Le Poète polonais Jules Slowacki/II

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II


Puis vint l’émigration. Nous avons vu, en parlant de Mickiewicz, comment le grand poète avait compris les devoirs des émigrés, auxquels il avait tracé une sorte d’évangile dans son Livre des Pèlerins. Peut-être aurons-nous un jour l’occasion de dire pourquoi cet évangile, œuvre plus. poétique que pratique, resta à peu près lettre morte, ainsi que le message de Brodzinski écrit dans le même esprit. Nous retracerons alors le tableau de ces premières années de l’émigration polonaise, si troublées et si fécondes : nous redirons les tentatives des différents partis, comme les tentatives individuelles, la création des différents journaux, la fondation des comités, les efforts de la Diète pour se reconstituer, puis la propagande démocratique aboutissant à l’organisation de la société démocratique, dont l’émouvante et curieuse histoire est encore à faire, et aussi sa lutte contre les partisans de l’action diplomatique et soi-disant légale ; nous raconterons peut-être alors ces luttes et ces polémiques entre démocrates, aristocrates, jésuites, tovianistes, j’emploie à dessein les expressions usitées alors par les partis, et nous tâcherons de le faire sans passion d’aucune sorte, avec toute l’impartialité de l’histoire et avec tout le respect filial que nous devons aussi bien aux fautes qu’aux grandes actions de nos pères.

Qu’il nous suffise aujourd’hui, pour -nous renfermer dans notre sujet, de constater que ces luttes, qui ne manquaient pas de grandeur et peut-être d’utilité pratique pour élaborer les idées et éclairer la route de l’avenir, devaient paraître bien mesquines, bien fatigantes… passez-moi le mot, bien écœurantes, pour les amants de l’idéal, pour les poètes qui redoutent la réalité, le bruit, le choc des conflits, et voudraient que le patriotisme fût une religion calme, sereine, pacifique, poussant au sacrifice de la vie pour la patrie, à la guerre contre l’ennemi, mais établissant avant tout la concorde entre les champions d’une même cause. Peut-être faut-il voir là la raison principale de l’abstention de bien des hommes supérieurs dans les travaux politiques de l’émigration, auxquels ils ne se sentaient pas aptes et dans lesquels ils n’auraient pas pu occuper la place qui semblait leur revenir par droit d’intelligence ou de génie.

Car, Messieurs, il en est un peu de la politique comme de la vie de ménage, dont nous parlions tout à l’heure : elle n’est pas faite pour tout le monde, et c’est toujours avec une certaine terreur que je vois les poètes, entre autres, replier leurs ailes et descendre de leurs templa serena dans cette arène tumultueuse où il leur faudra sacrifier quelque chose de leur idéal, se dépouiller de quelques-uns des rayons qui forment leur auréole, recevoir des coups et en rendre, devenir peut-être, proh pudor ! des opportunistes au lieu de rester des inspirateurs. Est-ce à dire que je ne veux pas que les poètes prennent part à la vie de la nation ? Loin de moi un pareil blasphème. Notre poésie du XIXe siècle est nationale, et par là même (pourquoi ne le dirais-je pas ?) politique, et c’est là ce qui fait sa grandeur. Mais autre chose est de guider la marche d’une nation en se plaçant sur les hauteurs et en lui montrant de la main le but idéal, et autre chose de se mêler à la foule pour défricher le chemin, pour écraser les reptiles, pour pousser à la roue ; — autre chose est d’être pionnier — autre chose d’être apôtre. J’aime mieux le second rôle pour le poète.

Je ne blâme donc pas Slowacki de s’être retiré presque aussitôt du champ de bataille de l’émigration, d’avoir quitté Paris, d’être allé chercher sur les bords du lac de Genève un peu de calme et de nouvelles inspirations. Quelles que soient les raisons particulières et personnelles qui l’y aient déterminé (et la publication du poème des Aïeux, où son beau-père était si injurieusement décrié, n’a pas, je le sais, été étrangère à sa résolution), le résultat ne pouvait être que profitable à notre cause, en dotant notre littérature de nouveaux chefs-d’œuvre.

Qu’en est-il résulté ? Qu’après Zmija, Jean Bielecki, Hugo, Mendog, Marie Stuart et Lambro, nous avons eu Kordjan, Anhelli et En Suisse, les trois œuvres datées de Genève ou de Veytaux, sans parler encore de celles qui leur succédèrent.