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Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 269-276).

CHAPITRE XXIV.

la femme de charge.


Mais le mal affreux qui la ronge est loin d’avoir une cause naturelle ; il pénètre si avant dans son cœur, qu’il semble produit par quelque maudite sorcière, par quelque mauvais esprit qui nourrit un tel tourment dans son sein.
Spencer. La Reine des Fées, Liv. III, chant iii.


Il s’était déjà écoulé plusieurs jours depuis l’époque où Mordaunt Mertoun, comme il l’avait promis en partant, devait revenir chez son père à Jarlshof, et on n’avait aucune nouvelle de son retour. Un tel retard, en toute autre occasion, n’aurait guère excité d’étonnement ni d’inquiétude ; car la vieille Swertha, qui s’était adjugé le soin de penser et de conjecturer pour toute la maison, en aurait conclu qu’il était resté après les autres convives pour quelque partie de chasse ou de plaisir. Mais elle savait que depuis peu Mordaunt n’était plus dans les bonnes grâces de Magnus Troil ; elle savait que son jeune maître se proposait de ne pas prolonger son séjour à Burgh-Westra, vu la santé de son père pour qui il se montrait toujours plein d’égards, malgré le peu d’encouragement que recevait sa piété filiale. Swertha savait tout cela, et commençait à s’inquiéter. Elle cherchait à lire sur le visage de M. Mertoun ; mais sa physionomie toujours empreinte d’un calme sombre et sauvage, comme la surface d’un lac à minuit, ne laissait apercevoir aucun sentiment intérieur. Ses études, ses repas qu’il prenait seul, ses promenades solitaires, se succédaient dans un ordre invariable, et ne semblaient pas troublés par la moindre pensée au sujet de l’absence de Mordaunt.

Enfin, de tels rapports arrivèrent de différents côtés aux oreilles de Swertha, qu’il lui fut tout-à-fait impossible de cacher son inquiétude, et qu’elle résolut, au risque de provoquer la furie de son maître, ou peut-être de perdre sa charge dans la maison, de le forcer à donner son attention aux craintes qui la tourmentaient. La bonne humeur et la joyeuse mine de Mordaunt devaient avoir fait une grande impression sur le cœur insensible et égoïste de la pauvre vieille femme, pour la pousser à prendre ce parti désespéré, dont son ami le Rauzellaer cherchait vainement à la détourner. Sentant bien toutefois qu’un mauvais succès dans cette affaire serait (comme la bouteille de Trinculo versée dans l’abreuvoir[1]) suivi non seulement de déshonneur, mais encore d’une perte considérable, elle se disposa à procéder dans cette grande entreprise avec autant de précaution que le cas l’exigeait.

Nous avons déjà dit qu’il semblait entrer dans la nature même de cet être taciturne et insociable, au moins depuis sa retraite dans la profonde solitude de Jarlshof, de ne pas souffrir qu’on entamât un sujet de conversation devant lui, ou qu’on lui adressât une question sans une pressante et réelle nécessité. Swertha comprit donc que, pour préparer favorablement l’entretien qu’elle se proposait d’avoir avec son maître, elle devait le forcer à l’ouvrir lui-même.

Afin d’exécuter ce projet, en s’occupant à mettre la table pour le simple et solitaire dîner de M. Mertoun, elle affecta d’y placer deux couverts et de faire d’autres petits préparatifs, comme s’il dût avoir un hôte ou un compagnon de table.

Le stratagème réussit, car Mertoun, en sortant de son cabinet d’étude, ne vit pas plutôt le couvert ainsi préparé, qu’il demanda à Swertha, qui attendait l’effet de sa ruse, comme un pêcheur épie l’effet de ses appâts, en tournant de côté et d’autre dans la chambre, si Mordaunt était revenu de Burgh-Westra. »

Cette question était faite à souhait : Swertha répondit d’un ton de tristesse inquiète, moitié réelle, moitié affectée ; « Non, non !… rien de semblable n’est entré par notre porte. Ce serait une heureuse nouvelle, vraiment, d’apprendre que le jeune M. Mordaunt, le pauvre enfant ! est revenu sain et sauf à la maison. — Et s’il n’est pas revenu à la maison, pourquoi lui mettez-vous un couvert, radoteuse ? » répliqua Mertoun d’une voix bien propre à bouleverser les projets de la vieille femme. Mais elle riposta hardiment, qu’il fallait bien que quelqu’un pensât à M. Mordaunt ; que tout ce qu’elle pouvait faire était de tenir un siège et un morceau prêt pour son arrivée. Mais elle pensait que ce cher enfant était déjà bien loin ; et si elle osait le dire, elle avait la crainte de ne jamais le voir revenir.

« Vos craintes ! » s’écria Mertoun, dont les yeux s’enflammaient comme aux approches de son indomptable fureur ; « osez-vous bien me parler de vos craintes, à moi qui sais que dans votre sexe tout ce qui n’est pas légèreté, folie, présomption ou égoïsme, n’est qu’un amas de sottes frayeurs, de vapeurs stupides, et de pleurs ridicules ? Que me font vos terreurs, vieille insensée ? »

C’est une admirable qualité chez les femmes, que lorsqu’une infraction aux lois de l’affection naturelle vient à leur connaissance, tout le sexe prend les armes. Que le bruit se répande dans une rue qu’un père a maltraité un enfant, ou qu’un enfant a insulté son père (je ne dis rien du cas entre mari et femme, où l’intérêt personnel pourrait produire la sympathie), et toutes les commères à portée d’entendre prendront vivement et sans hésiter le parti du patient. Swertha, malgré sa sordide avarice, participait aux généreux sentiments qui font tant d’honneur à son sexe, et fut, en cette occasion, tellement emportée par leur impulsion, qu’elle affronta son maître et lui reprocha sa dureté et son indifférence avec une hardiesse dont elle était elle-même étonnée.

« À coup sûr, ce n’était pas elle qui devrait craindre pour son jeune maître, M. Mordaunt, quoiqu’il fût, comme elle pouvait bien le dire, le veau marin de son cœur ; mais tout autre père que Son Honneur se serait enquis un peu du pauvre garçon, lorsqu’il était parti de Burgh-Westra depuis huit jours, et que personne ne savait où il était passé. Il n’y avait pas dans le hameau un enfant qui ne s’inquiétât de lui, car il faisait pour eux de petites barques avec son couteau ; il n’y aurait pas un œil à sec dans toute la paroisse, s’il lui advenait autre chose que du bien… non, pas un œil, sinon celui de Son Honneur. »

Mertoun avait été frappé et même réduit au silence par l’insolente volubilité de sa rebelle femme de charge ; mais à la dernière phrase, il la fit taire, à son tour, d’une voix terrible, accompagnée d’un des plus affreux regards que ses yeux noirs et ses traits farouches eussent jamais lancés. Cependant Swertha qui, comme elle l’apprit ensuite au Rauzellaer, était soutenue par un courage merveilleux durant toute cette scène, ne se laissa point intimider par la voix retentissante ni par le foudroyant regard de son maître, mais elle continua sur le même ton qu’auparavant.

« Votre Honneur, dit-elle, a fait beaucoup de tapage pour de méchants débris de caisses et de tonneaux qui ne pouvaient servir à personne, et qu’avaient tirés sur le rivage les malheureuses gens du hameau ; et maintenant que le plus brave garçon du pays est perdu, perdu à jamais, pour ainsi dire, et sous vos yeux, vous n’avez pas même demandé une fois ce qu’il était devenu ! — Et que peut-il lui arriver, sinon du bien, vieille folle, répliqua M. Mertoun, autant du moins qu’il peut y avoir de bien dans les folies auxquelles il perd son temps ? »

Cette réponse fut prononcée plutôt avec dérision qu’avec colère, et Swertha, qui avait réussi à entamer le dialogue, était déterminée à ne pas le laisser s’interrompre, alors que le feu de l’ennemi semblait se ralentir.

« Oh ! oui, bien sûr, je suis une vieille folle… mais si M. Mordaunt avait péri dans le Roost, comme plus d’une barque s’y est engouffrée dans l’horrible bourrasque de l’autre matin… par bonheur elle fut aussi courte que furieuse, autrement rien n’aurait échappé… ou bien, s’il s’était noyé dans le lac en revenant à pied à la maison, ou s’il s’était tué en glissant sur un roc… toute l’île sait combien il était téméraire… qui serait alors le vieux fou ? » Puis elle ajouta cette pathétique exclamation : « Que Dieu protège le pauvre enfant sans mère ! car s’il avait eu une mère, il y a longtemps qu’elle se serait mise à sa recherche. »

Ce dernier sarcasme affecta terriblement Mertoun… ses dents claquèrent, son visage pâlit, et il murmura à Swertha d’aller dans son cabinet, où d’ordinaire il lui permettait à peine d’entrer, et de lui apporter une bouteille qui s’y trouvait.

« Oh ! oh ! » se dit en elle-même Swertha, tout en se hâtant de faire la commission, « mon maître sait où trouver un verre de consolation pour couper son eau au besoin. »

Il y avait réellement une caisse de flacons semblables à ceux ou l’on renferme les liqueurs fortes, mais la poussière et les toiles d’araignée dont ils étaient recouverts montraient qu’on n’y avait pas touché depuis bien des années. Swertha eut quelque peine à en déboucher un, à l’aide d’un poinçon (car il n’y avait jamais eu de tire bouchons à Jarlshof), et s’assurant d’abord par le fumet, puis, de crainte d’erreur, par une petite gorgée, qu’il contenait de l’eau salutaire des Barbades, elle le porta dans l’appartement où son maître luttait encore contre sa faiblesse ; elle se mit alors à en verser une petite quantité dans le premier verre qui lui tomba sous la main, pensant naturellement que sur une personne si peu accoutumée à l’usage des liqueurs spiritueuses, une goutte produirait un violent effet ; mais le malade lui signifia d’un air d’impatience de remplir le verre, qui pouvait tenir plus du tiers d’une pinte anglaise, et l’avala sans hésiter.

" Maintenant, que les saints du ciel veillent sur nous ! se dit Swertha ; il va devenir aussi ivre que fou, et alors comment lui faire entendre raison ? »

Mais la respiration et les couleurs de Mertoun revinrent sans le plus léger indice d’ivresse ; au contraire, Swertha, par la suite, raconta que, quoiqu’elle eût toujours cru aux bons effets d’un petit coup, pourtant elle ne lui avait jamais vu opérer de tels miracles… Il parla dès lors tout comme un autre homme, et plus sensément qu’elle ne l’avait jamais entendu depuis qu’elle-était entrée à son service.

« Swertha, dit-il, vous avez raison cette fois, et j’avais tort… Allez sur-le-champ trouver le Rauzellaer, dites-lui de venir me parler sans perdre un instant, et qu’il m’apporte le nombre exact des barques et des gens qu’il peut mettre en réquisition ; je veux les employer tous, et je les récompenserai généreusement. »

Stimulée par l’éperon qui fait toujours trotter une vieille femme, Swertha se rendit au village avec toute la vitesse que lui avait laissée sa soixantaine, ravie de voir que sa compassion allait recevoir récompense, puisqu’elle avait déterminé une recherche qui promettait d’être lucrative, et bien résolue à ne pas abandonner sa part de bénéfice. Elle s’en allait criant, et bien avant de pouvoir être entendue, les noms de Niel Ronaldson, de Sweyn Érickson et des autres amis ou alliés qui étaient intéressés à sa mission. Pour dire la vérité, bien que la bonne dame portât un vif et sincère attachement à Mordaunt Mertoun, bien qu’elle fût réellement peinée de son absence, rien, peut-être, ne l’aurait plus désappointée, que si le jeune homme se fût en ce moment montré sain et sauf sur son passage, rendant inutiles par sa présence l’embarras et les frais d’une recherche.

Swertha eut bientôt terminé ses affaires au village, et réglé avec les sénateurs de l’endroit sa petite part à tant pour cent sur les profits qu’elle allait leur procurer. Elle se hâta de revenir à Jarlshof avec Niel Ronaldson à son côté, l’informant de son mieux de toutes les originalités de son maître.

« Surtout, dit-elle, ne lui faites jamais attendre une réponse, et parlez haut et clair, comme si vous héliez une barque… car il n’aime pas à répéter deux fois la même chose. S’il vous interroge sur les distances, vous pouvez lui donner des lieues pour des milles, car il ne connaît rien à la surface de la terre où il vit ; et s’il vous parle d’argent, vous pouvez lui demander des dollars pour des schellings, car il s’en inquiète aussi peu que si c’étaient des ronds d’ardoise. »

Ainsi catéchisé, Niel Ronaldson fut introduit en présence de M. Mertoun ; mais il fut entièrement confondu de trouver qu’il ne pouvait exécuter le plan qu’il avait médité… Lorsqu’il voulut, par quelque exagération des distances ou du péril, augmenter le loyer des barques et les gages des hommes (car la recherche devait avoir lieu par terre et par mer), il se vit soudain arrêté par Mertoun, qui montra une parfaite connaissance non seulement du pays, mais encore de la longueur des chemins, des marées, des courans, et de tout ce qui se rattachait à la navigation dans ces parages, quoique de tels sujets eussent paru jusque-là lui être entièrement étrangers. Le Rauzellaer trembla donc lorsqu’ils en vinrent à parler des récompenses que mériteraient leurs peines ; car il n’était pas probable que Mertoun fût moins bien informé de ce qui était juste et raisonnable sur ce chapitre que sur l’autre, et Niel se rappelait la violence de sa fureur, lorsque, vers les premiers temps de sa résidence à Jarlshof, il avait chassé Swertha et Sweyn Érickson de sa maison. Comme, cependant, il hésitait entre les craintes opposées de demander beaucoup trop ou trop peu, Mertoun lui ferma la bouche et mit fin à son hésitation en lui promettant une récompense bien plus forte que celle qu’il aurait jamais osé réclamer : il fit même entrevoir une gratification en sus, si l’on revenait avec l’agréable nouvelle que Mordaunt était sain et sauf.

Lorsque ce grand point fut arrangé, Niel Ronaldson, en homme de conscience, se mit à examiner avec attention les différents endroits où l’on devait chercher le jeune homme ; après avoir sincèrement promis que leurs enquêtes s’étendraient à toutes les maisons des gens comme il faut, aussi bien dans l’île qu’ils habitaient que dans celles d’alentour, il ajouta : « Qu’après tout, si Son Honneur voulait ne pas se fâcher, il y avait à peu de distance une personne qui, supposé qu’on osât lui adresser une question, et qu’il lui plût de répondre, pourrait leur en apprendre plus que toute autre sur monsieur Mordaunt… Vous savez bien qui je veux dire, Swertha ? celle qui se dirigeait ce matin vers la baie. » Là, il s’interrompit en s’adressant par un regard mystérieux à la femme de charge qui répliqua par un signe de tête et un clignement d’yeux.

« Que voulez-vous dire ? demanda Mertoun ; parlez vite et clair… De qui voulez-vous parler ? — C’est de Norna de Filful Head, répondit Swertha, que parle le Rauzellaer ; car elle s’est rendue ce matin à l’église Saint-Ringan pour ses affaires. — Et comment cette femme saurait-elle quelque chose sur mon fils ? demanda Mertoun ; c’est, je crois, une folle, une vagabonde, une marchande d’impostures. — Si elle erre ainsi, répondit Swertha, ce n’est pas manque de pouvoir vivre chez elle… tout le monde le sait bien ; elle possède beaucoup par elle-même, outre que le fowd ne la laisserait jamais manquer de rien. — Mais en quoi tout cela touche-t-il mon fils ? » s’écria Mertoun impatienté.

« Je ne sais… Elle a pris M. Mordaunt sous sa protection dès la première fois qu’elle l’a vu, et lui a fait de temps à autre certains cadeaux, sans parler de la chaîne qu’il porte à son cou… on dit qu’elle est en or de fée… Je ne sais pas quel or c’est, mais Bryce Snailsfoot prétend que la valeur en est bien de 100 livres d’Angleterre : or, ce ne sont pas des noix vides. — Allez, Ronaldson, dit Mertoun, ou envoyez quelqu’un chercher cette femme, si vous croyez qu’elle puisse savoir quelque chose sur mon fils. — Elle sait tout ce qui arrive dans ces îles, répliqua Niel Ronaldson, beaucoup plus tôt que nous autres, et c’est la vérité du ciel… Mais quant à se rendre à l’église ou au cimetière pour l’amener ici, il n’y a point d’homme dans les îles Shetland qui l’oserait faire ni pour or ni pour argent… et ceci est encore la vérité du ciel. — Lâches et superstitieux ! s’écria Mertoun. Donnez-moi mon manteau, Swertha… Cette femme est allée à Burgh-Westra… elle est alliée à la famille Troil… elle peut savoir quelque chose sur l’absence de Mordaunt et sur son motif… J’irai la trouver moi-même ; elle est à l’église de la Croix, dites-vous ? — Non pas à l’église de la Croix, mais à la vieille église de Saint-Ringan… Ce n’est pas près d’ici, et l’endroit ne jouit pas d’une bonne réputation. Si Votre Honneur, ajouta Swertha, voulait suivre mon conseil, il attendrait qu’elle en fût revenue, et ne la troublerait pas lorsqu’elle est, peut-être, plus occupée des morts que des vivants. Les gens de son espèce n’aiment pas à voir les yeux des autres attachés sur eux, Dieu nous sauve ! quand ils font leur besogne. »

Mertoun ne répliqua point, mais jetant son manteau sur ses épaules, car il tombait de temps à autre de fortes averses, et s’éloignant de Jarlshof, il prit un pas beaucoup plus accéléré que de coutume, et marcha dans la direction de l’église ruinée qui se trouvait, comme il le savait, à trois ou quatre bons milles de sa demeure.

Le Rauzellaer et Swertha le regardèrent partir en silence, et n’ouvrirent la bouche que lorsqu’il ne fut plus à portée de les entendre ; et alors, échangeant des regards sérieux, et branlant la tête d’un air mystérieux, ils se communiquèrent en même temps leurs remarques.

« Les fous sont toujours pressés et volontaires, dit Swertha. — Toujours les gens fey courent vite, ajouta le Rauzellaer, et le destin pour lequel nous naissons est impossible à éviter… J’ai connu des personnes qui essayaient d’arrêter des gens qui étaient fey… Vous avez entendu parler d’Hélène Emberson de Camsey qui bouchait tous les trous et toutes les fenêtres de sa maison pour que son mari ne vît point la lumière du jour et ne se levât pas afin d’aller à la pêche en pleine mer, parce qu’elle craignait le mauvais temps ; vous savez comment la barque où il devait monter périt dans le Roost, et comment elle s’en revint bien joyeuse d’avoir sauvé la vie à son cher époux… mais jamais on n’évite son destin… elle le retrouva noyé dans le cuvier, et dans sa propre maison encore ; et puis… »

Mais ici Swertha rappela au Rauzellaer qu’il devait se rendre à la baie pour préparer les bateaux de pêcheurs ; « car, dit-elle, en premier lieu, j’ai le cœur tout malade de l’absence du pauvre garçon, et, en second, je crains qu’il ne vienne tout seul avant que les barques soient en mer ; et comme je vous l’ai souvent dit, mon maître peut conduire, mais il ne veut pas tirer ; et si vous n’obéissez pas, si vous tardez à gagner le large, vous ne toucherez jamais un penny du loyer de vos barques. — Bien, bien, bonne dame, répliqua le Rauzellaer, on se mettra en mer aussi vite que possible ; et par bonheur la barque de Clawson et celle de Pierre Grot ne sont pas allées à la pêche ce matin, parce qu’un lapin a passé devant eux tandis qu’ils se rendaient à bord ; ils sont donc revenus en gens sages, sachant qu’il leur adviendrait d’autre besogne aujourd’hui. On s’étonne, Swertha, quand on pense combien peu il reste de gens vraiment judicieux dans ce pays… Il y a bien notre grand udaller qui n’est pas trop mal quand il n’est pas dans la vigne, mais il fait trop de voyages dans son vaisseau et sa pinasse pour y demeurer long-temps ; et voilà que sa fille, mistress Minna, est, dit-on, soumise à des sorts… Sans doute Norna en sait beaucoup plus que d’autres, mais c’est une femme qu’on ne peut appeler sage… Notre tacksman, M. Mertoun, son esprit fait eau, je crois, sous le beaupré ; son fils a le cerveau timbré ; et je ne vois guère de notabilités… toujours excepté moi-même, et peut-être vous, Swertha… qu’on ne puisse, d’une façon ou d’une autre, appeler fous. — Oui, peut-être, Niel Ronaldson, répliqua la vieille dame ; mais si vous n’allez pas plus vite au rivage, vous manquerez la marée ; et, comme je l’ai dit à mon maître il n’y a qu’un instant, qui sera le fou alors ? «



  1. Voyez la Tempête, de Shakspeare.