Le Pirate (Montémont)/Chapitre XLI

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 437-443).

CHAPITRE XLI.

le fils.


De la joie ! de la joie ! à Londres maintenant.
Shouthey.


La nouvelle de la capture du bâtiment corsaire arriva à Kirkwall vers une heure avant midi, et remplit tout le monde de surprise et de joie. Il se fit peu d’affaires à la foire ce jour-là, parce que les curieux de tout âge et de tout métier coururent voir les prisonniers qui traversaient Kirkwall ; chacun triomphait en songeant combien ils devaient ressembler peu alors à ces hardis pirates qui venaient quelques jours auparavant faire les glorieux, exciter des troubles et des querelles dans les rues de la ville. On aperçut bientôt les baïonnettes des soldats de marine, qui brillaient au soleil : venaient ensuite les misérables captifs, attachés deux à deux par le bras. Leurs beaux habits avaient été mis en pièces par les vainqueurs, et les prisonniers n’avaient plus que des haillons sur leurs épaules ; les uns étaient blessés et couverts de sang, les autres noircis et brûlés par l’explosion à laquelle les plus déterminés avaient eu recours pour faire sauter le vaisseau. Presque tous avaient l’air sombre et impénitent ; quelques uns seulement semblaient affectés de sentiments convenables à leur situation ; enfin un fort petit nombre bravaient l’infortune et chantaient encore les chansons obscènes dont ils faisaient retentir les rues de Kirkwall après leurs orgies.

Le contre-maître et Goffe, attachés ensemble, s’épuisaient en menaces et en imprécations l’un contre l’autre ; le premier accusait le capitaine de n’avoir pas su diriger le vaisseau, le second accusait le contre-maître de l’avoir empêché de mettre le feu à la poudre avant d’en consommer une partie à tirer le canon, et d’aller ainsi tous ensemble dans l’autre monde. Enfin, arrivaient Cleveland et Bunce, à qui l’on permettait de marcher sans être garrottés ; la tristesse décente et l’air plein de dignité du premier formaient un contraste marqué avec la mine et les manières théâtrales que le pauvre Jack avait jugé convenable de prendre pour cacher des émotions moins nobles. On voyait l’un avec compassion, l’autre avec un mélange de mépris et de pitié ; tandis que la plupart des autres inspiraient de l’horreur et même de la crainte par leurs regards et leurs discours.

Il y avait à Kirkwall un individu qui, loin de courir avec empressement assister à un spectacle qui attirait tous les yeux, ne se doutait pas même de l’événement qui agitait toute la ville. C’était M. Mertoun père, qui se trouvait aux Orcades depuis deux ou trois jours, dont la plus grande partie avait été employée par lui à suivre les débats d’une plainte judiciaire portée contre le digne Bryce Snailsfoot. Par suite d’informations prises sur la conduite de l’honnête colporteur, la caisse de Cleveland, avec ses papiers et autres objets qu’elle renfermait, avait été rendue à Mertoun, comme légitime dépositaire d’icelle, jusqu’à ce que le véritable propriétaire fût en état de prouver qu’elle lui appartenait. Mertoun eut d’abord envie de laisser à la justice la garde du dépôt dont elle voulait le charger ; mais en jetant les yeux sur un ou deux papiers, il changea soudain de résolution… pria d’une voix tremblante le magistrat d’envoyer la caisse à sa demeure, et se rendant tout de suite chez lui, il s’enferma dans une chambre pour examiner à loisir les singuliers renseignements que le hasard venait de lui donner, et qui augmentèrent au centuple son impatience d’avoir une entrevue avec la mystérieuse Norna de Fitful-Head.

On se rappelle qu’elle lui avait recommandé, lorsqu’ils s’étaient rencontrés dans le cimetière de Saint-Ninian, de se trouver dans l’aile extérieure de la cathédrale de Saint-Magnus, le cinquième jour de la foire de Saint-Olla, à l’heure de midi, pour y rencontrer une personne qui lui donnerait des explications sur le sort de Mordaunt. « Il faut que ce soit elle, se disait M. Mertoun, et il m’est indispensable de la voir à l’instant même. Mais comment la trouver plus tôt, je n’en sais rien, et mieux vaut perdre quelques heures, même dans ce moment critique, que de l’offenser en paraissant moi-même devant elle avant l’heure fixée. »

Long-temps donc avant midi, long-temps avant que la ville de Kirkwall fût agitée par la nouvelle des événements qui se passaient de l’autre côté de l’île, le vieux Mertoun se promenait dans l’aile déserte de la cathédrale, attendant avec des angoisses inexprimables les communications qu’il allait recevoir de Norna. L’horloge sonna douze coups… la porte ne s’ouvrit pas… on ne vit personne entrer dans l’église ; mais les derniers sons n’avaient pas cessé de retentir sous la voûte lorsque Norna, sortant de derrière un gros pilier, parut devant lui. Mertoun, ne songeant guère à pénétrer le mystère d’une arrivée si soudaine, courut aussitôt vers elle en s’écriant avec chaleur : « Ulla ! Ulla Troil ! aidez-moi à sauver notre malheureux fils ! — Je ne réponds pas au nom d’Ulla Troil, dit Norna ; j’ai abandonné ce nom aux vents la nuit qui m’a coûté un père ! — Ne parlez pas de cette nuit d’horreur, répliqua Mertoun, nous avons besoin de toute notre raison… ne nous appesantissons point sur des souvenirs qui peuvent nous la faire perdre, mais aidez-moi, si vous le pouvez, à sauver notre malheureux fils ! — Vaughan, il est déjà sauvé… depuis long-temps sauvé. Pensez-vous que la main d’une mère… et la main d’une mère telle que moi… aurait attendu votre sollicitude tardive et sans effet ? Non, Vaughan… je ne me suis fait connaître à vous que pour vous montrer mon triomphe sur vous… c’est la seule vengeance que la puissante Norna se permet de tirer des maux qu’a soufferts Ulla Troil. — L’avez-vous réellement sauvé… sauvé de cette bande de meurtriers ?… Parlez !… dites la vérité !… je croirai tout… tout ce que vous jugerez convenable de me faire croire !… Prouvez-moi seulement qu’il a échappé, qu’il est sain et sauf. — Il a échappé, il est sain et sauf, grâce à moi. Sain et sauf, et certain d’une alliance honorable et heureuse, oui, grand incrédule ! oui, homme sage, si fier de votre propre opinion !… C’est Norna qui a tout fait ! Je vous ai reconnu il y a bien des années ; mais je n’ai pas voulu me faire connaître à vous avant d’avoir la douce certitude que mon fils avait échappé aux malheurs qui le menaçaient. Tout se combinait contre lui, les planètes prophétisaient la mort au sein des eaux… les astres se tachaient de sang.. mais mon habileté fut supérieure à tout… J’ai inventé… j’ai combiné… j’ai travaillé… j’ai tant fait que tout désastre a disparu… et quel infidèle sur la terre, ou quel démon entêté dans les entrailles de l’enfer niera désormais ma puissance ? »

L’enthousiasme frénétique qui lui dictait ces paroles ressemblait si bien à de la folie que Mertoun répondit : « Si vos prétentions étaient moins orgueilleuses et vos discours plus sensés, je serais plus certain de la sûreté de mon fils. — Vous doutez encore, vain sceptique ! Eh bien ! sachez que non seulement notre fils est en sûreté, mais qu’aussi j’aurai ma vengeance sans l’avoir cherchée… je serai vengée de l’agent redoutable des sombres influences par qui mes projets furent si souvent traversés, et la vie même de mon enfant mise en péril !… Oui, apprenez comme garantie de la vérité de mes paroles que Cleveland… le pirate Cleveland entre à cette heure même dans Kirkwall comme prisonnier et qu’il expiera bientôt par sa vie le crime d’avoir versé un sang puisé dans les veines de Norna. — Qui dites-vous prisonnier ? » s’écria Mertoun d’une voix de tonnerre. « Femme ! qui va, dites-vous, expier ses crimes par sa vie ? — Cleveland… le pirate Cleveland ! et c’est moi, dont il a méprisé les conseils, qui ai permis à son destin de l’atteindre. — la plus misérable des femmes ! » dit Mertoun en grinçant des dents… « tu as tué ton fils aussi bien que ton père ! — Mon fils !… Quel fils ?… Que voulez-vous dire ?… Mordaunt est votre fils… votre fils unique, s’écria Norna… Ne l’est-il pas ?… Parlez… parlez… ne l’est-il pas ? — Il est vrai que Mordaunt est mon fils —, les lois du moins lui permettent de porter ce nom… Mais, ô malheureuse Ulla ! Cleveland est votre fils aussi bien que le mien… le sang de notre sang, les os de nos os ; et si vous lui avez donné la mort, je finirai ma vie misérable avec lui ! — Attendez… demeurez… arrêtez, Vaughan ! je ne suis pas encore confondue ; prouvez-moi seulement la vérité de ce que vous dites, et je trouverai un remède, dussé-je évoquer l’enfer !… Mais prouvez vos paroles, sinon je ne puis y croire. — Toi, le secourir ! femme misérable et orgueilleuse !… vois où tes combinaisons et tes stratagèmes… tes artifices de lunatique… ton charlatanisme de folle… vois où tout cela t’a réduite ! et pourtant je vais te parler comme à une créature raisonnable… je veux même croire que tu es puissante… Écoutez donc, Ulla, les preuves que vous demandez, et trouvez un remède si vous le pouvez. — Lorsque je quittai les Orcades… » continua- t-il après un instant de silence, « et depuis ce temps vingt années se sont écoulées… j’emportai avec moi le malheureux enfant auquel vous avez donné le jour. Il me fut envoyé par une de vos parentes avec la nouvelle de votre maladie, et l’opinion publique fut bientôt que vous étiez morte. Il est inutile de vous dire dans quel misérable état je quittai l’Europe. Je trouvai un asile à Saint-Domingue, où une jeune Espagnole se chargea de me consoler. Je l’épousai… Elle devint mère du jeune homme appelé Mordaunt Mertoun. — Vous l’avez épousée ! » dit Norna d’un ton de reproche amer. — Oui, Ulla, répondit Mertoun ; mais vous fûtes dignement vengée, elle fut infidèle, et son infidélité me donna lieu de douter si l’enfant à qui elle donna naissance pouvait m’appeler son père… Je fus aussi vengé. — Vous lui avez donné la mort ! » dit Norna en poussant un cri terrible. « Je fus vengé, » répliqua Mertoun sans répondre directement, « ce qui me força à m’éloigner aussitôt de Saint-Domingue. J’emmenai votre fils avec moi à la Tortue, où nous avions une petite plantation. Mordaunt Vaughan, le fils que j’avais eu de mon mariage, plus jeune de trois ou quatre ans, resta à Port-Royal pour y recevoir une éducation anglaise. Je résolus de ne jamais le revoir, et je continuai seulement de pourvoir à sa subsistance. Notre plantation fut pillée par les Espagnols ; Clément n’avait alors que quinze ans… La pauvreté vint accroître mon désespoir et l’amertume de mes remords. Je devins corsaire, et fis embrasser à Clément cette infâme profession. Son habileté et sa bravoure lui méritèrent, malgré son jeune âge, le commandement d’un navire séparé ; et, après un espace de deux ou trois années, tandis que nous croisions de côtés différents, mon équipage se révolta contre moi, et me laissa pour mort sur les côtes d’une des îles Bermudes. Je guéris cependant, et mon premier soin, après une longue maladie, fut de m’enquérir du sort de Clément. J’appris qu’il avait été aussi abandonné par un équipage rebelle, et débarqué sur une île déserte pour y mourir de faim… Je crus qu’il avait péri. — Et qui vous assure maintenant du contraire ? dit Ulla ; ou comment se fait-il que Cleveland se soit identifié avec Vaughan ? — Changer de nom est chose commune parmi des aventuriers ; et Clément a sans doute trouvé que le nom de Vaughan était devenu trop fameux… Ce changement m’a donc empêché de recevoir de ses nouvelles. Ce fut alors que le remords me saisit, et que, prenant tout l’espèce humaine en horreur, et surtout le sexe auquel appartenait Louisa, je résolus de faire pénitence tout le reste de ma vie dans les sauvages îles Shetland. Me soumettre à des jeûnes et m’infliger la discipline, tel fut l’avis que me donnèrent de saints prêtres catholiques. Mais j’imaginai une expiation moins ridicule… Je résolus d’emmener avec moi l’infortuné Mordaunt, et de le garder toujours sous mes yeux comme une preuve vivante de ma misère et de mon crime. Je l’ai fait, et la vue continuelle de ce reproche vivant a souvent failli m’ôter la raison. Et maintenant pour mettre le comble à mon malheur, mon Cleveland… mon propre, mon véritable fils… revient à la vie pour aller recevoir une mort infâme, grâce aux machinations de sa propre mère ! — Allons, allons ! » dit Norna avec un sourire, lorsqu’elle eut écouté l’histoire jusqu’au bout, « je comprends : c’est un conte fabriqué par le vieux pirate pour m’intéresser en faveur d’un jeune et coupable camarade. Comment aurais-je pu prendre Mordaunt pour mon files, s’il y a une si grande différence d’âge ? — Un teint brun et une taille virile peuvent avoir beaucoup fait, une imagination exalté aura fait le reste. — Mais prouvez-moi… prouvez-moi que ce Cleveland es mon fils, et croyez que ce soleil qui nous éclaire se couchera à l’orient, avant que personne ait la puissance de toucher un seul cheveux de sa tête. — Ces papiers, ces journaux, » dit Mertoun en lui présentant le portefeuille, « voilà des preuves. — Je ne saurais les lire, — dit-elle après avoir essayé, « la tête me tourne. — Clement avait aussi des marques auxquelles vous pouviez le reconnaître, mais ses vainqueurs ont dû le dépouiller de tout. Il avait une boite d’argent avec une inscription runique, dont vous m’aviez fait présent dans des jours plus heureux. Il y avait encore une chaîne d’or. — Une boîte ! dites-vous ? » s’écria aussitôt Norna ; «  Cleveland m’en a donné une hier même… je ne l’ai pas encore regardé. »

Elle se hâta de la tirer de sa poche, elle lut à la hâte la légende gravée autour du cercle, et s’écria en sanglotant : « C’est bien maintenant qu’on peut m’appeler Reim-Kennar, car ces vers m’apprennent que je suis la meurtrière de mon fils aussi bien que père ! »

La conviction de l’erreur grossière où elle était tombée fut si accablante, qu’elle tomba au pied d’un des piliers. Mertoun cria au secours, quoique sans espérance d’en recevoir aucun ; le sacristain arriva cependant ; et voyant qu’il ne pouvait attendre aucune assistance de Norna, le malheureux père s’enfuit pour s’informer, s’il était possible, du sort de son fils.