Le Poète assassiné/La Favorite
LA FAVORITE
C’était à Beausoleil, près de la frontière monégasque, dans cette partie du Carnier appelée le Tonkin et presque entièrement habitée par des Piémontais.
Un bourreau invisible ensanglantait l’après-midi. Deux hommes suaient et soufflaient en portant une civière. Ils se tournaient parfois vers le cou tranché du soleil et l’injuriaient, les yeux presque fermés.
Ces hommes et cette civière allaient péniblement comme un scorpion qui fuit le danger, et lorsqu’ils s’arrêtèrent près d’une bicoque basse et infecte, celui qui venait le dernier s’étant penché, le scorpion eut l’air d’être sur le point de se suicider avec la queue. Le porteur d’arrière écarta la couverture et découvrit la tête blessée d’un mort.
Par la porte ouverte d’une maison pleine d’hommes venait une voix monotone qui appelait les numéros sortis au lotto. Accroupie sur le seuil, une fille de treize ou quatorze ans, en haillons, les cheveux courts rongés par la pelade, répétait sans cesse, en les chantonnant, ces mots d’affamé : La polenta molla, la polenta molla… » Les porteurs frappèrent à la porte et à l’unique fenêtre de la bicoque en appelant :
« Cichina. Eh ! la Cichina ! »
Aussitôt, un ouvrier débraillé bouscula la fille qui chantait et sortit de la maison que les numéros du lotto traversaient au hasard :
« Qu’y a-t-il ? »
Les porteurs répondirent en s’épongeant le front :
« Le roc qu’il minait s’est détaché ; il est tombé de cent mètres sur la route en se déchirant aux cactus. »
La porte de la bicoque s’ouvrit et la Cichina, c’est-à-dire Françoise, parut, propre, avec un tablier rose, empesé et festonné.
Elle était brune, encore belle et bien faite ; elle souriait, l’air faux, en minaudant et sa peau sèche et mate comme la paille de maïs attestait seule l’approche de la cinquantaine. Sur le cou et sur la face couraient les ombres de ses années. Et sur ses yeux encore humides comme le velours d’une loutre nageant à la surface de l’eau, les durs frissons du regret et d’une fin d’espoir mettaient parfois les miroitements bleus et froids de l’acier.
Les passions impétueuses de cette femme du peuple ne se traduisaient chez elle par aucune émotion. Elle le sentait, et s’efforçait, par la mobilité de la bouche, des yeux, par des gestes dramatiques, de montrer la violence de ses sentiments auxquels elle n’obéissait pas naturellement.
Ses attitudes étaient nobles, mais étudiées.
Elle dit : « Il est mort ! » et avec un grand cri cacha sa figure dans son tablier et il n’y eut rien dans sa douleur qui ne parût feint. Vite, elle abaissa son tablier et s’adressa à cet homme qui se tenait devant la maison du lotto :
« C’est aujourd’hui le 3, Costantzing !… Il est mort le 3 ! Joue sur le 3, Costantzing, joue sur le 3 ! »
On commençait à se rassembler autour de la civière. Il y avait de petits gamins qui parlaient fort avec des voix d’hommes. Il y avait des gamines qui portaient des bébés dans les bras. Il y avait quelques ouvriers qui s’étaient mis à jouer à la morra en face du mort.
Un monsieur bien habillé s’arrêta près de la civière.
La Cichina le regarda en minaudant et en pleurnichant :
« Il était si brave, si brave ! Je lui ferai faire une belle couronne. »
Les porteurs reprirent la civière et la portèrent dans la bicoque de la Cichina. Le mort entra nonchalamment comme un souverain oriental. On le déposa au centre de l’unique chambre qui sentait l’encens, la pâte aigre et la puanteur de la morue sèche qui dessalait dans l’eau d’une cuvette de terre vernissée, posée sur le sol. Au fond de la pièce était le lit ; au-dessus, un rosaire suspendu à la muraille, sous une palme tressée, encadrait une lithographie qui représentait Victor-Emmanuel entre Garibaldi et Cavour.
Le monsieur bien vêtu s’était approché ; il examinait, apitoyé, l’intérieur misérable de la maison mortuaire. La Cichina le regarda encore en minaudant :
« Mouchu, disait-elle, en corrompant le mot monsieur, il est mort ! il est mort !… Je n’ai pas de chance… Mais je vois bien qu’un galant homme comme vous ne me prend pas pour une femme de rien : la misère, mouchu, me force à vivre parmi les malheurs et les malheureux… Et qui sait ? Nous allons peut-être gagner de l’argent. Il est mort le 3 et Costantzing a pris ce numéro au lotto. Ah ! oui, j’en ai eu aussi de la chance… Quand on est belle !… Il n’y avait pas de plus belle que moi à Pinéreul. »
Et elle éclata en sanglots, parlant de Pignerol, hoquetant des phrases entrecoupées et magnifiques où il re galantuomo, ce Victor-Emmanuel, qui est le Vert Galant de l’Italie, revivait brusquement avec ses grosses moustaches conquérantes, ses goûts populaires et ses favorites d’un jour.
« Vittorio Émmanuele !… Oui, mouchu. Pendant un voyage à Pinéreul… Il était le premier, je vous le jure… J’ai eu quatre marenghi, oui, mouchu, quatre pièces d’or… Il était si beau et il était le roi… Quatre marenghi… »
Et elle pleurait, cette favorite, ne s’observant plus, laissant brusquement toutes ses années lui froisser le visage. Son souvenir les avait toutes rappelées, ses années à elle et de plus anciennes encore qui la vieillissant davantage évoquaient les aventures galantes des prisonniers de jadis à Pignerol. C’était Lauzun, vieille ombre frivole qui revenait pour courtiser cette femme, et, avec le surintendant Fouquet et le Masque de Fer, formait une cour merveilleuse et séculaire à cet ouvrier mort à qui le hasard avait donné pour compagne la favorite d’un roi.
Mais Costantzing, qui avait perdu son argent au lotto, chassa ces ombres lorsqu’il revint. Il s’avança, les poings fermés :
« Vous savez, la Cichina m’appartient ! Ce n’est pas parce que vous êtes habillé en monsieur que vous pouvez vous mêler de ce qui ne vous regarde pas… Foutez le camp et tchaû ! »
Et il répéta plusieurs fois le dur adieu piémontais « Tchaû !… Tchaû !… » Mais la Cichina mit les mains sur les hanches :
« À la couche, Costantzing, à la couche ! Tu n’es pas jaloux de celui-là ? »
Elle montrait la lithographie qui représentait Victor-Emmanuel.
« Ni de celui-là ? »
Elle désignait le mort au milieu de la pièce.
« Alors, tu n’as pas besoin d’être jaloux du mouchu qui s’intéresse à moi. Je fais ce que je veux, tu m’entends, plandrong, ce que je veux !… J’ai eu un roi quand j’ai voulu et des maçons quand il m’a plu et des messieurs, si ça me faisait plaisir… »
Et Costantzing était un botcha, c’est-à-dire un manœuvre, roux et vigoureux, ayant à peine vingt ans et plus orgueilleux de sa Cichina qu’elle n’était fière de sa propre destinée. La jalousie sortit de lui comme l’écume sort d’une vague brisée contre un rocher.
Il se jeta sur sa maîtresse qui, butant contre la civière, la renversa et tomba sur le mort.
Sauvagement, ce rival d’un roi piétinait la favorite par-dessus le cadavre, en fixant d’un air de défi le portrait souverain suspendu à la muraille.