Le Poète polonais Jules Slowacki/III

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III


Le moment est venu de suspendre le récit de la vie du poète pour nous occuper de ses premiers ouvrages, et je répète ici qu’il ne peut s’agir d’une analyse détaillée, mais simplement d’une appréciation générale. Ceux qui voudront connaître Slowacki le liront ; ceux qui, l’ayant lu, désireront un jugement analytique et complet consulteront M. Malecki. Je ne me propose que de piquer la curiosité des premiers et de résumer avec les seconds mon impression sur l’ensemble de l’œuvre du poète.

Au moment où nous sommes parvenus, Slowacki a publié plusieurs volumes de poésie sans que la critique ait approuvé ou blâmé. Nul écho n’a répondu à sa voix. Quand on parle de lui, on se contente de répéter le jugement sommaire (j’allais dire l’exécution sommaire) qu’en a fait Mickiewicz : « Cette poésie est un beau temple où il n’y a pas de Dieu. » D’où vient l’indifférence du public ? Et que veut dire l’appréciation de Mickiewicz, si toutefois elle est autre chose que l’expression dédaigneuse d’un parti pris personnel ? Ce sont les deux questions qu’il convient d’examiner en peu de mots.

Et d’abord l’indifférence du public ? Le poète a vingt-quatre ans. Sans doute, à cet âge, d’autres sont déjà parvenus à la célébrité. Victor Hugo, Mickiewicz, Goszczynski et Zaleski en sont la preuve. Mais peut-être n’est-il pas bien difficile de comprendre d’où vient cette différence, à supposer, ce qui n’est pas, que Slowacki ait déjà produit des chefs-d’œuvre de premier ordre.

Il est des époques dans la vie des nations où l’intelligence, fatiguée, surmenée, épuisée d’un côté par des secousses politiques, de l’autre par la production stérile d’imitations pâles et sans vie d’un genre qui ne correspond plus à ses aspirations, éprouve comme un grand vide, comme un besoin absolu d’une nourriture nouvelle, comme… je dirais presque un appétit intellectuel fiévreux et maladif. Elle regarde autour d’elle ; elle attend inquiète et épie l’horizon. Quel sera celui qui comprendra ce qu’elle réclame, qui lui apportera ce qu’elle demande, qui donnera satisfaction à ses désirs, et, je le répète, à ses besoins ? Telle était la situation de la France, telle était aussi celle de la Pologne vers 1820 : et c’est alors qu’à heure dite, au moment propice, apparurent ici Lamartine et Victor Hugo, là-bas Mickiewicz et sa pléiade. Ils apportaient des chefs-d’œuvre, et c’était évidemment là la première condition de leur succès ; mais aussi, et c’était la seconde, ils étaient arrivés à propos. Toutefois l’appétit intellectuel ressemble en cela à tous les autres appétits : il s’apaise par la satisfaction, puis il renaît avec une périodicité facile à constater dans l’histoire des littératures. Aussi malheur à quiconque produit, même des chefs-d’œuvre, au moment où les premiers survenus sont dans toute leur gloire, dans tout l’éclat de leur succès ; l’opinion, publique enivrée, n’ayant d’applaudissements que pour ses favoris, ne tourne pas les yeux vers le nouvel arrivant, dont les chefs-d’œuvre risquent d’attendre fort longtemps l’heure où ils seront appréciés à leur juste valeur.

C’est là évidemment la cause principale du peu de bruit et d’impression que firent les œuvres de Slowacki en général pendant toute sa vie, tandis qu’elles devaient devenir si populaires après sa mort ; mais si c’est aussi la cause de l’indifférence du public pour ses premiers ouvrages, il y avait un autre motif s’ajoutant au premier et résidant non dans les dispositions du lecteur, mais dans la valeur même des poèmes. Ceci nous amène à notre seconde question : l’appréciation de Mickiewicz était-elle juste, et que voulait-elle dire ?

Tous ceux qui ont lu Zmija, Bielecki et Lambro — je ne parle que des principales parmi les premières œuvres du poète, et je laisse Kordian de côté pour y revenir, — ont dû être frappés tout d’abord de la perfection de la langue, de la magie du style, de l’harmonie du vers, souvent aussi de la beauté des descriptions ; mais ils ont dû en même temps être choqués par deux grands défauts : le premier, c’est l’insuffisance de la composition qui trahit à chaque pas l’inexpérience d’une main novice ; le second, c’est l’imitation — libre si l’on veut dans le détail, mais trop dépourvue d’originalité dans l’inspiration — de Byron dans ses petits poèmes. C’est la même incohérence, c’est surtout le même dédain de la vie réelle et des hommes ordinaires ; la même misanthropie orgueilleuse, et d’autant plus choquante ici qu’elle est moins mot ivée et qu’elle ne découle pas du cœur ulcéré du poète, mais simplement d’une manière et d’un parti pris littéraire : le poète n’est pas désespéré, mais, si je puis me permettre cette expression familière, il pose pour le désespoir. Or, s’il est une chose qu’on ne peut pardonner à un poète, c’est ce manque de sincérité avec lui-même, c’est cette sorte de mensonge d’un genre particulier qui veut en imposer et n’atteint pas son but, parce que, là où manque la sincérité de l’accent, l’illusion est impossible, et le lecteur a bientôt fait de démasquer l’auteur et de lui refuser sa confiance, et par suite son admiration.

« Vos vers sont beaux, dit-il au poète, vos descriptions sont pittoresques ; vous vous déguisez bien ; mais je ne veux pas de ces déguisements : c’est vous-même que je désire voir, c’est avec votre cœur que vous devez me parler. »

N’est-ce pas là, en d’autres termes, ce que voulait dire Mickiewicz dans la phrase si souvent citée ? Le dieu qui manque dans ce temple magnifique, n’est-ce pas au fond l’inspiration vraie ?

S’il en est ainsi, et nous croyons que c’est bien le véritable sens du mot de Mickiewicz, il faut l’avouer, jusqu’à Kordian il avait pleinement raison.

Slowacki feignit de comprendre autrement, et dans sa préface de Lambro, il attaqua ouvertement ce cénacle de poètes polonais réunis à Paris, qui ne voit de poésie que dans l’inspiration religieuse. C’était déplacer la question : il peut y avoir poésie sans religion (le doute et le désespoir religieux n’ont-ils pas inspiré Byron et Musset, qui le disait si bien : Les plus désespérés sont les chants les plus beaux ?), mais il n’y a pas de poésie sans une foi quelconque, sans la foi au moins à ce qu’on dit, et cette foi-là, sauf de rares exceptions, en vérité nous ne la trouvons pas dans les premiers ouvrages de Slowacki.

Zmija n’en est pas moins d’ailleurs une œuvre très belle et qui restera, parce qu’elle retrace fantastiquement, mais poétiquement, les mœurs des Cosaques Zaporogues ; Bielecki n’en est pas moins un poème justement devenu classique par la pureté du style et le caractère vraiment national du sujet et des descriptions de mœurs ; Lambro enfin n’en est pas moins, en certaines parties, une merveille de style et un modèle d’éloquence passionnée et patriotique. Belles œuvres, sans doute ! — mais chefs-d’œuvre ?… non pas.

J’arrive à Kordian. Ici tout change de face. Ce drame, dans le genre de Faust, de Manfred et des Aïeux, peut être discuté et critiqué : mais une chose que nul homme de bonne foi ne saurait contester, c’est qu’ici l’inspiration vraie, le dieu absent tout à l’heure, anime l’œuvre, illumine le temple. Ici il y a de la foi, de la sincérité, de la poésie véritable. Même dans les rêveries enfantines et les divagations nébuleuses du premier acte, on trouve, sous une forme déjà parfaite, des sentiments réellement humains, véritablement sentis ; et lorsque Kordian, après ses voyages en Angleterre et en Italie, que j’abandonne volontiers aux critiques (Slowacki disait qu’il faut leur laisser quelques os à ronger), sent, en haut du mont Blanc, une âme nouvelle descendre en lui, quand il subit une sorte de transformation, de transfiguration, et qu’il s’élance vers la Pologne pour prendre part à ses luttes, alors, n’en doutez pas, cette transformation est réelle dans le poète lui-même : il a trouvé sa véritable voie, le grand poète est né. Que l’on blâme maintenant ou que l’on approuve la prétendue thèse soutenue par Kordian dans les caveaux de l’église Saint-Jean, alors qu’il demande vengeance contre le tzar, j’avoue que cela m’importe peu.

C’est, dites-vous, l’apologie du régicide ?… Il faudrait au moins dire du tyrannicide, car vous ne pouvez forcer le poète à regarder Nicolas comme le roi légitime de la Pologne, et à s’incliner devant les traités de Vienne. Mais non ! ce n’est pas même cela. C’est le tableau vrai, non dans le détail, mais dans l’accent, dans les traits généraux, d’une époque de la vie nationale : c’est le cri éloquent, déchirant, sublime du patriotisme de la jeunesse qui va faire tout à l’heure le 29 novembre, et, quoi qu’on dise, cette scène restera à la fois comme un chef-d’œuvre d’éloquence et comme une page d’histoire. Écoutez plutôt :

(La scène se passe dans les caveaux de l’église Saint-Jean les conjurés sont réunis. — Kordian, masqué, leur adresse ce discours :)

Je plonge mes regards dans les ténèbres du passé et j’y vois l’ombre d’une femme en deuil. — Qui est-elle ? — Je tourne les yeux vers l’avenir et je vois devant moi des milliers d’étoiles ; l’ombre du passé tend les bras vers ces étoiles ; ces étoiles, ce sont des poignards. Cette ombre, c’est l’ancienne Pologne.

La sagesse des hommes d’État a greffé sur le vieil arbre la Pologne nouvelle ; toutes deux ont fleuri sur la même tige, comme deux roses de diverses couleurs sur un même rosier ; toutes deux sont comme deux chevaliers de même taille dans la même armure, marchant poitrine contre poitrine et allant combattre l’ennemi…. comme deux prières émanées d’une même pensée se noyant dans le sein de Dieu ; comme deux essaims d’abeilles que le villageois enferme dans une même ruche… — En ce temps-là, les superbes Titans du Midi se révoltèrent contre Dieu, les rois et l’esclavage. Dieu ne fit que sourire sur son trône de saphir ; mais les rois tombèrent comme les branches sous la hache ; la guillotine, vêtue de lambeaux de crêpe, agitait infatigablement son bras d’acier, et à chaque geste qu’elle faisait, la foule diminuait d’une tête. Tous les rois purent la voir, car cette guillotine était la tragédie du peuple, et les rois étaient spectateurs. Aussi ils crièrent vengeance ! Une femme, à la fois Izar et courtisane, Catherine, tenait fixé sur nous son regard assassin ; elle nous jugea dignes de la couronne du martyre et inventa pour nous un martyre nouveau… Ramassant le crâne tombé du cadavre, des Bourbons, elle mit cette tête sanglante et pâle sur les épaules de son amant et nous donna pour roi cet homme à tête de mort. Puis elle lui vola sous les yeux son héritage mortuaire sans qu’il remuât la main… Le crêpe manquait pour le linceul de notre mère ; on le coupa en trois. Et, aujourd’hui, demandez à l’oiseau qui revient de Sibérie combien de citoyens gémissent dans les mines ? combien on en a égorgés ? combien ont été avilis et transformés en traîtres ? Quant à nous, nous sommes tous enchaînés à un cadavre ; car cette terre est un cadavre.

Le tzar a eu peur de la rage de son frère, et il Ta jeté sur la Pologne pour la salir de son écume et la déchirer de sa dent furieuse. — Conjurés et vengeurs ! lorsque le tzar, debout devant l’autel, mettait la couronne sur son front, c’était alors qu’il fallait le percer du glaive étincelant de nos rois, l’enterrer dans l’église, puis la purifier comme si la peste y avait passé, en murer les portes, et dire : « Dieu puissant ! ayez pitié de ce pécheur ! » Voilà, et rien de plus Maintenant le tzar est assis à table, nos humbles satrapes courbent le front devant lui ; les rubis du vin étincellent dans des milliers de verres, les flambeaux brillent et la musique retentissante émiette les moulures de la muraille. Tout autour de la salle, des femmes épanouies, fraîches et embaumées comme les roses de Saron, appuient leurs fronts sur les épaules des Moscovites. (Avec force.) Entrons à ce banquet… et écrivons en lettres de feu sur la muraille un arrêt de vengeance et de destruction, l’arrêt de Balthazar. Le tzar laissera tomber de ses mains sa coupe à moitié pleine, et les paroles tracées par la lueur bleuâtre des glaives, ce sera la mort qui les lui traduira, la mort, plus sage encore que la voix de Daniel. Ensuite, la liberté ! Ensuite, la clarté du jour ! La Pologne étend ses limites jusqu’aux deux mers, et après une nuit de tempête, elle respire, elle est vivante. Vivante !… avez-vous bien sondé les profondeurs de ce mot ? Je ne sais… Mais dans ce seul mot je sens un cœur qui bat ; je le divise en sons, je le brise en lettres, et, dans chacun de ces sons, j’entends toute une voix immense ! Le jour de notre vengeance sera grand dans l’avenir, les siècles en garderont la mémoire ! Dans la joie de ce premier jour de liberté, les hommes frapperont les airs de leurs cris d’allégresse, puis ils mesureront par le souvenir les longues ténèbres de l’esclavage passé ; ils s’asseoieront… se mettront à pleurer en sanglottant comme des enfants, et l’on entendra le grand cri de douleur de la résurrection. (On entend un murmure d’enthousiasme.)

Une sorte de lutte s’engage d’abord entre Kordian et le président, vieillard vénérable, découragé par une longue série d’espérances déçues. Cependant les conjurés refusent d’ajourner la vengeance, on va procéder à un vote qui décidera du sort du tzar et de sa race. Le vieillard épouvanté ne cherche plus à arrêter l’élan de l’assemblée et se lave les mains de tout sang versé.

Le Qui vive ? de la sentinelle, suivi du bruit de la chute d’un corps, cause un instant de trouble ; c’est un espion qui cherchait à pénétrer dans le caveau. Le Président, profitant du tumulte, propose à l’Assemblée de se dissoudre, mais Kordian réclame le vote annoncé.

Cinq voix seules se prononcent pour la mort contre cent cinquante. Kordian se démasque alors, il reproche aux conjurés leur faiblesse, réveille les haines assoupies : « Kordian sera de garde au château cette nuit, dit-il, entendez-vous ? Je donne à la nation tout ce que je puis lui donner. Je mets à sa disposition mon sang, ma vie et un trône vide. »

Les conjurés se retirent muets. Kordian est resté seul avec le vieillard. Ce dernier renouvelle ses tentatives de conciliation, il va jusqu’à relever Kordian de sa parole donnée dans un instant d’égarement, mais son intervention est repoussée et Kordian va reprendre son poste au château.

Tout dort au palais. Kordian a pénétré dans les appartements du tzar ; il marche, l’air égaré, dans les nombreuses salles.

L’imagination et la peur peuplent de fantômes les salles qu’il traverse. Brisé par ces terribles émotions cl les efforts de volonté qu’il fait pour les surmonter, le porte-enseigne arrive dans la salle du trône, où de nouvelles visions l’assiègent et l’obsèdent.

Enfin, il est sur le seuil de la chambre du tzar : dans un instant tout sera fini, il avance,., Soudain, l’Angelus sonne ; le bruit de la cloche produit une réaction terrible sur son cerveau bouleversé, ses facultés s’évanouissent, et il tombe inerte devant la porte.

Le tzar, réveillé par la chute, accourt, s’empare d’une épée et, la mettant sur la gorge de Kordian, le somme d’avouer que ce meurtre est l’œuvre du grand duc Constantin, son frère. Le blessé répond par des phrases incohérentes, et le tzar le livre à ses gardes, ordonnant qu’il soit fusillé s’il n’est pas reconnu fou.

La scène suivante se passe à l’hôpital des fous où Kordian est enfermé ; il reçoit la visite d’un médecin fantastique, qui, par des propos ironiques, cherche à tuer son enthousiasme et à étouffer sous ses moqueries son patriotisme. Cette conversation est interrompue par l’arrivée du grand-duc sur l’ordre duquel Kordian est saisi pour être conduit à la mort.

On l’amène sur la place de Saxe devant le front de l’armée rangée en bataille.

Le grand-duc, dont le tzar épie les moindres mouvements, interpelle avec rage le jeune homme. Il ordonne qu’une pyramide de carabines soit dressée, baïonnettes en l’air ; si Kordian franchit à cheval cet obstacle, il aura la vie sauve. Kordian refuse cette grâce, que le tzar Nicolas s’empresse d’ailleurs de ne pas confirmer. Le grand-duc se répand alors en invectives. Il offre une récompense au soldat qui sautera. Personne ne bouge. Constantin reproche à l’armée sa lâcheté. A ces mots, Kordian a demandé un cheval ; il s’élance, il a franchi la pyramide. Le grand-duc enthousiasmé l’embrasse et lui garantit la vie sauve. Mais, tandis qu’il commande la parade, le tzar donne à ses généraux l’ordre de rassembler le conseil de guerre. Kordian doit être fusillé.

Le condamné cause avec un prêtre dans sa cellule ; son fidèle domestique, le vieux Grégoire, se lamente sur son sort. Dans ses adieux à la vie, Kordian déplore la faiblesse de ses compatriotes et la décadence de la patrie. Pour lui, qui a lutté jusqu’au bout, un froid tombeau est sa seule récompense. Les sanglots de Grégoire interrompent ses gémissements ; le vieux serviteur évoque le souvenir du jour où Kordian a voulu se tuer. Depuis cette époque il prévoyait un malheur ; la voilà donc arrivée l’horrible catastrophe. Mais son jeune maître ne périra pas sans laisser un souvenir sur cette terre ! Le vieux Grégoire a un petit-fils auquel il donnera le nom de Kordian. L’arrivée d’un officier met un terme à cette scène touchante. Le conseil de guerre a condamné Kordian à mort.

Nous sommes de nouveau ramenés au palais. Le grand-duc demande avec force la grâce du condamné à son frère le tzar. Ce dernier a refusé, accusant indirectement Constantin d’avoir provoqué le meurtre. Ce dernier riposte en lui reprochant l’assassinat du tzar Paul, leur père, dont lui du moins, Constantin, est innocent. Chacun s’emporte, ils se jettent mutuellement leurs crimes les plus secrets à la face. L’inflexibilité du tzar dompte la violence du grand-duc. Devant l’humble attitude de ce dernier, le tzar se laisse fléchir et signe la grâce demandée. Un officier est dépêché en toute hâte vers le lieu de l’exécution.

Kordian est debout devant le peloton de soldats. Le peuple suit avec émotion les péripéties de ce drame. Le messager de grâce arrive, — mais il est trop tard, l’officier a commandé le feu.

Ainsi donc, enthousiasme et abattement, dévouement sans limite et affaissement sans cause, voilà Kordian : et qui niera que ce ne soit la personnification réelle (et non pas certes l’apologie) de ces élans de cœur et d’imagination, élans d’un jour, véritables feux de paille, qui ont présidé à tous nos mouvements insurrectionnels et, après tout, les ont tous fait avorter. Le drame de Kordian ne peut être joué, cela est vrai, aussi n’a-t-il pas été plus écrit pour le théâtre que Faust, Manfred et les Aïeux. Il est incohérent, sans unité, a des parties faibles et d’autres parties obscures, je l’accorde ; mais il est marqué du sceau du génie ; mais il est animé de la flamme divine ; mais la patrie y sent battre son cœur. C’est assez, Mickiewicz n’a plus le droit de prononcer son jugement dédaigneux. Et la preuve, c’est que plusieurs attribuèrent à Mickiewicz lui-même ce drame qui avait été publié sans nom d’auteur. Slowacki avait voulu lutter avec son rival : cette erreur du public, très compréhensible, il faut le dire, prouve que la lutte cessait d’être inégale. L’enfant, comme dit Musset, était devenu un jeune homme ; et sous sa juvénilité, encore trop apparente en maint endroit de Kordian, perçait déjà la maturité du génie.

Cependant, par là-même qu’il avait été publié sous le voile de l’anonyme, le drame de Kordian ne contribua pas tout d’abord à augmenter la réputation de Slowacki, et comme, de 1834 à 1838, le poète ne fit paraître aucun ouvrage, à cause de son voyage en Orient, dont nous allons parler tout à l’heure, ce ne fut que vers cette époque que son nom commença à être non pas encore acclamé, mais du moins discuté, et cela avec la publication d'Anhelli et des Trois Poèmes. Anhelli, nous l’avons déjà dit, avait été composé à Genève avant le voyage d’Orient, ainsi qu’un des trois poèmes, celui qui s’appelle En Suisse. L’ordre chronologique nous amène donc à apprécier ici ces deux ouvrages.

Anhelli est un poème en prose biblique d’une transparence de style admirable, mais d’un caractère symbolique et fantastique qui déroute les lecteurs superficiels. Aussi rien d’opposé comme les jugements portés sur cette création de Slowacki. Ecrivez sur sa tombe : « A l’auteur d'Anhelli ! » disait Sig. Krasinski après la mort du poète, désignant ainsi ce poème comme son chef-d’œuvre ; et dans une lettre à Gaszynski, il résumait cette élégie en des termes qu’il faut reproduire :

« As-tu lu le nouveau poème de Slowacki, Anhelli ? C’est un ouvrage artistement travaillé. Le style en est clair, tranquille, transparent comme le cristal ; la pensée en est vraie.

Anhelli, c’est une génération qui se flétrit dans les larmes, dans les douleurs, dans les vains désirs, et qui meurt à la veille du jour où ses désirs allaient être accomplis. Cet Anhelli, si seul, si abandonné, témoin solitaire de la mort de tous les siens, est un symbole parfaitement exact de notre destinée. C’est d’abord l’idée émanée de Dieu, l’idée la plus sublime que nourissait Anhelli, l’enthousiasme, la vé rité, l’amour des grandes choses qui meurt dans la personne du prophète, qu’il appelle le schaman. Anhelli a encore auprès de lui une consolation terrestre, la pénitente, sa sœur Ellenaï. Mais un homme comme lui ne peut avoir longtemps une consolation humaine. La mort enlève aussi sa sœur. Le récit de cette mort est fait de main de maître, avec une simplicité divine. Maintenant Anhelli est seul, complètement seul, car tous ses compagnons d’exil se sont massacrés, ont disparu, ont péri ; son âme est triste et pleine de regrets. Il n’a plus pour dernière société que l’ange Eloa créé par Alfred de Vigny et transporté par Slowacki jusque dans les neiges du désert. Ange né d’une larme du Christ sur le Golgotha, ange de pitié trompé par Satan, et qui ensevelit maintenant les os des morts que l’aurore boréale fait resplendir sur la blancheur de ces plaines désertes, cet ange est né une seconde fois sous la plume de Slowacki.

Enfin Anhelli, courbant lui-même la tête, rend le dernier soupir. Mais à peine est-il mort qu’un cavalier accourt sur son coursier, un cavalier semblable aux visions de l’Apocalypse, et criant d’une voix de tonnerre ; « Aux armes ! » Mais Eloa lui répond : « Continue ta route ; Anhelli est mort, il m’appartient pour l’éternité. » Telle est la fin.

Je ne connais rien de plus triste, de plus poétique comme idée et comme exécution. Il était difficile de faire de la Sibérie le théâtre d’une élégie mélancolique et pleine des sombres couleurs de Moore ; le poète y est parvenu… Après cette lecture, je suis tombé dans une sorte de sommeil magnétique et j’ai rêvé à toutes les étoiles, à toutes les lumières qui remplissent ce livre ; étoiles et lumières telles que nous n’en connaissons pas, semblables à celles qui éclaireraient le néant, si l’on pouvait concevoir le monde du néant. »

J’ajoute qu’Anhelli a été traduit à trois reprises en français (par M. de Noailles, M. L. Léger, M. Ch. Edmond) et admiré par tous les lecteurs français, qui pourtant sont difficiles en fait de clarté, mais qui, trouvant dans l’œuvre de Slowacki un perfectionnement artistique des œuvres du même style de Mickiewicz et de Lamennais, se laissaient entraîner par la richesse d’imagination, la splendeur de coloris, l’intensité d’émotion de cette création hors pair, unique dans son genre. D’autre part, hélas ! que j’en ai entendu, parmi nos compatriotes les plus lettrés, de censeurs impitoyables d’Anhelli ! « Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écriaient-ils ; où sommes nous ? en Sibérie ? en Pologne ? en émigration ? Et quelle conclusion tirer de tous ces tableaux incohérents ? Quelle est la leçon que veut nous donner le poète, quelle est la voie qu’il nous trace ? » N’en déplaise à ces questionneurs, je suis contre eux avec Sig. Krasinski.

Oui, Anhelli est un chef-d’œuvre, parce qu’il renferme un sens très simple et très profond. Il symbolise la situation de la Pologne patriote après 1830, et de la Pologne tout entière, soit exilée, soit émigrée, soit souffrant sur le sol natal ; le poète par une hardiesse sublime a ramené ces trois tronçons à l’unité ; il n’a pas fait de distinction entre ces trois Polognes (et ces distinctions n’ont-elles pas quelque chose d’impie ?). Dans un seul lieu, sur un seul théâtre, que, pour caractériser la situation de toute cette génération il appelle la Sibérie comme il eût pu l’appeler l’enfer (et ces termes ne sont-ils pas synonymes ?), il nous montre réunies les tortures des déportés, les tentatives de corruption exercées par le tzarisme sur l’esprit des jeunes générations en Pologne, et les discussions politiques de l’émigration ; il enveloppe ce tableau triple et unique d’une atmosphère sombre ou mélancolique faite de désespoir sans limites et de consolation lointaine, posthume en quelque sorte ; il jette sur la neige glacée le scintillement des étoiles, il couche hardiment sur les nuages assombris les lueurs des aurores boréales, et enfin il annonce le triomphe de ces martyrisés et de ces égarés…. mais le triomphe après la mort.

Je vous le demande, à présent que la génération dont faisait partie le poète et qu’il a voulu dépeindre est bien près d’être tout entière disparue, n’est-ce pas la vision prophétique de la triste réalité que cette élégie d’un nouveau genre ? Si vous voulez sentir la beauté et la force de cette œuvre, lisez le chapitre où Anhelli dans le cimetière des exilés évoque le souvenir de ceux qui y dorment et entend une voix souterraine lui réciter leurs noms oubliés, et puis allez dans un de ces cimetières parisiens où reposent les nôtres, le cimetière Montmartre par exemple, là tout près, d’où tant de nos morts et Slowacki lui-même prêtent peut-être l’oreille à nos entretiens, et si vous n’êtes pas saisi d’une poignante émotion, d’une tristesse infinie, c’est que vous êtes bien stoïque ou bien inaccessible à tout sentiment de pitié humaine et patriotique.

Anhelli pour moi n’a qu’un défaut, c’est qu’il y manque une suite. Non ! Anhelli n’est pas mort seul, sans rien laisser après lui. Non ! le cavalier apocalyptique qui vient l’appeler après sa mort ne s’en retourne pas seul, congédié par Eloa. Anhelli a eu un fils, et cet enfant, pâle, triste, mais énergique, a grandi sous la garde de l’ange du souvenir, a été nourri dans l’amour de la patrie absente, et lorsque apparaît le cavalier, il s’élance des bras de l’ange, saute en croupe du vengeur, du libérateur et court avec lui à la lutte et au triomphe. Mais cette suite, cette fin du poème, si Slowacki ne l’a pas entrevue ou n’a pas voulu la chanter, c’est à nous de la réaliser non plus dans les paroles mais dans les actes. C’est nous tous qui sommes les fils d’Anhelli. Oui, nous et nos enfants, qui, ne l’oublions pas, devront nous continuer, comme nous devons, nous, continuer nos pères.

Il est inutile d’insister sur Anhelli : ses détracteurs n’ont pour eux qu’une circonstance atténuante, que je m’empresse de leur accorder, c’est que, n’ayant encore rien lu de ce genre, ils étaient dépaysés, et que ne pouvant prévoir ce que serait leur avenir, ils ne pouvaient comprendre toute la portée de ce tableau. C’est encore une page d’histoire, comme Kordian ; on pourrait intituler l’une Avant l’insurrection, l’autre Après l’insurrection, elles sont aussi vraies l’une que l’autre, mais la seconde est plus réelle, plus navrante et plus positive sous son apparence fantastique et rêvée. En Suisse (W Szwajcarji) [1]. Ces deux mots éveillent dans votre esprit mille images, tantôt grandioses, tantôt gracieuses, les lacs, les pics de neige, les glaciers, les avalanches, et aussi les chalets, les jardins de rosiers et de cerisiers, les cascades et les grottes… Et si vous vous laissez aller à la rêverie, vous vous voyez voguant sur ces lacs, gravissant ces pics, vous reposant dans ces chalets à l’ombre de ces cerisiers, sous la voûte de ces grottes. Ne vous arrêtez pas là dans votre rêve ; supposez que partout et sur la barque, et sur les sommets, et dans la rustique demeure, et derrière le voile harmonieux de la cascade, une compagne est avec vous, une compagne jeune comme vous, aimante comme vous, votre sœur et votre reine, votre ange et votre amante, subissant comme vous l’enivrement de cet étrange paradis, le subissant jusqu’à l’oubli, jusqu’à la faute, jusqu’au bonheur. Et maintenant rêvez encore… Cette faute, il faut se la faire pardonner, ce bonheur il faut le purifier, le légitimer ; allez là haut où sur la Jungfrau tinte la cloche du solitaire, il vous unira… Mais qu’est-ce ?

Le rêve se déchire et devant le solitaire il n’y a plus qu’une morte et qu’un désespéré.

Voilà le poème de Slowacki. Que dis-je ? en voilà le squelette. Imaginez toutes les richesses, tous les trésors que son génie créateur a pu semer sur ce canevas ; animez, si vous pouvez, avec le poète, ce rêve d’amour, sans qu’il cesse d’être un rêve, et de façon pourtant qu’il vous laisse toutes les impressions charmantes et douloureuses de la réalité. Mais non, toutes mes paroles et tous vos efforts seraient impuissants. Lisez En Suisse, lisez-le avec votre cœur et votre imagination de vingt-cinq ans, c’était l’âge du poète lorsqu’il l’écrivit, et vous direz avec M. Malecki : « Je ne connais dans aucune littérature un ouvrage où l’amour soit traité avec un tel platonisme, et en même temps d’une manière si plastique », et avec S. Krasinski : « C’est si merveilleusement pastoral et tragique tout ensemble, si abstrait et en même temps si réel, que je ne connais rien de pareil dans aucune langue sur l’amour rêvé. » Quant à l’harmonie de ses vers, c’est encore Krasinski qui disait : « Qui osera écrire des vers après lui ? Il écrit les vers comme Listz joue du piano, »

Vous voudriez bien à présent que je vous dise ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de fictif dans le poème : lui, c’est Slowacki, dites-vous ; mais elle, qui est-ce ? Et cet oubli, cette ivresse sont-ils bien authentiques jusqu’au dénouement ? et la cloche du solitaire, et cette mort ? Vous m’en demandez trop long. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’elle vit sans doute encore aujourd’hui, qu’elle a pu sans remords épouser quelqu’un qui n’était pas Slowacki, et qu’elle fut une des consolatrices dont je vous ai parlé en commençant. Pour le reste, je vous renvoie à M. Malecki, qui d’ailleurs ne vous donnera que des initiales.

  1. Voir à la fin du volume la traduction de ce poème.