Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXX

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 318-330).

CHAPITRE XXX.

doléances.


Holà… oh ! mes joyeux camarades ! entrez donc ! et nous allons rire comme des fées gambadant au joyeux clair de lune, telles que les voit le moine en gaîté, qui, revenant d’un baptême ou d’une noce, et surpris par la nuit, se hâte de regagner sa cellule… Il tressaille ; et quittant son pas hardi de vide-bouteille, reprend sa grave démarche d’ecclésiastique ; alors, fouillant sa mémoire rebelle, pour y chercher quelque hymne saint, il ne trouve que le refrain d’une chansonnette à boire.
Vieille Comédie.


L’udaller avança avec hésitation vers la cabane éclairée, d’où sortaient alors plus distinctement les sons d’un violon. Mais si ses enjambées étaient longues et fermes, elles se succédaient plus lentement que de coutume ; car, en général prudent quoique brave, Magnus voulait reconnaître l’ennemi avant de l’attaquer. Le fidèle Laurence Scholey, qui se tenait le plus près possible de son maître, lui murmura bientôt dans l’oreille : « Le ciel me protège, monsieur ; mais je crois que l’esprit, si c’est un esprit qui joue si joliment du violon, doit être l’esprit de maître Claude Halcro ! au moins c’est bien son jeu, car jamais archet n’a joué comme le sien le bon vieil air de Belle et riche. »

Magnus partageait la même opinion, car il connaissait bien la musique du petit vieillard ; il adressa donc à la hutte un cordial bonsoir auquel répondit immédiatement une voix joviale, et Halcro en personne vint jusqu’au rivage pour saluer son vieil ami.

L’udaller fit alors signe à son monde d’avancer, tandis qu’il demandait au poète, après un amical salut et de nombreuses poignées de main, « comment diable il se trouvait, comme un hibou criant au clair de la lune, à jouer ses vieux airs dans un endroit si solitaire ? — Dites-moi plutôt, fowd, répliqua Claude Halcro, comment vous êtes-vous trouvé à portée de m’entendre ?… oui, et sur ma parole, avec vos charmantes filles ?… Ma chère Minna et ma chère Brenda, je vous souhaite la bienvenue sur ces sables jaunes… et frappez-moi dans la main, comme dit le glorieux John ou quelque autre poète en pareille occasion. Et comment êtes-vous venues ici comme deux beaux cygnes, faisant de la nuit le jour, et changeant en argent tout ce qui se trouve sur vos pas ? — Nous allons vous conter notre histoire tout à l’heure, répliqua Magnus ; mais quels camarades avez-vous logés dans la hutte avec vous ? Il me semble que j’entends parler. — Personne, répondit Claude Halcro ; seulement cette pauvre créature, le facteur, et mon petit démon, Gilles. Je… mais entrez… entrez… Nous étions là à nous consoler de mourir de faim… Nous n’avons pas même pu nous procurer une poignée de sillocks pour amour ni pour argent ! — C’est un malheur que l’on peut réparer en partie, dit l’udaller ; car, quoique le meilleur de notre souper ait été servi par dessus les rochers de Fitful aux veaux marins et aux chiens de mer, pourtant nous avons encore quelque chose au bissac. Holà ! Laurence, apporte les vivres. — Oui, monsieur… oui, monsieur, » répondit joyeusement Laurence, et il courut chercher le panier.

« Par le bicker de saint Magnus[1], dit Halcro, et par le plus gros évêque qui l’ait jamais vidé à la prospérité du pays, on ne trouva jamais votre buffet vide, Magnus ! Je pense vraiment, que plutôt que de laisser un ami dans le besoin, vous pourriez, comme le vieux magicien Luggie[2], pêcher dans le lac Kibster du poisson bouilli et rôti ! — Vous vous trompez en ceci, maître Claude, répondit Magnus ; car, loin de vouloir me donner à souper, je pense, moi, que, dans cette heureuse soirée, le diable a emporté bien loin une grande partie de mon repas ; vous n’en êtes pas moins le bienvenu à partager ce qu’on nous a laissé. »

Pendant ce court dialogue toute la compagnie entra dans la hutte.

Là, dans une cabane qui sentait fortement le poisson séché, et dont les murailles et le plafond étaient noirs de fumée, ils trouvèrent le malheureux Triptolème Yellowsley, assis au coin d’un feu qu’il entretenait avec des plantes marines, de la tourbe et des débris de vaisseau. Son seul compagnon était un jeune Shetlandais, pieds nus et cheveux roux, qui servait dans l’occasion de page à Claude Halcro, portait le violon sur ses épaules, sellait le cheval, et rendait au poète mille services et soins du même genre. L’agriculteur désolé (car son visage annonçait le chagrin) ne parut pas surpris, et ne bougea nullement à l’arrivée de l’udaller et de sa suite. Mais, quand la compagnie se fut rangée autour du feu (et l’humidité de l’air et de la nuit était loin d’en rendre le voisinage désagréable), quand le panier fut ouvert et qu’on en eut tiré une honnête provision de pain d’orge et de bœuf fumé, un flacon d’eau-de-vie (bien qu’il fût plus petit que celui dont la main de Pacolet avait régalé l’Océan), enfin de quoi faire un souper passable, oh ! alors le digne facteur grimaça, toussa, se frotta les mains, et demanda des nouvelles de tous ses amis de Burgh-Westra.

Lorsque tout le monde eut pris part à cet indispensable repas, l’udaller renouvela ses questions à Claude Halcro et plus particulièrement au facteur… Comment se trouvaient-ils nichés dans un coin si solitaire à pareille heure de la nuit ?

« Monsieur Magnus Troil, » répondit Triptolème, lorsqu’un second verre lui eut donné le courage de raconter ses infortunes, « je voudrais que vous pensassiez que je ne m’attriste pas facilement… Je suis de ce grain qu’un rude vent peut seul abattre. J’ai vu bien des Saint-Martin et bien des Pentecôte dans ma vie, époques périlleuses pour les gens de ma profession, et j’ai toujours pu parer le coup ; mais je crois que je m’en vais faire la culbute dans votre damné pays… Dieu me pardonne de jurer… mais mauvaise société corrompt de bonnes manières. — Oh ! oh ! le ciel nous soit en aide ! reprit l’udaller ; qu’y a-t-il donc ? Bah ! l’ami, si vous voulez mettre la charrue dans une terre neuve, il faut vous attendre à heurter une pierre de temps à autre… Vous devez nous donner l’exemple de la patience, puisque vous venez ici pour nous améliorer. — Et le diable était à mes pieds quand je suis venu, répliqua le facteur ; j’aurais mieux fait d’entreprendre d’améliorer le sol rocailleux de Clochnaben. — Mais après tout, demanda Magnus, que vous est-il arrivé ?… De quoi vous plaignez-vous ? — De tout ce qui m’est arrivé depuis l’instant où j’ai débarqué dans cette île, qui fut, je crois, maudite dès la création, et destinée à servir d’habitation aux filous, aux voleurs, aux filles de joie (je demande pardon à ces dames), aux sorcières, aux démons et aux mauvais esprits. — Sur ma foi, charmante énumération ! s’écria Magnus ; et il a été un temps où si vous en eussiez dit la moitié autant, je me serais senti en humeur d’améliorer et j’aurais tâché d’amender vos manières à coups de bâton. — Supportez-moi, reprit le facteur, monsieur le fowd, ou monsieur l’udaller, ou quelque autre nom qu’on doive vous donner : vous êtes fort, soyez compatissant, et considérez le malheureux sort de tout individu sans expérience qui entre dans votre paradis terrestre. Il demande à boire, on lui donne du petit-lait aigre… soit dit sans vouloir déprécier votre eau-de-vie, fowd, qui est excellente… Il demande à manger, et on lui sert des sillocks aigres que Satan laisserait sur le plat… Vous appelez vos laboureurs pour leur donner de l’ouvrage ; il se trouve que c’est la fête de saint Magnus, la fête de saint Ronan ou de quelque autre saint infernal… ou bien, ils ont monté sur leur lit du mauvais pied ; ils ont vu un hibou ; un lapin a passé devant eux ; ils ont rêvé à un cheval rôti… bref, il ne faut pas travailler… Donnez-leur une pioche, ils travaillent comme si elle leur brûlait les doigts ; mais envoyez-les à la danse, et voyez quand ils finiront leurs pirouettes et leurs entrechats ! — Et pourquoi s’arrêteraient-ils, les pauvres gens, dit Claude Halcro, tant qu’ils ont de bons violons pour les faire danser ? — Oui, oui, » reprit Triptolème en branlant la tête, « vous êtes l’homme qu’il leur faut pour les tenir en pareille humeur. Eh bien, pour continuer, je laboure une pièce de ma meilleure terre ; vient un mendiant effronté qui a besoin d’un enclos à légumes ou d’un plaintie cruive, comme vous dites, et voilà qu’il plante une haie au milieu de mon superbe champ de grain, sans plus de gêne que s’il était et propriétaire et fermier ; dites-lui ce que vous voudrez, il y plante ses choux ! Je me mets à table pour prendre mon pauvre dîner, espérant y trouver paix et repos : point ! Arrive un, deux, trois, quatre, une demi-douzaine de grands larrons affamés, revenant de telle ou telle orgie, qui m’insultent parce qu’ils ont trouvé ma porte fermée, et dévorent la moitié de ce que la Providence… de ce que ma sœur… et elle n’est pas libérale… m’a préparé pour dîner. Puis arrive une sorcière avec une baguette en main. Elle fait souffler ou calme le vent à son gré, elle commande depuis la cave jusqu’au grenier dans ma maison, comme si elle était chez elle, et il faut que je remercie le ciel si elle n’entraîne pas un par de muraille avec elle ! — Ce n’est pas là répondre à ma question, dit le fowd. Comment diable se fait-il que je vous trouve ici à l’ancre ? — Prenez patience, mon digne monsieur, répliqua l’agriculteur affligé, et écoutez tout ce que j’ai à vous dire, car j’imagine que je ferai aussi bien de vous dire tout. Il faut que vous sachiez que je crus un jour avoir trouvé un don de Dieu qui m’eût fait endurer plus facilement toutes ces avanies. — Comment un don de Dieu ! voulez-vous dire un navire échoué, monsieur le facteur ? s’écria Magnus ; honte à vous, qui devriez donner l’exemple aux autres ! — Ce n’était pas un naufrage, mais s’il faut vous le dire, un jour je levai la pierre du foyer dans une des vieilles chambres de Stourburgh (car ma sœur pense que dans une maison on peut se dispenser de faire du feu dans plus d’une cheminée, et j’avais besoin d’une pierre pour battre mon orge) : en bien, que trouvai-je ?… une corne pleine de vieilles pièces, d’argent la plupart, mais avec quelques pièces d’or par-ci par-là. Eh bien, je pensai que c’était un joli cadeau, et Baby pensa de même, et nous étions mieux disposés à nous accommoder d’une maison où l’on trouvait de pareilles nichées d’œufs… Nous reposâmes donc soigneusement la pierre sur la corne, qui me parut être la cornucopia, ou la corne d’abondance ; et pour plus de sécurité, Baby visitait la chambre peut-être trente fois par jour, et moi j’y allais quelquefois par dessus le marché. — Sur ma parole, c’est un très joli amusement, dit Claude Halcro, que de contempler tout une corne d’argent à soi. Je doute que le glorieux John ait eu jamais un tel passe-temps en ce monde… Pour moi, je suis sûr que pareil bonheur ne m’arrivera jamais. — Oui ; mais vous oubliez, mon cher Claude, ajouta l’udaller, que le facteur gardait ce trésor pour le lord chambellan. Lui qui est si pointilleux sur les droits de Sa Seigneurie sur les baleines et les débris de naufrage, il ne doit sûrement pas avoir oublié son patron à propos de cet argent. — Ah… hem ! ah… hem ! ah… he… he… hem ! » répondit Triptolème, saisi en cet instant d’un terrible accès de toux… « sans doute, les droits de milord en cette affaire auraient été considérés, puisque la somme se trouvait entre les mains d’un homme aussi juste, je puis le dire, qu’aucun homme de l’Angusshire. Mais remarquez ce qui nous arriva plus tard ! un jour que j’allais voir si l’argent était sain et sauf, précisément pour compter la part qui devait en revenir à milord… car sûrement l’ouvrier, et ce nom peut s’appliquer à celui qui trouve, mérite toujours un salaire… même quelques savants disent que quand celui qui trouve représente de fait et de droit le dominus ou seigneur, il garde le tout ; mais laissons cela comme une question chatouilleuse in apicibus juris, comme nous avions coutume de dire au collège Saint-André… Eh bien ! monsieur et mesdames, quand je montai à cette chambre, je vis… quoi ?… un nain difforme, hideux et contrefait, auquel il ne manquait que des griffes et des pieds fourchus pour être un vrai diable, et qui tenait la corne pleine d’argent. Je ne suis pas un peureux, monsieur le fowd, mais croyant qu’il fallait procéder avec précaution dans une pareille circonstance, car j’avais quelque raison de croire qu’il y avait de la diablerie là dessous, je l’apostrophai en latin, langue fort convenable pour parler à des êtres surnaturels ; je le conjurai in nomine, etc., je lui lançai tous les mots de ce genre que mon pauvre savoir pouvait me fournir sur l’heure, et qui, pour dire la vérité, n’étaient ni si nombreux ni si purement latinisés qu’ils l’eussent été si j’avais passé plus d’années au collège et moins à la charrue. Eh bien, messieurs, il tressaillit d’abord, comme une personne qui entend des choses inattendues ; mais se remettant bientôt, il darda sur moi ses yeux gris, comme un chat sauvage, et ouvrit une bouche qui ressemblait à la gueule d’un four, car du diable si je pus rien y apercevoir qui eût l’air d’une langue ! Ensuite il prit dans toute sa laide personne l’air enragé d’un boule-dogue que j’ai vu lâcher à la foire contre un taureau furieux. Je fus quelque peu décontenancé, et je me sauvai pour appeler sœur Baby qui ne craint ni chien ni diable, quand il s’agit de la moindre pièce d’argent. Et vraiment elle s’élança avec autant de valeur que j’en ai vu déployer aux Lindsays et aux Ogilvies, lorsque Donald Mac Donnoch et sa troupe descendaient des montagnes dans les campagnes de rislay. Mais une vieille et inutile servante, appelée Tronda Dronsdaughter (on pourrait à juste titre l’appeler Drone[3] sans addition), vint se camper droit dans le chemin de ma sœur, et hurla et aboya tant que vous auriez cru entendre tout une génération de chiens ; je jugeai donc que le plus sage parti était de me soumettre, et d’attendre que ma sœur s’en fût débarrassée. Quand elle m’eut rejoint, et que nous eûmes monté l’escalier qui conduisait audit appartement où nous devions voir un nain, un diable ou toute autre apparition, nain, corne et argent avaient disparu, et la place où je les avais vus était aussi nette que si un chat l’eût léchée. »

Ici Triptolème s’arrêta dans son extraordinaire histoire, et tandis que le reste de la compagnie demeurait interdite de surprise, l’udaller dit tout bas à l’oreille de Claude Halcro : « D’après tous ces détails, il fallait que ce fût le diable ou Nicolas Strumfer ; si c’était lui, il tient plus du sorcier que je ne l’aurais jamais cru, et je l’estimerai désormais à sa juste valeur. » Puis s’adressant à haute voix au facteur : « Ne savez-vous pas, demanda-t-il, comment ce nain s’est échappé de chez vous ? — Je vous jure que non, » répondit Triptolème en jetant un regard circonspect autour de lui, comme épouvanté par ce souvenir ; « ni moi, ni Baby qui avait mieux conservé sa présence d’esprit, parce qu’elle n’avait pas vu l’horrible monstre, nous n’avons pu imaginer par où ni comment il était sorti. Seulement Tronda assure qu’elle l’a vu s’envoler par la fenêtre de la vieille maison qui ouvre sur l’ouest, monté sur un dragon ; mais comme le dragon n’est qu’un animal fabuleux, j’ose avancer que son assertion n’a pour fondement qu’une deceptio visûs. — Mais ne pouvons-nous pas demander une troisième fois, » dit Brenda, qui désirait vivement en apprendre autant que possible sur les affaires de sa cousine Norna, « comment il se fait que par suite de cette apparition M. Yellowley se trouve en cet endroit à une heure si indue ? — L’heure est fort bien choisie, miss Brenda, puisqu’elle nous a procuré votre agréable compagnie, » répondit Claude Halcro, dont le cerveau léger galopait bien plus vite que les lentes conceptions de l’agriculteur, et qui commençait à s’impatienter de garder si long-temps le silence. « À vrai dire, c’est moi, miss Brenda, qui avais suggéré à notre ami le facteur, à la porte de qui je suis allé frapper par hasard précisément après le malheur (et soit dit en passant, sans doute à cause du trouble où ils étaient encore, j’ai été assez mal accueilli) ; c’est moi donc qui avais suggéré de rendre visite à notre autre amie de Fitful-Head, pensant bien, d’après certaines particularités de l’aventure, qui peut-être font concevoir à mon autre et plus intime ami, » ajouta-t-il en regardant Magnus, « un soupron du même genre, que ceux qui cassent les têtes sont habiles à les raccommoder ; et comme notre ami le facteur se faisait scrupule de voyager à cheval, attendu certaines gambades de nos bidets… — Qui sont des diables incarnés, » s’écria Triptolème, et il ajouta, mais d’une voix plus basse, « comme toutes les créatures vivantes que j’ai rencontrées dans ces îles Shetland. — En conséquence, Fowd, continua Halcro, j’entrepris de le conduire à Fitful-Head dans ma petite barque, que Gilles et moi nous pouvions manœuvrer aussi bien que peut l’être une barque d’amiral avec tout son monde ; et M. Triptolème Yellowley vous dira avec quelle adresse je l’ai dirigée vers la petite haie, à un quart de mille environ de l’habitation de Norna. — Plût au ciel que vous m’eussiez ramené aussi heureusement ! — La vérité est que je suis, comme dit le glorieux John,

Audacieux pilote à l’instant du danger :
Quand les flots courroucés veulent tout submerger,
J’aime les ouragans ; mais que le calme naisse,
Mon faible esprit alors dévoile sa faiblesse.

— J’ai fait preuve de peu d’esprit en me confiant à vous, reprit Triptolème, et vous en avez montré moins que moi en faisant chavirer la barque à l’entrée du Voe ; encore ce pauvre enfant, qui a manqué de se noyer, vous disait-il que vous donniez trop de voile ; et puis vous aviez attaché la corde qui faisait mouvoir cette voile à un banc du bateau pour avoir le temps de jouer du violon. — Comment ! attacher la corde de la voile au banc de rameurs ! s’écria l’udaller ; voilà qui n’est pas le fait d’un bon marin, Claude Halcro. — Aussi qu’en est-il arrivé ? répliqua l’agriculteur ; le premier coup de vent (on ne va jamais loin dans ces parages sans en avoir sa part), le premier coup de vent nous a roulés comme une ménagère roulerait une boulette, et maître Halcro n’a songé à sauver que son violon. Le pauvre enfant nageait comme un chien barbet, et moi j’ai eu grand’peine à me tirer d’affaire, à l’aide d’une rame, et nous sommes restés ici, pauvres créatures, sans consolation jusqu’au moment où un bon vent vous a poussés vers nous car nous n’avions rien à manger qu’une bouchée de biscuit norwégien qu’ils font avec plus de sciure de sapin que de farine de seigle et qui sent la térébenthine plus que toute autre chose. — Je croyais vous trouver tous fort joyeux, dit Brenda, à en juger par les sons qu’on entendait du rivage. — Vous avez entendu le violon, miss Brenda, répondit le facteur ; et peut-être pensez-vous qu’il ne peut y avoir de disette là où l’on fait grincer des cordes. Mais c’était le violon de M. Claude Halcro qui, j’ai envie de le croire, jouerait au lit de mort de son père, et au sien propre, aussi long-temps que ses doigts pourraient appuyer sur les cordes. Il n’aggravait pas peu mon infortune en raclant toutes sortes d’airs…. norses, écossais, highlandais, lowlandais, anglais et italiens, à mes oreilles, comme s’il ne nous était rien arrivé de fâcheux ; et cependant nous étions dans la détresse et l’inquiétude. — Je vous ai dit que le chagrin ne raccommoderait pas notre barque, facteur, reprit l’insouciant ménestrel, et j’ai fait tout mon possible pour vous rendre joyaux ; si je n’ai pas réussi, ce n’est ni ma faute ni celle de mon violon. Mon archet s’est promené sur ses cordes en présence du glorieux John Dryden lui-même. — Je ne veux plus entendre parler du glorieux John Dryden, » interrompit l’udaller, qui redoutait les histoires d’Halcro autant que Triptolème redoutait sa musique. « Je n’écouterai plus qu’un de vos contes sur John par trois bols de punch… et d’ailleurs c’est une vieille convention, vous le savez bien. Mais dites-moi, au lieu de cela, comment Norna a reçu votre visite. — Oui, c’est encore une belle aventure, dit maître Yellowley. Elle n’a voulu ni nous regarder ni nous entendre. Seulement elle a accablé notre connaissance, M. Halcro que voici, qui se flattait de causer long-temps avec elle, d’une vingtaine de questions sur votre famille et votre maison, monsieur Magnus Troil ; et quand elle a eu tiré de lui tout ce qu’elle voulait, je crois qu’elle l’aurait bien jeté par dessus le rocher, comme une cosse de pois vide. — Et vous ? demanda l’udaller. — Moi, elle n’a point voulu écouter mon histoire, ni entendre un seul mot de ce que j’avais à lui dire. Ils s’en souviennent ceux qui rendent visite aux sorcières et aux esprits familiers ! — Vous n’aviez pas besoin de recourir à la sagesse de Norna, monsieur le facteur, dit Minna, qui n’était peut pas fâchée de mettre un terme à ces plaisantes railleries contre l’amie qui venait de lui rendre à elle-même un si grand service. « Le plus jeune enfant des Orcades vous aurait dit que les trésors des fées, à moins qu’on ne les emploie sagement au bien des autres autant qu’au sien propre, ne restent pas long-temps entre les mains des possesseurs. — Votre très humble serviteur, miss Minna, répliqua Triptolème ; je vous remercie du conseil… et je me réjouis de voir que vous avez recouvré votre bon sens…. pardon, je voulais dire votre santé… Quant à ce trésor, je n’en ai ni usé ni abusé… et quiconque aurait vécu dans la maison de ma sœur Baby aurait eu de la peine à foire l’un ou l’autre !… et pour ce qui est d’en parler, ce qui, dit-on, offense les êtres qu’en Écosse nous appelons bons voisins, et qu’ici vous appelez drows, la figure des vieux rois norses, que portaient toutes les pièces, en aurait plutôt parlé que moi. — Le facteur, » dit Claude Halcro, charmé de saisir cette occasion pour se venger de Triptolème, qui avait déprécié ses talents en marine et peu goûté sa musique ; « le facteur a été si prudent qu’il n’a rien communiqué de tout cela à son maître, le lord chambellan ; à présent que la mine est éventée, il a l’air de vouloir apprendre à son seigneur la trouvaille d’un trésor qui n’est plus en sa possession. Mais le lord chambellan ne sera pas d’humeur, je pense, à croire le conte du nain. Je ne pense pas non plus, » ajouta-t-il en clignant de l’œil à l’udaller, « que Norna ait voulu ajouter foi à un seul mot d’une histoire si absurde ; et j’ose dire que c’est pour cette raison qu’elle nous a reçus, je l’avouerai, un peu sèchement. J’incline à penser que le savant Triptolème a trouvé quelque autre cachette pour son argent, et que l’histoire du sorcier est toute de son invention. Pour ma part, je ne croirai jamais qu’il puisse exister un nain tel que la créature dont M. Yellowley nous fait le portrait, à moins de le voir de mes propres yeux. — C’est ce que vous pouvez faire à l’instant même, s’écria le facteur ; car, de par… (il murmura une protestation énergique tout en se levant avec une profonde horreur)… voilà cette créature. »

Tous les yeux se tournèrent du côté qu’il indiquait, et l’on aperçut la figure hideuse et difforme de Pacolet, qui les regardait tous fixement à travers la fumée. Il s’était introduit furtivement pendant la conversation, qu’il écouta jusqu’au moment où les yeux du facteur tombèrent sur lui, de la manière que nous venons de dire. Il y avait quelque chose de si diabolique dans cette apparition subite et inattendue, que l’udaller lui même, qui connaissait bien ce nain horrible, ne put s’empêcher de tressaillir. Mécontent d’avoir laissé paraître cette émotion, si légère qu’elle fût, et irrité contre le nain qui l’avait occasionnée, Magnus lui demanda avec aigreur ce qu’il venait faire. Pacolet, pour toute réponse, tira une lettre qu’il présenta à l’udaller, en rendant un son ressemblant au mot Shogh[4].

« C’est du langage des montagnes, dit l’udaller… As-tu appris cette langue, Nicolas, après avoir perdu la tienne ? » Pacolet fit un signe affirmatif, et d’un geste l’engagea à lire la lettre :

« Ce n’est pas chose aisée à la seule lueur du feu, mon cher ami, répliqua l’udaller ; mais elle doit concerner Minna, et nous allons essayer. »

Brenda offrit de l’aider ; mais l’udaller répondit : « Non, non, ma fille ; les lettres de Norna doivent être lues par ceux à qui elles sont adressées. Donnez à Strumpfer une goutte d’eau-de-vie en attendant, quoiqu’il mérite peu d’en avoir, après la grimace qu’il m’a faite en lançant le gros flacon par delà le rocher, comme si c’eût été de l’eau de fossé. — Voulez-vous servir de Ganymède à ce digne étranger, ami Yellowley, ou lui offrirai-je moi-même à boire ? » demanda Claude Halcro à l’oreille du facteur, tandis que Magnus Troil, après avoir soigneusement essuyé des lunettes qu’il tira d’un large étui de cuivre, les ajustait sur son nez et déchiffrait l’épître de Norna.

« Je ne voudrais ni le toucher ni l’approcher, pour tout le territoire de Gowrie, » répliqua le facteur qui ne pouvait dissiper entièrement ses craintes, quoiqu’il vît le reste de la société accueillir le nain comme une créature de chair et de sang ; « mais je vous prie de lui demander ce qu’il a fait de ma corne d’argent. »

Le nain qui entendit la question rejeta sa tête en arrière et ouvrit son énorme gosier en le montrant du doigt.

« Allons, s’il les a avalées, il n’en faut plus parler, répliqua le facteur ; seulement je souhaite qu’un pareil plat lui profite comme de la luzerne mouillée à une vache. Il est un des serviteurs de dame Norna, à ce qu’il paraît… tel valet, telle maîtresse ! Mais si le vol et la sorcellerie restent impunis dans ce pays, milord peut chercher un autre facteur ; car j’ai toujours vécu dans une contrée où les richesses terrestres du pauvre monde sont à l’abri des voleurs de toute espèce, aussi bien que leurs âmes immortelles sont hors des griffes du diable et de ses compères… Dieu nous garde et nous protège ! »

L’agriculteur se gêna peut-être d’autant moins pour exhaler ses plaintes que l’udaller ne pouvait l’entendre ; car pendant cette réplique Magnus avait entraîné Claude Halcro à l’écart, dans un autre coin de la hutte.

« Or çà, l’ami Halcro, disait Magnus, avouez-moi pourquoi vous êtes allé à Sumburgh, car j’ai peine à croire que c’était pour tenir compagnie à cet animal.

— Ma foi, fowd, et s’il faut vous dire la vérité, j’allais parler à Norna de vos affaires. — De mes affaires ! mais encore de quelles affaires ? — De la santé de votre fille. J’avais ouï dire que Norna avait refusé votre message, et n’avait pas même voulu voir Éric Scambester. Or, me suis-je dit, je ne trouve plus aucun plaisir à manger, à boire, à faire de la musique, ni à rien dire, depuis que mistress Minna est malade ; et je puis dire, littéralement aussi bien que figurément, que mes jours et mes nuits s’écoulent dans la tristesse. Bref, je pensai que je pouvais avoir plus d’influence qu’un autre sur la vieille Norna, puisque les scaldes et les femmes sages ont toujours passé pour avoir quelques rapports entre eux. J’ai donc entrepris ce voyage dans l’espérance d’être utile à mon vieil ami et à son aimable fille. — Et c’était charitablement fait à vous, mon digne et bon Claude, » s’écria l’udaller en lui secouant la main ; « j’ai toujours dit qu’on retrouvait facilement en vous l’excellent cœur d’un vieux Norse au milieu de votre folie et de votre musique. Voyons, l’ami, ne vous fâchez pas, mais réjouissez-vous d’avoir le cœur meilleur que la tête. Eh bien… je parie que Norna ne vous a point fait de réponse ! — Aucune selon mes désirs ; mais elle m’a assailli de questions sur la maladie de Minna… et je lui ai conté comment je l’avais trouvée dehors l’autre matin, par un assez mauvais temps, et comment sa sœur m’avait dit qu’elle s’était blessée au pied… Bref, je lui ai appris tout ce que je savais. — Et quelque peu davantage, à ce qu’il me semble ; car, pour moi du moins, c’est la première fois que j’entends dire que Minna se fût blessée. — Oh ! une égratignure ! une simple égratignure ! mais je tremblais… je craignais que ce ne fût la morsure d’un chien… la piqûre d’un animal venimeux. J’ai donc tout conté à Norna. — Et Norna, que vous a-t-elle dit en réponse ? — Elle m’a engagé à me mêler de mes affaires, et m’a dit que tout s’arrangerait à la foire de Kirkwall ; elle a répondu absolument la même chose à ce niais de facteur… C’est tout ce que nous avons attrapé pour notre peine. — C’est étrange ! reprit Magnus. Ma cousine m’écrit dans cette lettre de ne pas manquer de m’y rendre avec mes filles. Son esprit est tout entier à cette foire ;… on dirait que notre parente a l’intention d’occuper à elle seule tout le marché ; et pourtant elle n’a ni vente ni emplette à faire que je sache. Ainsi donc vous êtes revenu aussi savant que vous êtes allé, et vous avez culbuté votre barque à l’entrée du Woe ? — Eh ! ma foi, comment l’aurais-je empêché ? J’avais placé l’enfant au gouvernail ; et, comme le vent vint à souffler de terre tout-à-coup, je n’ai pu lâcher l’écoute et jouer du violon en même temps ; mais en voilà assez sur ce chapitre. L’eau salée ne nuit jamais à un Shetlandais, pourvu qu’il s’en tire ; et, grâce au ciel, nous n’étions pas éloignés du bord de la longueur d’un homme. Nous avons été assez heureux pour rencontrer ce skio, nous aurions été passablement avec un abri et du feu ; mais nous voilà beaucoup plus que bien, grâce à vos bonnes provisions et à votre aimable compagnie. Mais il se fait tard : Nuit et Jour doivent avoir une envie de dormir aussi vive que peut l’inspirer le vieux Minuit. Nous avons là une espèce de crèche où dorment les pêcheurs ; elle sent un peu le poisson, mais c’est une odeur salubre. Les dames s’y logeront en s’entortillant des manteaux que nous pouvons avoir ; nous, après un verre d’eau-de-vie, une tirade du glorieux John, ou quelque petite pièce de moi, nous dormirons aussi profondément que des marmottes. — Deux verres d’eau-de-vie, s’il vous plaît, répliqua l’udaller, si notre flacon n’est pas vide… Mais pour cette nuit, pas un vers du glorieux John ni de personne autre ! »

Quand cette clause fut arrêtée, d’après le bon plaisir de l’impérieux udaller, toute la compagnie se disposa à dormir. On dormit, et le lendemain matin on s’en retourna chacun chez soi. Claude Halcro convint avec l’udaller qu’il accompagnerait Magnus et ses filles dans leur voyage de Kirkwall.



  1. Le bicker de saint Magnus était un vase d’une énorme dimension que l’on conservait à Kirkwall, et que l’on présentait à chaque nouvel évêque des Orcades. Si l’évêque pouvait le vider d’un trait, exploit digne d’un Hercule, ou d’un Rorie Mhor de Dunvergan, c’était l’augure d’une récolte extraordinairement abondante.
  2. Luggie, fameux sorcier, avait coutume, lorsqu’une tempête l’empêchait d’aller à son occupation ordinaire de pêcheur, de pêcher à la ligne sur un rocher escarpé, à l’endroit appelé de son nom la colline de Luggie. En d’autre temps il tirait de la mer du poisson tout préparé, et ses camarades en mangeaient sans s’inquiéter du nom de leur cuisinier. Le pauvre homme finit par être condamné et brûlé à Scakoway.
  3. Fainéante.
  4. Voilà.