Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXVII

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 294-299).

CHAPITRE XXVII.

le nain.


Trois fois, du fond ténébreux de la caverne, sa voix gémissante sortit : « Viens, ma fille, viens sans crainte, et sans crainte conte-moi tes chagrins ! »
Mickle.


Quoiqu’il fallût être Shetlandais de naissance et s’être familiarisé toute sa vie avec le spectacle des rochers, pour trouver quelque chose de risible dans la demeure de Norna, elle n’était pas trop mal comparée par Magnus Troil à l’aire d’une orfraie. Elle était fort petite et consistait en un de ces repaires qu’on appelle burghs ou maisons des Pictes dans les îles Shetland, et duns sur le continent d’Écosse et dans les Hébrides ; ils semblent être le premier effort d’architecture… le milieu entre le trou de renard pratiqué dans une carrière de pierres tendres, et une habitation humaine : c’était une demeure informe, achevée sans ciment ni mortier d’aucune espèce… sans aucune charpente, à en juger par les restes… sans aucune connaissance enfin de voûte ni d’escalier. Tels qu’ils sont cependant, les nombreux restes de ces habitations (car on en trouve sur chaque cap, sur chaque îlot et dans chaque endroit où le terrain présentait aux habitants des moyens naturels de défense) tendent à prouver que l’ancien peuple qui construisit ces burghs formait une race nombreuse, et que les îles ont eu alors une beaucoup plus grande population que d’autres circonstances pouvaient conduire à le penser.

Le burgh dont nous parlons maintenant avait été changé et refait à une époque moins éloignée. Comme il occupait la pointe du roc, et se trouvait séparé du Main-Land par un abîme assez large, quelque petit despote ou écumeur de mer, séduit par la sécurité de la situation, avait construit autour de cette habitation quelques grossiers ouvrages de défense. Il avait aussi recouvert les murailles avec du ciment et avait pratiqué quelques fenêtres pour donner un peu plus d’air et de lumière ; enfin il avait divisé le bâtiment en étages avec de grosses pièces de bois provenant de navires naufragés, puis il l’avait couvert d’un toit. Le burgh était devenu une tour assez semblable à un pigeonnier, et contenant dans son épaisseur ces galeries circulaires qui caractérisent les forts de cette construction primitive, et semblent avoir été l’unique abri des hommes de cette époque.

Cette singulière habitation, construite des mêmes pierres tendres qu’on voyait éparses à l’entour, et exposée pendant des siècles aux vicissitudes des éléments, était grisâtre et dégradée par le temps aussi bien que par les tempêtes, tout comme le roc sur lequel elle était bâtie et dont il n’était pas facile de la distinguer, tant elle y ressemblait pour la couleur, et tant sa forme irrégulière la rendait pareille à une crête ou à un fragment de rocher.

L’indifférence habituelle de Minna pour tout ce qui s’était depuis peu passé autour d’elle, fut un instant dissipée par la vue d’une demeure qui, dans une plus heureuse époque de sa vie, aurait attiré à la fois sa curiosité et son admiration. Alors même elle semblait prendre intérêt à considérer cette bizarre retraite, et se rappeler que c’était certainement l’asile de la douleur, et peut-être de la folie, alliées comme le prétendait l’habitante, et comme l’admettait Minna, à un grand empire sur les éléments, et à la possibilité de communiquer avec le monde invisible.

« Notre parente, murmura-t-elle, a bien choisi sa demeure, sans occuper plus de terrain qu’il n’en faut à un oiseau de mer pour se reposer, avec des tempêtes furieuses et des vagues écumantes à l’entour. Le désespoir et le pouvoir magique ne sauraient trouver une résidence plus convenable. »

D’un autre côté, Brenda frémissait quand elle regardait l’habitation dont ils approchaient par un sentier difficile, dangereux et peu sûr, qui parfois, à sa grande terreur, passait sur le bord même du précipice : toute Shetlandaise qu’elle était, toute confiante qu’elle était à juste titre dans la solidité et l’instinct de son vigoureux bidet, elle sentait presque la tête lui tourner ; ce fut surtout à un moment où, marchant à la tête de la cavalcade, et tournant un angle aigu du rocher, ses pieds qui ne touchaient pas aux flancs de sa monture dépassèrent un instant le bord du précipice, de sorte qu’il n’y avait plus rien entre la semelle de son soulier et l’écume blanche de l’Océan furieux qui se brisait, mugissait et bouillonnait à cinq cents pieds au dessous. Une position qui aurait jeté dans le délire une fille d’une autre contrée, ne lui causa qu’un instant de malaise qui se perdit aussitôt dans l’espérance que l’impression faite par ce spectacle sur l’imagination de sa sœur pourrait être favorable à sa guérison.

Elle ne put s’abstenir de jeter les yeux en arrière pour voir comment Minna traverserait l’endroit périlleux qu’elle venait elle-même de tourner. À ce moment elle entendit la grosse voix de l’udaller qui, bien qu’aussi familiarisé lui-même avec ces terribles sentiers qu’avec la route la plus unie, s’écriait d’un ton presque effrayé : « Prenez garde, ma chère ! » En effet, Minna, les yeux égarés, avait lâché la bride de son cheval et avancé les bras et même le corps au dessus du précipice dans l’attitude d’un cygne sauvage, lorsque se balançant et ouvrant ses larges ailes, il s’apprête à s’élancer du faîte d’un roc dans le sein des vents. Brenda sentit une transe de terreur inexprimable qui laissa une forte impression sur ses nerfs, même lorsqu’elle aperçut sa sœur parfaitement remise et se tenant droite en selle, dès que l’opportunité et la tentation, si elle en éprouva aucune, eurent disparu, et que l’animal ferme et tranquille qui la portait eut tourné l’angle dangereux et suivi d’un pied solide le bord du précipice.

Ils atteignirent alors un espace de terrain plus uni et plus large, plateau d’un isthme de rochers avancés, qui se rétrécissait jusqu’à l’endroit où il se terminait par le précipice qui séparait la petite pointe de roc occupée par l’habitation de Norna de la masse du roc principal. Ce fossé, qui semblait avoir été l’ouvrage de quelque convulsion de la nature, était profond, sombre et irrégulier, étroit vers le fond qu’on ne pouvait pas voir très distinctement, et large vers le haut, comme si la portion du rocher qu’occupait le bâtiment avait été à demi arrachée de l’isthme qu’il terminait. L’angle par lequel elle semblait s’éloigner de la terre, et s’avancer sur la mer avec l’habitation dont elle était couronnée, favorisait cette supposition.

Cet angle de projection était si considérable, qu’il fallait du courage pour chasser la pensée que le roc tellement écarté de la perpendiculaire allait se précipiter dans la mer avec sa vieille tour ; et plus d’une personne peureuse aurait été effrayée d’y mettre le pied, dans la crainte que la moindre addition de poids ne hâtât une catastrophe qui semblait toujours imminente.

Sans se tourmenter par de pareilles suppositions, l’udaller s’avança au trot vers la tour, et là, mettant pied à terre avec ses filles, il donna les chevaux à garder à un de leurs domestiques, avec ordre de les décharger de leurs fardeaux, et de les mener à la bruyère voisine où ils pourraient paître et se reposer. Ils s’approchèrent ensuite de la porte qui paraissait avoir été jadis réunie à la terre par un pont-levis grossier, dont quelques restes étaient encore visibles. Ce pont avait été démoli depuis long-temps, et remplacé par un autre pont à demeure, à l’usage des piétons seulement, fort étroit et sans parapets, formé de douves à barils recouvertes de tourbe, et soutenu par une arche formée d’une mâchoire de baleine. L’udaller traversa le pont terrible d’un pas bruyant, avec cette démarche majestueuse qui lui était ordinaire, et faillit en causer la destruction, ainsi que la sienne ; ses filles passèrent plus légèrement et plus sûrement après lui, et tous trois se trouvèrent devant le portail bas et sombre de l’habitation de Norna.

« Si elle est sortie après tout, » dit Magnus en faisant plier la porte de chêne noir sous ses coups redoublés, « alors, nous resterons un jour à attendre son retour, et nous ferons payer ce délai à Nick Strumpfer, en bland et en eau-de-vie. »

En ce moment la porte s’ouvrit et laissa voir, à la grande frayeur de Brenda, et à la surprise de Minna elle-même, un nain de forme presque carrée, haut d’environ quatre pieds cinq pouces, avec une tête d’une grosseur surprenante, et des traits analogues… savoir, une bouche énorme, un nez monstrueux, avec de larges narines noires qui semblaient fendues de bas en haut, de grosses lèvres gonflées d’une façon inimaginable, et de grands yeux inégaux avec lesquels il clignait, souriait, grimaçait et louchait, en regardant l’udaller comme une vieille connaissance, sans prononcer un seul mot. Les deux sœurs eurent peine à se persuader qu’elles n’avaient pas sous les yeux ce démon Trolld qui jouait un rôle si important dans l’histoire de Norna ; leur père se mit à parler à cette créature bizarre avec cette condescendance amicale qu’il sied bien d’employer envers des inférieurs, quand on désire les flatter et se les concilier sans perdre de temps… ton qui cependant, dans sa familiarité même, est en général aussi offensant que l’affectation d’importance et de supériorité la moins déguisée.

« Ah, Nick ! honnête Nick ! dit l’udaller, vous voilà joyeux et aimable comme saint Nicolas votre patron, lorsqu’il est façonné à coups de hache pour décorer la proue d’un dogre hollandais. Comment vous portez-vous, Nick, ou Pacolet, si vous aimez mieux ce nom-là ? Nicolas, voici mes deux filles presque aussi gentilles que vous-même ; vous voyez. »

Nick grimaça, et s’inclina gauchement par façon de politesse, mais avec sa large et informe personne il continua tranquillement à barrer la porte.

« Mes filles, » continua l’udaller qui semblait avoir ses raisons pour parler à ce cerbère de manière à se le rendre propice… « voilà Nick Strumpfer, mes enfants, que sa maîtresse appelle Pacolet ; il est gracieusement bâti pour un nain, et ne ressemble pas mal à celui qui avait coutume de s’envoler, comme un Scourie, sur son cheval de bois, comme le raconte très bien la vieille histoire de Valentin et d’Orson que vous, Minna, vous lisiez quand vous étiez enfant. Je vous assure qu’il sait exécuter les ordres de sa maîtresse, et qu’il n’a jamais divulgué un de ses secrets… ha, ha, ha ! »

Le vilain nain fit une seconde grimace dix fois plus horrible que la première ; et pour expliquer la plaisanterie de l’udaller, il ouvrit ses immenses mâchoires en rejetant sa tête en arrière de façon à laisser voir entière l’immense cavité de sa bouche ; au fond de cette énorme gueule, il ne restait qu’un petit bout de langue tout ratatiné, qui pouvait l’aider à avaler sa nourriture, mais non à former des sons articulés. Si cet organe lui avait été enlevé par une cruauté ou par la maladie, on ne pouvait le dire ; mais il était évident que cet être infortuné n’était pas muet de naissance, puisqu’il avait le sens de l’ouïe. Après cette horrible exhibition, il paya la bonne humeur de l’udaller par un rire affreux et discordant, d’autant plus hideux que le nain semblait rire de sa propre misère. Les sœurs se regardèrent l’une l’autre, muettes de frayeur, et l’udaller lui-même parut déconcerté.

  • Ah çà, » continua-t-il après un moment de silence, « quand

est-ce donc que tu as rincé ce gosier qui a bien la largeur du Frith de Pentland, avec un verre d’eau-de-vie ? Ah, Nick, j’en ai de fameuse avec moi, mon garçon, ah !… »

Le nain fronça ses noirs sourcils, remua sa tête monstrueuse et fit un signe, en levant sa main droite au dessus de son épaule, avec le pouce dirigé en arrière.

« Quoi ! » dit l’udaller qui le comprit parfaitement ; « quoi ! ma cousine serait fâchée ? Bah ! tu auras un flacon à caresser quand elle sera sortie, mon vieux… des lèvres et un gosier peuvent avaler, même sans savoir parler. »

Pacolet grimaça pour marquer son assentiment.

« Et maintenant, reprit l’udaller, ôte-toi de là, Pacolet, et permets que je mène mes filles voir leur parente. Par les os de saint Magnus ! ce ne sera pas une mauvaise affaire pour toi… Allons, ne branle pas la tête, l’ami ; car si ta maîtresse est à la maison, nous voulons la voir. »

Le nain fit encore comprendre qu’il lui était impossible de les introduire, partie par signes, partie par des sons singuliers et très désagréables ; mais le sang de l’udaller commençait à s’échauffer.

« Ta, ta, ta, l’ami ! ne m’ennuie pas davantage de tes bredouillements, mais laisse-nous passer, et le blâme retombera sur moi. »

En disant ces mots, Magnus Troil saisit le nain récalcitrant par le collet de sa veste de wadmaal, et l’enlevant vigoureusement de la porte, mais sans aucune violence, il entra suivi de ses deux filles, qu’une vive frayeur avait rapprochées le plus possible de leur père. Magnus les conduisit par un passage sinueux qu’éclairait à peine une embrasure qui communiquait avec l’intérieur du bâtiment, et destinée originairement à défendre l’entrée de la forteresse au moyen d’une couleuvrine. Tandis qu’ils lâchaient d’avancer, car ils marchaient lentement et à tâtons, le peu de lumière qui les aidait dans leur marche disparut tout-à-coup ; Brenda levant les yeux pour en découvrir la cause, tressaillit en apercevant la figure pâle de Norna qui les regardait venir, sans prononcer un seul mot. Il n’était pourtant pas extraordinaire que la maîtresse de la maison tâchât de voir quels hôtes osaient se présenter si subitement et avec si peu de cérémonie devant elle ; mais la pâleur naturelle de ses traits, augmentée encore par l’obscurité ; l’immobilité farouche de ses regards, qui n’annonçaient ni bonté, ni politesse, ni amabililé ; son terrible silence, et la singulière apparence de toute sa demeure, augmentèrent la frayeur que Brenda avait déjà conçue. Magnus Troil et Minna avaient continué leur marche silencieuse, sans remarquer l’apparition de leur étrange hôtesse.