Le Pilote (Cooper)/4

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 3p. 30-41).


CHAPITRE IV.


Voyez ces voiles gonflées par d’invisibles vents entraîner les énormes masses des vaisseaux à travers les sillons des mers, et opposant leurs proues aux vagues soulevées.
Shakspeare.


Le lecteur sait déjà qu’il y avait dans l’atmosphère assez de signes menaçants pour faire naître des inquiétudes sérieuses dans l’esprit d’un marin. Lorsque l’œil se dirigeait vers une autre partie de la mer que celle que couvrait l’ombre des rochers, l’obscurité n’était pas assez profonde pour qu’on ne pût distinguer les objets à une certaine distance. Du côté de l’orient, on voyait à l’horizon un sillon de lumière d’un augure sinistre tomber sur les boules formées par le gonflement des vagues, qui devenaient à chaque instant plus distinctes, et par conséquent plus menaçantes. Des nuages épais, suspendus sur le vaisseau, semblaient soutenus par ses mâts gigantesques. On n’apercevait que quelques étoiles, jetant une pâle lumière sur une raie blanche faiblement azurée, qui formait une ceinture autour de l’Océan. De légers courants d’air, saturés de l’odeur de la terre, traversaient de temps en temps la baie ; mais leur passage rapide et irrégulier ne prouvait que trop que c’était l’haleine expirante de la brise du rivage. L’agitation des flots roulant le long des côtes produisait un bruit sourd, qui n’était interrompu de temps à autre que par un mugissement plus profond quand une vague plus forte que les autres venait se briser sur les rochers et s’engloutir dans leurs cavités. En un mot, tout contribuait à rembrunir cette scène, quoique le vaisseau s’élevât encore facilement sur les vagues, sans même faire tendre le gros câble qui le tenait sur son ancre.

Les principaux officiers, réunis près du cabestan, dissertaient sur leur situation et leurs dangers, et quelques-uns des plus anciens marins, ceux qui étaient le plus favorisés par leurs chefs, prolongeaient leur courte promenade jusque auprès du gaillard d’arrière, l’oreille au guet, pour tâcher d’apprendre ce que pensaient leurs supérieurs. Les officiers et les matelots jetaient fréquemment un regard d’inquiétude sur le commandant et le pilote, qui continuaient à s’entretenir tête à tête à l’extrémité du navire. Une fois, une curiosité irrésistible ou la légèreté de son âge porta l’un des plus jeunes midshipmen à s’avancer bien près d’eux, mais une brusque rebuffade du capitaine le renvoya honteux et confus, et il alla cacher sa mortification au milieu de ses camarades. Cette mercuriale fut regardée par les autres officiers comme un avis que leur commandant voulait que le secret de sa consultation avec le pilote fût strictement respecté. Ils n’en laissèrent pas moins échapper à demi-voix quelques expressions d’impatience ; mais aucun d’eux n’osa se permettre d’interrompre un entretien que tous regardaient comme prolongé au-delà de toutes bornes raisonnables dans les circonstances actuelles.

— Ce n’est pas le moment de parler de gisements et de distances, dit le second lieutenant de la frégate ; il faut que nous mettions tous les bras à l’ouvrage, et que nous tâchions de touer le vaisseau, tandis que la mer veut bien encore souffrir une barque.

— Ce serait une entreprise aussi fatigante qu’inutile, répondit Griffith, d’entreprendre de touer une frégate pendant plusieurs milles contre une mer qui la bat en front. Mais la brise de terre souffle encore dans la région supérieure, et si nos voiles légères voulaient la prendre, avec l’aide de ce reflux, nous pourrions peut-être nous éloigner de ces côtes.

— Hélez de la grande hune, Griffith, et demandez si l’on y sent de l’air. Ce sera du moins un avis indirect pour tirer de leur apathie notre capitaine et ce fainéant de pilote.

Griffith sourit, appela le marin qui était dans la hune, et en ayant reçu la réponse d’usage, il lui cria à haute voix :

— Sentez-vous du vent de là-haut ? D’où vient-il ?

— J’en sens de temps en temps une bouffée qui vient de terre, répondit le marin ; mais nos huniers restent raides et immobiles.

Le capitaine Munson et son compagnon suspendirent leur conversation pour écouter cette question et la réponse qui la suivit ; après quoi ils reprirent leur entretien avec autant d’intérêt que s’il n’eût pas été interrompu.

— Ils auraient beau remuer, il paraît qu’ils ne feraient pas remuer nos officiers supérieurs, dit l’officier des soldats de marine, dont l’ignorance dans tout ce qui concernait la navigation augmentait beaucoup l’idée qu’il se faisait du danger qu’on courait, mais qui, par oisiveté, faisait plus de plaisanteries que qui que ce fût à bord. Ce pilote semble sourd aux avis donnés si délicatement ; vous ne le prendrez pas par les oreilles, monsieur Griffith ? que n’essayez-vous de le prendre par le nez ?

— Ma foi, répondit Griffith, il y a eu une traînée de poudre entre nous dans la chaloupe, et il ne paraît pas homme à recevoir tranquillement des avis du genre de ceux dont vous parlez. Quoiqu’il ait l’air si doux et si paisible, je doute qu’il ait fait beaucoup d’attention au livre de Job.

— Qu’en a-t-il besoin ? s’écria le chapelain, dont les craintes égalaient au moins celles de l’officier de marine, et qui était encore plus découragé ; il peut employer beaucoup mieux son temps. Il y a tant de cartes de ces côtes, tant d’ouvrages sur la navigation de ces mers ! j’espère qu’il s’est plutôt occupé à les étudier.

Ce discours fit partir d’un grand éclat de rire tous ceux qui l’entendirent, et cette circonstance parut produire l’effet qu’on désirait si vivement et depuis si longtemps, car la conférence mystérieuse entre le capitaine et le pilote finit en ce moment. Le vétéran s’approcha des officiers, et dit, avec le sang-froid qui était le principal trait de son caractère :

— Faites déployer les voiles, monsieur Griffith, et qu’on se dispose à lever l’ancre. Le moment est venu où il faut que nous marchions.

— Oui, Monsieur, oui, répondit Griffith avec empressement. Et à peine avait-il prononcé ces mots qu’on entendit les cris d’une demi-douzaine de midshipmen, qui appelaient à leur devoir le contre-maître et ses seconds.

Il y eut un mouvement général dans les groupes autour du grand mât, près des boute-hors et des échelles ; mais l’habitude de la discipline tint un moment tout l’équipage en suspens. Le silence fut interrompu par le son du sifflet du contre-maître, suivi du cri rauque : — À l’ouvrage, enfants, à l’ouvrage ! Le premier s’éleva, dans la nuit, d’un son flûté à une note aiguë et perçante qui expira sur la surface des eaux ; le second retentit dans tout le navire, comme le murmure sourd d’un tonnerre éloigné.

Le changement produit par ce signal d’usage fut d’un effet magique. On vit des marins sortir d’entre les canons, monter par les écoutilles, descendre des vergues avec une activité insouciante, enfin arriver de toutes parts si rapidement, qu’en un instant le tillac fut presque couvert d’hommes. Le profond silence, qui n’avait été interrompu jusqu’alors que par les conversations à voix basse des officiers, le fut maintenant par les ordres donnés d’un ton ferme par les lieutenants, et que les midshipmen répétaient d’une voix plus grêle, enfin par les cris du contre-maître et de ses seconds, qui s’élevaient par-dessus tous les autres au milieu du tumulte de ces préparatifs.

Le capitaine et le pilote restaient seuls dans l’inaction, au milieu de cette scène d’activité générale, car la crainte avait stimulé même cette classe-d’officiers qu’on nomme communément les inutiles, et ils essayaient de faire quelque chose, quoique leurs compagnons, plus expérimentés, leur rappelassent souvent qu’ils retardaient la besogne au lieu de l’accélérer. Le tumulte cessa pourtant graduellement, et en quelques minutes le silence se rétablit sur le navire.

— Nous sommes en panne, Monsieur, dit Griffith, qui suivait des yeux toute cette scène avec attention ; tenant d’une main un petit porte-voix et empeignant de l’autre un des haubans du navire, pour s’affermir dans la position qu’il avait prise sur un canon.

— Faites virer, Monsieur, dit le capitaine d’un ton calme.

— Avirer, répéta Griffith à haute voix.

— Avirer ! crièrent à la fois une douzaine de voix ; et un fifre joua un air vif pour animer la scène. Le cabestan fut mis en mouvement sur-le-champ, et le pas des marins qui marchaient sur le tillac, marquait la mesure en exécutant cette manœuvre. Ce fut le seul bruit qu’on entendit pendant quelques minutes, si ce n’était de temps en temps celui de la voix d’un officier, qui encourageait les marins quand ils annonçaient qu’on était à pic, ou, en d’autres termes, que l’ancre était presque sous le vaisseau.

— Que ferons-nous maintenant, Monsieur ? demanda Griffith au capitaine. Ferons-nous-quitter le fond à l’ancre ? On ne sent pas trop d’air, et le reflux est si faible quai est à craindre que la mer ne jette le navire à la côte.

Cette conjecture paraissait si probable que tous les yeux de l’équipage, animés jusqu’alors par le travail qu’exigeait la manœuvre, se tournèrent vers la mer avec un air d’inquiétude, cherchant à percer l’obscurité de la nuit, comme pour interroger les vagues sur le destin d’un vaisseau que les éléments semblaient avoir condamné à périr.

— Je laisse au pilote le soin de vous répondre, répliqua le capitaine après être reste un moment à côté de Griffith, examinant avec attention le ciel et l’Océan. Qu’en dites-vous, monsieur Gray ?

Le pilote, dont le nom venait d’être prononcé pour la première fois, était appuyé sur les bords du vaisseau, les yeux dirigés du même côté que ceux de tout l’équipage. Il se releva, en se tournant vers le capitaine pour lui répondre, et la lumière d’une lanterne, éclairant ses traits, y fit remarquer un calme, qui, vu sa position et sa responsabilité, semblait presque surnaturel.

— Cette forte houle est à craindre, dit-il ; mais une destruction certaine nous attend, si l’ouragan qui se prépare à l’est nous trouve encore dans un pareil ancrage. Tout le chanvre dont on a jamais fait des cordages ne suffirait pas pour empêcher seulement pendant une heure un navire d’aller se briser sur ces rochers, s’il avait contre lui un furieux vent de nord-est. Si le pouvoir de l’homme en est capable, Messieurs, il faut que nous gagnions le large, et sans perte de temps.

— Vous ne nous dites là, Monsieur, que ce que le dernier des mousses comprend parfaitement, dit Griffith. Ah ! voici le schooner !

Le bruit des longs avirons de l’Ariel se faisait effectivement entendre, et l’on vit bientôt le petit schooner s’avancer lentement dans l’obscurité. Il passa à peu de distance de la poupe de la frégate, et la voix toujours enjouée de Barnstable fut la première qu’on entendit.

— Voilà une nuit où il faudrait de bonnes lunettes, capitaine Munson ! s’écria-t-il. Mais je crois avoir entendu le son de votre fifre. S’il plaît à Dieu, vous n’avez pas dessein de rester ici sur une ancre jusqu’au matin ?

— Je n’aime pas cet ancrage plus que vous ne l’aimez, monsieur Barnstable, répondit le vétéran avec son ton ordinaire de tranquillité, quoiqu’il fût évident qu’il commençait lui-même à devenir inquiet. Nous sommes sur une ancre, et nous craignons de la laisser quitter le fond, de peur que la mer ne nous jette à la côte. Quel vent avez-vous ?

— Quel vent ? Il n’y en a pas assez pour faire remuer une boucle de cheveux sur la tête d’une femme. Si vous attendez que la brise de terre enfle vos voiles, je crois que vous attendrez jusqu’à la nouvelle lune. J’ai tiré ma coquille d’œuf de cette carrière de rochers noirs ; mais comment ai-je eu ce bonheur dans l’obscurité ? il faudrait être plus habile que moi pour le dire. Et que dois-je faire maintenant ?

— Recevez vos instructions du pilote, monsieur Barnstable, et suivez-les à la lettre.

Un silence, semblable à celui de la mort, succéda à cet ordre à bord des deux vaisseaux, et chacun écouta avec avidité les paroles qui sortirent de la bouche de l’homme sur qui chacun sentait alors que reposait tout espoir de salut. Quelques instants se passèrent avant que sa voix se fît entendre, et il parla d’un ton bas, mais très-distinct.

— Vos avirons ne vous seront pas longtemps utiles contre la mer qui commence à s’élever ; mais vos petites voiles vous aideront à avancer. Tant que vous pourrez marcher est-quart-nord-est, tout ira bien, et vous pouvez continuer ainsi jusqu’à ce que vous soyez à la hauteur de ce promontoire que vous voyez au nord. Alors, vous pourrez mettre en panne, et vous tirerez un coup de canon. Mais si, comme je le crains, vous êtes repoussé avant d’avoir atteint cette hauteur, fiez-vous à cette sonde en courant des bordées de bord, et gardez-vous de présenter la proue au sud.

— Je puis courir des bordées de tribord comme de bâbord, et faire des enjambées de la même longueur.

— Gardez-vous-en bien. Si pour gagner le large par est-quart-nord-est, vous déviez à tribord d’un seul point du compas, vous trouverez des écueils et des pointes de rochers qui vous encloueront. Je vous le répète, évitez les bordées de tribord.

— Et sur quoi dois-je me régler pour diriger ma course ? Sur la sonde, sur la boussole, sur…

— Sur de bons yeux et sur une main agile. Les brisants vous avertiront, du danger quand vous ne pourrez apercevoir les gisements de la côte ; mais ne vous lassez pas de sonder, tout en courant des bordées de bâbord.

— Fort bien ! fort bien ! murmura Barnstable à demi-voix ; c’est ce qu’on peut appeler naviguer à l’aveugle. Et tout cela, sans que je puisse voir pourquoi. Voir ! morbleu ! La vue m’est aussi utile en ce moment que me le serait mon nez pour lire la Bible !

— Doucement ! monsieur Barnstable, doucement ! dit le vieux commandant ; car l’inquiétude produisait un tel silence à bord des deux vaisseaux, qu’on entendait tout ce qui s’y passait. Les ordres que le congrès nous a donnés doivent s’exécuter au risque de notre vie.

— Je ne suis point avare de ma vie, capitaine Munson, répondit Barnstable ; mais il n’y a pas de conscience à placer un vaisseau dans un lieu comme celui-ci. Au surplus, c’est le moment d’agir et non de parler. Mais s’il y a tant de danger pour un schooner qui tire si peu d’eau, que deviendra la frégate ? Ne vaudrait-il pas mieux que je jouasse le rôle du chacal, et que je marchasse en avant pour tâter le chemin ?

— Je vous remercie, dit le pilote, l’offre est généreuse ; mais cela ne nous servirait à rien. J’ai l’avantage de bien connaître le terrain, et il faut que je me fie à ma mémoire et à la protection de Dieu. Déployez vos voiles, Monsieur, partez ; et si vous réussissez, nous nous hasarderons à lever l’ancre.

Cet ordre fut exécuté promptement, et, en quelques moments, l’Ariel fut couvert de toutes ses voiles. Quoiqu’on ne sentît pas un souffle de vent sur le tillac de la frégate, le petit schooner était si léger, qu’à l’aide du reflux et d’un reste de brise de terre dans la partie supérieure de l’atmosphère, il réussit à se frayer un chemin à travers les ondes soulevées, et en moins d’un quart d’heure à peine pouvait-on l’apercevoir à la lueur de la bande de lumière qui s’étendait à l’horizon.

Griffith, de même que tous les autres officiers, avait écouté en silence le dialogue qui précède ; mais quand il vit l’Ariel disparaître, il s’élança du canon sur le pont, et s’écria :

— Il vogue, sur ma foi ! comme un navire qu’on lance à la mer ! Eh bien ! capitaine, ferai-je lever l’ancre pour que nous le suivions ?

— Je ne vois pas d’autre alternative, répondit le vétéran. Vous avez entendu la question, monsieur Gray, qu’en dites-vous ?

— C’est le seul parti à prendre, capitaine Munson, dit le pilote. Le peu de marée qui nous reste suffira à peine pour nous conduire hors de danger. Je donnerais cinq années d’une vie qui n’a plus longtemps à durer pour que la frégate fût à un mille plus loin en mer.

Cette dernière remarque, ayant été faite à voix basse, ne fut entendue que par le commandant, qui se retira encore à l’écart avec le pilote. Mais, pendant qu’ils recommençaient leur conversation mystérieuse, Griffith ne perdit pas un instant pour exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir, et il ordonna qu’on levât l’ancre.

Le son du fifre se fit entendre de nouveau, ainsi que le bruit des pas mesurés des matelots autour du cabestan. Pendant que les uns levaient l’ancre, les autres détachaient les voiles des vergues et les déployaient pour leur faire recevoir la brise. Tandis qu’on exécutait ces manœuvres, le premier lieutenant donnait des ordres partout au moyen de son porte-voix, et l’on y obéissait avec la promptitude de la pensée. Dans l’obscurité presque complète qui régnait, on voyait sur les vergues, sur les cordages, des groupes d’hommes qui semblaient suspendus en l’air, et l’on entendait partir des cris de toutes les parties du vaisseau. — La voile de perroquet est parée ! criait une voix aiguë qu’on aurait cru descendre des nuages. — La misaine est parée ! disait un marin à voix rauque. — Tout est prêt à l’arrière ! cria un troisième d’un autre côté. Et, un instant après, l’ordre fut donné de laisser tomber les voiles.

Les voiles, en tombant, privèrent le navire du peu de clarté qui venait encore du firmament ; circonstance qui, en paraissant rendre plus vive la lumière que procuraient les lanternes allumées sur le tillac, donnait un air encore plus sombre et plus lugubre à l’aspect de la mer et du ciel

Tout l’équipage de la frégate, à l’exception du commandant et du pilote, était alors sérieusement occupé à mettre le vaisseau sons voiles. Les mots, l’ancre est dérapée ! répétés en même temps par cinquante bouches, et les évolutions rapides du cabestan, annoncèrent l’arrivée de l’ancre à la surface de l’eau ; le bruit du froissement des cordages, du sifflement des poulies et des cris du contre-maître et de ses aides, aurait donné à cette scène un air de confusion et de désordre aux yeux de quiconque eût été étranger à la marine ; et cependant l’expérience et la discipline firent que le vaisseau eut toutes ses voiles déployées en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour décrire cette manœuvre.

Pendant quelques instants le résultat parut satisfaisant aux officiers ; car quoique les lourdes voiles restassent suspendues parallèlement aux mâts, les plus légères, attachées aux mâtereaux les plus élevés, s’enflaient d’une manière sensible, et la frégate commençait à céder à leur influence.

— Elle marche ! elle marche ! s’écria Griffith d’un ton joyeux ; ah ! fine commère ! elle a autant d’antipathie pour la terre qu’aucun des poissons qui sont dans l’Océan ! Il paraît qu’il y a un courant d’air là-haut, après tout.

— C’est la brise expirante, dit le pilote d’un ton bas, mais d’une manière si soudaine que ces mots prononcés presque à l’oreille de Griffith le firent tressaillir. Jeune homme, ajouta-t-il, oublions tout, si ce n’est le nombre de vies qui dépendent en ce moment de vos efforts et de mes connaissances.

— Si vous pouvez montrer la moitié autant de connaissances que je suis disposé à faire d’efforts, répondit Griffith sur le même ton, tout ira bien ; mais quels que soient vos sentiments, souvenez-vous que nous sommes près d’une côte ennemie, et que nous ne l’aimons pas assez pour désirer d’y laisser nos os.

Après cette courte explication, ils se séparèrent, le lieutenant étant obligé de donner toute son attention à la manœuvre.

Le transport de joie qu’avait fait naître dans tous les cœurs le premier mouvement de la frégate à travers les ondes, ne fut pas de longue durée, car la brise qui avait paru vouloir favoriser nos marins commença à perdre sa force après leur avoir fait faire, environ un quart de mille, et finit par tomber tout à fait. Le quartier-maître, qui tenait le gouvernail, annonça bientôt que le vaisseau n’y obéissait plus. Griffith communiqua sur-le-champ cette mauvaise nouvelle au commandant, et lui proposa de jeter de nouveau une ancre.

— Adressez-vous à M. Gray, répondit le capitaine ; il est notre pilote, et c’est lui qui est chargé de veiller à la sûreté du navire.

— Les pilotes perdent quelquefois des navires, comme ils en sauvent, capitaine, dit le lieutenant. Connaissez-vous bien cet homme qui à toutes nos vies sous sa sauvegarde, et qui conserve autant de sang-froid que si événement lui était fort indifférent ?

— Je le connais parfaitement, monsieur Griffith, répondit le vétéran, et je lui crois autant de talents que je lui sais de bonne volonté. Je vous dis cela pour vous tirer d’inquiétude, et vous ne devez pas m’en demander davantage. Mais ne sens-je pas un souffle de vent de ce côté ?

— À Dieu ne plaise ! s’écria vivement Griffith ; si ce vent de nord-est nous repousse sur ces rochers, notre situation devient désespérée.

Le roulis du vaisseau causa en cet instant une expression momentanée des voiles, suivie d’une réaction soudaine, de sorte qu’il aurait été impossible au plus vieux marin de l’équipage de dire de quel côté était venu le léger courant d’air, ou si ce mouvement subit n’avait pas été occasionné par le brandillement de leurs propres voiles. Cependant l’avant du navire commença à faire son abattée, et malgré l’obscurité, il devint bientôt évident qu’il était à la dérive vers la côte.

Pendant ce court intervalle de doute pénible, Griffith, par une de ces espèces de caprices d’esprit qui font que les extrêmes se touchent, perdit l’ardeur qu’il devait à son inquiétude, et retomba dans l’apathie insouciante qui s’emparait souvent de lui, même dans les moments les plus critiques de danger. Il était debout, un coude appuyé sur le cabestan, ouvrant une main sur ses yeux pour se garantir de la lumière d’une lanterne dont il était voisin, quand il fut rappelé au souvenir de sa situation en se sentant presser doucement la main. Il se retourna, vit le jeune midshipman Merry, et lui fit un signe de tête affectueux, quoique d’un air encore distrait.

— Voilà une mauvaise musique, monsieur Griffith, dit Merry : si mauvaise qu’elle ne saurait me faire danser. Je crois qu’il n’y a pas sur le vaisseau un seul homme qui n’aimât mieux entendre l’air : J’ai donc quitté ma douce amie, que ces sons exécrables.

— Quels sons, Merry ? On est aussi tranquille sur le vaisseau qu’on l’était à l’assemblée des quakers de New-Jersey, quand votre bon grand-père ne rompait pas le charme du silence par sa voix sonore.

— Riez, si bon vous semble, monsieur Griffith, du sang pacifique qui coule dans mes veines, mais songez qu’il s’en trouve un mélange dans d’autres que dans les miennes. Je voudrais entendre en ce moment les chants du bon vieillard ; car ils m’endormaient toujours comme une mouette abritée par un rocher pendant un ouragan. Mais celui qui s’endormira cette nuit au son de cette musique infernale dormira d’un bon somme.

— Musique ! je n’entends pas de musique ; à moins que vous ne donniez ce nom au bruit que font les voiles en battant l’une contre l’autre. Ce pilote lui-même, qui se promène comme un amiral sur le gaillard d’arrière, n’a rien à dire.

— Quoi ! vous n’entendez pas des sons faits pour ouvrir l’oreille de tout marine ?

— Ah ! vous parlez de ce bruit sourd occasionné par le ressac ? c’est le silence de la nuit qui le rend plus remarquable. Est-ce que vous ne le connaissiez pas encore, jeune homme ?

— Je ne le connais que trop bien, monsieur Griffith ; et je n’ai nulle envie de le connaître mieux. De combien croyez-vous que nous soyons avancés vers la côte ?

— Je ne crois pas que nous ayons beaucoup reculé. Lofez, drôle, lofez donc ; ne voyez-vous pas que vous prêtez le flanc à la mer ?

Le quartier-maître, à qui ces paroles s’adressaient, répéta que le vaisseau n’obéissait plus au gouvernail, et ajouta qu’il croyait que la frégate coulait.

— Déployez la grande voile, monsieur Griffith, dit le capitaine, et tâtons le vent.

Le bruit des poulies se fit entendre aussitôt, et la grande voile fut à l’instant déployée. Tout l’équipage, attendait en silence le résultat de cette manœuvre, osant à peine respirer, comme s’il eût pu fixer le destin du navire. Quelques opinions contradictoires furent enfin hasardées par les officiers. Griffith alors, saisissant une chandelle dans une lanterne, sauta sur un canon et l’éleva de toute la hauteur de son bras pour l’exposer à l’action de l’air. La petite flamme chancela d’une manière incertaine pendant quelques instants, et prit ensuite une direction perpendiculaire. Le lieutenant allait baisser le bras quand, sentant à la main une légère sensation de fraîcheur, il conserva la même attitude. La flamme alors se dirigea vers la terre, d’abord avec lenteur, puis plus vivement, et finit par s’éteindre.

— Ne perdez pas un instant, monsieur Griffith, s’écria le pilote à haute voix et avec vivacité ; carguez la grande voile et brassez partout, à l’exception de vos trois huniers, et que tous les ris en soient pris. Voici le moment de remplir vos promesses.

Le jeune lieutenant resta une seconde immobile de surprise en entendant le pilote s’exprimer d’une manière si claire et si précise. Jetant un coup d’œil sur la mer, il sauta sur le tillac, et ordonna la manœuvre indiquée, comme si la vie ou la mort de tout l’équipage eût dépendu de la promptitude qu’on apporterait à l’exécuter.