposer ainsi sans nécessité ?

— Mais que vous dit-il, Catherine ? Vous êtes la seule qui puissiez interpréter ses signaux.

Miss Plowden courut chercher le double du petit registre qu’elle avait remis à Barnstable, et qui contenait la clef des signaux qu’elle avait inventés. Elle l’ouvrit et le feuilleta avec empressement pour chercher l’explication dont elle avait besoin.

— Ce signal, dit-elle, n’est que pour m’informer qu’il est à son poste ; il faut que je l’avertisse que je suis au mien.

Lorsque Catherine, autant pour satisfaire une fantaisie que dans l’espoir véritable de jamais se servir de ces signaux, avait imaginé ce mode de communication avec Barnstable, elle avait heureusement songé à disposer tout ce qui était nécessaire pour répondre à ses questions. Nous avons déjà vu qu’elle avait préparé de petits pavillons ; ses doigts déliés suspendirent ceux dont elle avait besoin en ce moment à des rubans qu’elle attacha aux cordons des rideaux, et les abandonnant au gré des vents, on les vit bientôt flotter en l’air à un pied ou deux de la croisée.

— Il les a vus ! s’écria Cécile : il a retiré ses pavillons, sans doute pour en préparer d’autres.

— Ayez toujours l’œil au télescope, ma cousine, et indiquez-moi les couleurs que vous verrez et l’ordre dans lequel elles seront rangées. Pendant ce temps, j’en chercherai l’explication.

— Il est aussi habile que vous. Voici deux autres pavillons qui voltigent au-dessus de la tour : celui de dessus est blanc, et l’autre noir.

— Blanc sur noir, répéta Catherine en feuilletant rapidement son registre ; m’y voici : Mon messager a-t-il été vu ? Il faut qu’il apprenne la triste vérité. Tenez, jaune, blanc et rouge. Cela veut dire : Il est prisonnier. Quel bonheur que j’aie préparé une telle question et une telle réponse ! Eh bien ! Cécile, que dit-il à cela ?

— Il prépare de nouveaux pavillons. Ne me touchez donc pas, Catherine ; car vous tremblez si fort que vous faites changer la position du télescope. Tenez, l’y voici. Cette fois-ci c’est jaune sur noir.

— Cela signifie Griffith, ou qui ? Il ne nous comprend pas, mais je ne pensais qu’à ce pauvre enfant en assemblant mes couleurs. Ah ! jaune, vert et rouge : Mon cousin Merry. Il ne peut manquer de nous comprendre à présent.

— Il a déjà retiré ses signaux ; mais il paraît que cette nouvelle l’alarme, car il est moins prompt à en préparer d’autres. En voici qui paraissent. Bleu, rouge et jaune.

— Cette question est : Suis-je en sûreté ? Voilà ce qui a occasionné sa lenteur, miss Howard ; Barnstable est toujours lent à songer à sa sûreté. Mais que lui répondre ? Si nous allions l’engager à avoir trop de confiance, et qu’il risquât quelque fausse démarche, comment pourrions-nous jamais nous le pardonner ?

— Il n’y a nulle crainte à avoir relativement à André Merry ; il ne parlera pas ; et quant à Borroughcliffe, je crois que s’il pouvait s’imaginer que ses ennemis sont si près de lui, il ne resterait pas à table.

— Il y restera tant qu’il aura du vin et qu’il sera en état d’en boire. Nous savons pourtant par une triste expérience qu’il est bon soldat quand l’occasion l’exige ; mais pour cette fois je me flatte qu’il ignore tout. Ainsi je vais lui répondre : Vous êtes encore en sûreté, mais soyez prudent.

— Il a promptement déchiffré vos signaux, Catherine, et sa réponse ne se fait pas attendre. C’est vert sur blanc qu’il montre maintenant ! Eh bien ! ne m’entendez-vous pas, Catherine ? c’est vert sur blanc. Vous êtes muette ! Que vous dit-il donc ?

Catherine ne répondit rien. Sa cousine quitta le télescope pour la regarder, et elle la vit les yeux fixés sur une page de son registre, tandis que ses joues brillaient du rouge le plus vif.

— J’espère que votre rougeur et ses signaux ne sont pas de mauvais augure, Catherine, dit miss Howard. Le vert indique-t-il sa jalousie comme le blanc est l’emblème de votre innocence ! Que veut-il dire, cousine ?

— Il fait comme nous, Cécile, il dit des fadaises, répondit Catherine en arrangeant avec un air de dépit mêlé de satisfaction un grand nombre de petits pavillons de diverses couleurs, mais l’état des choses exige que je parle à Barnstable plus librement.

— Je vais me retirer, dit Cécile en se levant d’un air grave.

— Ne prenez pas un air si sérieux, Cécile, ou je dirai que c’est vous qui avez maintenant envie de me quereller. Ne voyez-vous pas que le jour baisse, et qu’il faut trouver quelque moyen de converser autrement que par les yeux ? Voici le signal à lui montrer. Il signifie : Quand l’horloge de l’abbaye sonnera neuf heures, rendez-vous avec précaution à la porte du jardin qui donne sur la route, du côté de l’orient ; et jusques alors tenez-vous bien caché. J’avais préparé ce signal pour le cas où une entrevue deviendrait nécessaire.

— Eh bien ! il paraît qu’il l’a compris, dit Cécile qui avait repris sa place au télescope ; et il semble disposé à vous obéir, car je ne le vois plus, ni lui ni ses pavillons.

Miss Howard n’ayant plus rien à observer, quitta de nouveau son poste ; mais Catherine s’en empara, et ne remit l’instrument en sa place qu’après y avoir appliqué l’œil et fixé longtemps ses regards sur la tour, qui lui parut en effet déserte. L’intérêt et l’inquiétude que fit naître la conversation imparfaite qui venait d’avoir lieu entre miss Plowden et son amant ne manquèrent pas de donner lieu à bien des réflexions de la part des deux cousines, et elles eurent un entretien assez animé, interrompu par l’arrivée de miss Dunscombe, qui venait les avertir qu’elles étaient attendues pour le thé. Leur amie elle-même, quoique peu portée à concevoir des soupçons, ne put s’empêcher de remarquer au premier coup d’œil qu’elle jeta sur elles, un changement dans leur air et dans leurs manières, qui semblait annoncer qu’elles n’avaient pas toujours été du même avis dans leur entretien secret. Cécile avait l’air d’être troublée, inquiète, et ses traits offraient une expression de mélancolie, tandis que les yeux brillants et les joues animées de Catherine indiquaient une émotion au moins aussi vive, mais d’une nature différente. Cependant comme ni l’une ni l’autre des deux cousines ne parla à miss Dunscombe du sujet de leur conversation, elle les suivit en silence dans le salon.

Le colonel Howard et le capitaine Borroughcliffe reçurent les trois amies avec une politesse et des égards marqués. Il y avait des moments où un air morne rendait plus sombre la physionomie naturellement franche et ouverte du premier, en dépit des efforts évidents qu’il faisait pour cacher son agitation ; mais l’officier recruteur conservait un calme et un sang-froid imperturbables. Il remarqua vingt fois les yeux de Catherine fixés sur lui avec un air d’attention qu’un autre que lui aurait peut-être eu la vanité d’interpréter favorablement ; mais ce témoignage flatteur du pouvoir qu’il avait d’attirer souvent les regards d’une jeune et jolie personne ne troubla pas un moment sa tranquillité. Ce fut en vain que Catherine chercha à lire dans ses traits ; ils étaient inflexibles comme s’ils eussent été couverts d’un masque d’airain, quoiqu’il eût des manières aussi aisées et aussi naturelles que de coutume.

Fatiguée enfin de cet examen inutile, elle regarda la pendule, et vit avec surprise que neuf heures allaient sonner. N’ayant aucun égard à un coup d’œil suppliant que lui adressa sa cousine, elle quitta sa place pour se retirer. Le capitaine Borroughcliffe se leva galamment pour lui ouvrir la porte, et tandis qu’elle le saluait pour le remercier de sa politesse, leurs yeux se rencontrèrent encore une fois. Elle se hâta de le quitter, et se trouva seule dans la galerie ; elle hésita quelques instants avant d’avancer, car elle croyait avoir remarqué dans le regard du capitaine une expression indéfinissable, qui annonçait un projet secret mêlé d’une pleine confiance ; mais il n’était pas dans son caractère d’être lente à se déterminer quand les circonstances exigeaient de la promptitude et de la résolution, et jetant sur ses épaules une mante qu’elle avait préparée, elle sortit avec précaution.

Agitée de la crainte que Borroughcliffe n’eût appris quelque chose qui pût compromettre la sûreté de son amant, dès qu’elle arriva en plein air, elle eut soin de regarder de tous côtés pour voir si l’on avait fait aux arrangements ordinaires de défense de l’abbaye quelque changement qui pût confirmer ses soupçons, et la mettre en état de donner à Barnstable les instructions nécessaires à son plan. Ses recherches ne lui firent rien découvrir ; rien n’avait été changé aux dispositions prises depuis que Griffith et ses compagnons avaient été faits prisonniers. Elle entendit la marche mesurée de la sentinelle placée sous les fenêtres des captifs, et qui cherchait à se réchauffer en parcourant à grands pas le court espace dont elle ne devait pas s’écarter. Un autre bruit frappa son oreille ; mais ce n’était que celui des armes du soldat en faction, suivant la coutume, devant le bâtiment qui servait de caserne à ses camarades.

La nuit était obscure et le ciel chargé de nuages ; l’ouragan avait considérablement diminué de violence vers la fin du jour, mais le vent avait encore assez de force pour se faire entendre de temps en temps quand il frappait les murs irrégulièrement construits de cet édifice, et il fallait une oreille aussi fine qu’attentive pour distinguer au milieu de ce bruit celui des armes d’un soldat ou de la marche d’un autre. Quand miss Plowden fut bien assurée que ses organes ne l’avaient pas trompée, elle jeta un regard d’inquiétude du côté du bâtiment que Borroughcliffe appelait ses casernes ; il était plongé dans le silence et dans l’obscurité, et cette tranquillité profonde de soldats ordinairement joyeux et bruyants lui inspira de nouvelles craintes. Étaient-ils déjà endormis ? avaient-ils reçu ordre de garder le silence et de se tenir prêts à paraître au premier signal ? C’était ce qu’elle ne pouvait deviner.

Les circonstances ne lui permettant pas d’hésiter plus longtemps, Catherine serra la mante qui l’enveloppait, et se mit en marche d’un pas léger et sans bruit pour se rendre à l’endroit où elle avait donné rendez-vous à Barnstable. Comme elle y arrivait, la cloche de l’abbaye sonna neuf heures, et elle s’arrêta tandis que le vent en apportait le son à ses oreilles comme si elle avait cru que chaque coup qu’elle entendait était un signal qui allait démasquer quelque secret dessein du capitaine Borroughcliffe. Lorsque la dernière vibration de l’airain eut cessé de se faire entendre, elle ouvrit la petite porte et se trouva sur le grand chemin. Un homme caché derrière un angle du mur s’élança aussitôt vers elle, et son cœur battait encore d’alarme à cette apparition si subite, quand elle se trouva près de Barnstable. Après quelques moments donnés au plaisir qu’il goûtait en la revoyant, le jeune marin apprit à sa maîtresse le naufrage de son schooner, et la situation dans laquelle se trouvaient alors ceux qui avaient survécu à ce malheureux événement.

— Et maintenant, Catherine, finit-il par lui dire, j’espère que vous êtes venue ici dans le dessein de ne plus me quitter, ou du moins que si vous retournez dans cette vieille abbaye, ce ne sera que pour m’aider à délivrer Griffith, et en sortir ensuite avec moi pour ne jamais nous séparer.

— En vérité, Barnstable, la description que vous venez de me faire de votre naufrage et de tout ce qui l’a suivi est une tentation bien puissante. Rien ne peut présenter plus d’attraits à une jeune fille pour l’engager à renoncer à sa maison et à ses amis, et je ne sais s’il me sera possible de résister à une offre si séduisante. Vous vous êtes procuré une charmante habitation dans les ruines et je suppose que vous mettrez à contribution les environs pour vous fournir ce qui peut vous y manquer. Certainement vous trouverez à l’abbaye de Sainte-Ruth beaucoup d’objets qui pourraient vous être utiles. Il n’y a qu’une chose qui n’embarrasse, c’est de savoir si l’on ne nous donnerait pas bientôt pour logement le château d’York ou la prison de Newcastle. Qu’en pensez-vous ?

— Est-il possible que vous vous amusiez ainsi à un vain badinage, Catherine, quand les moments sont si précieux, quand les circonstances sont si pressantes !

— N’appartient-il pas à une femme de songer à tout ce qui concerne l’intérieur d’une maison, de veiller à ce qu’il n’y manque rien ? Je voulais remplir mes fonctions de manière à me faire honneur ; mais votre ton me fait comprendre que vous vous impatientez ; car la nuit est trop obscure pour que je puisse bien distinguer vos traits rembrunis. Eh bien ! parlez vous-même. Quand et comment commencerons-nous à tenir maison, si je consens à ce que vous me proposez ?

— Vous ne m’écoutez pas jusqu’au bout, et je suis piqué de vous entendre faire de l’esprit si mal à propos. Le cutter que j’ai pris se rapprochera indubitablement des côtes dès que le vent sera tombé, et après avoir battu ce capitaine anglais et vous avoir mise en liberté ainsi que miss Howard, nous nous en servirons pour rejoindre la frégate. Elle n’est pas bien loin ; car je l’ai vue en mer avant de descendre des rochers.

— Certainement le projet commence à prendre meilleure tournure, dit Catherine ayant l’air de réfléchir sur cette proposition ; mais il peut s’y trouver quelques difficultés auxquelles vous ne pensez pas.

— Quelles difficultés ? il n’y en a aucune, il ne peut y en avoir.

— Ne parlez pas avec tant d’irrévérence des labyrinthes de l’amour, monsieur Barnstable. L’a-t-on jamais vu marcher sans embarras, sans obstacle ? D’ailleurs j’ai à vous demander une explication dont je voudrais pouvoir me dispenser.

— Une explication ! à moi ! demandez-moi tout ce qu’il vous plaira, miss Plowden : je suis étourdi, inconsidéré, mais il n’y a rien sur quoi je ne sois prêt à vous répondre, à moins que vous ne regardiez comme une offense la folie de mon amour.

Tandis qu’il prononçait ces mots, Barnstable sentit son bras pressé par la petite main qui s’y appuyait, et Catherine en lui parlant prit un ton si différent de la légèreté qu’elle avait affectée, qu’il ne put s’empêcher de tressaillir en l’entendant.

— Merry nous a appris une nouvelle horrible, dit-elle : je voudrais pouvoir n’y pas ajouter foi ; mais l’air de mon cousin et l’absence de Dillon ne la confirment que trop.

— Pauvre Merry ! le voilà donc aussi tombé dans le piège ! mais il reste quelqu’un qui sera plus fin qu’eux. Est-ce du destin de ce misérable Dillon que vous voulez parler ?

— Oui, c’était un misérable, et il méritait tous les châtiments ; mais la vie est un don de Dieu, et la vengeance des hommes doit la respecter, même quand il lui semble qu’il lui faut une victime.

— Sa vie a été reprise par celui qui la lui avait donnée. Est-il possible que ce soit Catherine Plowden qui me soupçonne d’un pareil acte de lâcheté ?

— Je ne vous soupçonne pas, Barnstable, je ne vous ai pas soupçonné, je ne vous soupçonnerai jamais d’une pareille horreur. Ne soyez pas fâché contre moi, Barnstable, vous ne devez pas l’être. Si vous aviez entendu les cruels soupçons de ma cousine Cécile ; si votre imagination avait pu vous retracer les idées qui se présentaient la mienne, les tentations dont j’étais assaillie, à l’instant où ma langue soutenait que vous n’aviez pris aucune part au crime dont on vous soupçonnait, vous auriez appris qu’il est bien plus facile de défendre ceux que nous aimons contre les attaques ouvertes que de fermer l’entrée de son cœur à la crainte qu’ils ne soient véritablement coupables.

— Ces mots, ceux que nous aimons et la crainte qu’ils ne soient coupables, vous déchargent de toute accusation, dit Barnstable avec gaieté ; et après avoir prodigué les plus tendres consolations à Catherine, qui était émue jusqu’aux larmes, il lui raconta brièvement de quelle manière Dillon était mort. Je me flattais, ajouta-t-il après avoir terminé ce récit, que miss Howard m’estimait assez pour ne pas concevoir contre moi d’aussi injustes soupçons. Griffith est un mauvais représentant de notre profession s’il a souffert qu’on prît une pareille idée de nos principes.

— Si vous eussiez été prisonnier au lieu de M. Griffith, et qu’il eût commandé votre schooner, je ne sais s’il aurait échappé à mes soupçons. Vous ne vous figurez pas combien nous nous sommes rempli l’esprit d’affreuses images d’otages, de représailles et d’exécutions militaires. Mais vous m’avez soulagé le cœur du poids d’une montagne, et maintenant je pourrais presque dire poétiquement que je suis prête à descendre la vallée de la vie en votre compagnie.

— C’est une sage détermination, Catherine, et que Dieu vous bénisse pour l’avoir prise ! La compagnie ne sera peut-être pas aussi bonne que vous le mériteriez, mais du moins vous me trouverez ambitieux de recevoir vos éloges. Maintenant songeons aux moyens de mettre nos desseins à exécution.

— Et maintenant il faut que je vous fasse part d’une des difficultés que je prévois. Je crains fort que M. Griffith ne détermine pas Cécile à le suivre contre sa…, dirai-je sa raison, sa volonté, son caprice, Barnstable ? Jamais Cécile ne consentira à abandonner son oncle, et jamais je n’aurais le courage d’abandonner ma cousine, même pour suivre M. Richard Barnstable.

— Parlez-vous du fond du cœur, Catherine ?

— À peu près, sinon tout à fait.

— J’ai donc été cruellement trompé ! Il est plus facile de trouver sa route sur l’immensité de l’océan, sans carte et sans boussole, que dans le labyrinthe obscur du cœur d’une femme.

— Allons, allons, étourdi ! vous oubliez que je suis petite, et que par conséquent mon cœur est voisin de ma tête ; trop voisin peut-être pour que je sois en état d’agir avec discrétion ; mais n’y a-t-il pas moyen de forcer Griffith et Cécile à faire ce qu’ils désirent tous deux, sans user de violence toutefois ?

— Impossible ! il est mon officier supérieur ; et dès que je l’aurai remis en liberté il réclamera le commandement. Dans un moment de loisir on pourrait discuter le mérite d’une telle prétention ; mais mes propres marins sont soumis à l’autorité du capitaine de la frégate, et ils n’hésiteraient pas à obéir aux ordres du premier lieutenant, qui n’est pas homme à plaisanter quand il s’agit du devoir.

— Il est vraiment contrariant de voir tous mes projets si bien combinés, et ayant pour but le bonheur de ce couple fantasque, dérangés par son obstination ! Mais avez-vous bien calculé vos forces, Barnstable ? êtes-vous sûr de réussir dans votre entreprise, de réussir sans vous exposer à quelques dangers ?

— J’en suis moralement et, ce qui vaut encore mieux, physiquement certain. Mes marins sont cachés ici près dans un endroit où personne ne peut soupçonner qu’il se trouve des ennemis. Ils sont pleins d’ardeur, et attendent avec impatience le moment d’agir. La promptitude de l’attaque rendra la victoire sûre et empêchera qu’elle ne coûte du sang. Vous nous faciliterez l’entrée, Catherine ; je commencerai par m’assurer de la personne de ce capitaine de recrues, et alors sa troupe se rendra sans coup férir. Après tout, Griffith entendra peut-être raison ; mais s’il refuse de l’écouter, je ne remettrai pas mon autorité à un captif délivré, sans chercher à la conserver.

— Dieu veuille qu’il n’y ait pas de combat à livrer ! murmura Catherine à demi-voix, un peu effrayée par les images que ce que disait Barnstable présentait à son imagination ; mais je vous enjoins solennellement, ajouta-t-elle plus haut, par votre affection pour moi, par tout ce que vous avez de plus sacré, de protéger la personne du colonel Howard de tout danger. Il ne peut y avoir ni raison, ni prétexte, ni excuse pour que mon vieux tuteur, opiniâtre et emporté, mais bon et indulgent, reçoive la plus légère insulte. Je crois que je lui ai déjà causé plus d’embarras que je n’ai le droit d’en donner à personne, et à Dieu ne plaise que je devienne pour lui la source de quelque infortune sérieuse !

— Il n’a rien à craindre ; non, ni lui ni aucun de ceux qui sont avec lui. Vous en serez convaincue, Catherine, quand vous connaîtrez mon plan. Dans trois heures, je veux être maître de cette vieille abbaye ; Griffith lui-même, oui, Griffith devra se contenter d’être sous mes ordres, jusqu’à ce que nous nous retrouvions en mer.

— Réfléchissez-y bien, Barnstable ; ne faites aucune tentative sans être bien certain de pouvoir conserver votre avantage, non seulement contre vos ennemis, mais même contre vos amis. Soyez bien sûr que Cécile et Griffith portent à un tel excès la délicatesse de leurs sentiments, que vous ne pouvez les compter parmi vos alliés.

— Voilà ce que c’est que d’avoir passé les quatre plus belles années de sa vie entre des murs de briques, suant sang et eau sur des grammaires latines, des syntaxes grecques et d’autres fadaises semblables, quand il aurait dû s’enfermer dans une bonne caisse de bois et de fer, faire chaque soir le relevé des calculs de la navigation, et apprendre à dire où est son navire après un coup de vent. Toute cette science de collège peut être bonne pour un homme qui veut vivre de son esprit ; mais elle ne peut servir à grand-chose à celui qui ne craint pas d’étudier la nature humaine en regardant ses semblables en face, et dont la main est aussi prête à agir que sa langue peut l’être à parler. J’ai remarqué en général que l’œil le plus habile à lire du latin n’était pas le plus propre à consulter la boussole, ou à examiner les manœuvres pendant un coup de vent nocturne ; et cependant Griffith est un bon marin, quoique je l’aie vu lire l’Évangile en grec. Grâce à Dieu, j’ai été assez sage pour m’enfuir de l’école le second jour où l’on a voulu m’apprendre une autre langue que la mienne, et je crois que je n’en suis que plus honnête homme et meilleur marin, grâce à mon ignorance.

— On ne saurait dire ce que vous auriez pu devenir en d’autres circonstances, Barnstable, dit Catherine avec un ton d’enjouement malin dont elle ne pouvait toujours se défendre, même lorsqu’elle s’y livrait aux dépens de celui qu’elle aimait le mieux au monde ; je ne doute pas qu’avec une éducation convenable vous n’eussiez fait un assez bon prêtre.

— Si vous me parlez de prêtre, Catherine, je vous rappellerai que nous en avons un à bord de la frégate. Mais écoutez mon plan, et nous parlerons du reste quand nous en aurons l’occasion.

Barnstable lui fit alors le détail de la manière dont il comptait surprendre l’abbaye, et son plan était si simple et si bien conçu que Catherine, malgré les soupçons et les inquiétudes que lui donnait Borroughcliffe, en vint à peu près à se persuader qu’il réussirait. Elle y fit pourtant quelques objections ; mais le jeune marin y répondit avec la vivacité d’une âme ardente déterminée à exécuter ses projets, et il déploya une fertilité de ressources qui prouvait qu’il n’était pas un ennemi à mépriser dans les affaires qui exigeaient de la vigueur et de la résolution. Il n’avait pas le moindre doute sur la fermeté et la fidélité de Merry, et quant au jeune colporteur qui s’était évadé, il prétendit qu’il n’avait vu aucun de ses marins, et qu’il n’avait pu le prendre lui-même que pour un brigand qui avait voulu le dévaliser.

Le développement des plans de Barnstable étant souvent interrompu par de petites digressions, principalement occasionnées par les sentiments mutuels des deux amants, leur entrevue dura plus d’une heure avant qu’ils songeassent à se séparer. Enfin Catherine lui rappela avec quelle rapidité le temps fuyait, et combien de choses il lui restait encore à faire ; et Barnstable, bien à contre-cœur, l’ayant reconduite jusqu’à la petite porte du jardin, l’y vit entrer et s’éloigna.

Miss Plowden, en retournant à la maison, eut recours aux mêmes précautions qu’elle avait prises en sortant. Elle s’applaudissait déjà l’avoir si bien réussi, quand elle entrevit dans l’obscurité un homme qui la suivait à quelque distance et qui semblait épier tous ses pas. Elle s’arrêta un instant pour jeter sur lui un coup d’œil d’alarme et d’inquiétude ; mais comme cette espèce d’ombre s’arrêta en même temps, et fit même un mouvement rétrograde pour regagner le fond du jardin, elle supposa que c’était Barnstable qui avait voulu veiller de loin à sa sûreté, et bannissant toute crainte, elle rentra dans l’abbaye, occupée de réflexions agréables sur la tendre sollicitude de son amant.