Le Pirate (Montémont)/Chapitre XVI
CHAPITRE XVI.
entretien.
Les nouveaux venus, comme il arrive par tout le monde en semblable occasion, formaient une espèce de mascarade représentant les tritons et les sirènes dont les traditions anciennes et populaires avaient peuplé les mers du Nord. Les premiers, que les Shetlandais de cette époque appelaient Shoupeltins, étaient représentés par des jeunes gens grossièrement affublés de faux cheveux et de fausses barbes en filasse, avec des colliers composés de coquillages, d’algues, et d’autres productions marines qui décoraient aussi leurs manteaux de wadmaal d’un bleu clair ou d’un vert de mer. Ils portaient des tridents et autres emblèmes de leur prétendue dignité, parmi lesquels le goût classique de Claude Halcro, qui avait dirigé la mascarade, n’avait pas oublié les conques ; et de temps à autre une ou deux de ces déités aquatiques en tiraient des sons bruyants et enroués, au grand déplaisir de toute la compagnie. Les néréides et les nymphes montraient en cette occasion, comme c’est l’usage, un peu plus de goût que les dieux marins qui les escortaient. Des vêtements bizarres de soie verte et d’autres étoffes riches et précieuses avaient été taillés de manière à reproduire l’idée qu’elles se formaient des habitantes de la mer, et en même temps à montrer avec avantage les formes et les traits des jolies déesses. Les colliers de coquillages qui ornaient le cou, les bras et les chevilles des belles sirènes, étaient quelquefois mêlés de perles véritables ; en somme, l’extérieur de cette troupe était tel, qu’elle n’aurait pas été mal accueillie à la cour d’Amphitrite, surtout si on prend en considération les longues boucles de cheveux, les beaux yeux bleus, le teint blanc et frais, et les traits réguliers des filles de Thulé. Nous ne prétendons pas dire qu’aucune de ces fausses sirènes jouât son rôle aussi parfaitement que les suivantes de Cléopâtre, qui, adoptant la queue de poisson des sirènes véritables, savaient néanmoins trouver de la grâce dans tous leurs mouvements[1] ; car si elles n’eussent laissé leurs jambes dans leur état naturel, il aurait été impossible aux sirènes shetlandaises d’exécuter la jolie danse dont elles récompensèrent la compagnie pour la prompte admission qu’on leur avait accordée.
On découvrit bientôt que ces masques n’étaient pas des étrangers, mais une partie des conviés qui, s’étant échappés de la salle quelques minutes auparavant, s’étaient ainsi déguisés pour donner de la variété aux amusements de la soirée. La muse de Claude Halcro, toujours active en pareille occasion, leur avait fourni une chanson de circonstance dont nous pouvons donner une imitation. Les strophes étaient alternativement chantées par une néréide et un triton. Les hommes et les femmes, partagés en deux groupes, formaient deux chœurs, qui accompagnaient le chanteur principal ou répétaient le refrain.
- Au sein des vagues mugissantes,
- Sur des lits de perles brillantes,
- Du Nord nous chantons les combats ;
- Et là, dans ces sombres climats,
- Dans ces cavernes, de l’orage,
- À notre oreille bat la rage
- Aussi bas, aussi doucement
- Que le soupir d’un jeune amant.
- Mais quoique dans le sein des ondes
- Le repos règne autour de nous,
- Nous quittons nos grottes profondes,
- Joyeux fils de Thulé, pour danser avec vous.
- Nous brisons les trombes naissantes ;
- Nous chassons le serpent de mer ;
- De nos conques retentissantes
- Le bruit se mêle au flot amer ;
- De nos conques harmonieuses
- Le son vient planer sur les flots,
- Et berce d’images heureuses
- Le court sommeil des matelots.
- Bien plus, sortant du sein des ondes,
- Portant nos conques avec nous,
- Nous quittons nos grottes profondes,
- Joyeux fils de Thulé, pour chanter avec vous.
- III.
- les sirènes et les tritons.
- De nos cavernes ténébreuses
- Nous avons entendu vos chants,
- Car les notes harmonieuses
- Savent percer les flots grondants.
- Sous le poids de malheurs pénibles,
- Nous eussions entendu vos pleurs ;
- Nous ne serions point insensibles
- Aux tristes cris de vos douleurs.
- De même dans le sein des ondes
- Votre gaîté vient jusqu’à nous ;
- Nous quittons nos grottes profondes.
- Fils de Thulé, pour rire et danser avec vous.
Le chœur final fut chanté par toutes les voix, seulement quelques dieux s’efforcèrent de faire sortir de leurs conques une espèce d’accompagnement rauque, qui produisit pourtant un assez bon effet. La poésie, aussi bien que l’exécution, fut couverte d’applaudissements par tous ceux qui se disaient juges en pareilles matières, mais surtout par Triptolème Yellowley, qui, ayant saisi au passage les termes aratoires de charrue et de sillon, et, grâce à de nombreuses libations, les ayant compris dans le sens le plus littéral, déclara franchement, en prenant Mordaunt à témoin, que, bien qu’il fût ridicule d’avoir perdu de bonne filasse pour faire une barbe et une chevelure à des tritons, la chanson renfermait les seuls mots de sens commun qu’on eût dits de toute la journée.
Mais Mordaunt n’avait pas le temps de lui répondre. Il était occupé à suivre, avec la plus grande attention, les mouvements de l’une des sirènes, qui, dès l’entrée de la mascarade, lui avait fait un signe ; ce qui lui faisait penser, quoiqu’il ignorât qui ce pût être, qu’elle avait à lui communiquer des choses importantes. La néréide qui lui avait si hardiment pressé le bras, et avait accompagné ce geste d’une expression d’yeux qui l’intriguait vivement, était déguisée avec beaucoup plus de soin que ses compagnes ; sa mante était lâche et assez large pour cacher complètement ses formes, et sa figure était couverte d’un masque de soie ; il remarqua qu’elle s’éloignait peu à peu du reste de sa troupe, et enfin, se plaçant, comme pour mieux prendre l’air, près de la porte d’une chambre qui restait ouverte, elle le regarda encore d’un air tout particulier ; puis, profitant d’un instant où l’attention de la compagnie était fixée sur les autres masques, elle sortit de l’appartement.
Mordaunt n’hésita pas à suivre aussitôt son guide mystérieux, car nous pouvons donner ce nom à la néréide ; elle s’arrêta un moment pour lui montrer la direction du chemin qu’elle allait prendre, et puis s’avança d’un pas rapide vers la rive d’un lac d’eau salée qui s’étendait devant eux. De petites vagues brillantes se balançaient à la surface du lac, sous un ciel éclairé par un crépuscule d’été et un beau clair de lune ; on ne pouvait par cette nuit lumineuse regretter l’absence du soleil ; d’ailleurs on voyait encore à l’ouest sur les ondes les traces de son coucher, tandis que l’horizon, à l’est, commençait à rougir des feux de l’aurore.
Mordaunt n’eut donc aucune peine à tenir en vue son guide déguisé, tandis qu’il traversait les collines et les vallées, en se dirigeant vers le rivage de la mer ; puis, après mille détours dans les rochers, la sirène prit un chemin qui conduisait à un lieu où Mordaunt lui-même, à force de travail et pendant l’époque de son intimité à Burgh-Westra, était parvenu à construire un berceau, abri solitaire où les filles de Magnus Troil avaient l’habitude, quand le temps le permettait, de passer une partie de leurs journées. La sirène s’arrêta, et, après un peu d’hésitation, elle s’assit sur le banc rustique : c’était là le lieu des explications ; mais des lèvres de qui allait-il les recevoir ? Norna s’était d’abord présentée à l’imagination de Mordaunt ; mais une haute taille, un pas lent et majestueux, différaient entièrement de la grandeur et de la démarche de cette sirène à forme de fée qui l’avait précédé d’un pas léger, semblable à une néréide, qui, restée trop tard sur le rivage, et menacée du déplaisir d’Amphitrite, se hâtait de regagner son élément natal. Puisque ce n’était point Norna, ce pouvait seulement être Brenda qui lui eût donné un pareil signal ; et lorsqu’elle se fut assise sur le banc, elle ôta le masque qui cachait son visage, et c’était en effet Brenda. Mordaunt n’avait certainement rien fait pour redouter sa présence, et pourtant, telle est l’influence de la timidité sur les jeunes gens honnêtes des deux sexes, qu’il éprouva autant d’embarras que s’il se fût trouvé subitement en face d’une personne justement irritée contre lui. Brenda n’était pas moins troublée ; mais comme elle avait demandé cette entrevue et qu’elle ne pouvait durer long-temps, elle fut obligée, en dépit d’elle-même, d’entamer la conversation.
« Mordaunt, » dit-elle en balbutiant ; mais ensuite se reprenant, elle dit : « vous devez être surpris, monsieur Mertoun, que je me sois permis cette singulière liberté ? — C’est depuis ce matin seulement, Brenda, répliqua Mordaunt, qu’une marque d’amitié ou de confiance de vous ou de votre sœur pourrait me surprendre. Je suis beaucoup plus étonné que vous m’ayez fui sans motif pendant plusieurs heures, que de vous voir m’accorder maintenant un entretien. Au nom du ciel, Brenda, en quoi vous ai-je offensée ? et pourquoi cette singulière conduite à mon égard ? — Ne suffit-il pas de vous dire, » répondit Brenda en baissant les yeux, « que telle est la volonté de mon père ? — Non, cette raison ne suffit pas. Votre père ne peut avoir changé si subitement de dispositions et de manières avec moi, sans avoir cédé à l’influence de quelque étrange déception. Je vous demande seulement de m’expliquer la cause de ce changement ; car je consens à être plus bas dans votre estime que le dernier paysan de ces îles, si je ne puis prouver que ses nouvelles opinions à mon égard sont fondées sur une infâme tromperie ou une erreur extraordinaire. — C’est bien possible, je l’espère bien ; mon désir de vous voir ainsi en secret doit vous prouver que je l’espère. Mais il m’est difficile… il m’est impossible de vous expliquer la cause du ressentiment de mon père. Norna s’est entretenue longuement avec lui sur ce sujet, et j’ai peur qu’ils ne se soient quittés mécontents : or, vous savez bien que pareille chose n’arriverait pas sans de grandes raisons. — J’ai remarqué que votre père est fort attentif aux conseils de Norna, et plus complaisant à satisfaire ses caprices que ceux des autres… J’ai remarqué cela, quoiqu’il soit peu disposé à croire aux pouvoirs surnaturels qu’elle s’attribue. — Ils sont parents de loin… et furent amis dans leur jeunesse… même, comme je l’ai entendu dire, on crut autrefois qu’ils se marieraient ensemble. Mais les bizarreries de Norna se manifestèrent immédiatement après la mort de son père, et l’union en resta là, s’il est vrai qu’il en fut jamais question. Mais il est certain que mon père la considère beaucoup, et c’est, j’en ai peur, une preuve que ses préjugés contre vous sont profondément enracinés, puisqu’ils se sont presque querellés à cause de vous. — Ah ! les bénédictions vous arrivent à vous qui appelez ces opinions des préjugés ! » s’écria Mordaunt avec chaleur ; « à vous, les mille bénédictions du ciel !… Vous eûtes toujours bon cœur… vous n’avez pu conserver long-temps même l’apparence de la dureté. — Ce n’est qu’une apparence, il est vrai, » dit Brenda, se rassurant peu à peu, et reprenant le ton familier des conversations de leur enfance… « Je n’ai jamais pu penser, Mordaunt… jamais sérieusement croire, du moins, que vous eussiez pu mal parler de Minna ou de moi. — Et qui ose dire que je l’ai fait ? » s’écria Mordaunt, donnant carrière à l’impétuosité naturelle de son caractère ; « qui ose le dire, et qui ensuite a l’impudence d’espérer que je laisserai sa langue remuer tranquillement entre ses deux mâchoires ? par saint Magnus le martyr, je la ferai manger aux corbeaux ! — Mais maintenant, dit Brenda, votre colère m’épouvante, et va me forcer à vous quitter. — Me quitter ! et sans me dire en quoi consiste la calomnie ou le nom du vil calomniateur ! — Hélas ! c’est plus d’une personne qui a persuadé à mon père une chose… que je ne puis vous dire moi-même… mais c’est plus d’une personne qui dit que… — Y en aurait-il des centaines, Brenda, je n’en ferai pas moins ce que j’ai dit… Saint martyr !… m’accuser d’avoir mal parlé de ceux que j’ai le plus respectés, le plus estimés sur la terre !… Je rentre à l’instant même dans la salle, et votre père me rendra justice devant tout le monde. — N’y songez pas, pour l’amour de Dieu ! n’y songez pas, si vous ne voulez pas que je devienne la plus malheureuse des filles. — Dites-moi donc, du moins, si je devine juste, quand je nomme ce Cleveland en tête des infâmes qui m’ont calomnié ? — Non, non, » répondit Brenda avec véhémence ; « vous tombez d’une erreur dans une autre plus dangereuse. Vous dites que vous êtes mon ami… je désire être votre amie… demeurez encore une minute seulement, et écoutez ce que j’ai à vous dire ; notre entrevue n’a duré que trop long-temps déjà, et chaque instant apporte un péril de plus avec lui. — Dites-moi donc, » reprit Mertoun fort attendri par les appréhensions et la douleur de la pauvre jeune fille, « ce que vous exigez de moi ; et croyez-m’en, il est impossible à vous de demander une chose vers laquelle tous mes efforts ne se dirigent pas à l’instant même. — Eh bien ! donc… ce capitaine… ce Cleveland… — Je le savais, par le ciel ! mon esprit me disait que ce drôle était d’une manière ou d’une autre la cause de ces malheurs et de cette mésintelligence. — Si vous ne pouvez être ni patient, ni muet une seule minute, reprit Brenda, il faut que je vous quitte à l’instant ; ce que j’ai à vous dire n’a point rapport à vous, mais à un autre… bref, à ma sœur Minna. Je n’ai point à vous parler de son mécontentement contre vous, mais de pénibles inquiétudes à vous confier, au sujet de l’attention qu’il lui accorde. — Cette attention est manifeste, visible, frappante, et à moins que mes yeux ne m’abusent, fort bien reçue, si même elle n’est pas payée de retour. — Voilà la vraie cause de ma frayeur ; moi aussi, je fus séduite par l’extérieur, les manières franches et la conversation romanesque de cet homme. — Son extérieur ! oui, il est vigoureux et bien membré. Mais comme le vieux Sinclair de Quendale disait à l’amiral espagnol : « Au diable sa face ! j’en ai vu de plus belles à bien des pendus de Borough-Moor… » Quant à ses manières, ce sont celles d’un capitaine corsaire… et sa conversation ressemble au jargon d’un joueur de marionnettes ; car il ne parle guère que de ses exploits. — Vous vous trompez ; il ne parle que trop bien de tout ce qu’il a vu et appris ; d’ailleurs, il est allé réellement dans beaucoup de pays éloignés, il a pris part à beaucoup de chaudes actions, et il peut en parler avec autant d’esprit que de modestie. Vous croiriez voir le feu et entendre le bruit des canons. Il sait prendre tous les tons… Il nous entretient des arbres et des fruits délicieux des climats éloignés, des usages de certains peuples qui ne portent pas, toute l’année, de vêtements à moitié si chauds que nos robes d’été, et n’usent guère que de mousselines et de linons. — Sur ma parole, Brenda, il paraît bien comprendre la manière d’amuser de jeunes dames. — Oh ! oui, » dit Brenda avec la plus grande simplicité ; « je vous assure que d’abord je l’aimais plus que Minna ne l’aime. Et pourtant, quoiqu’elle soit beaucoup plus instruite que moi, je connais mieux le monde qu’elle, car j’ai vu plus de villes, moi. J’ai été à Kirkwall une fois, outre que j’avais été trois fois à Lerwick, lorsque les vaisseaux hollandais y étaient en rade ; on aurait donc de la peine à me tromper. — Et s’il vous plaît, Brenda, pourquoi êtes-vous portée à penser moins favorablement de ce jeune aventurier, qui semble si séduisant ? — Ma foi, au commencement, » répondit Brenda, après un moment de réflexion, « il était beaucoup plus aimable, les histoires qu’il contait n’étaient ni si tristes, ni si terribles ; il riait et dansait davantage. — Et peut-être alors dansait-il plus souvent avec Brenda qu’avec sa sœur ? — Non… je ne pense pas ; et pourtant, pour dire la vérité, je n’ai pu concevoir le moindre soupçon contre lui, tant qu’il nous a également donné son attention à toutes deux ; car vous savez qu’alors il n’aurait pas pu nous être plus que vous-même, Mordaunt Mertoun, plus que le jeune Swaraster, ou tout autre jeune homme des îles. — Mais alors pourquoi vous répugne-t-il de le voir rechercher votre sœur ?… Il est riche, il paraît l’être du moins. Vous dites qu’il est accompli et fort aimable… que désirez-vous encore dans un amant pour Minna ? — Mordaunt, vous oubliez qui nous sommes, » répondit la jeune fille en prenant un air de dignité qui n’allait pas moins bien à son naïf visage que le son différent dans lequel elle avait parlé jusque-là. « C’est un petit monde pour nous que ces îles Shetland ; il est peut-être inférieur, du moins les étrangers le disent, aux autres parties de la terre ; mais ce n’en est pas moins notre petit monde, et les filles de Magnus Troil y tiennent un certain rang. Il conviendrait peu, je pense, à nous qui descendons des rois de la mer et des anciens comtes, de nous jeter dans les bras d’un étranger qui aborda sur nos côtes, comme un oiseau au printemps, sans qu’on sache d’où il vient, et qui peut repartir à l’automne pour aller on ne sait où. — Et qui cependant peut décider une Shetlandaise aux yeux d’or à l’accompagner dans sa migration ? dit Mordaunt. — Je ne souffrirai pas qu’on plaisante sur un pareil sujet, » répondit Brenda avec indignation ; « Minna est, comme moi, fille de Magnus Troil, l’ami des étrangers, mais le père de l’Hialtland. Il leur donne l’hospitalité dont ils ont besoin ; mais que le plus orgueilleux ne pense pas qu’il peut à son gré s’allier à sa maison. »
Elle prononça ces mots avec une extrême chaleur, qui diminua aussitôt, tandis qu’elle ajoutait : « Non, Mordaunt, ne supposez pas que Minna Troil soit capable d’oublier assez ce qu’elle doit à son père et au sang de son père pour penser à prendre ce Cleveland pour époux ; mais elle peut lui prêter assez long-temps l’oreille pour compromettre son bonheur futur. Elle a une de ces âmes où certains sentiments prennent une profonde racine. Vous souvenez-vous d’Ulla Storlson qui gravissait chaque jour le faîte de Vossdale-Head pour épier le vaisseau de son amant qui ne devait jamais revenir ? Quand je pense à sa démarche lente, à ses joues pâles, à ses yeux qui devenaient de moins en moins brillants, comme la lampe qui s’éteint, faute d’huile… quand je me rappelle le regard animé d’une sorte d’espérance avec lequel le matin elle montait au sommet de ce rocher, et le désespoir profond et terrible qui pesait sur son front au retour… quand je songe à tout cela, pouvez-vous être surpris que je craigne pour Minna dont le cœur est fait pour conserver avec une rare fidélité, toutes les affections qu’elle pourrait concevoir ? — Je ne suis pas surpris, » répliqua Mordaunt, vivement ému par la voix tremblante de la jeune fille, et par les larmes qu’il entrevoyait dans ses yeux, tandis qu’elle traçait un portrait auquel son imagination comparait sa sœur ; « je ne m’étonne pas que la plus pure affection vous dicte de pareilles craintes ; et si seulement vous vouliez m’indiquer en quoi je pourrais servir votre amour pour votre sœur, vous me trouveriez prêt à exposer ma vie, s’il était nécessaire, comme je l’ai fait en gravissant un rocher pour vous dénicher des œufs de guillemot. Croyez-moi, Brenda, tout ce qu’on a pu dire à votre père ou à vous-même, en m’accusant d’avoir le moins du monde songé à oublier le respect que je vous dois, est une fausseté comme jamais n’en a vomi l’enfer. — Je vous crois, » dit Brenda, en lui présentant la main ; « je vous crois, et mon cœur est plus léger, à présent que j’ai rendu ma confiance à un si vieil ami. Comment vous pouvez nous servir, je l’ignore ; mais ce fut par le conseil, je puis dire par l’ordre de Norna, que je me suis hasardée à vous faire cette communication ; et vraiment je m’étonne, » ajouta-t-elle en regardant autour d’elle, « que mon courage ait pu aller jusque-là. Maintenant, vous savez tout ce que je puis vous dire du péril où se trouve ma sœur, surveillez ce Cleveland… mais prenez garde de vous fâcher avec lui, car certainement vous n’auriez pas beau jeu avec un guerrier si expérimenté. — Je ne vous comprends pas bien, répliqua le jeune homme ; comment n’aurais-je pas beau jeu ? Avec la vigueur et le courage que Dieu m’a donnés, avec une bonne cause par-dessus le marché, je m’inquiète peu des querelles que Cleveland pourrait me chercher. — Alors, si ce n’est pas pour vous, que ce soit pour Minna, pour mon père, pour moi, pour nous tous, évitez toute dispute avec lui ; contentez-vous de l’épier, et, s’il est possible, de découvrir qui il est, et quelles sont ses intentions envers nous. Il a parlé de se rendre aux Orcades, pour s’enquérir du vaisseau matelot avec lequel il faisait voile ; mais les jours, mais les semaines se passent, et il ne s’y rend point. Pendant qu’il tient compagnie à mon père près de sa bouteille, et qu’il conte à Minna de romanesques histoires sur les peuples étrangers, les guerres lointaines, les régions sauvages et inconnues, le temps s’écoule, et l’étranger, dont nous ne connaissons rien que l’existence, devient de plus en plus intime dans notre société. Maintenant, adieu. Norna espère vous raccommoder avec mon père, et vous prie de ne pas quitter Burgh-Westra demain, quelle que soit la froideur que vous témoignent mon père et ma sœur. Moi aussi, » ajouta-t-elle en lui tendant encore la main, « je dois faire mauvaise figure au visiteur importun de Jarlshof, mais de cœur nous sommes encore Brenda et Mordaunt. »
Elle lui présenta la main, avons-nous dit, mais elle la retira avec une légère confusion, en riant et rougissant à la fois, lorsque, par un mouvement bien naturel, il allait la presser contre ses lèvres. Il chercha un instant à la retenir, car cette entrevue avait eu pour lui un charme qu’il n’avait jamais éprouvé, si souvent qu’il se fût trouvé jadis seul avec elle ; mais elle parvint à se dégager ; et, lui faisant encore un signe d’adieu, elle lui indiqua un sentier différent de celui qu’elle allait suivre pour rentrer à la maison, et disparut bientôt à ses yeux derrière le rocher.
Mordaunt la regarda s’éloigner, immobile, et dans une situation d’esprit toute nouvelle. Le terrain neutre et incertain qui sépare l’amour de l’amitié peut être parcouru long-temps et sans péril, jusqu’à ce que celui qui s’y trouve engagé soit tout-à-coup appelé à reconnaître l’autorité de l’une ou de l’autre de ces puissances. Alors il arrive très souvent qu’après s’être regardé comme simple ami pendant des années, on se trouve soudain transformé en amant. Qu’un tel changement dans les affections de Mordaunt dût avoir lieu à dater de ce jour, quoiqu’il fût incapable d’en distinguer exactement lui-même la nature, on devait s’y attendre. Il se trouva subitement admis, avec la franchise la plus illimitée, dans la confiance d’une belle et séduisante jeune fille, dont il s’imaginait, peu auparavant, n’avoir que le dédain et la haine ; et si quelque chose au monde pouvait rendre un changement si doux et si étonnant plus enivrant encore, c’était l’innocente et naïve simplicité de Brenda qui jetait un enchantement sur tout ce qu’elle faisait ou disait. L’endroit où s’était passée cette scène avait aussi pu ajouter à son effet, quoiqu’elle n’en eût pas besoin ; mais un beau visage paraît encore plus beau au clair de la lune, et une douce voix semble plus douce encore au milieu du silence d’une nuit d’été. Mordaunt, qui cependant était retourné à la maison, se trouva donc disposé à écouter avec une patience rare et une singulière complaisance la déclamation enthousiaste prononcée sur le clair de la lune par Halcro, dont l’admiration avait été éveillée par un petit tour en plein air, entrepris pour chasser les vapeurs de l’excellente liqueur qu’il n’avait pas épargnée durant la fête.
« Le soleil, mon garçon, dit-il à Mertoun, est la lanterne des malheureux journaliers : elle arrive tout allumée de l’est pour rappeler tout un monde au travail et à la misère, tandis que la joyeuse lune nous éclaire tous pour la joie et l’amour. — Et pour la folie, ou elle est bien calomniée, » ajouta Mordaunt, pour dire quelque chose.
« Eh bien, soit ! répondit Halcro : au moins n’est-ce pas une triste folie. Mon cher et jeune ami, les habitants de ce monde, condamnés à souffrir, s’inquiètent trop d’avoir toujours la tête saine, la tête à eux, comme on dit. J’avoue qu’on m’a souvent appelé demi-fou, et je suis sûr que j’ai aussi bien fait mon chemin dans le monde que si j’avais eu double dose d’esprit. Mais, attendez, où en étais-je ? Ah ! touchant et concernant la lune ; ma foi, la lune est l’âme de l’amour et de la poésie. Je ne crois pas qu’il existât jamais un véritable amant qui ne soit pas allé au moins jusqu’à « Ô toi ! » dans un sonnet à sa louange. — La lune, » dit le facteur, qui commençait alors à parler fort vite, « mûrit l’avoine, du moins les vieux le disent, et remplit les noix aussi, ce qui est moins important : spargite nuces, pueri. — À l’amende ! à l’amende ! » cria l’udalier, qui était alors parvenu à son plus haut degré d’exaltation ; « le facteur parle grec !… Par les os de mon saint patron, saint Magnus, il avalera la pleine chaloupe de punch s’il ne nous chante une chanson sur l’heure ! — Trop d’eau noya le meunier, répliqua Triptolème : mon cerveau a plutôt besoin de sécher que d’être mouillé davantage. — Chantez donc, répondit le vieil udaller, car personne ne parlera d’autre langue ici que l’honnête norse, le joyeux hollandais, le dantzickois, et le lent écossais tout au plus. Éric Scambester, amenez la chaloupe et remplissez-la jusqu’au bord : il faut charge entière. »
Avant que la chaloupe pût l’atteindre, l’agriculteur, qui la vit s’approcher et se diriger vers lui par une lente manœuvre (car Scambester lui-même n’était pas alors très en état de conduire sa propre barque), fit un effort désespéré, et se mit à entonner, ou plutôt à croasser une ballade qu’on chantait dans le comté d’York pour la moisson, et que son père avait coutume de chanter lorsqu’il était un peu aviné, sur l’air de « Holà ! Dobbin, en route avec ton chariot ! » La piteuse figure du chanteur et les sons horriblement discordants de sa voix formaient un contraste si plaisant avec les paroles et l’air, que l’honnête Triptolème amusa la société autant qu’aurait pu le faire un convive en venant au banquet avec les habits de fête de son grand-père. Cette plaisanterie termina la soirée ; car Magnus lui-même, malgré sa forte et vigoureuse tête, avait avoué qu’il sentait l’influence du dieu du sommeil. Les hôtes se rendirent, du mieux qu’ils purent, sous leurs hangars et dans leurs chambres à coucher, et bientôt la maison, qui avait été si bruyante, fut plongée dans un parfait silence.
- ↑ Voir une admirable discussion de ce passage dans le Variorium Shakspeare.