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Le Poète assassiné/La Fiancée posthume

La bibliothèque libre.
Le Poète assassinéL’Édition, Bibliothèque des Curieux (p. 217-226).


À Louis Chadourne
La Fiancée posthume

LA FIANCÉE POSTHUME

Un jeune Russe qui voyageait sur le continent alla passer l’hiver à Cannes. Il prit pension chez un professeur qui, pendant la saison, donnait des leçons de français aux étrangers.

Ce professeur, d’une cinquantaine d’années, se nommait Muscade. Il avait des mœurs simples et aurait passé partout inaperçu s’il n’eût toujours empesté l’ail.

Mme Muscade était une douce créature qui âgée de trente-huit à quarante ans n’en accusait pas plus de trente à trente-deux. Elle était blonde, de chairs épanouies, la taille mince, mais sa poitrine et ses hanches saillaient. Pourtant rien en elle n’était provocant et elle paraissait triste,

Le jeune Russe la remarqua et il la trouvait jolie.

Les Muscade habitaient une petite villa située du côté de Suquet, et d’où l’on avait vue sur la mer, les îles de Lérins et les longues plages de sable sur lesquelles des troupes d’enfants nus et minces s’ébattent l’été, avant le crépuscule. La villa avait un jardin planté de mimosas, d’iris, de roses et de grands eucalyptus.

Le pensionnaire des Muscade passa tout l’hiver à se promener, à fumer et à lire. Il ne voyait pas les jolies filles dont la ville est pleine, il ne regardait pas les belles étrangères. Ses yeux ne gardaient que l’éblouissement du mica qui scintille partout, sur le sable marin, sur le sol des rues et sur les murs, et sa pensée, tandis qu’il marchait repoussé par le vent qui vient de la mer, était toute à Mme Muscade. Mais cet amour était doux, exquis, sans fièvre, et il n’osait en faire l’aveu.

Les eucalyptus tapissèrent le sol de petits cheveux odoriférants. Il y en avait tant, qu’éteignant l’éclat du mica, ils recouvraient entièrement les allées des jardins, et le mimosa enflammait toutes ses fleurs embaumées.

Un soir, dans la pénombre d’une chambre dont la fenêtre était ouverte, le jeune homme vit Mme Muscade allumer une lampe. Elle avait des gestes lents ; sa silhouette paraissait une vision gracieuse et nonchalante. Il pensa : « Ne différons plus ». Et s’approchant d’elle, il lui dit :

« Quel joli nom, Mme Muscade. C’est presque un petit nom. Il vous sied ce nom à vous dont les cheveux sont un peu de soleil à l’orient. À vous qui êtes aromatique comme ces noix muscades les plus parfumées : celles qu’un pigeon a digérées et rendues intactes. Tout ce qui a bonne odeur a votre odeur. Et vous devez avoir la saveur de tout ce qui est délectable. Je vous aime, Madame Muscade ! »

Mme Muscade ne manifesta aucune émotion de courroux ni de gaieté, et après avoir jeté un coup d’œil par la fenêtre, quitta la chambre.

Le jeune homme demeura un instant tout interdit ; il eut ensuite envie de rire, puis alluma une cigarette et sortit.

Vers cinq heures, il revint et vit M. et Mme Muscade appuyés à la grille de la villa. Dès que ceux-ci l’aperçurent ils sortirent dans la rue qui était toujours déserte. Mme Muscade ferma la grille de la villa et vint se placer près de son mari qui parla :

— Monsieur, j’ai quelque chose à vous dire.

— Dans la rue ? fit le jeune homme.

Et il regarda Mme Muscade qui, placide, ne bronchait pas.

— Oui, dans la rue, affirma M. Muscade.

Et il commença :

« Monsieur, soyez assez bon pour écouter mon histoire jusqu’au bout, notre histoire, puisque c’est aussi celle de Mme Muscade.

« J’ai cinquante-trois ans, monsieur, et Mme Muscade en a quarante. Il y a vingt-trois ans aujourd’hui que nous nous fiançâmes, ma femme et moi. Elle était la fille d’un maître de danse ; moi j’étais orphelin, mais mon état me fournissait l’aisance nécessaire à un ménage. Ce fut un mariage d’amour, monsieur.

« Vous la voyez maintenant jolie et encore désirable. Mais si vous l’aviez vue alors, monsieur, avec ses cheveux en torsades dont on ne trouverait la teinte dans aucun tableau ! Tout passe, monsieur, et ses cheveux d’à présent, je vous le jure, ne donnent aucune idée de ce qu’ils étaient lorsqu’elle avait dix-sept ans. Ces cheveux, c’était alors du miel. Ou bien encore on eût hésité à dire s’ils se rapportaient à la lune ou au soleil.

» Je l’adorais, monsieur. Et j’ose affirmer que de son côté elle m’aimait. Nous nous épousâmes. Ce fut une joie sans limites, une allégresse de tous nos sens, un bonheur pareil à un rêve, un rêve sans désillusion. Nos affaires prospéraient et nos amours durèrent.

« Au bout de quelques années, monsieur, il plut à Dieu de remplir la coupe de notre bonheur déjà si pleine. Mme Muscade me rendit père d’une fillette adorable que nous appelâmes Théodorine, parce que Dieu nous l’avait donnée. Mme Muscade voulut la nourrir et, le croiriez-vous, monsieur, je devins encore plus heureux d’aimer cette nourrice adorable d’un bébé angélique. Ah ! quel charmant tableau lorsque, le soir, sous la lampe, après avoir donné à téter à l’enfantelette, Mme Muscade la déshabillait ! Nos bouches se rencontraient souvent sur le corps doux, poli, odoriférant de la petite et des baisers joyeux claquaient sur ses petites fesses, sur ses jambettes, sur ses cuissettes potelées, partout, partout. Et nous trouvions des mots adorables : petite démone, pupille de mon œil, belette, hermine, et tant d’autres !

« Puis ce fut le premier pas, la première parole et puis, hélas, monsieur, elle mourut à l’âge de cinq ans.

« Je la vois encore sur son petit lit, morte et belle comme une petite martyre. Je revois le petit cercueil. Et on nous l’enleva, monsieur, et nous avons perdu toute joie, tout notre bonheur, que nous ne retrouverons qu’au ciel où notre Théodorine continue à vivre.

« Du jour de sa mort, nos âmes se sont senties vieilles et nous n’avons plus rien aimé de la vie. Et pourtant nous ne voulons pas la perdre. Notre existence est devenue triste, mais elle est si calme qu’elle en est délicieuse.

« Les années ont passé, atténuant une douleur toujours présente et qui nous fait pleurer quand nous parlons de notre fille.

« Souvent nous parlions d’elle :

« — Elle aurait maintenant douze ans, ce serait l’année de sa première communion. »

« Et cette fois-là nous pleurâmes toute la journée sur sa tombe dans notre cimetière parfumé.

« — Elle aurait aujourd’hui quinze ans et serait déjà peut-être demandée en mariage. »

« C’est moi qui ai dit cela, il y a deux ans ; ma femme sourit tristement et nous eûmes la même idée. Le lendemain, nous mettions une pancarte : Chambre à louer pour monsieur seul. Et nous eûmes plusieurs jeunes gens comme locataires, des Anglais, un Danois, un Roumain. Et nous pensions :

« — Elle aurait seize ans. Qui sait ? notre pensionnaire lui plairait peut-être ? — »

« Puis vous êtes venu, monsieur, et nous avons souvent pensé :

« — Théodorine aurait dix-sept ans et sûrement si elle n’était pas encore mariée, son cœur élirait ce jeune homme doux, bien élevé et de tout point digne d’elle. »

« Vous êtes ému, monsieur, je vois cela. Vous avez bon cœur…

« Hélas ! je me trompais. Voyez-vous, monsieur, ce que vous avez voulu faire cet après-midi, c’était presque un crime. Car voilà la vérité, monsieur, Mme Muscade m’a tout dit. Vous avez désolé le cœur de cette femme exquise. Vous désolez mon âme, monsieur, et vous comprenez vous-même qu’après ce qui s’est passé il n’est plus possible que vous entriez dans ma maison. Voyez, la grille est close et c’est fini : jamais plus vous ne passerez dans mon jardin. Vous le pensiez un jardin de délices défendues, monsieur, et cette pensée vous en a chassé. Vous ne voudriez pas rentrer dans cette maison calme où vous avez contristé cette femme qui vous aimait déjà, je le sais, comme une mère aime son fils. Hélas ! j’aurais voulu vous voir dans ma maison longtemps encore, mais, vous le sentez, vous en êtes persuadé, c’est impossible, c’est fini. Cette nuit vous trouverez à vous loger dans un hôtel et vous me ferez dire où vous êtes descendu. Je vous enverrai votre bagage. Adieu, monsieur. Venez, Madame Muscade, la nuit tombe. Adieu, Monsieur, soyez heureux, adieu ! »