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Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 228-239).

CHAPITRE XXI.

la pythonisse.


Mais ils sont perdus pour moi, à jamais perdus, ces plaisirs que la raison dissipe et que le temps détruit. Je ne vois plus à minuit la ronde des fées s’abreuver de rosée au joyeux clair de lune. Même la fiction qui délaisse le cerveau la dernière, le fantôme du cimetière, a disparu pour toujours.
Crabbe. La Bibliothèque.


Le barde moraliste qui nous fournit l’épigraphe de ce chapitre a traité un sujet auquel correspondent des sentiments qui se trouvent chez beaucoup de nos lecteurs sans qu’ils s’en doutent. La superstition, quand elle n’était pas environnée de toutes ses horreurs, mais qu’elle passait seulement une douce main sur la tête de ses prosélytes, avait des charmes que nous ne manquons pas de regretter, même à ces époques de la civilisation où son influence est presque totalement anéantie par la lumière de la raison et par l’instruction de toutes les classes. Dans des siècles plus ignorants, son système de terreurs idéales avait au moins quelque chose d’intéressant pour des esprits qui trouvaient rarement l’occasion de s’exalter. Ceci est plus spécialement vrai de ces légères altérations d’idées et de ces pratiques superstitieuses qui se mêlent aux amusements des âges plus grossiers, et sont, comme les présages du soir de la Toussaint en Écosse, considérés partie comme objets de divertissement, partie comme arrhes terribles de l’avenir. C’est avec de pareilles dispositions qu’aujourd’hui des personnes, qui ont reçu une éducation passable, vont heurter à la mansarde d’une diseuse de bonne aventure, pour rire, comme on dit, mais non pas toujours avec l’assurance de révoquer en doute les réponses qu’elles recevront.

Lorsque les sœurs de Burgh-Westra arrivèrent dans l’appartement où était servi le déjeuner, aussi copieux que celui du jour précédent dont nous avons donné le menu, et qu’elles eurent essuyé une joviale réprimande de la part de l’udaller pour être descendues si tard, elles trouvèrent les convives, dont la plupart avaient déjà déjeuné, se livrant à une ancienne coutume norwégienne du genre de celles dont nous venons de parler.

Elle semble avoir été empruntée à ces poésies des scaldes où les champions et les héroïnes sont si souvent représentés comme cherchant à connaître leur destinée par la bouche de quelque sorcière ou prophétesse ; celle-ci, comme dans la légende appelée par Gray la Descente d’Odin, réveille des esprits par la puissance d’un chant runique, et ils révèlent malgré eux les décrets du destin, par des réponses souvent d’un sens ambigu, mais qu’on croyait être une esquisse des événements à venir.

Une vieille sibylle, Euphane Fea, la femme de charge dont nous avons déjà parlé, s’installa dans l’embrasure d’une large fenêtre dont le jour était soigneusement intercepté par des peaux d’ours et d’autres draperies diverses, de manière à lui donner l’apparence d’une hutte de Lapon ; cet antre divinatoire était pourvu, comme un confessionnal, d’une ouverture qui permettait à la personne de l’intérieur d’entendre les questions qu’on lui adressait sans qu’elle pût voir le questionneur. Placée dans cet endroit, la voluspa devait écouter les demandes rimées qui lui seraient faites, et renvoyer une réponse improvisée. On supposait que la draperie l’empêchait de voir les individus qui la consultaient, et le rapport intentionnel ou accidentel que la réponse se trouvait avoir avec la situation de la personne qui posait la demande, fournissait souvent matière à de longs rires, ou même faisait naître de sérieuses réflexions. On choisissait habituellement pour sibylle la femme qui excellait le plus dans l’improvisation des poésies norses, talent peu extraordinaire dans une contrée où beaucoup d’esprits sont approvisionnés de vieux vers, et où les règles de la composition métrique sont singulièrement simples. Les questions se faisaient aussi en vers ; mais comme le don d’improviser ne pouvait être universel, il était permis de recourir à un versificateur de profession qui, tenant par la main celui qui consultait la devineresse, et placé devant le trou par où sortaient les oracles, était chargé de mettre en vers toutes les demandes.

En la présente occasion, Claude Halcro fut appelé d’une voix unanime à jouer le rôle du versificateur ; et après avoir branlé la tête, après avoir murmuré quelques excuses fondées sur l’affaiblissement de sa mémoire et de sa poétique, excuses que contredisaient un sourire de confiance et l’acclamation générale de la compagnie, le joyeux vieillard promit de jouer son rôle dans l’amusement projeté.

Mais, lorsqu’on allait commencer, la distribution des rôles fut subitement changée. Norna de Fitful-Head, que tout le monde, excepté les deux sœurs, croyait à une distance de plusieurs milles, entra soudain et sans dire mot dans l’appartement, s’avança majestueusement vers le tabernacle de peaux d’ours, et fit signe à la femme qui s’y trouvait assise d’abandonner son sanctuaire. La vieille Euphane sortit en remuant la tête et paraissant atterrée de frayeur ; et dans le fait, il n’y avait pas beaucoup d’assistants qui pussent voir avec un calme parfait l’apparition subite d’une personne si bien connue et si généralement crainte que Norna.

Elle s’arrêta un moment à l’entrée de la hutte ; et en soulevant la peau qui formait la porte, elle se tourna vers le nord comme pour lui demander des inspirations ; alors faisant signe aux hôtes surpris qu’ils pourraient approcher tour à tour du lieu consacré où elle allait s’installer, elle entra dans la tente et disparut à leurs yeux.

Mais le divertissement avait changé de nature, et il paraissait devenu si sérieux pour toute la compagnie, qu’on ne se pressait pas de consulter l’oracle. Le caractère et les prétentions de Norna semblaient, à presque toutes les personnes présentes, d’un genre trop grave pour le rôle qu’elle avait pris. Les hommes se parlaient à voix basse, et les femmes, suivant la remarque d’Halcro, réalisaient la description du glorieux John Dryden :

En frémissant d’horreur, elles serraient leurs rangs.

Le silence fut interrompu par la voix mâle de l’udaller. « Et pourquoi le divertissement ne commence-t-il pas, mes amis ? Avez-vous peur parce que ma parente va être notre voluspa ? C’est grande complaisance à elle de faire pour nous ce que personne dans nos îles ne ferait si bien ; et loin de laisser là la partie, il faut nous y mettre plus gaîment. »

Il y eut un nouveau silence dans la compagnie, et Magnus ajouta : « Il ne sera pas dit que ma parente se soit assise sur son trépied sans qu’on la consultât, parce que tous les cœurs tremblent en sa présence, comme si elle était une géante des montagnes. Je l’interrogerai, moi, le premier ; mais les vers ne viennent pas si vite au bout de ma langue que quand j’étais plus jeune d’une vingtaine d’années. Claude Halcro, à mon secours ! »

Se tenant par la main ils approchèrent du sanctuaire de la prétendue sibylle, et après s’être consultés un moment, Halcro exprima la demande de son ami et patron. Mais avant, il nous faut dire que, comme beaucoup d’importants personnages des îles Shetland, à ce qu’assure sir Robert Sibbald, qui commençaient, vers cette époque reculée, à se mêler de commerce et de navigation, l’udaller était intéressé pour une part assez forte dans la pêche aux baleines, et que le poète était chargé, dans son improvisation, d’interroger la devineresse sur le succès de l’entreprise.

Voici les vers d’Halcro :

Perce à travers la neige, à travers les frimas ;
Sur les bords groenlandais ne découvres-tu pas
Parmi les monts de glace un navire avec peine
Poursuivant l’énorme baleine ?
Mère terrible, au formidable abord,
Apprends-nous si l’esquif vient de gagner le port.

La plaisanterie semblait devenir sérieuse, lorsque chacun, la tête penchée en avant, entendit la voix de Norna qui, sans la moindre hésitation, répondit du fond de la hutte où elle était renfermée :

Sans cesse le vieillard rêve son opulence,
Sa pêche, ses guérets, ses troupeaux et ses bœufs ;
Mais qu’il tremble en voyant combler son espérance !
Il pourra de douleur s’arracher les cheveux.

Elle s’interrompit un instant, et Triptolème en profita pour murmurer : « Quand dix sorcières et autant de magiciens le jureraient, je ne croirai jamais qu’un homme raisonnable puisse s’arracher la barbe ou s’égratigner, n’importe à quel propos, lorsque ses magasins sont encombrés de provisions. »

Mais la voix de la hutte reprit son ton lent et monotone, et interrompant les commentaires, continua comme il suit :

Le navire, lesté d’une charge bien grande,
Noblement se balance aux rivages d’Islande ;
La brise le ramène aux terres de Shetland,
Le ruban, sur le mât, flotte resplendissant[1] :
Sept baleines, voilà sa cargaison nouvelle.
Par sa mâchoire au mal chacune se révèle :[2]

Le partage ne peut s’en faire également :
Deux pour Lerwick et deux pour Kirkwall et ses voûtes,
Et trois pour Burgh-Westra, les plus belles de toutes.

« Que les puissances du ciel regardent ce bas monde et nous protègent ! dit Bryce Snailsfoot ; car ce n’est pas une simple femme qui vient de parler ainsi. J’ai trouvé à North-Ronaldshaw des gens qui ont aperçu le bon bâtiment, l’Olave de Lerwick, qui appartient en si grande partie à notre digne patron, qu’on peut, en quelque sorte, l’en dire propriétaire) ils l’ont balayé[3], et aussi sûr qu’il y a des étoiles au ciel, il leur a répondu que sa pêche montait à sept baleines, précisément comme Norna vient de nous le dire dans ses vers. — Bah !… sept baleines précisément ? et vous l’avez entendu dire à North-Ronaldshaw ? dit le capitaine Cleveland ; et je suppose que vous avez piaillé ce bon brin de nouvelle sur toute la route en venant ici. — Ma langue n’en a pas dit un mot, capitaine, répondit le porte-balle. J’ai connu bien des marchands, des colporteurs et autres gens qui négligeaient leur commerce pour porter des bavardages et des on dit par monts et par vaux d’un bout du pays à l’autre ; mais je ne trafique pas en cette partie. Je ne crois pas avoir appris à trois personnes que l’Olave avait complété sa cargaison, depuis que j’ai traversé l’eau à Dunrossness. — Mais si une de ces trois personnes a encore répandu la nouvelle, et il y a deux à parier contre un que la chose est arrivée, la vieille dame prophétise sur velours. »

Ainsi parlait Cleveland, en s’adressant à Magnus Troil ; mais Magnus n’eut pas l’air de l’approuver. Il respectait jusqu’aux superstitions de son pays, et il portait intérêt à sa malheureuse parente, même dans ses actions les plus étranges ; enfin s’il n’avait jamais hautement reconnu les prétentions surnaturelles de Norna, il n’aimait pas du moins les lui entendre contester par d’autres.

« Norna, sa parente, » dit-il en appuyant avec emphase sur ce titre, n’avait de communication ni avec Snailsfoot, ni avec les connaissances de Snailsfoot. Il ne prétendait pas expliquer comment elle avait acquis ces renseignements ; mais il avait toujours remarqué que les Écossais et même les étrangers en général, lorsqu’ils venaient dans les îles Shetland, étaient toujours prêts à trouver des explications à des choses qui étaient restées suffisamment obscures pour ceux dont les ancêtres avaient demeuré là pendant des siècles. »

Le capitaine Cleveland comprit l’à-propos, et s’inclina sans chercher à défendre son scepticisme.

« Et maintenant, suivez, mes braves cœurs, reprit l’udaller, et puissiez-vous apprendre tous d’aussi bonnes nouvelles que moi ! Trois baleines ne peuvent pas manquer de produire… voyons que je calcule combien cela fera de barriques. »

Il y avait une répugnance manifeste de la part des hôtes à consulter l’oracle de la hutte.

« D’heureuses nouvelles sont assez bien venues pour certaines gens lorsqu’elles viennent du diable, » dit mistress Baby Yellowley en s’adressant à lady Glowrowrum (car une certaine ressemblance de caractère avait établi une sorte d’intimité entre elles) ; « mais je trouve, milady, qu’il y a dans tout cela trop de sorcellerie pour que d’honnêtes chrétiennes comme vous et moi ne s’en offensent pas. — Il y a quelque chose de juste dans ce que vous dites, madame, répliqua la bonne lady Glowrowrum ; mais nous autres Hialtlandais, nous ne sommes pas comme les autres gens ; et comme cette femme, fût-elle sorcière, est amie du fowd et sa proche parente, on nous regarderait mal si nous ne nous faisions pas dire notre bonne aventure comme les autres. Mes nièces sont bien libres d’y aller à leur tour ; car qu’importe, s’il y a le moindre mal à cela, elles auront tout le temps de s’en repentir, suivant le cours ordinaire de la nature, mistress Yellowley. »

Tandis que d’autres étaient retenus par la même incertitude et la même crainte, Halcro remarqua que le vieil udaller fronçait les sourcils et qu’il avait beaucoup de peine à s’empêcher de battre le plancher de son pied droit, signes certains que la patience de Magnus était à bout. Le poète donc déclara courageusement qu’il allait en son propre nom, et point comme interprète des autres, adresser la seconde question à la pythonisse. Il se tut un instant, assembla ses rimes, et parla ainsi :

Dis-moi, comme Milton à la langue dorée,
Entendrai-je aussi mes chansons,
Long-temps après qu’Halcro sur sa tombe sacrée
Aura vu passer les saisons ?
Ou, du moins, de ma lyre aux héros consacrée
Dryden avoûra-t-il les sons ?

La voix de la sibylle répondit aussitôt, du fond de son sanctuaire :

L’aigle monte aux plaines des cieux ;
Inhabile à voler, l’oiseau du marécage
Doit, en glissant vers le bocage,
Être heureux lorsque sur la plage
Le veau marin se prête à ses accords joyeux.

Halcro se mordit les lèvres, leva les épaules, et puis, reprenant aussitôt sa bonne humeur, il fit usage de nouveau de sa malheureuse facilité d’improviser de mauvais vers, facilité qu’il avait acquise par un constant exercice, et riposta bravement :

Je m’estime heureux d’être oison,
Et de hanter la baie et l’abri solitaire ;
N’ayant point de voler la folle ambition,
J’éviterai les coups de la flèche légère.
Sur le cap aux rocs menaçants,
Plus doux par le fracas de la mer en furie,
Même les plus rudes accents
Semblent encor de l’harmonie.

Lorsque le petit barde se retira d’un pas dégagé et d’un air satisfait, un applaudissement général accueillit la manière spirituelle dont il s’était soumis à la condamnation qui le mettait de niveau avec un oison. Mais sa soumission résignée et courageuse ne détermina personne à consulter la redoutable Norna.

« Les vils poltrons ! dit l’udaller. Avez-vous peur aussi, capitaine Cleveland, de parler à une vieille femme ?… Faites-lui une question… demandez-lui si le sloop à douze canons qui est arrivé à Kirkwall est ou n’est pas votre vaisseau matelot. »

Cleveland jeta un regard sur Minna, et s’imaginant sans doute qu’elle attendait avec anxiété la réponse au conseil de son père, il réfléchit, et dit enfin après un moment d’hésitation :

« Je n’eus jamais peur d’aucune femme ni d’aucun homme… Maître Halcro, vous avez entendu la question que notre hôte désire que j’adresse… faites-la en mon nom, et comme il vous plaira… Je prétends aussi peu aux talents poétiques qu’à ceux de sorcier. »

Halcro ne se fit pas répéter l’invitation, mais prenant la main du capitaine Cleveland dans la sienne, suivant le cérémonial qu’exigeait la circonstance, il adressa la question que l’udaller avait suggérée à l’étranger, dans les termes suivants :

Une barque de loin venant
Vers Saint-Magnus a pris son essor, apportant

Canons, mousquets, équipage, écarlate,
Marchandises où l’or éclate :
Cet étranger a-t-il des droits
Sur la barque, les biens et sur l’or à la fois ?

Il s’écoula un temps plus long que de coutume avant que la sibylle renvoyât sa réponse ; et quand elle répondit, ce fut d’une voix plus basse, quoique d’un ton aussi résolu que celui qu’elle avait jusque là employé…

L’or est brillant, et pur, et généreux ;
Le sang est rouge et noir ; à voir il est affreux.
Sur le cap Saint-Magnus un faucon vigoureux
Soudain dans les airs se déploie.
Et de son bec frappe sa proie,
Les serres couvertes de sang :
Que celui qui m’appelle avec tant d’artifice
Promène sur sa main ses regards un instant ;
Du sang !… du ravisseur il doit être complice.

Cleveland sourit d’un air dédaigneux, et retira sa main… « Peu de gens, dit-il, sont allés dans la Nouvelle-Espagne aussi souvent que moi, sans avoir eu affaire plusieurs fois avec les Guarda-Costas ; mais il n’y eut jamais sur ma main aucune tache qu’une serviette mouillée n’ait pu enlever. »

L’udaller ajouta avec sa grosse voix… « Il n’y a jamais de paix avec les Espagnols au delà de la ligne… je l’ai entendu dire cent fois au capitaine Tragendeck et à l’honnête vieux commodore Rummelaer, et ils avaient tous deux été dans la baie d’Honduras, ainsi que dans les alentours… Je hais tous les Espagnols depuis qu’ils vinrent ici et prirent aux habitants de Belle-Île tous leurs vivres en 1558. J’ai entendu mon grand-père parler de ce fait ; et il existe une vieille histoire hollandaise quelque part dans la maison, qui montre quelle besogne ils faisaient depuis long-temps dans les Pays-Bas…. Ils n’ont ni merci ni bonne foi. — Cela est vrai, mon vieil ami, répliqua Cleveland ; ils sont aussi jaloux de leurs possessions des Indes qu’un vieillard peut l’être de sa jeune épouse ; et s’ils parviennent à vous attraper, les mines pour la vie !… ils ne connaissent que cela… aussi les combattons-nous avec nos couleurs clouées au mât. — C’est la bonne manière ! s’écria l’udaller ; le vieux pavillon de la Grande-Bretagne ne doit jamais baisser. Quand je pense aux murs de bois, je me crois presque Anglais ; seulement, ce serait trop ressembler à mes voisins écossais… Mais voyons, point d’offense pour personne, messieurs… tout le monde est ami chez moi, tout le monde est bienvenu… Allons, Brenda, allez consulter l’oracle… parlez-lui à votre tour ; vous savez suffisamment de vers norses, c’est une chose connue. — Mais aucun qui aille au divertissement qui nous occupe, mon père, » dit Brenda en se retirant.

« Sottise ! » répliqua le père en la ramenant, tandis qu’Halcro saisissant la main de la récalcitrante ; « une modestie mal placée ne doit jamais gâter une honnête joie… Parlez pour Brenda, Halcro… c’est votre métier d’interpréter les pensées des jeunes filles. »

Le poète s’inclina devant la belle jeune dame avec l’empressement d’un barde et la galanterie d’un voyageur, et après lui avoir rappelé bas à l’oreille qu’elle n’était nullement responsable des sottises qu’il allait débiter, il se recueillit, regarda le ciel, sourit comme s’il lui venait une idée soudaine, et enfin l’exprima dans les vers suivants :

Mère terrible et menaçante,
De Filful-Head sombre habitante,
Tu connais trop bien ton devoir
Pour révéler ce qu’une belle,
À son penchant toujours fidèle,
Désire sans le laisser voir.
Trempe tes mots dans le vin et le miel ;
Trace un dessin d’or et de soie :
Nous voudrions savoir si Brenda, dans sa joie
Comme dans son amour, nourrit un vœu cruel.

La prophétesse répliqua presque immédiatement de derrière son rideau :

Non touché par l’amour, le cœur de la beauté
Est la neige au sommet du Rona dans la nue
Offrant sa cime haute et nue
En sa stérile pureté ;
Mais par un doux rayon à peine caressée,
Cette neige en ruisseau descend dans le vallon,
Réjouit le troupeau, rafraîchit la pensée
Ainsi que le riant gazon,
Et d’un heureux berger vient orner la maison.

« Doctrine consolante, et admirablement parlé ! » s’écria l’udaller en retenant Brenda qui rougissait et voulait lui échapper… « Il ne faut pas être honteuse pour cela, ma fille…. Être la maîtresse de la maison de quelque honnête homme, faire prospérer quelque vieux nom norse, rendre ses voisins heureux et le pauvre aisé, enfin, secourir l’étranger, voilà le sort le plus agréable que puisse désirer une jeune fille, et je le souhaite de bon cœur à toutes celles qui sont ici présentes. Voyons, qui va maintenant parler ?… les bons maris se donnent à foison… Maddie Groatseltar… ma jolie Clara, allez donc, et n’en laissez pas votre part… »

Lady Glowrowrum secoua la tête et dit qu’elle ne pouvait pas tout-à-fait approuver…

« C’est bien… répliqua Magnus, pas de contrainte, mais le jeu continuera jusqu’à ce que nous en soyons las. Venez ici, Minna… j’ai droit de vous commander à vous… avancez, mon enfant… Il y a une multitude de choses qui devraient nous faire honte plus qu’une vieille et innocente plaisanterie… venez, je parlerai pour vous, quoique je ne sois pas certain de me rappeler assez les rimes. »

Une rougeur légère passa rapidement sur le visage de Minna, mais elle reprit aussitôt son air habituel, et se tint debout près de son père, comme supérieure à toutes les petites plaisanteries que pouvait occasionner sa situation.

Le père, après avoir froncé les sourcils, et recouru à d’autres moyens mécaniques pour aider sa mémoire, ramassa enfin assez de poésie pour adresser la question suivante, quoiqu’en vers moins recherchés que ceux d’Halcro :

Norna, parle-moi, bien ou mal :
Cette fille voudrait goûter du mariage.
En doit-elle ou non faire usage ?
Et femme, quel sera son destin conjugal ?

Un profond soupir partit du fond du sanctuaire, comme si la pythonisse s’apitoyait sur la teneur de l’oracle qu’il lui fallait rendre. Puis elle fit entendre sa réponse :

Non touché par l’amour, le cœur pur d’une belle
Est comme de Rona la neige pure et belle.
De mort terrestre libre encor.
Tandis qu’au ciel elle se mêle,
Il semble que son blanc trésor
En soit une part naturelle.
Mais comme l’ouragan de mars,
L’amour peut de plus d’une tache
Salir la guirlande sans art
Que l’innocence garde et cache…
Observez : le charme est détruit,

Un torrent couvre un lit de pierre,
Roule et précipite à grand bruit
Son onde un moment prisonnière.

L’udaller entendit cette réplique avec un vif ressentiment. « Par les os du martyr, » s’écria-t-il, tandis que sa joyeuse figure rougissait de dépit, « c’est un abus de ma courtoisie ! et si c’était tout autre que vous qui eût accolé le nom de ma fille avec le mot destruction, il aurait mieux fait de garder le silence. Mais sors de ta hutte, vieille dragonne, » ajouta-t-il avec un sourire… « j’aurais dû savoir qu’il ne t’est pas possible de te plaire long-temps à tout ce qui a une apparence de gaîté ; Dieu te garde ! » Sa sommation ne reçut pas de réponse, et après avoir attendu un instant, il lui adressa de nouveau la parole… « Bah ! ne m’en voulez point, parente, pour un mot trop lestement prononcé… vous savez que je ne veux de mal à personne, moins encore à vous… sortez donc, et donnons-nous la main… Vous auriez pu prédire le naufrage de mon vaisseau et de mes barques, ou une mauvaise pêche aux harengs, et je n’aurais pas soufflé mot ; mais Minna et Brenda, vous le savez, sont les objets de ma plus chère tendresse. Encore une fois, sortez, prenons-nous la main, et que tout soit fini. »

Norna ne faisait aucune réponse à ses appels réitérés, et les assistants commençaient à se regarder les uns les autres avec surprise, quand l’udaller, levant la peau qui couvrait l’entrée de la hutte, découvrit qu’il n’y avait plus personne. L’étonnement fut alors général, et la frayeur s’y joignit bientôt ; car il semblait impossible que Norna se fût échappée du sanctuaire où elle était renfermée, sans que la compagnie l’eût remarquée ; elle était pourtant partie, et l’udaller, après avoir réfléchi un instant, laissa retomber la peau d’ours sur l’entrée de la hutte.

« Mes amis, » dit-il avec une mine enjouée, « nous connaissons ma parente depuis long-temps, et nous n’ignorons pas que ses habitudes ne ressemblent guère à celles des gens ordinaires de ce monde. Mais elle veut du bien à l’Hialtland, elle a l’amour d’une sœur pour moi et ma maison : aucun de mes hôtes n’a donc sujet de craindre ou lieu de s’offenser. Je ne doute pas qu’elle ne revienne dîner avec nous. — Ah ! Dieu nous en garde ! s’écria mistress Yellowley… car, ma bonne lady Glowrowrum, pour dire la vérité à Votre Seigneurie, je n’aime pas les commères qui viennent et s’en vont comme un rayon de soleil ou une bouffée de vent. — Parlez plus bas, parlez plus bas, dit lady Glowrowrum, et remerciez Dieu que cette créature n’ait pas emporté avec elle un pan de muraille. Ses semblables ont joué des tours pires, et elle aussi quand elle était de mauvaise humeur. »

De semblables murmures couraient à travers toute la compagnie, quand l’udaller éleva sa voix de Stentor sur un ton impératif, et invita ses hôtes, ou plutôt leur commanda de venir voir partir les barques qui allaient pêcher en pleine mer.

« Le vent a été terrible depuis le lever du soleil, dit-il, et a retenu les barques dans la baie ; mais maintenant il est favorable, et elles vont partir à l’instant. »

Le changement soudain du temps occasionna d’autres chuchotements et des clins d’œil parmi les hôtes, qui n’étaient pas trop mal disposés à l’attribuer à la disparition subite de Norna ; mais sans laisser échapper des observations qui n’auraient pu qu’être désagréables au maître de la maison, ils le suivirent, tandis qu’il se dirigeait d’un pas majestueux vers le rivage, comme le troupeau de daims suit le cerf qui les conduit, avec une obéissance respectueuse.



  1. Couronne faite avec des rubans par les jeunes femmes qui s’intéressent à un
    bâtiment qui part pour la pêche de la baleine, ou à son équipage ; elle est toujours
    attachée à un des agrès, et conservée avec grand soin durant le voyage. w. s.
  2. La meilleure huile sort des mâchoires de la baleine, et pour la recueillir on les
    suspend aux mât du bâtiment. w. s.
  3. Les marins baleiniers ont des espèces de signaux télégraphiques : ainsi un nombre marqué de mouvements, faits avec un balai, indique à un autre vaisseau le nombre de baleines qu’on a prises. w. s.