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Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXIII

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 255-268).

CHAPITRE XXIII.

l’ombre.


C’étaient des serrements de main et des angoisses de cœur, car le moment approchait où la joyeuse compagnie devait se séparer. Nous demandâmes donc nos chevaux, puis la route, tandis que le jovial et vieil hôte criait : « Point d’écot à payer ! »
Lilliput, poème.


Nous ne nous arrêterons pas sur les divertissements de ce jour, qui n’eurent rien de fort intéressant pour le lecteur ; la table gémit comme d’habitude sous le poids des plats qui furent attaqués par les convives avec l’appétit habituel… le bol de punch fut rempli et vidé avec la promptitude ordinaire… les hommes burent et les femmes rirent… Claude Halcro rima, plaisanta et vanta John Dryden… l’udaller s’enivra et chanta des refrains… la soirée se termina comme de coutume dans le magasin dont Magnus Troil avait fait une salle de bal.

Ce fut alors et là que Cleveland, s’approchant de Magnus qui était assis entre ses deux filles, lui communiqua son intention d’aller à Kirkwall dans un petit brick que Bryce Snailsfoot, après avoir débité sa marchandise avec une promptitude sans exemple, avait frété pour ce port, afin de remonter sa balle.

Magnus écouta la résolution soudaine de son hôte avec surprise et non sans déplaisir, puis il demanda sèchement au capitaine depuis quand il avait appris à préférer la compagnie de Bryce Snailsfoot à la sienne propre. Cleveland répondit avec sa franchise ordinaire que le temps et la marée n’attendaient personne, et qu’il avait certaines raisons particulières pour aller à Kirkwall plus tôt que l’udaller n’avait l’intention de s’y rendre… qu’il espérait le revoir lui et ses filles à la grande foire qui était fort prochaine, et trouver le moyen de revenir avec eux aux îles Shetland.

Pendant que le capitaine parlait ainsi, Brenda tint ses yeux fixés sur sa sœur, autant qu’il était possible de le faire sans attirer l’attention générale. Elle remarqua que les pâles joues de Minna devenaient encore plus pâles à chaque mot de Cleveland, et qu’elle paraissait, en serrant les lèvres et en fronçant légèrement les sourcils, chercher à cacher la violente émotion qui agitait son cœur. Mais elle resta muette, et lorsque Cleveland, après avoir pris congé de l’udaller, s’approcha pour l’embrasser comme c’était l’usage, elle reçut son adieu sans oser même essayer de lui répondre.

Brenda allait avoir aussi son épreuve à subir ; car Mordaunt Mertoun, autrefois si cher à Magnus, prenait alors congé de lui sans obtenir un seul regard d’amitié ni d’intérêt. L’udaller laissa même échapper un sarcasme amer en souhaitant un bon voyage au jeune homme ; il lui recommanda, s’il trouvait une jolie fille en route, de ne pas rêver qu’elle était éprise d’amour pour lui, en cas qu’elle vînt à lui sourire. Mertoun rougit à ce propos qu’il regardait bien comme une insulte, mais dont il ne comprenait pas toute la portée ; il se souvint aussi de Brenda, et cacha toute apparence de ressentiment. Il vint présenter ses adieux aux deux sœurs. Minna, dont le cœur s’était de beaucoup adouci à son égard, les reçut avec assez d’intérêt ; mais la tendresse qui perçait dans les manières de Brenda, les larmes qui brillèrent dans ses yeux, furent si visibles, que l’udaller lui-même s’en aperçut et s’écria presque avec colère : » Eh bien, oui, mon enfant, c’est bien permis, car c’est une vieille connaissance ; mais songez-y ! je veux que la connaissance en reste là. »

Mordaunt, qui traversait lentement la salle, entendit cette observation injurieuse, et se retourna à demi pour y répondre. Mais le courage lui manqua lorsqu’il vit que Brenda avait été obligée de recourir à son mouchoir pour cacher son émotion, et la certitude que cette émotion était excitée par son départ l’empêcha de songer davantage aux paroles du père. Il se retira… les autres hôtes suivirent son exemple ; et beaucoup d’entre eux, comme Cleveland et lui, prirent congé de Magnus le soir même, afin de se mettre en route pour retourner chez eux dès le point du jour.

Cette nuit-là, si l’affliction respective de Minna et de Brenda ne put dissiper entièrement la réserve qui avait rendu les deux sœurs comme étrangères l’une à l’autre, elle dissipa du moins toute froideur et toute inimitié. Elles pleurèrent dans les bras l’une de l’autre ; et quoiqu’elles se tussent toutes deux, chacune pourtant en devint plus chère à sa sœur, parce qu’elles sentirent que le chagrin qui leur faisait verser des larmes avait une source commune.

Il est probable, quoique les pleurs de Brenda fussent les plus abondants, que la peine de Minna était la plus profondément enracinée ; car long-temps après que sa jeune sœur s’était endormie comme un enfant sur son sein, Minna demeurait éveillée, épiant le crépuscule incertain, tandis que ses larmes remplissaient peu à peu ses yeux, et coulaient le long de ses joues, dès qu’elles devenaient trop pesantes pour être retenues par ses longs cils fins et luisants comme de la soie. Tandis qu’elle s’abandonnait ainsi aux douloureuses pensées qui occasionnaient ses pleurs, elle fut surprise d’entendre de la musique sous sa fenêtre. D’abord elle supposa que c’était un caprice de Claude Halcro, que son humeur fantasque amenait quelquefois à donner de telles sérénades. Mais ce n’était pas le gûe du vieux ménestrel, c’était la guitare qu’elle entendait, instrument dont personne ne savait toucher dans l’île, excepté Cleveland, qui avait appris pendant son séjour chez les Espagnols de l’Amérique du Sud à en jouer avec une rare perfection. Peut-être avait-il aussi appris dans ces climats la chanson qu’il chantait alors sous la fenêtre d’une fille de Thulé, chanson qui n’avait certainement pas été composée pour une habitante d’un climat septentrional et sévère, car elle mentionnait des productions et une atmosphère inconnues aux îles Shetland.

L’amour pleure et veille,
La beauté sommeille !
Oh ! cherchons quelques airs ingénieux, discrets,
Pour bercer le songe
Où son cœur se plonge ;
Plus doux que l’oreiller où dorment ses attraits.

Le zéphyr volage
Se glisse au bocage,
Et les mouches de feu tourbillonnent dans l’air,

Lorsque dans la plaine
Vient la douce haleine
Qui m’apporte des fleurs le parfum pur et cher.

Au sommeil fais trève,
Ma belle ; aucun rêve
N’est égal au bonheur dans sa réalité ;

Daigne reparaître,
Et de ta fenêtre,
Écoute le refrain que l’amour a dicté.


La voix de Cleveland était forte, riche et étendue ; elle convenait à merveille à l’air espagnol. Son invocation n’aurait sans doute pas été infructueuse, si Minna avait pu se lever sans réveiller sa sœur ; mais c’était impossible, car Brenda, comme nous l’avons déjà dit, qui avait amèrement pleuré avant de s’endormir, reposait alors, la figure contre le sein de sa sœur, et un bras passé autour de son corps, comme un enfant qui s’est endormi en criant dans les bras de sa nourrice. Minna ne pouvait donc se dégager sans troubler son sommeil, et il lui était impossible d’exécuter son projet soudain, savoir : de passer une robe et de courir à la croisée s’entretenir avec Cleveland, qui avait recouru à ce moyen, elle n’en doutait pas, pour se procurer une dernière entrevue. Ce contre-temps était fort pénible, car il était plus que probable que son amant lui venait faire ses adieux ; mais réveiller Brenda pour l’en rendre témoin, Brenda qui semblait avoir, depuis peu, conçu une si vive inimitié contre Cleveland, c’était à n’y pas songer.

Il se passa quelques moments, et Minna, plus d’une fois, essaya, aussi doucement que possible, d’ôter le bras de Brenda d’autour de son cou ; mais à chaque fois la jolie dormeuse faisait entendre un léger murmure, comme un enfant troublé dans son sommeil, qui montrait clairement qu’en continuant de semblables tentatives on l’éveillerait tout-à-fait.

À son grand désespoir, Minna était donc forcée de se tenir tranquille et silencieuse ; son amant essaya de la toucher par un autre air, et chanta le fragment qu’on va lire :

Adieu ! la voix qui s’élève pour vous,
Pour vous aura formé sa dernière harmonie ;
Aux chants de mort désormais réunie,
Pourra-t-elle trouver des sons tendres et doux ?

Les yeux craintifs que je détournais vite,
Et la main qui tremblait si je pressais ta main.
Contempleront et la mort et la fuite,
Donneront du combat le signal inhumain.

À ce que j’aime, à l’espoir, à la crainte,
À l’amour même adieu, comme aux feux du désir ;
À cette vie, à sa tant douce étreinte,
À tous adieu ; mais non à ton seul souvenir !


Il se tut encore, et encore une fois celle à qui s’adressait la sérénade chercha vainement à se lever sans réveiller sa sœur. Ce fut vainement, et l’esprit de Minna n’était plus occupé que de l’idée affligeante que Cleveland s’éloignait désolé, sans un seul regard, sans un seul mot de son amante ; lui dont le naturel était si violent, et qui pourtant domptait son impétuosité avec une attention si scrupuleuse pour plaire à son amie ! Si elle avait pu dérober un instant, pour seulement lui dire adieu, pour le prier d’éviter toute nouvelle dispute avec Mertoun, pour le conjurer de fuir les camarades qu’il lui avait dépeints ! Oh ! si elle le pouvait, qui pourrait dire quels effets ces derniers avis produiraient sur son caractère, même sur la suite de sa vie ?

Déchirée par de telles réflexions, Minna allait tenter un décisif et dernier effort, quand elle entendit des voix sous la fenêtre, et pensa distinguer celles de Cleveland et de Mordaunt ; ils parlaient fort vite, mais en même temps, et comme à dessein, sur un ton extrêmement bas, comme s’ils eussent craint d’être entendus. La frayeur ce joignit alors à son premier désir de s’élancer hors de son lit, et elle exécuta soudain le dessein qu’elle avait jusqu’à ce moment toujours vainement tenté. Le bras de Brenda fut soulevé, sans que la dormeuse en fût beaucoup troublée, car elle ne poussa que deux ou trois murmures inintelligibles, tandis que Minna se couvrait en silence et avec promptitude de quelques vêtements, dans l’intention de voler à la fenêtre ; mais avant d’en avoir le temps, au bruit des voix succéda tout-à-coup un bruit semblable à celui de deux hommes qui se battent, puis bientôt un profond gémissement.

Épouvantée par ce dernier signal de malheur, Minna s’élança vers la fenêtre, et s’efforça de l’ouvrir, car les individus étaient si près des murailles mêmes de la maison, qu’il lui était impossible de les apercevoir sans avancer la tête en dehors ; mais le crochet de fer était rude et rouillé, et, comme il arrive d’ordinaire, l’empressement avec lequel elle s’efforçait de l’ouvrir rendait cette besogne encore plus difficile. Quand Minna eut réussi, et eut penché la moitié de son corps par la croisée, les personnes qui avaient produit le bruit dont elle était alarmée avaient disparu ; cependant, elle aperçut une ombre, et le corps qui la projetait devait en ce moment tourner le coin d’un mur. L’ombre avançait lentement, et semblait celle d’un homme qui en porte un autre, observation qui mit le comble aux alarmes de Minna. La fenêtre n’était élevée que de huit pieds au dessus du sol. Elle n’hésita point à franchir cette distance, et à poursuivre l’objet qui avait excité sa terreur.

Mais lorsqu’elle arriva au coin du bâtiment où l’ombre avait disparu, elle ne découvrit rien qui pût lui indiquer la route qu’on avait prise ; et, après un instant de réflexion, elle sentit que toute tentative pour poursuivre cette recherche serait aussi téméraire qu’infructueuse. Outre toutes les projections et tous les enfoncements que formaient les angles nombreux de la maison ; outre les différents celliers, magasins, hangars, et autres bâtiments qui défiaient les recherches que pouvait faire une seule personne, il y avait une chaîne de rochers bas qui s’étendait jusqu’au petit havre, et qui était la continuation de ceux qui en formaient la jetée. Ces rocs étaient remplis de creux, de trous, et de cavernes, dans une desquelles l’individu dont l’ombre était reflétée pouvait s’être réfugié avec son fatal fardeau ; car, selon toute apparence, Minna pouvait l’appeler fatal.

Un moment de réflexion, avons-nous dit, avait convaincu la pauvre fille de la folie d’une poursuite ultérieure ; sa seconde idée fut de donner l’alarme aux gens de la maison ; mais quelle histoire leur conterait-elle, et sur qui pourrait-elle la conter ? D’un autre côté, l’homme blessé, s’il n’était que blessé, hélas ! s’il n’était pas mortellement blessé, ne devait pas être encore si loin qu’on ne pût le secourir. Elle allait donc se mettre à appeler, quand elle fut interrompue par la voix de Claude Halcro, qui paraissait revenir de la baie, et chantait à sa manière un morceau d’une ridicule chanson norse qu’on peut traduire ainsi :

À mes funérailles, c’est vous
Qui présiderez, bonne mère ;
Quand mon corps sera dans la bière,
Donnez et pain blanc et vin doux.

Vous soignerez, ma bonne mère,
Mes chiens, mes faucons, mes chevaux ;
Vous soignerez ma vaste terre,
Mes forêts et mes neuf châteaux.

Mais ne parlez point de vengeance,
N’en parlez point pour le forfait ;
Corps en poudre, âme au ciel, je pense ;
Le reste à Dieu, comme il lui plaît.

Le singulier rapport de ces vers à la situation où elle se trouvait sembla à Minna un avertissement du ciel. Nous parlons d’un pays de prodiges et de superstitions, et peut-être serons-nous à peine compris par ceux dont la froide imagination ne peut concevoir combien ces idées agissaient puissamment sur l’esprit humain à certaines époques de la société. Un vers de Virgile, pris dans ses œuvres au hasard, était regardé, au seizième siècle et à la cour d’Angleterre, comme une indication des événements futurs ; pourquoi donc s’étonnerait-on qu’une fille des îles sauvages et reculées du Shetland eût pu regarder comme une injonction céleste des vers qui se trouvaient avoir un sens analogue à sa situation ?

« Je resterai muette, murmura-t-elle, je fermerai mes lèvres.

Corps en poudre, âme au ciel, je pense ;
Le reste à Dieu, comme il lui plaît.

— Qui parle ainsi ? » demanda Halcro d’une voix tremblante car il n’avait pu réussir, malgré ses voyages en pays étrangers, à se débarrasser jamais de ses superstitions natales. Dans l’état où la crainte et l’horreur l’avaient réduite, Minna fut d’abord incapable de répondre ; et Halcro, les yeux fixés sur la figure blanche qu’il voyait indistinctement, car elle se tenait dans l’ombre de la maison, et le crépuscule était sombre et brumeux, se mit à la conjurer par d’anciens vers qui se présentèrent à son esprit, comme propres à la circonstance ; ces vers, bredouillés par le petit poète, offraient des sons sauvages et peu humains, qualité qu’on retrouvera sans doute à un haut degré dans la traduction suivante :

Par saint Magnus, martyr de trahison,

Par saint Ronan, avec rime ou raison,
Par saint Martin, et par sainte Marie.
Va-t’en où ton destin ne fera guère envie !
Es-tu bénin ? va, qu’on te sanctifie ;
Es-tu méchant ? qu’on t’avale bientôt.
Es-tu fils du brouillard ? Soit, remonte là-haut.
Au centre de la terre as-tu pris la naissance ?
Retournes-y, fais diligence.

Esclave du péché, de la honte ou des soins,
Te nourris-tu du pain des combats, des besoins ?
Accablé sous le faix qu’on appelle la vie,
Ton sort à nul de nous certes ne fait envie.
Prépare ton cercueil, il a besoin de toi,
Car du ver qui t’attend tu subiras la loi.
Hors d’ici, que le sol te couvre, hôte sans gîte,
Jusqu’au jour où l’archange, appelant tous les morts,
Du sépulcre les ressuscite.
Fantôme, fuis loin de ces bords.

« C’est moi, Halcro, » murmura Minna d’une voix si faible et si basse, qu’elle pouvait passer pour la réponse du fantôme conjuré.

« Vous ! vous ! » s’écria Halcro, quittant soudain le ton de la crainte pour celui de l’extrême surprise ; « par ce clair de lune qui va disparaître, comment donc ! qui se serait jamais attendu à vous trouver, très charmante Nuit, errante dans votre propre élément ! mais vous les avez vus, je pense, aussi bien que moi ; c’est fort hardi à vous de les suivre, pourtant. — Vu qui ? suivre qui ? » demanda Minna, espérant obtenir quelques renseignements sur le sujet de ses craintes et de son inquiétude.

« Les flambeaux funèbres qui dansaient dans la baie, répondit Halcro. Cela n’annonce rien de bon, je vous le promets. Vous savez bien ce que disent les vieux vers ;

Où d’un cadavre la lumière
Danse et brille, soyez certain
Qu’un jour, le soir ou le matin,
D’un mort on portera la bière.

« Je suis allé à moitié chemin de la baie pour les voir, mais ils avaient disparu. Je crois avoir vu une barque s’éloigner, avec des gens qui allaient pêcher en pleine mer, je suppose. Je voudrais que nous eussions de bonnes nouvelles de nos pêcheurs. Norna nous a quittés de mauvaise humeur, et puis ces flambeaux funèbres ! Mais, en attendant, Dieu nous protège ! Ah ! comment donc, ma jolie Minna ! des larmes dans vos yeux ! Et maintenant que la lune nous éclaire, je vois, par saint Magnus, que vous avez les pieds nus ! comme s’il n’y avait pas, dans les îles Shetland, de bas en laine assez doux pour ces jolis pieds, ces charmantes chevilles, qui étincellent de blancheur à la clarté de la lune ? Quoi ! pas un mot ! On est fâché contre moi, peut-être, » ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, « à cause de mes sottises. Honte à vous, simple fille ! songez que je suis assez vieux pour être votre père, et que je vous ai toujours aimée comme mon enfant. — Je ne suis pas fâchée, » dit Minna en s’efforçant de parler ; « mais n’avez-vous rien entendu ? rien vu ? Ils doivent avoir passé près de vous. — Ils !… s’écria Claude Halcro ; qu’entendez-vous par cet ils ? Sont-ce les flambeaux funèbres ? Non, ils n’ont point passé près de moi, mais je crois qu’ils ont passé près de vous, et que leur influence vous a été funeste, car vous êtes aussi pâle qu’un spectre. Allons, allons, Minna, » ajouta-t-il en ouvrant une porte de derrière, « ces promenades au clair de lune conviennent mieux aux vieux poètes qu’aux jeunes filles, surtout lorsqu’elles sont si légèrement vêtues. Ma belle enfant, vous devriez faire attention à la belle robe que vous portez, quand vous affrontez ainsi les vents d’une nuit de nos îles ; car ils apportent plus de pluies et de brouillard que de parfum sur leurs ailes. Rentrez donc, jeune fille, car, comme dit le glorieux John, ou comme il ne dit pas, car je ne puis me rappeler comment sont tournés ses vers, mais comme je dis moi-même dans un joli poème, composé durant la jeunesse de ma muse :

Jeune fille du lit ne doit lever les yeux
Qu’au moment où l’aurore a redoré les cieux,
Ni rouvrir sa paupière encore demi-close,
Qu’alors que le soleil a caressé la rose.
Jeune fille ne doit, d’un pied blanc et mignon,
Dans nos prés ou nos bois effleurer le gazon,
Que quand des fleurs s’ouvrant les odorants calices
Aux pas de la beauté forment des lits propices.

« Arrêtez, que vient-il après ?… Voyons. »

Quand la rage de réciter ses propres vers s’était emparée de Halcro, il oubliait heure et lieu, et il aurait pu tenir sa compagne une demi-heure au froid, à lui prouver par des arguments poétiques comme quoi elle aurait dû rester au lit. Mais elle l’interrompit par une question faite vivement, quoique d’une voix qui était à peine articulée, en même temps que d’une main tremblante elle lui saisissait le bras, comme par un effet convulsif, afin de ne pas tomber : « N’avez-vous vu personne dans la barque qui vient de quitter le rivage ? — Quelle demande ! comment pouvais-je voir quelqu’un, quand la lumière et la distance me permettaient seulement de remarquer que c’était une barque et non une baleine ? — Mais il devait y avoir quelqu’un dans la barque ? » répéta Minna sans presque savoir ce qu’elle disait.

« Certainement, répliqua le poète ; il est rare que les barques prennent le large toutes seules. Mais voyons, tout cela est folie ; par conséquent, comme dit la reine dans une vieille pièce que le fameux Will d’Avenant a retouchée pour la scène : « Au lit ! au lit ! au lit ! »

Ils se quittèrent, et les jambes de Minna la reconduisirent avec difficulté par divers corridors sinueux jusqu’à sa chambre, où elle se recoucha avec précaution auprès de sa sœur, qui dormait encore, l’esprit en proie aux angoisses les plus affreuses. Elle était certaine d’avoir entendu Cleveland… le sens de la chanson ne lui laissait aucun doute à ce sujet. Si elle n’était pas aussi sûre que la voix du jeune Mertoun, engagé dans une chaude dispute avec son amant, eût frappé son oreille, du moins elle était fortement portée à le croire. Le gémissement qui semblait avoir terminé la lutte… l’ombre terrible d’après laquelle il semblait que le vainqueur avait emporté le corps inanimé de sa victime… tout tendait à prouver que quelque accident fatal avait mis fin au combat. Et lequel de ces malheureux avait succombé ?… Lequel avait reçu une mort sanglante ?… Lequel avait remporté une fatale et sanguinaire victoire ?… Telles étaient les questions auxquelles la voix d’une conviction intérieure lui répondait tout bas que Cleveland, grâce à son caractère, à ses mœurs et à ses habitudes, était probablement celui qui avait survécu à la querelle. Cette réflexion lui procura une consolation involontaire qu’elle eut presque horreur de recevoir, en songeant que le crime de son amant rendait cette consolation épouvantable, et empoisonnait pour toujours le bonheur de Brenda.

« Innocente et malheureuse sœur ! se dit-elle, tu vaux dix fois mieux que moi ; car, malgré tes qualités, tu n’es ni vaine, ni présomptueuse. Comment est-il possible que je cesse de sentir un tourment qui passe seulement de mon cœur dans le tien ? »

Tandis que ces pensées cruelles agitaient son esprit, elle ne put s’empêcher de presser si fort sa sœur contre son sein, qu’après un pesant soupir Brenda s’éveilla.

« Ma sœur, dit-elle, est-ce vous ?… Je rêvais que j’étais sur un de ces monuments que nous a décrits Halcro, où l’on voit sculptée sur la pierre l’effigie des froids habitants du sépulcre. Je rêvais qu’une de ces statues de marbre était couchée près de moi, et que soudain elle reprenait assez de vie et de force pour me presser sur son sein froid, humide… et c’est le vôtre que je pressais, Minna ; mais vraiment vous êtes glacée… Vous êtes malade, ma chère Minna !… Pour l’amour de Dieu, permettez que je me lève et appelle Euphane Fea… Qu’avez-vous ? Norna est-elle revenue ici ? — N’appelez personne, » dit Minna en la retenant ; « mon mal n’est pas de ceux que pourrait guérir un remède humain… mon mal, c’est la crainte d’une calamité pire que celles dont Norna est capable d’annoncer la venue. Mais à Dieu tout est possible, ma chère Brenda ; supplions-le donc, car lui seul peut changer nos maux en biens. »

Elles répétèrent ensemble leur prière accoutumée, pour implorer la force et la protection d’en haut, puis elles cherchèrent à s’endormir. « Dieu vous bénisse ! » furent les seuls mots qu’elles osèrent échanger, lorsque leurs dévotions furent finies, donnant ainsi avec scrupule leurs dernières paroles au ciel, si la faiblesse humaine les empêchait d’y consacrer leur dernière pensée. Brenda s’endormit la première, et Minna repoussant de toutes ses forces les terribles pressentiments qui recommençaient à troubler son imagination, fut enfin assez heureuse pour goûter aussi le repos.

La tempête qu’avait annoncée Halcro éclata au point du jour, bourrasque chargée de vent et de pluie, comme il en survient souvent, même pendant la belle saison, sous les latitudes. Au sifflement du vent, au fracas de la pluie contre les toits chétifs des huttes de pêcheurs, plus d’une pauvre femme fut éveillée, et appela ses enfants pour joindre leurs petites mains, et demander avec elle au ciel le salut d’un époux et d’un père chéri, qui se trouvait alors même à la merci des éléments furieux. À Burgh-Westra, les cheminées tremblaient, les croisées craquaient ; les poutres et les chevrons des plus hautes parties du bâtiment, formés la plupart de débris de navires, gémissaient et criaient, comme s’ils eussent craint d’être encore une fois dispersés par la tempête ; mais les filles de Magnus continuaient à dormir d’un sommeil aussi doux et aussi paisible que si la main de Chantry les eût sculptées dans le marbre. La bourrasque était passée, et les rayons du soleil, dispersant les nuages qui fuyaient sous le vent, brillaient en plein dans la croisée, quand Minna, sortant la première du profond repos où l’avaient jetée la fatigue du corps et l’épuisement d’esprit, et se soulevant sur un bras, commença à se rappeler des événements qui, après cet intervalle d’un sommeil si paisible, lui semblaient presque n’être que les illusions de la nuit. Elle doutait même si l’horreur qu’elle se souvenait d’avoir ressentie n’était pas réellement un songe suggéré peut-être par quelques sons du dehors.

« Je veux voir Halcro sur-le-champ, dit-elle ; il peut savoir quelque chose de ces bruits étranges, puisqu’il était levé alors. »

Elle sauta donc hors du lit ; mais à peine fut-elle debout sur le plancher, que sa sœur s’écria : « Bon Dieu ! Minna, qu’avez-vous aux pieds… à la cheville ? »

Minna baissa les yeux, et vit, avec une surprise qui se changea bientôt en désespoir, que ses deux pieds, un surtout, étaient tachés d’un cramoisi foncé, d’une couleur toute semblable à du sang sec.

Sans essayer de répondre à Brenda, elle courut à la croisée, et jeta un regard de consternation sur l’herbe qui croissait au bas, car c’était là qu’elle devait avoir pris la tache fatale. Mais la pluie qui était tombée en cet endroit par torrents, aussi bien du ciel que des toits de la maison, avait effacé ces vestiges du crime, s’il était vrai que ces vestiges eussent jamais existé. Tout était frais et beau, et les brins de gazon chargés et penchés par les gouttes de pluie étincelaient comme des diamants au brillant soleil du matin.

Tandis que Minna contemplait la verdure émaillée avec ses grands yeux noirs que l’excès de sa terreur rendait immobiles et faisait sortir de sa tête, Brenda la tirait par-derrière et la suppliait par d’instantes prières de lui dire où et comment elle s’était blessée.

« Un morceau de verre a coupé mon soulier, » répondit Minna, s’imaginant qu’elle allait satisfaire sa sœur par une défaite ; « je m’en étais à peine aperçue dans le moment. — Et pourtant, voyez comme la cheville a saigné, reprit sa sœur. Bonne Minna, » ajouta-t-elle en s’approchant avec une serviette mouillée, « permettez que je lave ce sang… la blessure peut-être pire que vous ne croyez. »

Mais à l’instant où elle se baissait, Minna ne voyant pas d’autre moyen d’empêcher sa sœur de découvrir que le sang qui tachait son pied n’avait jamais circulé dans ses veines, rejeta avec dureté et colère cette offre bienveillante. La pauvre Brenda, ne sachant en quoi elle avait offensé sa sœur, recula deux ou trois pas, quand elle vit ses services si rudement repoussés, et resta à regarder Minna avec des yeux où se peignaient plutôt la surprise et l’affection blessée que le ressentiment, mais qui exprimaient aussi un déplaisir bien naturel.

« Ma sœur, dit-elle, je pensais que nous étions convenues cette nuit même de nous aimer l’une l’autre, advienne que pourra. — Il peut advenir beaucoup entre un soir et un matin, » répondit Minna ; et ces paroles étaient plutôt le résultat de sa situation que les interprètes volontaires de ses pensées.

« Il peut sans doute être advenu beaucoup dans une nuit si orageuse, reprit Brenda ; car voyez, le mur qui entourait le jardin potager d’Euphane est renversé ; mais ni vent ni pluie ne peut refroidir notre affection, Minna. — Mais il peut arriver des accidents, répondit Minna, qui peuvent la changer en… »

Le reste de la phrase elle le balbutia d’un ton si peu distinct que Brenda ne put l’entendre ; en même temps elle essuyait les taches de sang de ses pieds. Brenda, qui restait encore à la regarder à quelque distance, chercha en vain à prendre un ton qui pût rétablir la concorde et la confiance entre elles.

« Vous aviez raison, Minna, dit-elle, de ne pas vouloir qu’on pansât une si légère égratignure… de ma place elle est à peine visible. — Les plus cruelles blessures, répondit Minna, sont celles qui ne paraissent pas en dehors… Êtes-vous sûre de l’apercevoir ? — Oh ! oui, » répliqua Brenda, tâchant de tourner sa réponse de façon à ce qu’elle fût aussi agréable que possible à sa sœur ; « j’aperçois une toute petite égratignure ; mais à présent que vous tirez votre bas, je ne peux rien apercevoir. — À coup sûr, vous n’apercevez rien, » reprit Minna brusquement ; « mais le temps viendra bientôt où tout… oui, tout sera vu et connu. »

En parlant ainsi, elle se hâta d’achever sa toilette, et se rendit à la salle où l’on déjeunait : elle prit sa place habituelle parmi les convives, mais son visage était si pâle et si hagard, ses manières et ses discours si changés et si bizarres, qu’elle excita l’attention de toute la compagnie, et la plus vive inquiétude de la part de son père Magnus Troil. Nombreuses et variées étaient les conjectures des hôtes touchant un dérangement qui semblait plutôt moral que physique : les uns murmuraient qu’elle avait été regardée par un mauvais œil, et chuchotaient quelque chose sur Norna de Fitful-Head ; les autres parlaient du départ du capitaine Cleveland, et murmuraient « que c’était une honte pour une jeune demoiselle de tant regretter un vagabond que personne ne connaissait ; » cette épithète de mépris fut particulièrement donnée au capitaine par mistress Baby Yellowley, tandis qu’elle s’occupait à attacher autour de son vieux cou hâlé la belle pelisse, ainsi qu’elle l’appelait, dont ledit capitaine lui avait fait cadeau. L’antique lady Glowrowrum avait trouvé une autre explication de sa façon, qu’elle communiqua à mistress Yellowley, après avoir remercié Dieu que sa parenté à la famille de Burgh-Westra n’existât que par la mère des deux sœurs, qui était une digne Écossaise comme elle-même.

« Car, vous voyez, dame Yellowley, ces Troil, si haut qu’ils lèvent la tête, » dit-elle en clignant d’un œil avec mystère, « personne n’ignore qu’il y a une guêpe sous leur bonnet ;… cette Norna, comme ils l’appellent, car elle ne porte pas son vrai nom, est quelquefois loin d’avoir l’esprit sain… et ceux qui en savent la cause disent que le fowd, d’une manière ou d’autre, n’y est pas entièrement étranger, car il ne souffrira jamais qu’on parle mal d’elle. Mais j’étais alors en Écosse, autrement je saurais pourquoi, tout comme les autres. En tout cas, il y a une goutte de folie dans leur sang. Vous savez bien que les fous n’aiment pas la contradiction ; c’est précisément l’histoire du fowd… il n’y a personne dans les îles Shetland qui souffre aussi peu qu’on le contredise. Mais il ne sera jamais dit que j’aie mal parlé d’une famille à laquelle je touche de si près. Seulement, vous n’oublierez pas, madame, que c’est par les Sinclair que nous sommes alliés, non par les Troil… et les Sinclair ont toujours et partout joui d’une haute réputation de sagesse, madame. Mais voici qu’on verse à la ronde le coup de l’étrier. — J’admire vraiment, » dit mistress Baby à son frère, aussitôt que lady Glowrowrum eut tourné la tête, « que cette vieille femme m’ose toujours dire madame, madame, et puis encore madame. Elle devrait savoir que le sang des Clinkscale est aussi bon que celui de tous les Glowrowrum. »

Cependant les hôtes se hâtaient de partir, à peine remarqués par Magnus qui était tellement occupé de l’indisposition de Minna, que contre son usage hospitalier il les laissait se retirer sans leur dire adieu. Ainsi se termina, au milieu de l’inquiétude et du tourment, la fête de Saint-Jean qui fut célébrée à Burgh-Westra ; exemple qui prouve encore, outre ce qu’en pensait le roi d’Éthiopie, avec combien peu de certitude l’homme peut compter sur les jours qu’il destine au bonheur.