Le Pirate (Montémont)/Chapitre XXXV

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 373-381).

CHAPITRE XXV.

l’otage.


J’ai quitté ma pauvre charrue pour sillonner la plaine liquide.
Dibdin.


Lorsque le prévôt et Cleveland furent rentrés dans la salle du conseil, le premier en sortit une seconde fois avec ceux de ses collègues qu’il jugeait bon de consulter, et tandis qu’ils s’occupaient à discuter la proposition de Cleveland, on offrit des rafraîchissements au pirate et à ses gens. Le capitaine leur permit de les accepter, mais en prenant les plus grandes précautions contre toute surprise, les uns montant la garde, tandis que les autres se désaltéraient.

Pendant ce temps-là, il se promenait lui-même en long et en large dans l’appartement, et en causant de sujets indifférens avec tous ceux qui s’y trouvaient, sans montrer la moindre gêne.

Parmi les assistans, il aperçut, avec quelque surprise, Triptolème Yellowley qui, se trouvant par hasard à Kirkwall, avait été invité par les magistrats, comme représentant, en quelque sorte, le lord chambellan, à prendre part au conseil en cette occasion. Cleveland renouvela aussitôt connaissance avec l’agriculteur, et lui demanda ce qu’il venait faire aux Orcades.

« Pour voir comment vont mes petits essais, capitaine Cleveland ; je suis las de combattre contre les bêtes féroces de cette Éphèse, et je viens tout exprès pour juger de la croissance du verger que j’ai planté à quatre ou cinq milles de Kirkwall, il y a à peu près un an. Je veux voir aussi comment prospèrent les abeilles dont j’ai importé neuf ruches pour en doter le pays, et pour changer les fleurs de bruyère en cire et en miel. — Et tout a prospéré, j’espère ? » dit Cleveland qui, quoique s’intéressant fort peu à ces affaires, chercha à continuer la conversation, pour rompre le silence embarrassant qui fermait les lèvres de toute la compagnie.

« Prospéré, répéta Triptolème ; oui, prospéré comme tout prospère dans ce pays, c’est-à-dire à reculons. — C’est manque de soin, je suppose. — Au contraire, monsieur, c’est précisément le contraire ; les abeilles sont mortes par trop de soin, comme les poulets de la mère Christie… Je demandai à voir les ruches ; le drôle chargé d’en prendre soin prit un air jovial et satisfait… « Si tout autre que moi les eût soignées, me dit-il, vous pourriez encore voir les ruches, ou n’importe comment vous les appelez ; mais vous auriez pu y retrouver aussi bien des oies sauvages que des abeilles, si je n’étais pas fidèlement resté à mon poste : or, je les ai surveillées de si près, que je les ai toutes vues sortir un beau matin par leurs petits trous, et si je n’avais pas bouché la fente avec de la terre, du diable s’il serait resté une seule abeille dans les ruches, comme vous dites… » En un mot, monsieur, il a maçonné toutes les ouvertures, comme si les pauvres bêtes avaient eu la peste, et mes abeilles étaient aussi mortes que si on les eût enfumées… et ainsi fut déçue mon espérance, generandi gloria mellis, comme dit Virgile. — Sans doute, il faut renoncer au miel, reprit Cleveland ; mais vous rattraperez-vous sur le cidre ? Comment va le verger ? — Oh, capitaine ! ce même Salomon de l’Ophir des Orcades… je suis sûr qu’on n’y enverra jamais chercher ni talents d’or, ni talents d’esprit… je disais donc que ce judicieux Salomon a arrosé, par excès de tendresse, les jeunes pommiers avec de l’eau chaude, et ils sont morts, branches et racines ! Mais à quoi bon se plaindre ?… En retour, auriez-vous la complaisance de me dire pourquoi ces bonnes gens font tant de tapage à propos de pirates ? et pourquoi tous ces hommes de mauvaise mine, armés comme des montagnards, sont rassemblés dans la salle d’audience ?… car j’arrive à l’instant de l’autre bout de l’île et je n’ai entendu parler que vaguement de cette affaire… et maintenant que je vous examine vous-même, capitaine, il me semble que vous portez aussi de ces maudits pistolets en plus grand nombre qu’il n’en faut à un honnête homme dans un temps de paix. — C’est ce qui me semble aussi, dit le pacifique triton, le vieux Haagen, qui avait jadis suivi à contre-cœur l’entreprenant Montrose… Si vous aviez été dans la vallée d’Edderachyllis, où nous avons si joliment été travaillés par sir John Worry… — Vous avez oublié toute l’affaire, voisin Haagen, dit le facteur : sir John Urry[1] était de votre côté, et fut pris avec Montrose ; par la même raison, il fut aussi décapité. — Que dites-vous ? répliqua le triton… je crois que vous pouvez avoir raison, car il changea plusieurs fois de parti ; et qui sait pour lequel il mourut ?… mais toujours, il était à cette bataille, et moi j’y étais aussi… La terrible bataille que c’était ! et je souhaite bien ne pas en revoir de pareille. »

L’arrivée du prévôt coupa court à la conversation décousue.

« Nous avons résolu, capitaine, dit-il, que votre vaisseau se rendrait à Stromness ou à Scalpa-Flow pour y prendre des provisions, afin qu’il n’y ait plus aucune querelle entre les gens de la foire et vos marins ; et comme vous souhaitez de rester à terre pour jouir de la foire, nous avons l’intention d’envoyer un respectable citoyen à bord de votre vaisseau pour vous aider à doubler l’île, car la navigation est périlleuse de ce côté. — C’est parler en magistrat sensé et pacifique monsieur le maire, dit Cleveland, et pas autrement que je ne m’y attendais… Et quel gentilhomme doit honorer notre gaillard d’arrière durant mon absence ? — Nous avons fait notre choix, capitaine Cleveland, répondit le prévôt : vous pouvez être sûr que nous étions tous mieux disposés les uns que les autres à faire un si agréable voyage et en si bonne compagnie ; mais, vu le temps de la foire, la plupart d’entre nous ont des affaires en train… moi-même, par rapport à ma charge, je ne puis guère m’absenter… la femme du doyen des baillis est en couche… notre trésorier ne peut supporter la mer… sur nos quatre baillis deux ont la goutte… les deux autres sont absents de la ville… et les quinze autres membres du conseil sont tous retenus par des occupations privées. — Tout ce que je puis vous dire, monsieur le maire, » dit Cleveland en élevant la voix, « c’est que je n’entends bien… — Un moment de patience, s’il vous plaît, capitaine… » reprit le prévôt en l’interrompant. « De sorte que nous avons décidé que M. Triptolème Yellowley, qui est facteur du lord chambellan dans ces îles, sera, à cause de cette dignité, admis de préférence à l’honneur et au plaisir de vous accompagner. — Moi ! » s’écria Triptolème étonné ; « que diable irai-je faire dans vos voyages ? Je n’ai affaire que sur la terre ferme. — Ces messieurs ont besoin d’un pilote, « murmura le prévôt à l’oreille de Triptolème, « on ne peut leur refuser cela. — Ont-ils donc besoin d’échouer sur la côte ? reprit le facteur… Comment diable leur servirai-je de pilote, moi qui n’ai jamais touché un gouvernail de ma vie ? — Chut ! chut ! silence ! dit le prévôt ; si les habitans de cette ville vous entendaient tenir un tel propos, votre importance, votre mérite, votre rang seraient perdus pour vous ! On n’est rien pour nous autres insulaires quand on ne sait ni diriger, ni gouverner, ni manœuvrer un navire. D’ailleurs, c’est seulement pour la forme, et nous enverrons le vieux Pate Sinclair pour vous aider ; vous n’aurez pour toute besogne qu’à boire, à manger et à vous divertir tout le jour. — À boire et à manger ! » répéta le facteur qui ne pouvait comprendre pourquoi on le pressait si fort d’accepter un pareil emploi, et qui pourtant était incapable de se débarrasser des filets du malin prévôt. « Manger et boire ! c’est bel et bon ; mais, pour dire la vérité, je n’aime pas la mer plus que M. le trésorier, et j’ai toujours meilleur appétit à terre. — Chut ! chut ! chut ! » dit encore le prévôt à voix basse et d’un ton suppliant ; « voulez-vous donc ruiner votre réputation de fond en comble ?… Être facteur du haut chambellan des îles Orcades et Shetland, et ne pas aimer la mer ! Vous pourriez aussi bien dire que vous êtes montagnard et que vous n’aimez pas l’eau-de-vie ! — Il faut pourtant que vous en finissiez, messieurs, dit le capitaine Cleveland ; nous devrions déjà être partis… Monsieur Triptolème Yellowley, allons-nous être honorés de votre compagnie ? — À coup sûr, capitaine Cleveland, balbutia le facteur, je n’ai pas d’objections à faire, j’irai partout avec vous… seulement… — Il n’a pas d’objections à faire, » dit le prévôt en l’arrêtant au premier membre de sa phrase, sans en attendre la fin.

« Il n’a pas d’objections ! s’écria le trésorier. — Il n’a pas d’objections ! » répétèrent ensemble les baillis ; et les quinze conseillers, adoptant tous la même formule d’assentiment, la répétèrent aussi en chœur, avec des acclamations : « Le brave homme ! quel amour du bien public ! l’honorable caractère !… La ville lui doit une éternelle obligation ; où trouvera-t-on un aussi digne facteur ? etc. »

Étonné et confondu des louanges dont on l’accablait de toute part, et ne comprenant pas le moins du monde la nature de l’engagement que l’on prenait sous son nom, l’agriculteur, interdit et troublé, n’eut pas la force de refuser le rôle de Curtius de Kirkwall qu’on le forçait si insidieusement à jouer, et fut livré par le capitaine Cleveland aux hommes de l’équipage, sous les plus strictes recommandations de le traiter avec égard et respect. Goffe et ses compagnons se mirent aussitôt à l’emmener au milieu des applaudissements de toute l’assemblée, de même qu’une victime était saluée par de nombreuses acclamations, lorsqu’on la remettait entre les mains des prêtres pour être conduite à l’autel et être sacrifiée à l’intérêt public. Pendant qu’on l’entraînait, et pour ainsi dire de force, hors de la salle du conseil, le pauvre Triptolème, tout décontenancé, s’aperçut qu’il n’était pas suivi de Cleveland, en qui il mettait toute sa confiance ; alors il se mit à crier à tue-tête tout en avançant vers la porte : « Holà ! holà ! mais, prévôt !… capitaine !… baillis !… trésorier !… conseillers !… si le capitaine Cleveland ne vient pas à bord pour me protéger, je me dédis et je n’irai pas, à moins qu’on ne me traîne avec des traits de charrue ! »

Mais ses protestations se perdirent dans le chorus unanime des magistrats et des conseillers, qui le remerciaient de son amour du bien public, qui lui souhaitaient un bon voyage, et demandaient au ciel son heureux et prompt retour. Étourdi et perdant la tête, mais voyant bien (s’il est vrai qu’il eût encore aucune idée claire) que toute résistance était inutile dans un lieu où amis et ennemis semblaient déterminés à prendre parti contre lui, Triptolème, sans résister davantage, se laissa conduire jusque dans la rue. Là tous les hommes de l’équipage du pirate, se rassemblant autour du malheureux, descendirent lentement vers le quai, accompagnés d’un grand nombre de bourgeois qu’attirait la curiosité, mais qui n’avaient nulle envie d’intervenir. Le compromis pacifique que l’habileté du premier magistrat avait conclu était unanimement approuvé, et tous les habitants pensaient qu’un pareil traité empêcherait bien mieux toute dispute entre eux et les étrangers, que n’aurait pu faire la voie douteuse d’un appel aux armes.

Pendant que le cortège s’avançait à pas lents, Triptolème eut le temps d’étudier la tournure, la physionomie et l’habillement des hommes auxquels il avait été ainsi livré, et il commença à croire qu’il y avait dans leurs regards, non seulement une expression générale de cruauté et de barbarie, mais encore quelques intentions sinistres, particulièrement dirigées contre lui-même. Il était surtout effrayé par l’air féroce de Goffe qui, lui serrant le bras d’une main dont la délicatesse pouvait ressembler à la pression des tenailles d’un forgeron, lui lançait d’obliques regards comparables à ceux que l’aigle jette sur la proie qu’il a saisie, avant de commencer à la plumer. Enfin, les craintes d’Yellowley lui firent tellement perdre sa présence d’esprit, qu’il demanda naïvement à son terrible conducteur, d’une voix qu’étouffaient les sanglots : « Capitaine, allez-vous m’assassiner, malgré toutes les lois divines et humaines ? — Tenez-vous tranquille, si vous êtes sage, « répondit Goffe, qui avait ses raisons pour désirer accroître encore la terreur panique de son captif ; « nous n’avons pas assassiné un seul homme depuis trois mois, pourquoi donc nous y faire penser ? — Ce n’est qu’une plaisanterie, j’espère, bon et digne capitaine ? répliqua Triptolème. C’est pis que les sorcières, les nains, les baleines soustraites et les barques culbutées tout ensemble !… C’est saccager une récolte par esprit de vengeance… Au nom du ciel, quel bien vous en reviendra-t-il quand vous m’aurez égorgé ? — C’est toujours une espèce d’amusement, reprit Goffe ; regardez ces gaillards en face, et dites-moi si vous en voyez un seul parmi eux qui ne préférât tuer un homme à rester les bras croisés ?… Mais nous parlerons de cela plus au long, lorsque vous aurez goûté de nos fers… À moins pourtant que vous n’arriviez avec une bonne et belle poignée de dollars du Chili pour votre rançon. — Aussi vrai que je vis de pain, capitaine, ce maudit nain difforme a emporté toute ma corne d’argent. — Un fouet à neuf lanières de cuir vous la fera bien retrouver ; frotter et étriller les épaules est une excellente recette pour remettre en mémoire un homme de bon sens… Un bon câble serré autour du crâne, jusqu’à ce que les yeux sortent de la tête, est aussi un assez bon moyen. — Capitaine, » répliqua Yellowley avec véhémence, « je n’ai pas d’argent… un innovateur peut rarement en avoir… nous changeons les pâturages en terre labourable, l’orge en seigle, les bruyères en prairies, et les pauvres yarphas (comme les aveugles créatures de ce pays appellent leurs fondrières à tourbe) en champs gras et fertiles ; mais nous faisons rarement quelque chose dont le profit entre dans notre poche… Les chevaux et les valets de ferme produisent tout, mais les chevaux et les valets de ferme dévorent tout ; ainsi le diable n’y perd rien. — Bien, bien, dit Gofte ; si vous êtes réellement un pauvre malheureux comme vous le prétendez, je serai votre ami. » Alors baissant la tête jusqu’à l’oreille du facteur, qui était sur les épines, il lui dit : « Si vous tenez à la vie, n’entrez pas dans la barque avec nous ! — Mais comment puis-je vous quitter, quand vous me serrez si fort le bras que je ne pourrais le retirer lors même que la récolte de l’Écosse entière en dépendrait ? — Écoutez-moi, nigaud, répondit Goffe ; au moment où vous arriverez au bord de l’eau, lorsque tous ces drôles sauteront dans la barque ou prépareront leurs rames, virez soudain de bord… je vous lâcherai le bras… décampez alors et vite, votre vie en dépend. »

Aussitôt que Goffe eut consenti à lâcher prise, comme il l’avait promis, le pauvre agriculteur sauta comme un ballon qui vient de recevoir une forte impulsion du pied de l’un des joueurs, et avec une célérité qui l’étonna lui-même, aussi bien que tous les spectateurs, il s’enfuit vers la ville de Kirkwall. Telle fut l’impétuosité de sa retraite que, comme si la main du pirate était encore ouverte pour le saisir, il ne s’arrêta qu’après avoir traversé toute la ville et gagné la pleine campagne de l’autre côté. Ceux qui le virent ce jour-là, sans chapeau et sans perruque (car il les avait perdus dans l’élan soudain qu’il avait pris pour commencer sa fuite), la cravate de travers et le gilet déboutonné, et qui purent comparer sa taille sphérique et ses jambes courtes à l’agilité merveilleuse qu’il déployait à travers les rues, reconnaîtront comme une vérité, que si la fureur trouve des armes, la crainte donne des ailes. Il avait en courant quelque chose des allures des êtres avec qui il vivait ; car, comme un bélier au milieu du troupeau, de temps à autre il prenait un élan sur lui-même, et bondissait en avant, bien qu’il n’y eût point d’obstacles sur son chemin.

On ne poursuivit pas l’agriculteur ; un ou deux mousquets étaient prêts à envoyer à ses trousses un exprès de plomb, mais Goffe, jouant le rôle de pacificateur une fois dans sa vie, exagéra tellement les dangers qui naîtraient d’une infraction à la paix conclue avec les habitants de Kirkwall, qu’il parvint à empêcher tout acte d’hostilité ; on reconduisit donc en toute hâte la chaloupe vers le bâtiment.

Les bourgeois, qui regardaient l’évasion de Triptolème comme un triomphe pour leur parti, saluèrent la barque de trois acclamations ironiques, tandis que les magistrats se livraient aux plus vives inquiétudes sur les conséquences de cette infraction au traité conclu avec les pirates ; et s’ils avaient pu ressaisir le fugitif, au lieu de le féliciter par un banquet civique de l’agilité dont il avait fait preuve, il est vraisemblable qu’ils l’auraient livré de nouveau aux mains de ses ennemis. Mais il était impossible d’exécuter publiquement un tel acte de violence ; c’est pourquoi ils se contentèrent de surveiller de près Cleveland, qu’ils résolurent de rendre responsable de toutes les agressions que pourraient tenter les pirates. Cleveland, de son côté, conjectura aisément que le motif qui avait poussé Goffe à laisser évader l’otage était de faire retomber sur lui toutes les conséquences de leur conduite. Il n’espérait qu’en la fidélité de son ami et partisan, Jack Bunce, et il attendit les résultats avec une grande anxiété. Les magistrats, tout en continuant de le traiter avec politesse, lui firent clairement comprendre qu’ils régleraient leurs égards envers lui sur la conduite de l’équipage, quoiqu’il ne le commandât plus.

Ce n’était pas cependant sans quelque raison qu’il comptait sur le sincère attachement de Bunce ; car cet homme dévoué ne reçut pas plutôt de Goffe et des hommes de la chaloupe la nouvelle de l’évasion de Triptolème, qu’il conclut qu’elle avait été favorisée par l’ex-capitaine, pour que Goffe pût être appelé à reprendre le commandement du vaisseau dans le cas où Cleveland serait mis à mort ou indéfiniment retenu en prison.

« Mais si ce vieil ivrogne de commandant ne perd pas sa peine, » dît Bunce à son confédéré Fletcher, « je consens à quitter le nom d’Altamont pour reprendre celui de Jack Bunce, ou de Jack Dunce[2], si vous l’aimez mieux, jusqu’à la fin de mes jours. »

Déployant donc une espèce d’éloquence navale, que ses ennemis appelaient langue bien pendue, Bunce exposa devant tout l’équipage, de la manière la plus animée, la honte qui allait rejaillir sur eux s’ils laissaient leur capitaine dans les fers, sans otage pour répondre de sa sûreté. Il réussit à faire naître un certain mécontentement contre Goffe ; en outre, il fit prendre à l’équipage la résolution de saisir le premier vaisseau qui en vaudrait la peine, et à déclarer que ce navire, l’équipage et la cargaison répondraient du traitement que Cleveland recevrait à terre. En même temps les pirates jugèrent convenable d’éprouver la bonne foi des Orcadiens en abandonnant la rade de Kirkwall pour aller jeter l’ancre à Stromness, où, d’après le traité conclu entre le prévôt Torfe et le capitaine Cleveland, ils devaient avitailler leur sloop. Ils décidèrent aussi que le commandement de leur vaisseau appartiendrait à un conseil composé de Goffe, du contre-maître et de Bunce lui-même, jusqu’à ce que Cleveland fût à même de reprendre ses pouvoirs.

Lorsque ces résolutions eurent été proposées et agréées par tous, ils levèrent l’ancre et mirent leur bâtiment en marche sans éprouver aucune opposition ni aucun mal de la batterie, ce qui les délivra d’une grande crainte occasionnée par leur situation.



  1. Worry et Urry se prononcent à peu près de même.
  2. Dunce signifie lourdaud, benêt.