Le Pilote (Cooper)/28

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 315-327).

CHAPITRE XXVIII.


Il regarde, et voit bientôt paraître sur Mornecliff-Hill une troupe armée de lances s’avançant sous un panonceau.
Sir Walter Scott. Marmion.


Le son aigu de la cloche du souper, qui retentissait déjà dans la sombre galerie, annonçait ce repas quand miss Plowden y entra. Elle doubla le pas pour aller joindre ses compagnons, afin que son absence ne pût éveiller aucun soupçon. Miss Dunscombe était déjà en chemin pour se rendre dans la salle à manger ; mais Cécile était encore dans son salon, et Catherine l’y trouva seule.

— Vous avez donc osé vous hasarder ainsi, Catherine ! s’écria miss Howard.

— Oui, je l’ai osé, répondit miss Plowden en se jetant sur une chaise pour se remettre de son agitation ; oui, Cécile, je l’ai osé : j’ai vu Barnstable, et avant peu il sera maître de l’abbaye.

Cécile en apercevant sa cousine avait rougi ; mais bientôt elle devint pâle comme l’albâtre, comme si tout son sang était refoulé vers son cœur.

— Et nous aurons donc une nuit de sang ! s’écria Cécile en frémissant.

— Nous aurons une nuit de liberté, miss Howard… de liberté pour vous, pour moi, pour Merry, pour Griffith et pour leurs compagnons.

— Quel besoin peuvent avoir deux jeunes personnes comme nous, Catherine, de plus de liberté que nous n’en avons ici ? Croyez-vous que je puisse garder le silence en voyant mon oncle trahi sous mes yeux, peut-être même sa vie mise en danger ?

— Sa vie sera aussi respectée, aussi sacrée que la vôtre même, Cécile Howard. Si vous voulez condamner Griffith à la prison et peut-être au gibet, perdre Merry, trahir Barnstable, comme vous me menacez de le faire, rien n’est plus facile, vous en trouverez l’occasion pendant le souper ; et, comme la maîtresse de la maison paraît oublier que son devoir est de présider à la table, je vais me rendre dans la salle à manger.

Catherine se leva avec un air de fierté, traversa la galerie d’un pas ferme, et arriva dans la salle où le colonel et le capitaine se trouvaient déjà avec miss Dunscombe. Cécile avait suivi sa cousine en silence ; on se mit à table sur-le-champ, et chacun prit sa place accoutumée.

Les premières minutes se passèrent dans le silence, et il ne fut question que de ces petits actes de politesse qu’exige l’usage. Catherine, qui avait réussi à recouvrer son sang-froid, profita de cet intervalle pour examiner avec attention l’air et les manières de son tuteur et de Borroughcliffe, et elle résolut de continuer cet examen jusqu’à l’heure où elle savait que Barnstable devait arriver.

Le colonel Howard était redevenu assez maître de lui-même pour ne plus laisser percer sa préoccupation, mais Catherine crut remarquer en lui en certains moments un air de confiance et de sécurité, avec quelque mélange de sévérité et de détermination, ce qu’elle avait appris dans sa première jeunesse à regarder comme un indice de l’indignation qu’il éprouvait lorsqu’il était justement courroucé.

Borroughcliffe était calme, poli, et faisait honneur au souper comme à son ordinaire ; mais, par une exception alarmante, il faisait une cour moins assidue à son flacon favori.

Le repas fut peu bruyant, peu gai ; on enleva la nappe, et les dames parurent disposées à rester plus longtemps que de coutume. Le colonel Howard ayant rempli le verre de miss Dunscombe et le sien, passa la bouteille au capitaine, et s’écria avec une sorte d’effort sur lui-même qui semblait avoir pour but de réveiller l’enjouement de ses convives :

— Allons, Borroughcliffe, les lèvres de rose de vos deux voisines seraient encore plus belles si elles étaient humectées de ce riche nectar, et si elles voulaient exprimer quelque sentiment loyal. Je sais que miss Dunscombe est toujours disposée à donner des preuves de sa fidélité à son souverain ; c’est donc en son nom que je propose la santé de Sa très-sacrée Majesté, et défaite et mort à tous les traîtres !

— Si les prières d’une humble sujette, d’une femme à qui son sexe ne permet pas de se mêler dans le tourbillon du monde, et qui a encore moins de droits à prétendre à la science des hommes d’état, peuvent être de quelque utilité à un haut et puissant prince tel que celui qui, est sur le trône, île ne connaîtra jamais ni malheurs ni dangers, dit miss Dunscombe avec douceur ; mais je ne puis souhaiter la mort à personne ; je ne la souhaiterais pas même à mes ennemis, si j’en avais, et encore moins à une nation composée d’enfants de la même famille que moi.

— Enfants de la même famille ! répéta le colonel, lentement, avec un ton d’amertume qui ne manqua pas d’affecter Catherine péniblement ; enfants de la même famille ! Oui, comme Absalon était de la famille de David ; comme Judas était de celle des saints apôtres ! Mais soit ! Qu’on ne réponde point à ma santé, soit ! L’esprit maudit de la rébellion a envahi ma demeure, et je ne sais plus où trouver dans ma maison quelqu’un qui n’ait pas été assailli par sa maligne influence.

— Je puis avoir été assaillie comme les autres, répondit miss Dunscombe ; mais je n’ai pas été corrompue, si la pureté en ce cas consiste dans la loyauté.

— Que viens-je d’entendre ? s’écria le colonel en tressaillant tout à coup. Borroughcliffe, ce bruit n’annonce-t-il pas quelque effraction ?

— C’est peut-être un de mes drôles qui s’est laissé tomber en quittant la table pour aller se jeter sur sa paillasse ; car vous savez que je les régale ce soir en l’honneur de notre victoire, répondit le capitaine avec un air d’insouciance ; ou peut-être c’est l’esprit dont vous venez de parler avec tant de liberté qui a pris ombrage de vos remarques, et qui quitte le toit hospitalier de Sainte-Ruth pour aller respirer le grand air, sans s’assujettir au petit embarras de chercher la porte. En ce cas, vous pourrez trouver demain matin quelques douzaines de toises de murs qui auront besoin de réparation.

Le colonel, qui s’était levé, portait les yeux tour à tour avec un air d’inquiétude sur la porte et sur le capitaine ; et il était facile de voir qu’il n’était pas d’humeur à goûter les plaisanteries de son hôte.

— Je vous dis, Borroughcliffe, que j’ai entendu un bruit extraordinaire dans l’enclos de l’abbaye, si ce n’est même dans les bâtiments, répéta le colonel en s’avançant avec une démarche martiale vers le centre de l’appartement ; et comme maître de la maison, je vais voir qui sont ceux qui y arrivent ainsi à une heure indue. Si ce sont des amis, ils seront les bienvenus, quoique leur visite ne nous ait pas été annoncée ; si ce sont des ennemis, ils recevront l’accueil que doit leur faire un vieux soldat.

— Non ! non ! s’écria Cécile ; mise tout à fait hors de garde par l’air et les discours de son oncle, en se jetant dans ses bras ; non, mon oncle, ne vous exposez pas à de si terribles dangers ! mon bien et cher oncle, vous n’êtes plus jeune ; vous avez déjà fait plus que votre devoir n’exigeait de vous ; pourquoi voudriez-vous courir au devant des périls ?

— La terreur fait délirer cette pauvre fille, Borroughcliffe, s’écria le colonel en jetant sur sa nièce un regard attendri ; il faudra que vous me donniez quatre hommes et un caporal pour garder le bonnet de nuit d’un vieux goutteux, sans quoi Cécile ne dormira guère jusqu’au lever du soleil. Eh bien ! capitaine, pourquoi ne vous levez-vous pas ?

— Pourquoi me lèverais-je, colonel ? s’écria le capitaine. Miss Plowden a encore la bonté de me tenir compagnie à table, et il n’est pas dans la nature qu’un militaire déserte en même temps sa bouteille et son drapeau. Les sourires d’une belle dame enchaînent un soldat à son poste dans un salon, comme son drapeau sur le champ de bataille.

— Je n’éprouve aucune crainte, capitaine Borroughcliffe ; dit Catherine, parce que je n’ai pas habité si longtemps Sainte-Ruth sans avoir appris à connaître tous les airs que le vent peut jouer en sifflant contre les cheminées et les grands murs de l’abbaye. Le bruit qui a engagé le colonel Howard à se lever, et qui a alarmé ma cousine avec si peu de raison, n’est autre chose que le son de la harpe éolienne de cette vieille maison.

Elle parlait ainsi avec calme et tranquillité, et le capitaine la regardait avec un air d’admiration qui appela de nouvelles roses sur ses joues. Quand il lui répondit, elle put remarquer quelque chose d’équivoque dans son ton et ses manières.

— J’ai fait ma déclaration d’élégance, dit-il, et j’y serai fidèle. Tant que miss Plowden daignera nous accorder sa compagnie, elle me trouvera au nombre de ses plus constants adhérents, quoi qu’il puisse arriver.

— Vous me forcez à me retirer, quelles qu’aient pu être mes bonnes intentions à cet égard, répondit Catherine ; car la vanité même d’une femme doit rougir en voyant une adoration aussi profonde que celle qui peut enchaîner le capitaine Borroughcliffe à une table après souper. Eh bien ! ma cousine, votre alarme paraît dissipée ; voulez-vous nous montrer le chemin ? Miss Dunscombe et moi nous vous suivrons.

— Vous n’avez sans doute pas envie d’aller faire un tour de jardin, miss Plowden ? s’écria Borroughcliffe. La porte que vous allez ouvrir conduit au vestibule : c’est la porte en face qui donne dans la galerie.

Catherine sourit légèrement, comme si elle eût reconnu sa distraction, salua le capitaine, et dit en s’avançant vers la porte par où elle devait passer :

— Je crois que la folie de la crainte s’est emparée de quelques personnes qui ont su la déguiser mieux que miss Howard.

— Est-ce la crainte du danger actuel ou de celui qui est en réserve ? demanda le capitaine. Mais comme vous avez si généreusement stipulé en faveur de mon digne hôte, et même d’un autre individu que je ne nommerai point parce qu’il ne devait pas s’attendre à une telle attention de votre part, je me ferai un devoir spécial de veiller à votre sûreté dans ces moments de danger.

— Il y a donc du danger ? s’écria Cécile. Vos regards l’annoncent, capitaine Borroughcliffe ! Ma cousine pâlit, et je vois que mes craintes ne sont que trop fondées !

Le capitaine se leva enfin de table, et quittant le ton de badinage qu’il aimait à prendre, il s’avança vers le centre de l’appartement avec l’air d’un homme qui sentait qu’il était temps d’être sérieux.

— Un soldat est toujours en danger, miss Howard, répondit-il, quand les ennemis de son roi sont près de lui, et miss Plowden peut vous certifier, si elle le veut, qu’ils ne sont pas loin. Mais vous êtes alliées des deux partis, mesdames ; retirez-vous dans votre appartement, et attendez-y le résultat des événements qui se préparent.

— Vous parlez de dangers et d’ennemis, dit miss Dunscombe ; savez-vous quelque-chose qui justifie vos craintes ?

— Je sais tout, répondit Borroughcliffe sans la moindre émotion.

— Tout ! s’écria Catherine.

— Tout ! répéta miss Dunscombe avec un accent d’horreur. Si vous savez tout, vous devez savoir qu’il a un courage inébranlable, un bras terrible, Cédez-lui tranquillement, et il ne vous fera pas le moindre mal. Croyez-moi, croyez une femme qui le connaît parfaitement ; c’est un agneau plein de douceur quand on ne lui résiste pas, mais il devient un lion terrible au milieu de ses ennemis.

— Comme nous ne sommes pas du genre féminin, répondit Borroughcliffe en fronçant légèrement les sourcils, nous braverons la fureur du roi des animaux. Il doit avoir en ce moment la griffe sur la porte extérieure, et si mes ordres ont été bien exécutés, il entrera ici encore plus facilement que le loup n’est entré chez la respectable grand-mère du petit Chaperon-Rouge.

— Arrêtez un instant ! s’écria Catherine respirant à peine. Vous êtes instruit de mon secret, capitaine Borroughcliffe, et il peut en résulter une affreuse effusion de sang. Mais je puis encore aller lui parler et sauver la vie de bien des victimes. Donnez-moi votre parole d’honneur que tous ceux qui sont venus ici cette nuit comme ennemis seront libres de se retirer en paix, et je vous réponds sur ma vie de la sûreté de l’abbaye.

— Écoutez-la ! s’écria Cécile ; ne répandez pas le sang humain !

Un grand bruit qui se fit entendre dans la chambre voisine interrompit la conversation. Il ressemblait à celui d’une fenêtre qui se brise, et au même instant on entendit plusieurs hommes sauter rapidement les uns après les autres sur le plancher. Borroughcliffe se retira avec beaucoup de sang-froid à l’autre bout de l’appartement, et prit son épée appuyée contre la chaise qu’il venait de quitter. Mais déjà Barnstable entrait dans la chambre, seul, mais bien armé.

— Vous êtes mes prisonniers, Messieurs, dit-il en s’avançant ; rendez-vous sans résistance, et vous serez bien traités. Ah ! miss Plowden ! je vous avais dit de ne pas vous trouver à cette scène !

— Nous sommes trahis, Barnstable, s’écria Catherine avec une vive agitation ; mais il n’est pas encore trop tard ; il n’y a pas eu de sang répandu, et vous pouvez vous retirer avec honneur sans en venir à cette cruelle alternative. Retirez-vous ; ne perdez pas un instant ; car si les soldats du capitaine Borroughcliffe venaient à son secours, l’abbaye serait une scène d’horreur.

— Retirez-vous, Catherine, retirez-vous, dit le jeune lieutenant avec impatience ; ce n’est point ici votre place. Et vous, capitaine Borroughcliffe (si tel est votre nom), vous devez voir que toute résistance serait inutile. J’ai dans cette chambre dix bonnes piques et vingt bras exercés à les manier ; ce serait une folie que de vouloir résister à un nombre si supérieur.

— Déployez vos forces, dit Borroughcliffe, afin que je puisse consulter mon honneur.

— Votre honneur sera satisfait, mon brave capitaine, répondit Barnstable ; car je dois rendre justice à votre bravoure, quoique votre uniforme soit mon aversion, et que vous soyez armé pour une cause impie. En avant, camarades ! mais n’allez pas à l’abordage sans ordre.

Cet ordre était à peine donné que dix marins vigoureux se précipitèrent dans l’appartement ; malgré leurs regards menaçants, leurs vêtements en désordre et leur air presque sauvage, ils ne frappèrent pas un seul coup, et ne commirent aucun acte d’hostilité. Pendant que cette troupe effrayante, quoique peu nombreuse, prenait ainsi possession de la chambre, les trois dames épouvantées se retirèrent dans un coin, et Borroughcliffe lui-même recula derrière la table à peu de distance d’une porte qui jusqu’à un certain point pouvait couvrir sa retraite.

La confusion occasionnée par ce mouvement subit durait encore quand un nouveau bruit se fit entendre d’un autre côté. Plusieurs hommes semblaient approcher d’un pas rapide, et presque au même instant la porte donnant sur la galerie s’ouvrit avec violence, et l’on vit entrer deux soldats de la garnison de l’abbaye serrés de près par quatre marins ayant à leur tête Griffith, Manuel et Merry, qui venaient d’être délivrés à l’instant où ils s’y attendaient le moins, et armés des tout ce qui leur était tombé sous la main au moment de leur délivrance.

Un mouvement de la part des marins qui étaient déjà maîtres de l’appartement, menaça de mort les deux fugitifs ; mais Barnstable rabattit leurs piques avec son épée, et leur défendit d’en venir à aucune voie de fait. La surprise produisit le même résultat parmi ceux qui venaient d’arriver. Les deux soldats se réfugièrent derrière leur capitaine ; les captifs délivrés se joignirent à Barnstable et à ses compagnons, et la tranquillité, qui avait été si soudainement interrompue, ne tarda pas à se rétablir.

— Vous le voyez, Monsieur, dit Barnstable après avoir serré la main cordialement à Griffith, à Manuel et à Merry, tous mes plans ont réussi. Vos soldats endormis sont enfermés et surveillés dans le bâtiment qui leur sert de caserne ; voici vos deux sentinelles, j’occupe le centre de l’abbaye, et je suis incontestablement maître de votre personne. En considération de ce qui est dû à l’humanité et à la présence de ces dames, je vous invite à ne pas faire une résistance inutile. Je ne vous imposerai pas des conditions difficiles, et votre emprisonnement ne sera pas de longue durée.

Le capitaine anglais avait montré pendant toute cette scène un sang-froid qui aurait pu donner à réfléchir à ses ennemis, si l’agitation du moment leur eût permis de l’envisager avec attention ; mais quelques symptômes d’inquiétude parurent alors se répandre peu à peu sur sa physionomie ; il tournait souvent la tête en arrière, et semblait écouter comme s’il se fût attendu à entendre quelque nouveau bruit au dehors. Il répondit pourtant à Barnstable avec le ton calme qui lui était ordinaire.

— Vous parlez en vainqueur, Monsieur, lui dit-il, vous ne l’êtes pourtant pas encore. Le vénérable colonel et moi nous ne sommes pas aussi dépourvus de tous moyens de défense que vous vous l’imaginez.

En parlant ainsi, il leva le tapis qui couvrait une petite table près de laquelle il se trouvait, et sous lequel étaient cachées deux paires de pistolets dont le colonel et lui se saisirent.

— Voici la sentence de mort de quatre de vous, ajouta-t-il, et les deux braves qui sont derrière moi en expédieront deux autres. Je crois, mon guerrier transatlantique, que nous sommes à peu près dans la situation de Cortés et des Mexicains, quand le premier envahit une partie de votre continent. Je suis Cortés, armé du tonnerre et des éclairs, et vous n’avez avec vous que de pauvres Indiens, portant des piques, des frondes, et autres inventions antédiluviennes. Un naufrage et l’eau de la mer privent la poudre à fusil de sa qualité inflammable.

— Je conviendrai que nous n’avons pas d’armes à feu, répondit Barnstable ; mais nous sommes des gens habitués dès l’enfance à compter sur leurs bras pour être assurés de leur vie. Quant aux bagatelles que vous tenez en main, Messieurs, vous ne devez pas croire qu’elles puissent intimider des hommes qui ont fait face à une pièce de trente-deux chargée à mitraille pendant qu’on approche la mèche de l’amorce. Vous en tireriez une cinquantaine que pas un de nous ne clignerait l’œil. Qu’en dites-vous, enfants ? le pistolet est-il une arme qui vous empêcherait de monter à l’abordage ?

Des éclats de rire méprisants témoignèrent assez combien peu de crainte leur inspiraient de semblables armes. Borroughcliffe remarqua leur air d’intrépidité audacieuse, et saisissant le cordon d’une sonnette qui était à côté de lui, il le tira plusieurs fois avec violence. Presque au même instant on entendit un bruit annonçant la marche régulière d’un détachement de troupes ; deux portes de l’appartement s’ouvrirent, vingt soldats armés de mousquets et portant l’uniforme anglais entrèrent dans la chambre, et ils s’emparèrent de toutes les issues.

— Si vous avez tant de mépris pour nos petites armes, dit alors Borroughcliffe, vous voyez qu’il ne tient qu’à moi d’en employer de plus formidables. Après avoir ainsi déployé mes forces devant vous, je présume, Messieurs, que vous ne pouvez hésiter à vous rendre comme prisonniers de guerre.

Pendant ce temps, Manuel avait fait prendre aux marins une position presque militaire, les formant en bataillon carré au centre de l’appartement, et présentant de toutes parts à l’ennemi un front hérissé de redoutables piques d’abordage.

— Il y a eu ici quelque méprise, dit Griffith en jetant les yeux sur les soldats qui venaient d’arriver. Je reprends la préséance sur M. Barnstable, capitaine Borroughcliffe, et je vais vous faire des propositions tendant à écarter de la demeure du colonel Howard une scène qui pourrait devenir sanglante avant peu.

— La demeure du colonel Howard, s’écria le vieux colonel, est la demeure de son roi, ou du dernier des serviteurs de sa couronne. N’épargnez pas les traîtres à cause de moi, Borroughcliffe ! Ne leur accordez aucune capitulation ! Des sujets révoltés contre l’oint du Seigneur doivent se rendre sans conditions.

Tandis que Griffith parlait, Barnstable se tint les bras croisés avec un calme forcé, lançant un regard expressif sur Catherine, qui continuait ainsi que ses compagnes à regarder cette scène en tremblant, toutes trois restant immobiles comme enchaînées par la terreur ; mais en entendant la menace formidable du maître de l’abbaye, il lui fut impossible de ne pas y répliquer.

— De par toutes les espérances que je conserve de dormir encore sur l’eau salée, colonel Howard, s’écria-t-il, si je n’étais retenu par la présence de trois femmes effrayées, je serais tenté de discuter sur-le-champ, à la pointe de nos piques, le titre de Sa Majesté. Vous pouvez faire telle convention qu’il vous plaira avec M. Griffith ; mais si elle contient une syllabe de soumission à votre roi, un seul mot qui déroge à la fidélité que je dois au congrès des États-Unis et à l’État de Massachusetts, vous pouvez la considérer d’avance comme violée, car je ne la regarderai comme obligatoire ni pour moi, ni pour aucun de ceux qui voudront me reconnaître comme chef.

— Il n’y a ici que deux chefs, monsieur Barnstable, dit Griffith avec hauteur ; un pour l’Amérique, un autre pour l’Angleterre. Je suis un de ces chefs, et je m’adresse à vous, capitaine Borroughcliffe, comme étant l’autre. Les grands objets de la querelle qui divise malheureusement l’Angleterre et ses anciennes colonies ne peuvent être nullement affectés par les événements de cette nuit ; et si nous tenions trop strictement aux idées militaires, la lutte qui aurait lieu dans un pareil local pourrait être suivie de grands malheurs particuliers, de cruelles calamités domestiques. Vous et moi, Monsieur, nous n’avons qu’un mot à dire, et ces hommes qui tiennent en main avec impatience ces instruments de mort, vont s’attaquer les uns les autres avec acharnement ; et qui peut dire qu’il sera en état de retenir leurs mains, quand le premier coup aura été porté ? Vous êtes militaire, et je n’ai pas besoin de vous apprendre qu’il est plus facile d’exciter le courage que d’arrêter la vengeance.

Borroughcliffe, peu habitué à se laisser subjuguer par des émotions profondes, et certain d’ailleurs de la supériorité de son détachement, tant par le nombre que par la nature des armes, l’écouta avec calme sans l’interrompre, et lui répondit ensuite avec son sang-froid ordinaire :

— Je rends justice à votre logique, Monsieur. Vos prémisses sont incontestables, et votre conclusion infiniment juste. Confiez donc vos dignes marins aux soins de l’honnête Drill, qui satisfera à toutes les demandes de leurs estomacs affamés en leur procurant des vivres, sans oublier quelque liquide convenable, et nous discuterons ensuite de quelle manière vous retournerez dans vos colonies, autour de quelques flacons d’une excellente liqueur que mon ami Manuel, que voilà, dit être venue du côté du midi de l’île de Madère pour se faire boire dans un coin du nord de l’île de la Grande-Bretagne. De par mon palais ! cette idée fait rayonner de joie les yeux de vos drôles ! ils savent par instinct qu’une tranche de roast-beef et un pot de porter sont une meilleure compagnie pour des marins qui ont fait naufrage que des baïonnettes et des piques d’abordage.

— Ne plaisantez pas hors de saison, s’écria Griffith avec impatience ; vous avez la supériorité du nombre, j’en conviens ; mais vous assurerait-elle la victoire dans une lutte mortelle d’homme à homme ? c’est une question que je laisse à votre prudence le soin de décider. Nous ne sommes pas ici pour accepter des conditions, mais pour en accorder. Que proposez-vous donc, Monsieur ? Soyez bref, car les circonstances n’admettent point de délai.

— Je vous ai offert la jouissance des trois choses les plus nécessaires de la vie : manger, boire, dormir. Que demandez-vous de plus ?

— Que vous ordonniez à ces soldats qui occupent la porte de la galerie de se retirer, et de nous laisser passer en paix, ce que je désire principalement pour éviter la vue du sang à des yeux qui n’y sont pas accoutumés ; avant de refuser cette demande, songez que vos forces sont divisées, et qu’il serait bien facile à ces braves gens de s’ouvrir un passage la pique en avant.

— Votre compagnon le capitaine Manuel a assez d’expérience pour vous dire qu’une pareille manœuvre serait contre toutes les règles de l’art militaire, ayant sur vos derrières une force supérieure.

— Je n’ai pas le loisir d’écouter de pareilles folies, s’écria Griffith avec indignation ; m’accordez-vous la sortie libre de l’abbaye, oui ou non ?

— Non.

Griffith se tourna vers les trois dames avec l’air de la plus vive agitation, et leur fit signe de se retirer, car il se sentait incapable de leur adresser la parole. Cependant, après un instant de silence, il fit encore une tentative de conciliation.

— Si Manuel et moi nous consentons à retourner en prison, dit-il, et que nous nous soumettions à tout ce qu’il plaira au gouvernement anglais d’ordonner de notre sort, nos autres compagnons pourront-ils se rendre librement et paisiblement à notre frégate ?

— Impossible, répondit Borroughcliffe, qui, voyant que l’instant de la crise approchait, sentait qu’il devait prendre un ton plus sérieux qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Vous et tous ceux qui ont volontairement troublé la paix publique dans le royaume, vous devez attendre que le gouvernement fasse connaître ses volontés à votre égard.

— En ce cas, que Dieu protége l’innocence et qu’il défende la justice !

Amen.

— Place ! misérables ; cria Griffith aux soldats qui gardaient la porte donnant sur la galerie, place ! ou gare nos piques.

— En joue ! s’écria Borroughcliffe, mais qu’on ne lâche pas un chien à moins qu’ils n’avancent.

Il y eut un instant de confusion occasionnée par les préparatifs qu’on faisait de chaque côté pour combattre. Le bruit causé par le choc des armes se mêlait à celui des menaces et des imprécations prononcées à demi-voix. Cécile et Catherine s’étaient couvert le visage de leurs mains pour ne pas voir l’horrible spectacle auquel elles s’attendaient à chaque instant. Mais miss Dunscombe avança hardiment entre les baïonnettes et les piques qui se menaçaient, et sa voix suspendit le combat.

— Écoutez-moi, s’écria-t-elle, écoutez-moi, si vous êtes des hommes et non des démons altérés du sang les uns des autres, quoique vous soyez faits à l’image de celui qui est mort pour vous élever au rang des anges. Donnez-vous le nom de guerre à ce qui va se passer ? Est-ce là cette gloire qui doit enflammer jusqu’au cœur d’une femme frivole et inconsidérée ? La paix des familles doit-elle être détruite pour assouvir votre soif désordonnée de la victoire ? Ôterez-vous la vie à vos semblables pour en faire un abominable trophée ? Écartez-vous, soldats anglais, si vous êtes dignes de ce nom, et livrez passage à une femme. Souvenez-vous que le premier coup qui partira sera dirigé contre son sein !

Son air, son ton, ses paroles, tout se réunit pour imposer aux soldats, et ils s’écartèrent pour lui ouvrir ce passage que Griffith avait en vain demandé pour lui et pour les siens. Mais au lieu de profiter de l’avantage qu’elle venait d’obtenir, elle sembla avoir perdu tout à coup l’usage de ses sens. Elle resta immobile à l’endroit où elle se trouvait, ses yeux égarés fixés vers la porte ouverte, comme si elle eût aperçu quelque objet qui la glaçait de consternation et d’effroi.

Tandis qu’elle était dans cette attitude, qui annonçait qu’elle n’était plus maîtresse d’elle-même, on vit paraître à la porte un homme portant un simple costume de marin, mais ayant un poignard à sa ceinture, un sabre à son côté et un pistolet à chaque main : c’était le pilote. Il s’arrêta, un instant, spectateur silencieux de cette scène, et s’avança ensuite d’un air aussi calme qu’intrépide au milieu de l’appartement.