Le Pirate (Montémont)/Introduction

La bibliothèque libre.
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 16p. 5-9).

INTRODUCTION


MISE EN TÊTE DE LA DERNIÈRE ÉDITION D’ÉDIMBOURG.




Il y avait un vaisseau, dit-il.


Cette courte préface peut commencer comme l’histoire du Vieux Matelot, puisque ce fut à bord d’un navire que l’auteur acquit la très légère dose de connaissances locales et de renseignements sur les personnages et sur le pays qu’il a tâché d’incorporer dans le roman du Pirate.

Pendant l’été et l’automne de 1814, l’auteur fut invité à se joindre à une commission du service des phares du nord. Cette compagnie se proposait de faire un voyage autour de la côte d’Écosse, et à travers les différents groupes d’îles, afin d’examiner en passant l’état de beaucoup de fanaux, édifices d’une haute importance, qu’on regarde comme dus à la bienfaisance particulière, ou comme des établissements de l’État. Parmi les commissaires qui dirigent cette intéressante administration, le shériff de chaque comté maritime de l’Écosse occupe d’office une place. Ces personnages agissent gratuitement sous tous les rapports ; seulement ils ont pour leur usage un yacht bien armé et bien équipé, lorsqu’ils sont désignés pour visiter les phares. Un excellent ingénieur, M. Robert Stevenson, accompagnait le vaisseau afin de donner, dans l’occasion, les avis concernant sa spécialité. L’auteur faisait partie de l’expédition comme simple passager, car le comté de Selkirk, qui lui donne le titre de shériff, semblable au royaume de Bohême dans l’histoire du caporal Trim, n’a pas un seul port de mer dans toute son étendue ; il n’occupait donc point une place de magistrat au bureau des commissaires : circonstance peu importante ; les facteurs étant tous de ses vieux et intimes amis, élevés dans les mêmes goûts, et disposés à s’obliger l’un l’autre de toutes les manières possibles.

Le plaisir de visiter les lieux les plus recherchés par la curiosité des voyageurs se réunissait au but sérieux du voyage : un cap sauvage, un écueil formidable qui réclament le bienfait d’un phare, souvent ne sont pas éloignés d’une magnifique perspective de rochers, de cavernes, et d’écueils où se brisent les vagues.

Notre temps nous appartenait entièrement ; et comme la plupart d’entre nous étaient des marins d’eau douce, nous pouvions à chaque instant faire un bon vent d’un mauvais, et suivre la brise en quête de quelque objet qui se trouvait dans la direction contraire à la marche officielle du navire.

Avec ces vues d’utilité publique et d’amusement particulier, nous sortîmes du port de Leith le 26 juillet 1814. Nous longeâmes la côte orientale de l’Écosse, explorant ses différentes curiosités, et nous fîmes une halte près du Shetland et des Orcades. Là les merveilles d’un pays fécond en choses nouvelles pour nous, nous retinrent quelque temps. Après avoir étudié en détail l’Ultima Thulé des anciens, où, dans cette saison, le coucher et le lever du soleil sont si près l’un de l’autre, que cet astre n’a pas le temps de se mettre au lit, nous doublâmes la pointe nord de l’Écosse, en faisant une courte visite aux Hébrides, où nous trouvâmes quelques bons amis. Là, pour que notre petite expédition pût acquérir la dignité que donne le danger, nous eûmes l’avantage d’apercevoir à une distance éloignée quelque chose qu’on déclara être un croiseur américain ; nous pûmes alors penser à la singulière figure que nous ferions si notre voyage se terminait par une captivité aux États-Unis.

Nous visitâmes les rives romantiques de Morven et les alentours d’Oban ; ensuite ayant poussé jusque sur les côtes de l’Irlande, nous visitâmes la chaussée des Géants, merveille comparable à la Caverne de Staffa, que nous avions déjà vue pendant notre campagne. Enfin, vers le milieu de septembre, nous terminâmes l’expédition en rentrant dans la Clyde, et jetant l’ancre dans le port de Grecnock.

Ainsi finit cette agréable tournée. Les dispositions faites à bord du navire nous avaient donné des facilités extraordinaires ; l’équipage pouvait fournir assez de monde pour conduire une forte barque, indépendamment des hommes nécessaires au service du vaisseau, de sorte qu’il nous fut permis de prendre terre à chaque endroit où la curiosité nous attirait. Qu’on me permette de m’arrêter un peu sur une des plus heureuses époques de ma vie. Parmi les six ou sept amis qui faisaient ce voyage, quelques uns différaient de goûts et d’opinions, et ils passèrent ensemble plusieurs semaines entassés sur cette étroite embarcation, sans qu’il s’élevât entre eux la plus légère discussion ; au contraire, chacun semblait empressé de soumettre ses vues particulières aux vues de ses amis. Par cette mutuelle complaisance, nous obtînmes de notre exploration tous les résultats désirés ; pendant ce peu de jours, comme dit Allan Cunningham dans sa jolie chanson de mer,

Nous étions chez nous sur les ondes,
Nous étions de gais matelots.

Néanmoins un reflet de tristesse se mêle aux souvenirs de ce bonheur si pur. En revenant de la promenade qui nous avait fait éprouver tant de satisfaction, je trouvai que le destin avait inopinément privé le pays d’une femme digne du haut rang qu’elle occupait et qui depuis long-temps m’honorait de son amitié. La perte que nous fîmes ensuite d’un des membres de notre petite société, le plus intime ami que j’eusse au monde, jette aussi son amertume sur un passé plein de douceur.

Ici je dirai brièvement que mon but dans ce voyage, si toutefois l’on peut dire que j’en avais un, était de chercher à découvrir quelque localité convenable pour le Lord des Îles, poème dont je menaçais alors le public, et qui depuis a été publié avec un succès remarquable. Comme dans le même temps le roman anonyme de Waverley acquérait quelque renommée, j’augurais la possibilité d’une nouvelle tentative dans cette partie de la littérature. Je vis dans les îles sauvages des Orcades et des Shetland beaucoup de choses qui me parurent susceptibles de prendre un haut degré d’intérêt si un écrivain choisissait cette localité pour en faire le théâtre de quelque événement romanesque.

J’appris l’histoire de Gow le pirate d’une vieille sibylle, dont le principal moyen de subsistance était un commerce de vents favorables qu’elle débitait aux marins de Stromney. Rien n’est plus digne d’éloge que la bonté et l’hospitalité des propriétaires shetlandais ; je reçus là un accueil des plus affectueux, car plusieurs de ces hommes respectables avaient été les amis et les correspondants de mon père.

Je sentis le besoin de remonter d’une ou deux générations en arrière, pour trouver des matériaux d’après lesquels je pusse tracer le portrait du vieil udaller norwégien ; car la petite noblesse écossaise a généralement pris la place de la race primitive, le langage et les coutumes de celle-ci ont entièrement disparu. La seule différence que l’on puisse maintenant observer entre la manière de vivre de la classe aisée dans ces îles et celle que la même classe adopte en Écosse, consiste en ce que, la propriété étant plus égament divisée parmi les habitants de l’île septentrionale, on ne trouve point dans le nombre des propriétaires résidants d’hommes qui jouissent d’une fortune immense, et qui, en déployant un grand luxe, fassent sentir désagréablement aux autres l’infériorité de leur position. Par une suite naturelle de ce niveau des fortunes et du peu de cherté de la vie qui en est le résultat, je trouvai les officiers d’un régiment de vétérans, en garnison au fort Charlotte, tout désespérés à la seule idée d’être rappelés d’un pays où leur paye, insuffisante pour vivre dans une capitale, se trouvait tout-à-fait à la hauteur de leurs besoins ; il était étrange d’entendre ces fils de la joyeuse Angleterre s’attrister sur leur prochain départ des îles mélancoliques de l’Ultima Thulé.

Telles sont les particularités que je puis donner à mes lecteurs concernant l’origine de la présente publication, qui n’a été imprimée que plusieurs années après le voyage agréable durant lequel j’en ai conçu l’idée.

Le tableau des mœurs que j’ai dépeintes dans ce roman est nécessairement imaginaire jusqu’à certain point, quoique fondé sur des indications assez exactes. D’après ce qu’il est aujourd’hui, j’ai cru pouvoir conjecturer raisonnablement ce qu’était autrefois le ton de la société dans ces îles séparées de notre monde, mais intéressantes pour l’observateur.

La critique a porté sur mon travail un jugement peut-être précipité, quand elle a prononcé que Norna n’était qu’une pure copie de Meg Merrilies. Nil doute que mon esquisse ne soit bien éloignée de ce que je m’étais proposé de peindre, sans quoi on ne pourrait se méprendre aussi fortement sur l’objet que j’ai cru représenter. Et cependant je m’obstine encore à croire qu’en prenant la peine de lire avec quelque attention le Pirate, on doit trouver dans Norna, victime du remords et de la folie, dans Norna, dupe de sa propre imposture, dans cet esprit nourri de la littérature sauvage, imbu des extravagantes superstitions du Nord, qu’on y doit trouver, dis-je, un personnage un peu différent de la bohémienne du comté de Dumfries, sorcière de bas étage, dont les prétentions aux pouvoirs surnaturels ne s’élèvent point au dessus de celles d’une devineresse de hameau. On peut reconnaître, je pense, que j’ai réellement jeté les bases d’un pareil caractère, quoique je n’en aie point su tirer parti pour y établir les constructions qu’elles attendaient, et cette inhabileté seule a nécessité la présente remarque. J’avoue encore qu’il y a beaucoup d’invraisemblance à donner à Norna le pouvoir de faire partager aux autres la confiance qu’elle a en ses dons surnaturels, confiance qui est la cause de sa folie. Et pourtant c’est une chose merveilleuse que le crédit auquel peut atteindre, parmi des populations ignorantes et crédules, celui qui est à la fois imposteur et enthousiaste. En effet, comme dit la chanson :


Il est doux de se voir tromper
Autant que de tromper soi-même.


Du reste, comme je l’ai déjà fait remarquer quelque part, lorsqu’un auteur prétend conclure et expliquer son récit en rapportant à des causes naturelles des incidents en apparence merveilleux ou les actions d’un personnage fantastique, il en résulte souvent un ensemble d’improbabilités à peu près égal à celles d’un conte de revenant. Le génie même de mistress Radcliffe n’a pas toujours su vaincre une pareille difficulté.


Abbotsford, 1er mai 1851.