Le Poids du jour/2

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Les Éditions Variétés (p. 137-287).



DEUXIÈME PARTIE :

LES

ANTIPODES












CHAPITRE PREMIER


PAR  le  trou  lumineux que dans le mur du bureau faisaient les baies jumelées, on apercevait, comme à travers une lorgnette, la cour déserte de l’usine. De part et d’autre couraient deux ailes basses, sans étage, en brique de mauvaise qualité déjà effritée aux angles là où l’eau des gouttières avait fait de longues traînées pisseuses. Sous le ciel bleu pastel d’un décembre encore sans neige, cela encadrait un panneau lointain de maigre campagne en mal de lotissement, meublée d’un hangar branlant, d’une pile de ferraille emmêlée et de deux ormes aux bras tordus et désespérément secs.

Le plus étonnant était le silence. Car les bâtiments et cet espace, on les devinait faits pour le bruit et l’agitation ; on y voulait des hommes hâtés, des piles de caisses croulant à vue d’œil dans les camions, la rumeur aiguë de mille tours mus par mille courroies bourdonnantes ; dominant l’ensemble de cet orchestre mécanique, les cinquante xylophones des machines à écrire crépitant dans le grand bureau.

Mais tout, apparemment, s’était tu. Tout était immobilisé. Tout, apparemment, était mort. Tout sauf, écho posthume et malingre, le cliquetis unique d’un unique et invincible dactylographe. Tout cela faisait plus froid encore le chromo du soleil hivernal dont, au bout des deux bras de l’usine, s’offrait la face ronde couleur de beurre.

— Ce que c’est tranquille ici, maintenant. La dernière fois que je suis venu…

Mais l’autre, de son bureau où il compulsait des feuillets, ne disait rien. Il se contenta de hocher la tête sans répondre. Puis sans regarder, il tendit une boite à cigares en argent poli où le visiteur prit un havane dont il enleva la bague dorée pour la glisser subrepticement dans sa poche. Dame ! un cigare, à quinze sous au moins. Et comme le directeur ne semblait pas voir qu’il s’était servi mais continuait à tenir la boîte à portée, il en prit un second qu’il fourra dans sa poche en rougissant un peu.

C’était un homme menu de corps et gros de tête. Enfoncé dans le fauteuil, il dépassait le dossier de son crâne poli par une calvitie précoce qui lui donnait un air d’enfant vicieux. Les oreilles décollées faisaient balancier de part et d’autre. Comme il était petit, il se voulait grand. Il essayait de se tenir tout droit dans ce fauteuil trop profond qui le tirait traîtreusement aux fesses. Mais c’est à peine s’il touchait la têtière de dentelle mécanique par quoi ce bureau d’affaires rappelait le wagon-salon.

Il suçait nerveusement son cigare, un peu parcimonieusement toutefois, afin de faire durer ce luxueux plaisir que lui valait le fait d’être frère et coulissier de député. À tout moment il mouchait son mégot dans un cendrier fait d’une femme nue tenant un plateau d’argent.

— Et qu’est-ce que vous allez faire de tout ça maintenant ? reprit-il, voyant que l’autre fermait enfin son dossier.

— C’est à peu près réglé. Il a bien fallu.

Absurde, le silence retomba. La machine à écrire même s’était éteinte.

Partout, dans toutes les usines comme ici à la St Laurence Corporation Limited, dans toutes les autres villes comme ici, à Montréal ; dans les autres pays comme en ce Canada de 1918, pourtant si géographiquement loin des champs de bataille et des frontières pour lequel les hommes s’étaient égorgés avec soumission ; partout au monde les machines, qui à peine avaient suffi à nourrir les bouches de tant de canons, s’étaient tues peu de temps après que les canons eux-mêmes eussent lâché leurs dernières salves pour la célébration de la victoire. Et tout comme les hommes d’ici avaient senti descendre sur eux le silence du chômage, sur ceux-là qui dormaient aux champs des Flandres et de la Champagne, s’était étendu le drap feutré d’un silence plus nouveau.

Ici, ce même onze novembre avec ses sonneries de cloches, ses hurlements de foule, ses pétards de canons pacifiques, avait bientôt figé les machines, éteint les chaufferies, immobilisé les génératrices, vidé les ateliers et rendu au silence et à la solitude les usines vastes comme des temples où les hommes disaient le chapelet ininterrompu des obus. Aux portes des chantiers de construction maritime où bayaient des coques inachevées, les guérites des factionnaires étaient vides.

— Alors vous pensez trouver un contrat ? Vous savez que nous aurons bientôt des élections ; et il faudra de ça…

Le pouce glissant sur le majeur faisait le geste bien connu.

— Si vous croyez qu’un contrat se trouve comme ça ! J’ai cherché. Mais pour le moment, rien.

La voix était dure comme une tenaille.

— … La paix est arrivée à un mauvais moment, pour vous comme pour moi. Que voulez-vous, ça ne pouvait durer éternellement ! Il y a une fin à tout. Si seulement les Allemands avaient tenu six mois de plus ! Les derniers contrats surtout étaient vraiment intéressants… Enfin !…

Il eut un bref soupir et haussa les épaules. Mais son interlocuteur avait un moment cessé de fumer ; un de ses fils était officier d’artillerie. À la maison, dans le chalet que l’on venait d’acheter à crédit et qu’il faudrait abandonner, la mère avait pleuré de joie quand était venue la première nouvelle, la fausse, de la capitulation allemande. Il ne lui répugnait pas de toucher le prix du sang à condition que cela s’appelât « bénéfice d’affaire », « commission ». Mais le cynisme de son compère le gênait.

Le visage du directeur était un mélange de dureté et de jeunesse ; quand il regardait l’autre, ses yeux avaient ce regard pointé, volontairement injurieux, de l’homme dur pour le faible. Il reprit :

— Malgré votre frère qui se vantait de pouvoir faire traîner les choses, l’ordre d’Ottawa ne s’est pas fait attendre. Le contrat est annulé ; et sans indemnité. Nous fermons les livres. J’ai inscrit ici le total de ce que je vous ai versé. Sa part des profits pour le dernier trimestre est de deux mille trente-cinq piastres et quarante-quatre sous…

Le jeune vieux se redressa, radieux. Ce n’était pas si mal. À vingt pour cent pour lui, cela faisait…

— Contre cela, j’ai avancé à votre frère mille neuf cent quatre-vingt-dix piastres…

Cette fois l’autre s’effondra et disparut définitivement dans le fauteuil.

— … ce qui laisse à revenir quarante-cinq piastres et quarante sous. Voici le chèque, les reçus pour avances et la feuille de comptabilité. Vérifiez.

Il se leva et marcha brusquement vers la fenêtre, les épaules un peu voûtées dans son complet sans élégance. De dos il pouvait avoir quarante ans. Mais les mains, que l’on voyait jointes si durement, étaient celles d’un lutteur avec des ongles rongés comme ceux d’un mauvais collégien.

Au fond du couloir, à cheval sur l’horizon, le soleil cuivré se figeait un moment avant de plonger.

Un petit groupe d’hommes s’était rassemblé au milieu de la cour. Une quinzaine environ. Tous tenaient à bout de bras un baluchon fait de quelques outils personnels dans leurs bleus tachés de cambouis. L’un d’entre eux parlait avec des gestes maigres et les autres, collet relevé par le froid, l’entouraient serré comme la pulpe d’un fruit sur le noyau.

Il y en avait un qui se tenait à l’écart et se contentait de regarder les fenêtres, de regarder sans le voir le patron dont quelques pieds et l’épaisseur des grandes glaces le séparaient. C’était un homme de trente ans peut-être, mais vieilli par l’usage et pour qui probablement les années avaient compté double. Il avait un œil de verre. Sur son veston trois rubans de couleur, brillants et neufs, et à la boutonnière le bouton cuivré des vétérans. Il fit quelques pas et le directeur vit qu’il boitait un peu. Puis se retournant il regarda ces ateliers déserts où, quelques semaines auparavant, il tournait des obus à cinquante-cinq sous l’heure, avec double paye pour les heures supplémentaires.

Bernard Lemercier éleva sa voix morne et se hissa hors de son fauteuil.

— Bon, je dirai tout ça à Édouard. Mais sûrement, ça va s’arranger et le prochain trimestre…

— Vous pouvez lui dire que la guerre est finie, qu’il est temps pour lui de l’apprendre et qu’il n’y aura pas de prochain trimestre. Il avait sa part sur les contrats qu’il m’apportait. Les contrats sont finis.

— Mais l’usine…

— Elle ne vaut rien maintenant. D’ailleurs il reste les dettes courantes. Et si nous pouvons la vendre assez cher pour balancer !… J’ai pu trouver quelqu’un. S’il achète, je lui souhaite du plaisir. Je me demande ce qu’il en fera…

Lemercier s’essuyait le front. Il songea à la tête de son frère quand il apprendrait les nouvelles de « son usine » !

— … Moi, je vais essayer de me caser quelque part. En attendant, bonjour !

Il le conduisit à la porte à travers le grand bureau où les pupitres étaient vides. Il n’y avait là qu’Alice Clément. En passant, il lui caressa subrepticement la nuque qu’elle portait rasée, à la mode de l’année.

Le groupe des hommes s’était approché.

— Je vous demande pardon, mais pensez-vous ouvrir l’usine bientôt et qu’on pourra avoir de l’ouvrage ? Avant de chercher ailleurs…

Le patron les regarda d’un air satisfait. Il ne leur connaissait pas, jusqu’ici, ce ton soumis et un peu plaintif ; il lui était doux de l’entendre. Pendant deux ans, il avait fallu supporter leurs exigences et quand il leur parlait, surveiller, mieller ses paroles. Car le travail pressait et les concurrents guettaient les ouvriers. C’était son tour maintenant. Il tenait la trique et saurait s’en servir.

— Je n’en sais rien. Que voulez-vous que je vous dise ? Moi-même je suis actuellement sans ouvrage. Peut-être que dans quelques jours ; ou deux semaines, ou deux mois…

Il vit s’attrister un peu plus quelques visages déjà soucieux, ceux où la barbe oubliée grisonnait les joues lourdes ; les pères de famille, dont une femme et une demi-douzaine d’enfants attendaient au foyer les maigres étrennes d’un Noël de chômage. Il y avait aussi deux ou trois hommes aux épaules encore droites. À ceux-là les traits, au lieu de mollir, avaient durci ; et à l’entendre leurs lèvres s’étaient froncées. La menace d’un chômage qu’ils n’avaient jamais connu ne les inquiétait point ; ce qu’ils ressentaient, c’était plutôt une révolte étonnée contre l’injustice de cet arrêt du travail, de ce tarissement subit de la paye qui jusque-là n’avait jamais failli. Tandis que les premiers songeaient aux peines imminentes, les autres ne voyaient que les plaisirs dont il se faudrait sevrer. Aucun d’entre eux, ou quasi, n’avait fait provende contre un lendemain trop médiat. Pourquoi des économies ? alors que pour chaque paire de bras disponibles le choix des situations étaient offert et à prix fort. Nul, tant la vie était facile, n’avait réfléchi que les jours de fortune ne sauraient s’éterniser et que le mois suivant pouvait ramener l’ère des foyers éteints, des buffets vides et des gardiens brutaux au portail des usines pour contenir la foule des mendiants de travail.

Le petit groupe restait là, hésitant, un peu serré, chacun, semblait-il, cherchant dans le contact un appui et un stimulant. Seul le vétéran était resté un peu à l’écart, assez près de ses compagnons pour que l’on sentît son sort lié au leur, séparé toutefois par quelque chose de particulier qui était une rébellion étrangère aux autres. Son visage était insolite, son regard presque hallucinant avec son œil de verre fixe dans les paupières creuses. Il parla :

— On n’est tout de même pas pour rester sans manger ! Il y a deux semaines aujourd’hui que l’usine a fermé. Et comme salaire, ce qu’on nous offre ailleurs !… J’ai fait deux ans de guerre ; il me semble qu’après ça…

Il y avait sur sa poitrine trois rubans ; mais son veston était défraîchi et le bord des manches avait été taillé aux ciseaux pour cacher la frange d’usure.

— J’essaye, répondit froidement le patron. Mais je n’ai rien trouvé. En tout cas, si je trouve quelque chose, les salaires ne seront sûrement pas les mêmes. Revenez mercredi.

Dans l’ombre qui rapidement descendait, ils disparurent.

Rentré dans son bureau, le directeur alluma un cigare et se renversa dans son fauteuil à bascule, les pieds sur son pupitre. Une fois de plus ayant mordu dans le fruit de la vengeance, il avait trouvé savoureuse son amertume.

Ses pieds, chaussés de bottines solides et bien cirées, étaient à hauteur des yeux. Rien d’anormal à ces pieds. Et pourtant de les voir le fit rire intérieurement. Grâce à eux il avait été rejeté de l’armée alors qu’il s’offrait, poussé par une bouffée d’écœurement. N’eussent été ses pieds plats, il serait peut-être celui qui tout à l’heure demandait l’aumône d’un peu de travail.

Cela aussi il l’avait connu.

Automne 1914. Recherche d’une situation qui l’empêchât de mourir de faim, qui l’arrachât à l’attrait de l’abîme lorsque du viaduc de la rue Notre-Dame il regardait en contre-bas passer les locomotives fumantes dont les roues eussent mis fin à sa souffrance ; s’il avait eu le courage.

Hiver. Pelleter la neige dans les rues à vingt sous l’heure, les mains saignantes, les pieds glacés dans les chaussures béantes. Les nuits au refuge de l’Armée du Salut ! Les cantiques et les faces doucereuses des missionnaires qui guettaient le moment de leur rabattre un coup de bon Dieu sur la tête.

Premier mai 1915. Un homme, qui était lui, marchant dans la rue, un bout de papier rouge à la boutonnière, sans bien savoir ce qu’il faisait parmi ces deux cents bougres, sinon qu’il s’agissait de haïr, de détruire et peut-être un jour de tuer. Rue Saint-Denis, sous les yeux écarquillés des petits boutiquiers inquiets pour leurs vitrines. Une voix chanta en lui, une voix lointaine, méconnaissable d’être si lointaine :

 « C’est la lutte finale, »
« Levons-nous et demain, »

Non, ce n’était pas cela…

Quelque chose plutôt comme « Groupons-nous… et demain ».

Il fredonna l’air en cherchant les paroles, éleva inconsciemment la voix puis subitement se tut, en jetant à la cantonade un regard inquiet.

Les murs autour de lui avaient bien changé depuis son entrée comme comptable à la Fonderie Saint-Laurent, devenue depuis la St Lawrence Corporation, Limited. La première était un baraquement où travaillaient vingt ouvriers. C’est lui qui avait fait la seconde, avec ses deux grands ateliers, son immense bureau, ses trois cents mécaniciens, lorsqu’il avait acheté la boutique à crédit grâce à un contrat de fourniture d’obus. Il avait peiné, les dents serrées, craignant les échéances, courant les ministères, travaillant sans arrêt, dormant peu et mangeant moins encore. Toujours à la veille de l’écrasement ; jamais écrasé. Aujourd’hui l’usine était reconstruite et aux frais de l’État. Les machines étaient là par centaines prêtes au nouveau travail qui commencerait bientôt : un sous-contrat pour la Steel Car, avec les salaires coupés de moitié, sauf le sien.

De l’autre côté de la cloison, la machine à écrire s’était remise à tapoter comme pour affirmer sa présence. Il prit le téléphone :

— Allo. Uptown 2877… Allô. Oui… elle est sortie ? Bon. Je ne rentrerai pas avant tard. Une assemblée… Lionel ?… Bon. Faites demander le docteur, ce n’est pas si compliqué. Non, ne me dérangez pas, c’est l’affaire du docteur… Très bien.

Le bruit de la machine s’interrompit. La secrétaire entra, une brune solide, jupe courte au genou, yeux rieurs que démentait la bouche dure, vulgaire, positive. Elle avait les yeux turquoise sous les cheveux noirs lustrés, coupés courts et minutieusement rangés en vagues brillantes.

La robe de soie mince laissait percer la pointe des seins et dessinait un corps presque nu.

— Bon. Vous avez fini ? C’est prêt ? Je vous ai retardée.

— Ça ne fait rien ? Je n’étais pas pressée.

Il prit les deux feuillets. Le crayon à la main, il se mit à les parcourir, prêt à raturer le tout à la moindre faute. La secrétaire se tenait debout près du pupitre, sur un pied.

Rendu à la fin, il échangea le crayon pour une plume et signa brusquement, en oblique ascendante. Puis sans se retourner et sans rien dire, sans même lever les yeux, il étendit le bras et saisit le sein de la jeune fille qui se mit à rire de la gorge, en sourdine, d’un rire cahoteux et vénal.

Alors il la jeta brutalement sur ses genoux et lui mordit la bouche.

CHAPITRE

II


QUE  de différence en ces six années qui, à la date d’avril 1921, s’étaient succédé ; dures mais de plus en plus libérales.

Il ne leur avait point de reconnaissance. Rien ne lui avait été gratuit. Pour certains les fruits s’offrent à la main ; elle n’a qu’à se fermer sur eux sans effort pour les cueillir. Si bon le fruit et si petit l’effort que la peine en est effacée par la saveur du fruit et souvent cette saveur même diminuée par tant de facilité. Pour lui, au contraire, la rétribution qu’était sa vie d’aujourd’hui, il l’avait gagnée de haute lutte. Quand il y songeait, ce dont il avait rarement le temps et encore moins souvent le désir, il se voyait aux prises avec une ombre ennemie qui était un autre lui-même. Petit à petit, de ce combat qu’il savait et voulait sans merci avait émergé un homme nouveau trempé par l’amertume et durci par les défaites partielles et temporaires qui avaient précédé la victoire finale.

Il s’appelait Robert M. Garneau. Le rejet de son prénom de Michel, réduit à une initiale à la mode américaine, symbolisait le dépouillement de ce passé qu’il avait voulu arracher de sa chair.

Le passé, il l’avait résolument abandonné. Parfois, rarement, s’ouvrait d’elle-même la porte grinçante donnant sur le jardin défait ; il regardait les décombres de ce qui avait été son étroite vie d’enfant et de jeune homme. C’est lorsqu’il se sentait tenté de redevenir humain et désaigri qu’il allait chercher dans cette promenade amère un nouvel aliment à sa haine. Il y rencontrait des souvenirs dont chacun le flagellait avec les verges cuisantes du souvenir. Et quand il lui fallait, dans le combat incessant qu’était sa vie d’aujourd’hui, un coup d’aiguillon particulièrement violent, il n’avait qu’à évoquer un spectre dont la vue suffisait à le durcir ; le spectre, celle à qui il devait le stigmate qui le brûlait : sa mère.

Voilà pourquoi rien de joyeux n’était resté visible en lui : aucune musique et aucun parfum.

Pour étrenner l’appartement où ils venaient de s’installer, rue Bernard, à Outremont, dans ce quartier neuf sujet des ambitions suprêmes des boutiquiers qui ne sauraient aspirer aux splendeurs de Westmount, sa femme avait invité quelques personnes. Elle avait toujours rêvé recevoir. Jeune fille, elle réunissait rarement ses compagnes du Mont-Sainte-Marie dans la maison de son père. Elle souffrait alors d’habiter cette rue Mentana dont le calme villageois ne lui paraissait point répondre à leur fortune. Mais à Outremont la pendaison de crémaillère avait été l’occasion rêvée d’inaugurer les réceptions qui feraient de madame Garneau — à ce qu’elle croyait — une des prêtresses du culte mondain. Deux fois déjà elle avait trouvé moyen de faire passer son nom dans le carnet Social de la Presse ; elle guettait une bonne œuvre dont elle s’occuperait juste assez pour que sa photo parût en cinquième page, entre celles de madame Beaulieu et de madame Angers.

Elle se sentait digne des salons les plus huppés. Son père, retiré des affaires après avoir fait fructifier dans deux garages le produit de la vente de son épicerie, lui avait laissé un capital satisfaisant. Cela lui permettait d’avoir un « compte ouvert » chez Morgan. Elle s’y rendait aux jours et aux heures où elle savait rencontrer celles dont elle convoitait les invitations. Elle passait des heures autour des comptoirs, à magasiner, c’est-à-dire à tripoter les étoffes, faire sortir les blouses, essayer des gants, bref à mettre sur les dents les vendeuses qui l’exécraient ; tout cela dans l’espoir d’être vue.

Les invités de ce soir n’étaient pas encore ce qu’elle espérait. Mais leur diversité donnait à cette maigre soirée couleur de salon. Elle ne s’occupait point de son mari qui détestait ces réunions.

— Oh ! toi et tes invitations ! Alors ! tu as encore un cirque ce soir ! Un de ces jours tu vas me demander de me mettre en tuxedo l

— N’empêche que c’est ce qui se fait dans le monde bien. À Westmount, les gens se mettent en habit tous les jours à cinq heures !

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu n’y es jamais allée.

Elle se dressait alors, insultée dans sa prétention de femme ambitieuse.

— Je suis de Montréal, moi. Je ne suis pas de Louiseville ! C’est vrai, que je ne suis pas allée à Westmount ; pas encore… Mais mon père…

— Oui, oui, je le sais…

Il se mit à singer son ton, ce léger zozotement qu’elle avait et dont le rappel la crispait :

« … mon père était invité chez le zuze Zourdain, avenue des Pins.

— Oui ! Et ils avaient deux bonnes et un chauffeur !

— … et il est mort couvert de dettes et sa femme loue des chambres !

Elle se taisait alors. Non qu’elle ne sût que répondre. Mais il lui semblait de meilleur ton de le regarder de haut en songeant bien visiblement : « Quand on est d’une famille de rien.. Au fond, néanmoins, et malgré ces piques peu fréquentes, ils formaient un ménage point du tout désuni.

En ce moment le maître de maison, verre en main, était assis et causait avec Marius Chênevert, son gérant que, comme toujours, il avait tenu à inviter. Ils discutaient des choses de l’usine. À leur côté, sur une console de style jacobite, dernière acquisition de sa femme, fleurissaient les bouteilles : whisky — et du Dewar’s, s’il vous plaît ! — genièvre, cognac, bière, et des baguettes au fromage à côté de craquelins.

Il y avait là Gaspard Lafontaine, agent d’assurances par métier mais politicailleur par passion. Dix phrases, et l’on savait qu’il était à tu et à toi avec tous les ministres de Québec comme d’Ottawa. Il conversait en ce moment avec le journaliste Donatien Beaugrand, mal rasé, noir comme un négrito, laid comme un pou, et dont les oreilles immenses faisaient semblant d’écouter tandis que ses yeux bigles louchaient littéralement vers la provision d’alcool. Dans une heure il serait effondré dans un fauteuil ou sorti sans que personne, pas même lui, ne s’en soit aperçu. Il nagerait dans cet éden cosmique que poursuivent sans cesse les ivrognes et se réveillerait au matin dans quelque poubelle. Si on l’invitait, c’est qu’il avait la dent dure. Le pamphlet hebdomadaire, le Juste, dont il était propriétaire et unique rédacteur, avait le verbe haut mais pouvait se taire si l’on employait les arguments nécessaires. Enfin, on le savait resté dans les meilleurs termes avec le ministre des Travaux publics, à Ottawa, son ami d’enfance et son condisciple. Cela faisait oublier sa hideur et les taches suspectes qui maculaient ses vêtements. Intelligent et cynique, il supposait que Garneau le destinait à quelque besogne ; aussi buvait-il libéralement de son whisky, en acompte.

— Je suis passé devant vingt-cinq personnes dont quatre députés, vantardisait Lafontaine. L’antichambre était pleine. Mais j’ai foncé dans son bureau et je lui ai dit : Pitou — moi, je l’ai toujours appelé Pitou — je ne te laisserai pas faire cette bêtise-là. Taschereau est en train de te mettre dedans. Là-dessus, il m’a avoué…

À la faveur d’un instant de silence imprévu, il baissa la voix juste assez pour attirer l’attention de ceux qui se trouvaient à portée :

— … Que Johnson voulait donner le contrat à la Quebec Foundation. Mais je lui ai dit net, fret, sec que ça pouvait pas se faire comme ça…

Beaugrand s’était doucement glissé de côté et avait colleté la bouteille de whisky. Il mesura du regard ce qui en restait et se versa un bon demi-verre. Puis il déposa avec un soin amoureux la bouteille au dernier rang et disposa les autres de manière à ce qu’elles fissent écran et la protégeassent contre les soifs indiscrètes.

Paul Leblanc, toujours soigné, à la boutonnière un œillet dont la queue trempait dans un minuscule vase d’argent dissimulé sous le revers, les dents comme un service de Limoges, regardait machinalement du côté des dames. On l’eût dit faisant un choix. Peut-être cela était-il vrai. On le savait galant et les femmes lui en savaient gré. On ignorait ses ressources et les hommes lui en montraient méfiance. Après un début d’études légales passées surtout à tirer les jupes des serveuses chez Geracimo, il avait un jour disparu. Ses connaissances l’avaient retrouvé quelques mois après inspecteur aux douanes. Garneau le tolérait à peine. Il lui en voulait de se laisser confortablement porter par la vie. La semaine précédente, dînant par affaires dans un hôtel de Hull, l’usinier avait cru voir passer vivement, dans le corridor des salons particuliers, Leblanc bientôt suivi d’une femme au visage enfoncé dans sa fourrure et au sillage violemment et luxueusement parfumé. Or ce parfum, il avait eu la surprise de le retrouver dans le bureau même du ministre des Postes, à Ottawa. Il n’avait point osé s’informer discrètement sur un sujet aussi délicat ; mais il finirait bien par savoir. Il n’avait pourtant rien dit quand sa femme avait annoncé :

« Ce soir il y aura Paul Leblanc et Jean-Marie Knox ; et ton ami Beaugrand ! »

Knox, l’air mal ressuscité, les cheveux blond cendré rejetés en arrière sauf une mèche coulant sur l’oreille, se tenait noblement, la main gauche posée sur l’épaule de Marthe Gaudet, son égérie du mois. La bouche épaisse de toutes les amertumes humaines et surhumaines, il laissait goutter le robinet de sa tristesse :

« … Ah !… le Canada !… Montréal !… La poésie !… La littérature ! … (La main droite longue et pâle, où les ongles noirs faisaient dièses sur le clavier d’ivoire, monta lentement puis retomba en un geste de danseuse) … Impossible de respirer… Je songe à m’engager… comme égoutier à la ville… n’importe quoi… gagner ma vie… »

Tout le monde souriait. On savait que son père, dentiste à la mode, lui payait un appartement luxueux avec un valet de chambre japonais, ce qui semblait à tous le comble du raffinement. Jean-Marie Knox, malgré son nom, parlait mal l’anglais et avait dû s’appliquer longuement pour mettre au point la touche d’accent britannique qu’il affectait. En littérature, l’Éclaireur de Beauceville avait, sans doute faute d’autre matière et à la stupeur de ses abonnés, publié de lui un poème d’une trentaine de vers et plus tard un sonnet.

« Mon œuvre… oh ! (il haussait les épaules)… Surtout mon sonnet : « L’Infinitif éternel »… J’ai failli… mais c’est raté… Du mauvais Lautréamont… »

— Vous exagérez, murmura l’égérie, à tout hasard.

— Hélas… non…

— C’est très beau, je vous assure. Ainsi :

Elle commença de réciter, doucement ; et sa voix était fraîche comme la neige d’automne :

« La fontaine épandra le charme de ses eaux,
« Narcisse aux bras d’argent ; et dans l’or des roseaux… »

— Je vous en prie, Marthe. C’est indécent !

Madame Garneau passait, toute heureuse ; Conrad Lanteigne, le député, venait d’arriver.

« Alors, ma chère Aline, vous avez trouvé une bonne ? »

Elle s’assit parmi les femmes, entre Marthe Gaudet et Aline Knox grassouillette et terre à terre, et qui formait avec son esthète de mari l’attelage le plus saugrenu. Elle n’était pourtant point sotte et ne semblait nullement malheureuse. Leur ménage se rompait apparemment sitôt arrivés quelque part ; et ils ne reprenaient conscience l’un de l’autre qu’au moment où elle lui disait :

« Tu t’en viens, Jean-Marie. »

Ce à quoi il répondait, de façon inattendue et sans sourire :

— Tout de suite, mon amour.

Elle l’aidait à mettre son pardessus et il lui tendait son rouge à lèvres car elle ne portait jamais de réticule.

Madame Gaspard Lafontaine, le teint voué au beige comme ses robes, disait l’ennui de laver la vaisselle, ce qui faisait vraiment un peu peuple au gré des autres. Mais on plaignait tacitement le sort lamentable vers lequel son mari conduisait la barque conjugale. On saurait avant longtemps qu’elle cherchait du travail et cela signifiait l’abandon de la plupart de ses amies. Quant à madame Chênevert, la femme du gérant de l’usine, elle portait ce soir-là une robe étonnante, noire à large parement de soie verte qu’elle pouvait renverser en un instant, changeant d’un geste son corsage tout noir en un corsage tout vert. Cela hypnotisait littéralement Beaugrand qui, déjà complètement imbibé, ne tenait encore debout que par un miracle d’habitude.

— Les domestiques sont vraiment impossibles aujourd’hui. Tenez ! mon mari se cherche justement un chauffeur…

Hortense Garneau constata avec une joie secrète l’éclair de surprise envieuse dans les yeux de ses auditrices.

— … mais même en y mettant le prix, il ne peut vraiment trouver personne de fiable.

Elle papotait sans cesser de voir à tout, surveillant particulièrement Beaugrand dont les yeux commençaient de s’écarquiller ; il marchait les doigts curieusement écartés, signe qu’il était presque à point. Elle ne cessait pas, non plus, de percevoir le désir inconscient des hommes flottant autour d’elle dans les volutes de la fumée. Elle n’était point belle, avec une peau mate, douce à toucher des yeux, et des lèvres humides intensément vivantes. Mais son port, sa démarche, ses moindres gestes avaient un charme directement sexuel qu’elle accentuait tant par sa mise que par l’audace modérée d’un maquillage rare à cette époque. Honnête en vérité, elle eût été offusquée si un ami de son mari lui eut murmuré des propositions trop directes ; mais elle ne l’eût pas été moins de passer inaperçue comme de ne pas inspirer à Jean-Marie Knox des double-sens discrets et à Lafontaine des compliments de village. La veille, un adolescent l’avait frôlée avec insistance, dans la presse de l’ascenseur, chez Eaton. Pendant qu’elle choisissait longuement des gants, elle avait senti une volupté chaude monter à sa bouche à le deviner qui, à quatre pas derrière elle, la mangeait de ses yeux tendres et inquiétants de collégien.

— Hortense !

Son mari l’appelait de la pièce voisine. Elle le trouva mettant son pardessus et le regarda avec surprise.

— Comment, tu sors ?

— Oui. Lanteigne m’a apporté des nouvelles d’Ottawa. Et je viens d’avoir un coup de téléphone…

La sonnerie du téléphone, en effet, avait joué, quelques instants plus tôt. Il s’était trouvé là et avait répondu lui-même.

« … l’honorable Aegédius Saint-Jacques est en ville pour une heure. Il repart pour Toronto. Il faut que je le voie. »

Elle lui fut reconnaissante de ces précisions ; d’autant qu’il n’en était pas coutumier.

— Tu n’emmènes pas monsieur Lanteigne, au moins ?

— Mais non, répondit celui-ci avec une amicale bourrade à son hôte. Si vous pensez que je ne vais pas en profiter, pendant que votre mari ne sera pas là !

En rentrant dans le salon, elle ne faillit pas à dire :

« Il faut excuser mon pauvre mari, obligé de sortir ! On vient de l’appeler. Une conférence importante avec un ministre. »

— Pauvre Hortense ! Et pauvre lui ! Ce n’est pas une vie. Toujours sur la trotte.

— Ah ! ces hommes d’affaires ! murmura avec compassion Marthe Gaudet, en regardant madame Lafontaine.

Hortense Garneau fut la seule à ne pas sentir passer un léger souffle d’ironie.

Dans la rue, Garneau fut un bon moment sans parler à son gérant qui l’accompagnait.

La nuit était tiède, une humidité de salle de bain. Une nuée basse coiffait la ville, rouge comme le reflet immense d’une conflagration.

Après un long hiver, l’air paraissait tonique et capiteux. On sentait mai à fleur d’horizon, avec ses nids et ses feuilles toutes neuves. En attendant, les branches des arbres étaient déjà moins grêles et, sur les ramilles, les bourgeons en chapelet avaient l’air de chatons. Des bouffées capricieuses soulevaient les pans des pardessus et faisaient tourbillonner la poussière dans les encoignures, avec les immondices que la neige disparue ne pouvait plus cacher.

— Alors, monsieur Garneau, vous voulez vraiment que je dise demain au père Gervais de ne plus revenir.

— Combien de fois est-ce qu’il faut que je vous répète. C’est agaçant à la fin. Son avis ; demain.

— C’est que… le pauvre vieux… Avec sa femme à l’hôpital et son garçon épileptique…

— Qu’il le place. Ou qu’il le garde s’il le veut. Ce n’est pas mon problème. Et c’est une manufacture que j’ai ; pas un hospice !

Chênevert ne répondit rien. Il connaissait la dureté du patron. Ils marchèrent encore quelques instants en silence. Un taxi passa ; Garneau le héla.

— Bonsoir, Chênevert.

— Bonsoir, monsieur Garneau.

— Chauffeur, prenez l’avenue du Parc, en descendant.

Et quand on s’y fut engagé, il précisa :

« … Rue Jeanne-Mance, passé Prince-Arthur. Je vous indiquerai la porte. »

Il n’était pas tard et Chênevert décida de rentrer chez lui à pied. Deux bons milles, d’ici à la rue Berri. Mais la nuit était douce. Il entra chez un marchand de tabac, acheta un paquet de cigarettes, vit que le Financial Post de la semaine était arrivé et, à la lumière de la devanture, chercha la cote du Textile.

Des couples passaient en riant. Des hommes lourds dont le visage reflétait l’inquiétude du lendemain. Des femmes. D’autres femmes au visage hermétiquement clos sur leurs maigres secrets. Un ivrogne, l’esprit concentré sur la route du retour.

Beaucoup de Juifs. Le quartier, de plus en plus, s’enjuivait. Déjà ! L’invasion d’Outremont était commencée.

Dès que ce quartier s’était ouvert et que des familles chrétiennes de la bonne bourgeoisie étaient venues s’y installer, les propriétaires de boutiques de robes de la rue Sainte-Catherine, les gros importateurs du pied de la rue Saint-Laurent, les fabricants de casquettes de la rue Duluth et les pelletiers du vieux Montréal, tous Israélites, avaient cessé de convoiter les appartements de la rue Esplanade que les autres races leur avaient abandonnés. Fuir le ghetto était depuis des millénaires leur instinct majeur ; et pourtant, où ils s’établissaient, là était le ghetto qu’ils traînaient avec eux et en eux.

Petit à petit le niveau sémite montait dans Outremont. Après les appartements, ce seraient les boutiques. Puis les échoppes et les petits ateliers. Plus tard les boucheries afficheraient l’étoile à six branches : Finkelstein’s Kosher Meat Market.

Et dès lors, les familles canadiennes françaises, anglaises ou écossaises ne songeraient qu’à fuir ces rues dont les trottoirs ne seraient plus assez larges pour trois voiturettes de front poussées par des femmes crépues ; pour les hommes discutant de Sionisme et des cours du coton ; pour les jeunes gens habillés à la dernière mode de Hollywood ; et pour les enfants beaux comme des Jésus. Tout cela grouillant de vie, les épaules voûtées par l’habitude de l’injure mais les yeux clairs d’espoir et de volonté.

Puis, plus tard, les fils des bourgeois chrétiens partis, les fils des bourgeois juifs ne voudraient plus habiter ces mêmes rues. Ils les abandonneraient à leurs coreligionnaires en lévite, aux élèves rabbins et aux commissionnaires qui passent dans les rues portant à brassées les pardessus neufs et les renards argentés. Éternellement nomades, ils continueraient à chercher une terre promise dans les lieux où les Philistins les auraient précédés.

Chênevert descendait la rue Clarke ; aucune boutique qui montrât une affiche française ; aucune échoppe où l’on vit quelque visage d’Écossais ou même d’Italien. À peine ici et là quelques Polonaises blondes et trapues. Ou des Roumains à moustaches.

Il songea que les Juifs, intelligents et laborieux, se cantonnaient heureusement dans quelques industries partout les mêmes. D’ailleurs ils n’étaient point mauvais patrons, sachant reconnaître le bon employé. C’est avec eux qu’il avait débuté, avant de devenir contremaître pour les constructeurs italiens chez qui la Fonderie Saint-Laurent était venu l’embaucher.

Garneau. Quel patron dur ! Mais le salaire était bon et il fallait à Chênevert, qui à trente-deux ans avait déjà cinq enfants, gagner assez pour chausser et vêtir tout ce monde.

Au début, il n’avait point compris son patron et plusieurs fois avait failli le quitter. Il se souvenait de sa fureur, le troisième jour, quand il s’était mis à siffler un air d’opéra. Il n’avait deviné que plus tard, lorsque Dupré, le camionneur dont la voix était si belle, avait été flanqué à la porte. Le patron avait la musique en horreur.

Pourtant il devait y avoir chez Garneau, brutal et impérieux, quelque chose d’humain et de pitoyable. Mais si profondément enfoui, si perdu dans le maquis du reste que c’est à peine si parfois cela se laissait soupçonner.

Ce que Chênevert avait cru saisir, c’était que la brutalité du patron était plus inhumaine encore lorsqu’il avait senti en lui même quelque velléité de douceur. Peut-être aussi le souci des affaires le rendait-il ainsi ? L’entreprise gagnait sans cesse en importance. Depuis que l’on avait accepté du capital américain afin de pouvoir fabriquer des machines pneumatiques, les affaires s’étaient raffermies, étendues. Garneau serait bientôt riche, s’il ne l’était déjà.

Quant à lui, Chênevert…

Il arrivait à sa porte après cette longue marche qui l’avait un peu lassé. Sa femme, qu’il avait laissée chez madame Garneau, rentrerait plus tard. Sa belle-sœur Armande avait, pour ce soir, accepté de garder les enfants.

Il tira sa clé ; poussa la porte.

Tout au fond, dans la cuisine éclairée, Armande berçait la petite Clorinda.

— Sais-tu, André ! Clorinda a l’air malade. Elle fait de la fièvre et elle est toute rouge. Je me demande si ça ne serait pas la scarlatine ?

CHAPITRE

III


ÊTRE  UN HOMME. Ce qui, désormais, pour Garneau était à dire : un roc. Voilà le but à chercher, le seul. Voilà la forme qu’avait pris à ses yeux la poursuite du bonheur.

Puisque l’âge ne l’avait encore éteint ni atténué, il ne voyait dans la vie qu’un effort constant vers une complétion de soi-même à laquelle, dans un âge avancé, — quarante ans ? quarante-cinq ans tout au plus ! — il finirait bien par atteindre. La jeunesse et l’adolescence ? Un long travail de modelage d’où l’homme sortirait, définitif. Jetant les yeux autour de lui, il voyait ses aînés fixés, lui semblait-il, dans leur forme permanente à laquelle de toute éternité ils étaient destinés et qu’ils avaient fini par prendre au prix des efforts plus ou moins douloureux d’une volonté plus ou moins rigide. Pour lui, il se sentait désormais d’âge à crever son cocon, à ouvrir ses ailes au grand et dur soleil.

Quelques-uns, les maîtres, s’étaient pleinement réalisés. Durs comme des statues, nets comme des machines, actifs et dangereux comme elles. D’autres, trop faibles, étaient restés chétifs, amorphes, ébauchés. Lorsqu’il regardait Marius Chênevert, aux épaules alourdies par les années banales, à la moustache éternellement soulignée de brun domestique par un reste de café comme sur les pilotis d’un quai la marque des marées hautes, il avait le sentiment d’un être falot, tout de chair molle, sans charpente d’os ni d’acier. Qui, n’ayant pas su ou pas voulu vouloir, ne s’était jamais complètement matérialisé. Voilà ce qu’il ne serait pas, lui !

Jadis, lorsqu’il n’était que Michel, le petit enfant qui cueillait les sons aériens et jouait à se baigner dans la miraculeuse chevelure de sa mère, c’était sans angoisse, en pleine confiance, qu’il avait voulu le bonheur. Il le voyait là, à portée des yeux et presque de la main, prêt à se laisser saisir et enfermer tout palpitant dans ses bras d’enfant. Quelque chose comme un écureuil apprivoisé aux yeux de perle noire. Comme un oiseau tiède et duveteux. Comme une fleur d’églantier.

Plus tard il en avait rêvé comme d’une chambre magique tout tapissée de rose tendresse, ornée des guirlandes du sourire maternel en attendant celui de Georgette quand elle serait enfin à lui. Tout cela simple et naïf ; comme lui-même était naïf et simple.

Et, voilà qu’il avait suffi d’un accident. Moins même : d’un coup d’œil de hasard sur une photographie passée, pour que tout cela s’évanouît comme une vapeur ; pour que le faux horizon de toile peinte aux couleurs idylliques se déchirât de haut en bas ; et que, par le trou béant, lui fût subitement montré le panorama d’un monde hideux. Tel dans la nuit un paysage révélé par l’éclat de la foudre.

Vaincre. Vaincre les choses. Vaincre les hommes. Vaincre le temps. Et pour cela, se vaincre soi-même, surtout soi-même. Tuer la tendresse qui est un leurre. Tuer la douceur qui est un lien. Arracher de soi la compassion et la bonté, qui font l’homme faible. Tel lui apparut le destin de l’homme, le sien. Il s’y entraînait.

Lorsqu’il avait pris la direction de l’usine, sa secrétaire avait été une jeune orpheline sans charme ; mais douce et dévouée. Elle portait des robes de cotonnade d’une touchante laideur et un sourire hésitant qui semblait demander permission avant que de fleurir sur ses lèvres anémiques. Machinalement, n’étant point sur ses gardes, il avait été généreux avec elle, tolérant sans reproches des retards occasionnels de quelques minutes le matin ; lui permettant des départs plus hâtifs lorsqu’il devinait, à sa précipitation craintive, qu’elle avait ce soir-là quelque sortie avec son fiancé. Il la savait souffrant d’une infirmité, légère mais douloureuse, à un pied. Lorsque fatiguée, elle boitillait. La bousculade dans les trams, aux heures d’affluence, lui était un effroyable supplice. C’est pourquoi, et sans qu’elle le lui demandât, il lui arrivait de la libérer un peu avant cinq heures.

« Vous pouvez partir », lui disait-il de sa voix qui était volontairement froide et tranchante. Dans l’atelier les machines bourdonnaient encore. Elle levait les yeux et regardait l’heure à l’horloge du mur.

— Il n’est pas cinq heures, monsieur Garneau. Si vous le désirez je pourrais rester pour terminer le courrier.

Sa voix avait un léger accent qui trahissait le sacrifice, même s’il était offert gracieusement, sans remords.

— Non, demain.

Elle hésita un moment, puis commit une faute :

— Monsieur Garneau…

Il leva les yeux, le crayon arrêté sur un mot du document qu’il lisait, pour ne pas perdre l’endroit.

— … Je voulais seulement vous dire… vous remercier… Vous dire combien vous… vous êtes bon pour moi.

Elle vit qu’il changeait de visage mais ne comprit point.

— Partez. Allez-vous en. Allez, allez !

Deux semaines plus tard, et comme elle était retenue à la maison par une grippe, elle reçut par la poste son avis de congédiement.

De plus en plus, il recherchait les occasions de ce genre afin de s’endurcir.

Sa situation n’avait encore rien de stable. Sa fortune était loin d’être faite.

Il n’était aujourd’hui encore à la tête que d’une petite usine où l’on fabriquait pour le compte d’une firme étrangère des pièces métalliques. L’établissement, trop grand depuis la paix, était situé dans la banlieue de la ville. Pour pouvoir exécuter les contrats qu’il avait pu décrocher lorsque la paix avait mis fin aux fructueuses opérations des munitionnaires, il lui avait fallu négocier à la banque un assez lourd emprunt dont il n’était pas encore libéré. Les bénéfices accumulés pendant les bonnes années, celles de la guerre, avaient tout juste suffi à désintéresser l’ancien propriétaire, son patron, qui vivait aujourd’hui de ses petites rentes. Quant à Garneau, il pouvait se trouver à la merci d’une échéance et le savait.

Mais il savait aussi que sa force était son vouloir. Il n’avait pour les quinze ans à venir d’autre programme que celui-ci : faire fortune ; comme tant d’autres qu’il connaissait ou du moins dont il connaissait l’histoire. De ces chefs d’industrie, de ces princes de la rue Saint-Jacques, plusieurs avaient commencé encore plus bas que lui. Ludger Constantineau, simple messager à la Bourse, douze ans auparavant, régnait aujourd’hui sur le marché des obligations. Edmour Saint-Denis, directeur d’une demi-douzaine de compagnies et président du Montreal Club, demain sénateur. Norman T. McDiarmid, fils d’un commis épicier dans le Griffintown, sorti de l’école à douze ans pour faire des livraisons à bicyclette et qui à trente-huit ans monopolisait le commerce de l’épicerie en gros. Alberto Marchioni, venu d’Italie au Canada en entrepont, vers 1902, aujourd’hui constructeur de ports ; presque illettré et cinq fois millionnaire. Que d’autres !

Il y avait place pour Robert M. Garneau. Quel serait son domaine ? Il l’ignorait encore. Ce dont il était sûr, c’était que l’occasion s’offrirait un jour, à lui comme à tout le monde ; mais que lui ne la laisserait pas passer sans bondir. Il savait aussi que rien ne l’arrêterait. Il serait des chefs de l’industrie, ou des chefs de la finance, des maîtres dorés de Montréal et du Canada. Il tutoierait les ministres, achèterait les juges, jetterait bas ses adversaires.

En attendant, il faudrait peiner et il était prêt à peiner. Plus tard il connaîtrait la détente et les voyages et les longues flâneries dans les clubs d’hommes d’affaires où même le repos est mis à profit. Plus tard, lorsque l’élan étant donné, il n’aurait plus qu’à se laisser porter par le succès.

Il vaincrait. Il vaincrait les choses, les hommes, le temps. Mais ce qu’il désirait vaincre surtout, — il ne s’en rendait point compte — c’était non pas un monde, ni un pays, ni une capitale, mais bien une petite ville. Une petite ville dormant au bord de sa rivière aux eaux bourbeuses. Une petite ville sans importance sur la carte et qui déjà avait oublié de Michel Garneau le nom et la personne ; qui ne connaissait point encore Robert M. Garneau.

Trois coups à la porte du bureau.

— Entrez !

C’est le gratte-papier, Lareboulière, Joseph-Édouard, mince de cou et large de pieds, que tout le monde appelle J’Édouard, pour simplifier. Mais J’Édouard, qui est dans le bureau depuis des années, prend cette apostrophe pour un témoignage d’estime et un signe de popularité. D’importance aussi, à peine un étage au-dessous de « m’sieu Garneau ».

— Il y a là un individu, lequel veut vous entrevoir.

Parce qu’il a encore de la parenté outremer, une grand-tante qui habite en France « la ville de Clermont-Ferrand que mon grand-père en est venu de là en ’70 », Lareboulière affecte un langage particulier et un accent vieille-France de haute fantaisie. Cela fait hausser les épaules aux dactylos et pousse les autres employés mâles à exagérer encore, par réaction, leur parler canayen et leurs expressions populacières. Mais rien ne trouble J’Édouard, lecteur assidu du Devoir, qui cite Bourassa, Orner Héroux et Léon Daudet ; qui porte à ses revers de veston à la fois le bouton de la Ligue du Sacré-Cœur, la croix de tempérance et la fleur-de-lys.

— Et qu’est-ce qu’il veut ?

— Sauf votre honneur, monsieur Garneau, il ne m’a pas fait de déclaration. Mais il a dit qu’il était urgent.

— Bon ! Qu’il entre. Ensuite, vous m’apporterez la correspondance avec la Commercial Assurance Company.

— Selon, monsieur Garneau. Selon.

Touchant sa visière verte d’une main pompeuse, J’Édouard s’effaça pour laisser entrer.

— Excusez-moi si je vous dérange, m’sieu Garneau, mais c’est rapport à un renseignement. Je suis le détectif Dagenais.

— Et qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

Fouillant la poche de son veston, le détectif en sortit un fort carnet noir ceint d’une bande élastique. Il enleva la bande, la glissa en bracelet autour de son poignet pour ne la point perdre, ouvrit le calepin et en tira un carton qu’il posa sur le bureau.

C’était la photo d’un homme âgé, à cheveux rares et blancs, barbe hirsute, faux col sans cravate ; et qui semblait dormir, les yeux clos, la tête légèrement renversée.

— Avez-vous une idée qui ça pourrait être ? demanda l’agent.

Garneau chercha un bon moment sans trouver.

— Franchement, je ne vois pas. À quel propos est-ce que ?…

— Bien, voilà ! C’est un homme qui est mort subitement avant-hier. Évidemment un quêteux. Sur lui il n’y avait rien ou presque. Quelques sous, un mouchoir, pas même de clés. Pas d’adresse.

— Mais où est-il mort ?

— Au poste de Saint-Henri, rue du Couvent. On l’avait mis dans les cellules pour protection. La patrouille l’avait ramassé sur un banc, dans la gare de Saint-Henri. Le matin on l’a trouvé mort.

— Mais je ne vois pas en quoi je puis vous aider ! Moi plutôt qu’un autre.

— Je vais vous dire. Tout ce qu’il avait sur lui de particulier, c’était des découpures de journaux. Et chaque découpure était à propos de vous.

— Quoi ?…

— Oui. Une, c’était votre mariage. L’autre c’était… Tiens. Regardez.

Il y avait une demi-douzaine de bouts de papier soigneusement découpés. Un grand datant de sept ans et qui le représentait, lui, Robert Garneau, avec sa femme, le jour de leur mariage. Il se rappelait : Hortense avait appelé un photographe de quartier et lui avait fait promettre de faire passer dans les journaux. Un deuxième, pris de la page financière du même journal et qui contenait l’avis légal pour l’obtention de lettres patentes au nom de la St Lawrence Corporation, Limited. De plus petites, extraites du Carnet mondain, passion de sa femme : un voyage à Québec, un autre à Ottawa, une fin de semaine à Old Orchard.

Ses yeux subitement élargis reviennent à la photo. Il comprend et sent les oreilles qui, traîtreusement, lui rougissent. Dans ces bajoues mal rasées, sous cette calvitie morne, il voit renaître un visage. Pour cacher son trouble, il reprend les petits papiers jaunis et froissés, allume un cigare, cherche dans un tiroir quelque chose, n’importe quoi. Heureusement, l’agent a les yeux tournés vers la cour où deux livreurs s’injurient.

Garneau veut parler mais sa voix fléchit. Il tousse. Il lève les épaules et tend au visiteur photo et découpures.

— Et… qu’est-ce que vous faites de… dans ces cas-là ?

— Bien, si personne ne les réclame, on les envoie à l’université.

— À l’université ?…

— Oui. À l’université. Pour les étudiants, la dissection.

L’agent remet soigneusement le tout dans son calepin dont il fait claquer la bande élastique avant que de l’enfourner dans sa poche.

— Mais… quand vous l’avez amené au poste, il n’a pas donné de nom ?

— D’abord on a pensé qu’il était saoul. Mais faut croire qu’il était malade. Dans le registre, on a inscrit Lasalle. Ça peut être Lacerte. Ou Laserre. Ou quelque chose comme ça. Et puis tout ça, ça ne veut rien dire » après tout. Ces traîneux-là, un nom ou un autre ! En tout cas, il est à la morgue depuis deux jours. Il n’y a encore personne qui l’a identifié. On m’a envoyé vous voir parce que… on ne sait jamais.

Garneau se leva de son fauteuil et, par-dessus le bureau, tendit au visiteur un de ses petits papiers qu’il allait oublier.

— Je regrette de ne pouvoir vous aider. Mais vraiment je n’ai pas la moindre idée qui ça peut être.

La porte feutrée se referma avec un bruit sourd, plus sourd encore que d’habitude, sembla-t-il. Et plus sonore en même temps ; comme un couvercle ;

Une sirène se mit à hurler, seule d’abord et lointaine. Puis une autre, et une autre ; puis toutes à l’unisson. Elles avaient jailli presque en même temps, comme au signal d’un invisible chef d’orchestre. Rien ne pouvait mieux faire sentir combien la vie collective était rythmée, combien tout y était prévu, rangé, fixé. Il était midi moins cinq. Automatiquement, quatre cent mille bras dans l’île de Montréal venaient d’interrompre les mouvements répétés depuis le matin et de retomber, lassés ; pour, tous ensemble le moment d’après, prendre les deux cent mille cantines où attendaient quatre cent mille sandwiches et deux cent mille bouteilles thermos remplies de café. Midi moins cinq. Les hommes venaient de reprendre conscience des femmes ; les femmes conscience des hommes. Et tous, déchaînés pour une heure de leur machine, reprendraient temporairement possession du monde.

Quand les sifflets se furent tus, il y eut une minute de silence léger. On entendit un grondement sourd et bref qui était le coup de canon du parc Mance annonçant midi précis. Et ce fut la pluie douce, liquide et claire des cloches tintant l’angelus, faiblement, obstinément.

Garneau était debout près de la fenêtre. Il ne regardait rien. Il n’écoutait rien.

Car sans regarder il voyait un spectre de plus se ranger près des autres, dans l’abîme brumeux de son passé.

Lui, cherchait au fond de son cœur le premier jaillissement joyeux d’une haine enfin assouvie.

Mais il était déçu. Il ne sentait aucune joie.

CHAPITRE

IV


SUR  la moquette du salon, les deux enfants jouaient avec Moumoune. Moumoune était une trouvaille de Jocelyne qui l’avait aperçu, à peine gros comme un rat, confortablement assis au beau milieu de la chaussée, avenue Dollard, près de la maison. Pour ne pas l’écraser, les autos devaient freiner brusquement, virer brutalement sur deux roues, ou lui passer en trombe, de justesse, par-dessus la tête ; jusqu’à ce que quelque chauffard s’amusât de lui casser les reins. En attendant, calme, confiant parmi le tourbillon des monstres puants, et minuscule par comparaison, il regardait le soleil de ses prunelles verticales et, de temps à autre, bâillait démesurément en montrant les aiguilles blanches de ses dents.

Quand sa fille était arrivée portant en ses mains cette boule de fourrure noire, Hortense n’avait pu que sourire. Il était dans le caractère de Jocelyne d’incliner à la tendresse. Le moindre moineau lui faisait écarquiller les yeux ; et elle avait un jour pleuré sur une coccinelle écrasée par son pied. Son nouveau jouet fut installé dans un coin de sa chambre, sur un vieux coussin.

Le père avait simplement demandé :

— D’où est-ce que ça sort, cette chose-là ?

— C’est des idées à Josse, avait répondu Lionel, de sa voix de huit ans qu’il voulait faire mâle. Qu’est-ce que tu veux, papa, ça n’est qu’une petite fille !

— Bon. Mais s’il crotte partout… dehors !

— Certain, papa. Certain, dit anxieusement Jocelyne. Je vais y faire bien attention. Je lui ai mis une boîte. Mais je le garde, mon minou.

— Ce n’est pas un minou, reprit la bonne. C’est une minoune.

— Comment vois-tu ça, s’enquit Jocelyne.

— Par les dents, c’t’affaire, répondit Gratia.

La mère avait ri, le père n’avait soufflé mot ; et Minou était devenu Moumoune.

De temps à autre, une querelle éclatait : Lionel tirait la queue de la chatte en criant : « Ding ! Ding ! », pour le plaisir de la voir se retourner brusquement, les oreilles couchées, dressée comme un boxeur, griffant l’air de ses deux petites pattes maladroites. Après quoi Moumoune se réfugiait sous un fauteuil d’où Josse avait toutes les peines du monde à la tirer tant que son frère était là.

Ce dernier avait de son père un visage net qui à huit ans perdait déjà cette douce plénitude commune à tous les visages d’enfants. Le front commençait à s’accidenter. Le menton voulait s’affirmer. L’œil était précis comme une mire. Il marchait en roulant un peu les épaules et, comme son père, s’arrêtait parfois brusquement, le regard fixé sur quelque chose qu’il était seul à voir. Il avait une façon à lui de saisir, sans demander permission, un jouet de sa sœur ou un gâteau, en tenant le front haut comme pour braver.

Quant à Jocelyne, elle semblait à première vue tenir plutôt d’Hortense, dont elle avait un peu le port de tête élégant. Mais il y avait en elle toute une douceur qui n’était pas en sa mère et encore moins en Robert Garneau. Ses longs cheveux blonds très pâles qu’on lui faisait porter flottants sur les épaules, contre le goût de son père, lui donnaient un air limpide de source forestière. Elle aimait la parure, semblait avoir plus de goût et de charme que d’intelligence, encore qu’elle fût loin d’être sotte. Lorsqu’elle dormait, on eût pu croire qu’elle avait longuement cherché la pose tant il y avait en elle d’exquis abandon.

Tous les quatre vivaient dans un décor qui résumait le bourgeois montréalais, — et, généralement, canadien ou américain — des années 1920. Un énorme divan flanqué de deux fauteuils monstrueux formait le fameux « set de chesterfield » recouvert de velours à ramages et dont tout « vivoir » honorable ne se pouvait passer. Il y avait, entre autres choses, sur une table une coupe de marbre rose où deux colombes buvaient le vide, sous une lampe en simili fer forgé frangée de verroterie.

Hortense était ravie de son appartement. Il était un progrès sensible sur le plain-pied où, jeune ménage, ils s’étaient installés, rue Bordeaux, près de la rue Marie-Anne, et qui n’était guère mieux que la maison paternelle de la rue Mentana. D’habiter Outremont la rendait très fière. Garneau, lui, n’y voyait qu’une étape dans son ascension.

— À quelle heure est-ce qu’il va rentrer, papa ?

— Je ne sais pas, Jocelyne. Tu sais bien que ton papa est occupé. Il travaille fort.

— Papa, renchérit Lionel, papa, c’est l’homme le plus important de Montréal. C’est l’homme le plus riche du monde.

À l’appel de la sonnerie, Hortense se précipita au téléphone.

« Allô. Oui, c’est toi, Éva ? »

— Qui c’est, maman ? demanda Lionel.

Et comme elle ne répondait pas :

— Qui c’est, dis, maman ? Je veux savoir.

— Tiens-toi tranquille ; c’est madame Vanasse. Allô… Oui, Éva, j’allais justement sortir. Je m’en vais chez Morgan pour choisir un ameublement de salle à manger. J’ai décidé de changer…

Courir les comptoirs, telle était la principale, presque la seule occupation de madame Garneau. Elle avait une bonne de tout repos, laide, grognonne et dévouée, à qui elle abandonnait la régie de la maison et le soin des enfants. Néanmoins, elle ne trouvait point de répit. Son lit la retenait longuement le matin, plus longuement encore lorsqu’elle pensait à celles qui, à cette heure, mesuraient des étoffes dans les boutiques ou prenaient la dictée dans les bureaux. Toute heureuse lorsqu’une amie l’appelait à qui elle pouvait laisser voir la vie facile qu’était la sienne :

« … Excuse-moi un instant… c’est la bonne qui m’apporte mon jus d’oranges. »

L’après-midi se passait généralement dans les magasins, sauf les jours où se réunissait son club de mah-jong : Éva Vanasse, Aline Knox, Germaine Lanteigne, femme du député de Maisonneuve, et quelques autres ; la plupart habitant comme elle Outremont.

De temps à autre, elle allait prendre le thé au Castle Blend avec Mary Harrison qu’elle avait connue au couvent du Mont-Sainte-Marie et retrouvée depuis.

Mary était assistante à la Redpath Library de l’Université McGill. C’était une grosse fille aux cheveux filasse et aux mains gourdes, qui pleurait encore le seul homme qu’elle eût jamais aimé et le seul aussi qui jamais se fut occupé d’elle. Il avait été tué en 1918 dans l’attaque de Mons, le matin même de l’armistice ; aussi, Mary pouvait-elle librement parler de « son fiancé ». Elle portait au doigt sa bague d’ingénieur, seul souvenir qu’il lui eût laissé en partant.

Qu’elle fût bibliothécaire ne disait rien à Hortense. À peine y avait-il dans le salon de celle-ci, entre deux appuis-livres, trois petits volumes reliés commercialement en maroquin : une Anthologie des Poètes contemporains. Plus : le Vieillard, de Mgr Baunard, et Corbin et d’Aubécourt, de Louis Veuillot, à cause de leur reliure. Elle ne les avait jamais ouverts, ne lisant même pas le journal, sauf le Carnet mondain dans l’espoir d’y trouver son nom, ce qui arrivait de temps à autre, grâce au soin qu’elle prenait de signaler à la chroniqueuse chacun de ses déplacements.

Son mari ne lisait pas plus qu’elle. Ce vice, dans leur monde, était ou ignoré ou tenu pour suspect. Un liseur n’eût pas inspiré confiance à Robert M. Garneau ; ce ne pouvait être qu’un bohème, un être qui n’entendait rien aux affaires. Telle était une des raisons, mais non la seule, de son antipathie envers Jean-Marie Knox.

Ce qui, en Mary Harrison, flattait Hortense Garneau était son nom même. Il était de bon ton d’avoir une amie anglaise. Elle ne perdait pas une occasion de glisser :

« Mary Harrison, ma meilleure amie… Comme disait l’autre jour Mary, Mary Harrison… Mary Harrison qui est à la bibliothèque de McGill m’a dit qu’en Angleterre… Mary Harrison a vu à New York… »

Elles ne se voyaient pourtant qu’une fois le mois, à peine ; et encore était-ce toujours Hortense qui provoquait la rencontre. La situation des Garneau, meilleure depuis quelque temps, permettait même à Hortense d’inviter son amie à déjeuner en ville, la plupart du temps au Tudor Grill Room dont la cuisine était mauvaise mais la clientèle surtout anglophone.

À la fin de l’été, et comme Lionel allait avoir dix ans, il fallut décider du collège où il entreprendrait ses études secondaires. L’endroit fut, dans le ménage, un sujet de discussions prolongées et même de bouderies. Sur le fait du « cours classique », ils étaient d’accord ; leurs moyens permettaient cette affirmation de supériorité. La mère surtout avait hâte de pouvoir dire à ses partenaires de jeu : « Mon garçon qui est au collège… ». Elle y voyait une victoire sur les Lanteigne et sur les Carrière dont les fils n’allaient qu’au Mont-Saint-Louis.

— Ce n’est qu’un simple cours commercial, disait-elle.

— Je vous demande pardon, corrigeait madame Carrière, c’est un cours scientifique. C’est écrit dans le prospectus.

Pour son Lionel, Hortense aurait voulu le Loyola où les Jésuites donnaient l’enseignement en anglais à tout ce qu’il y avait de mieux comme Irlandais catholiques.

— « Et vous savez, on y fait beaucoup de sport. »

Bien entendu, elle prononçait sportt, à l’anglaise.

Mais Robert avait décidé que ce serait le nouveau collège français des mêmes Jésuites, Brébeuf, où allaient entrer aussi les deux fils du sénateur Gauvreau.

En septembre, Lionel fut admis en Éléments latins.

Les absences de Garneau étaient peu fréquentes et consistaient surtout en brefs voyages à Québec ou à Ottawa. Depuis les jours faciles de la guerre, il n’avait jamais cessé d’avoir avec les hommes politiques des relations profitables. Vaguement libéral d’opinion, ce qui signifiait simplement qu’il votait systématiquement et sans autre examen pour le candidat officiel du parti, il entendait bien en politique être non pas de ceux qui servent, mais plutôt de ceux qui se servent.

Il lui arrivait de prendre le rapide du matin pour l’une des capitales, d’y passer quatre ou cinq heures et de revenir ensuite par le dernier train. Il avait déjeuné dans un restaurant à service rapide, s’il était seul ; au Château Laurier ou au Château Frontenac, luxueusement, s’il avait un invité utile.

Cette fois-ci, il était quelque peu soucieux lorsqu’il prit le train pour revenir d’Ottawa à Montréal. Le contrat qu’il espérait décrocher semblait lui échapper. Il était pourtant allé assez loin dans la voie des gratifications. Mais la souscription qu’on lui demandait « pour la caisse électorale », ne lui laisserait qu’une marge de profit bien mince.

Il ne se scandalisait point de la vénalité de quelques députés et fonctionnaires. Cela lui paraissait normal. Et normal aussi le fait que les malins comme lui en profitassent. Il était même surpris de la sévérité relative de certains hommes en place sur ce point. Parfois cela marchait tout seul. Il suffisait alors de voir un individu que tout le monde vous désignait. Après discussion des clauses du contrat le personnage sortait de son bureau « pour quelques minutes » mais ayant soin de laisser béante la porte d’un petit coffre-fort commodément placé dans un coin de la pièce.

En rentrant, il allait tout droit au coffre. S’il y avait là « du nouveau » :

— Bon ! bon ! Je verrai qui il faut demain. Je pense que cela ira, disait-il. Il était satisfait.

Ou au contraire :

— Je ne suis pas sûr que cela puisse marcher. Vous avez de gros concurrents. Mais excusez-moi encore un moment.

Il sortait et le visiteur devait comprendre.

Mais à Ottawa ou à Québec on avait souvent affaire avec des gens qui ne voulaient rien entendre. C’était le cas cette fois.

En revenant d’Ottawa, Garneau n’avait pu trouver place dans le wagon-salon et avait dû partager un siège ordinaire avec une voyageuse. À sa demande : « Is this seat occupied ?… Je vous demande pardon, mais cette place est-elle libre ? »

Elle avait répondu par un signe de tête affirmatif, sans plus.

Il parcourut rapidement le journal puis, désintéressé, tourna machinalement les yeux sur la campagne. Il n’en pouvait voir qu’un morceau étroit, inclus entre le montant de la fenêtre d’une part et d’autre part le profil à contre-jour de sa voisine.

Comme on allumait les lampes, il vit que c’était une femme jeune, probablement anglaise. Vingt ans ? Trente ans ? Ses yeux se portèrent sur les cheveux châtains qui descendaient en longues ondulations souples. Souvent, en tramway par exemple, il s’était amusé à deviner l’âge d’une femme à la seule apparence de ses cheveux, à leur lustre ; il se trompait rarement. Celle-ci n’avait assurément pas vingt-cinq ans. Soignée. Pas riche : le manteau était de bonne étoffe, n’avait pas une tache ; mais deux boutonnières étaient effrangées. De côté, tout en regardant dehors, il voyait le nez fin et la coupure de la bouche dont la lèvre supérieure avancée se gonflait comme un grain de raisin.

Le visage un peu tourné vers l’extérieur, elle regardait apparemment sans le voir le ruban de la campagne qui se déroulait à toute allure, coupé de temps à autre par la masse brutale d’une gare. Et voici que soudain la voyageuse eut un mouvement du coin de la bouche. Ses yeux se fermèrent à demi tandis que, lasse, sa tête s’appuyait en arrière. Entre les cils que frappait le dernier rayon de soleil bas, Garneau vit briller une étoile humide.

Il fut pris par surprise ; et avant qu’il eût le temps de s’en défendre, il se sentit bizarrement troublé et saisi. Il ressentit pour cette inconnue, plus jeune que lui de quinze ans, une compassion subite et un intérêt étrange qui n’était ni paternel, ni galant, ni surtout charnel. Certes, ce n’était pas la première fois qu’il s’arrêtait à regarder vivre une femme ; mais ses pensées d’ordinaire étaient plus directes et même assez crues. Dans sa jeunesse, il avait senti comme tous les jeunes gens des passions inavouées, temporaires et secrètes, pour des femmes de tout âge et de toutes conditions : madame Daveluy, la femme du gardien de l’hôtel de ville. Il la revoyait, assise hiver comme été sur sa berceuse, dans le portique vitré de l’escalier qui conduisait au sous-sol qu’elle habitait. Une femme au profil net, presque masculin, à la peau lumineuse sous un casque puissant de cheveux noirs. Chaque fois qu’il passait elle répondait à son œillade par une autre, directe, qu’il ne comprenait pas. Caroline Gélinas, longue et mince, laide de visage mais de corps singulièrement agressif ; vieille fille déjà à cette époque (elle avait alors, mais oui, pas plus de trente-cinq ans) et sur laquelle couraient des bruits qui troublaient le sommeil des garçons. Adrienne Saint-Amand, qui à douze ans faisait tous les hommes se retourner au passage de son manteau rouge feu ; les jambes flutées, la démarche assurée, le sourire inquiétant ; et surtout laissant après elle un sillage chargé d’un charme odorant et inattendu. Tant d’autres. Tant d’autres, dont jeune homme, il rêvait le soir. Avec qui il imaginait des fugues, des aventures ou simplement des nuits qui le troublaient, ou des gestes dont il devait s’accuser au confessionnal. Et Marie-Claire Froment ! Et madame Jodoin ! Et surtout Georgette dont l’image se détachait parmi les autres. Brusquement, d’un souffle, il éteignit la lampe de son souvenir.

Combien d’autres visages, depuis des années. Visages lointains, visages disparus. Il n’était pas de ces hommes en qui un sourire engageant, une poitrine librement affichée, un mot égrillard font sourdre l’aiguillon du désir. Il n’en avait pas moins eu parfois, rarement, des… distractions, des passades, d’une heure ou d’un mois, auxquelles il n’attachait point d’importance et qui dans sa vie n’avaient la valeur que d’un fait divers.

Pourtant il les avait voulues, presque cherchées par moments, moins par besoin toutefois, ou par goût, que pour se prouver à lui-même qu’il était un homme, qu’il était libre, que coutumes et préjugés n’avaient sur lui que peu d’empire. Jamais cependant il n’aurait eu pour ses partenaires d’occasion un geste tendre, une caresse imprévue, une attention délicate, rien qui fût à ses yeux une faiblesse ; pas même un mot qui eût enjolivé la banalité d’une conjoncture amoureuse sans amour.

C’est en continuant à se maîtriser ainsi, il le savait, qu’il arriverait à cette forte possession de lui-même et du monde à quoi il aspirait et qui lui paraissait la première condition de la réussite. Si sa vie était encore dure et peu féconde en joies, c’était sans doute qu’il n’avait pas encore édifié la fortune……

— Je vous demande pardon !… Sa voisine, d’une voix tiède, lui demandait : Pourriez-vous me dire à quelle heure nous arrivons gare Windsor ?

Elle était donc canadienne française. Il remarqua que la main posée sur le manteau portait une alliance.

— Huit heures cinq, madame. Si nous ne sommes pas en retard.

Mollement, la conversation se poursuivit et petit à petit devint plus personnelle. Réticente d’abord, la voyageuse révéla, par bribes hésitantes, un peu d’elle-même. Revenant de Hull où elle avait passé trois semaines, elle rentrait à Montréal.

Avant même que d’avoir eu le temps de réfléchir, il s’offrit d’aller la reconduire à l’arrivée. Surprise, elle refusa. Un peu surpris lui-même, piqué au jeu, il insista.

— Mon auto est à la gare ; je l’ai laissée ce matin. Et je vous descendrai près de chez vous, si vous préférez.

Elle se mit à rire, d’un rire charmant, d’un rire à paillettes :

— Oh ! ce n’est pas que je sois inquiète ! Avec un homme de votre âge, ce n’est pas compromettant…

Il fut blessé, du mot et de la limpidité de son sourire qu’aucun sous-entendu ne troublait. Il fut blessé surtout que cela eût jailli spontanément, sans intention méchante et calculée. Il n’avait après tout que trente-six ans.

— … D’ailleurs, mon mari m’attend à la gare.

Il n’en porta pas moins son sac. La grille passée, il s’arrêta pendant qu’elle embrassait rapidement un homme de taille moyenne, vêtu d’un complet bleu défraîchi.

— Dionis, je veux te présenter monsieur,… qui a bien voulu me tenir compagnie dans le train.

— Monsieur Garneau, Robert Garneau.

— Ah ! bonjour, monsieur Garneau.

Ils se serrèrent la main, poliment.

Dionis Cyr avait un visage tiré et dur, un visage qu’il semblait à Garneau avoir vu quelque part. Il avait un œil de verre et sur la poitrine trois rubans de couleur : un ancien militaire, évidemment.

Pendant les quelques jours qui suivirent et sans qu’il sût pourquoi, Garneau fut hérissé de mauvaise humeur. Et, Chênevert, son gérant, dut subir le gros de l’orage.

Depuis quelque temps d’ailleurs, le patron l’avait pris en grippe. Tout semblait l’excéder chez « et homme qu’il avait hérité de l’ancienne administration et dont il se demandait maintenant pourquoi il l’avait si longtemps toléré et gardé à son service. Il y avait d’abord cette habitude instinctive, lorsqu’il était d’humeur contente, de siffler des airs d’opéra et même de les chantonner d’une voix de baryton fort passable. Mais, surtout, cette manie anticléricale, chez Marius Chênevert ! À tout propos, il trouvait moyen de parler des « curés à gros presbytères », des « curés gras à lard », des « curés en bonnet de vison », des « curés en automobile ». Tout était « la faute du clergé ». Cela était passé à l’état aigu depuis la faillite du curé de Saint-Médard où s’était évaporé la somme invraisemblable de deux cent quarante mille dollars en bel argent de la paroisse et des paroissiens ; la femme de Chênevert y avait perdu les quelques centaines de dollars qu’elle possédait.

— Vous pouvez être sûr qu’il a un beau magot caché quelque part, le curé ! On l’a envoyé aux États-Unis ? En pénitence, qu’ils disent ! Ouais ! On connaît ça.

En fait, on racontait partout dans les cercles bien-pensants que ce pauvre homme de curé avait été l’innocente victime d’un sien cousin, notaire jusque-là sans réputation bonne ni mauvaise, et qui était heureusement mort cinq semaines avant la catastrophe.

Quelques-uns des plumés, dont Chênevert au nom de sa femme, parlaient ouvertement de poursuivre en justice le curé de la paroisse, le diocèse, monseigneur l’évêque même. Pour un peu, à l’entendre, il eût fait un procès au pape.

Garneau souffrait difficilement les sorties de son gérant, tout comme sa musique. Certes, lui-même n’était point du dernier pieux. La messe du dimanche suffisait à sa religion. Mais pour rien au monde il ne l’eût manquée. Son petit Lionel en savait quelque chose : il avait reçu une raclée pour s’être fait prendre à troquer la grand-messe contre une promenade à bicyclette avec des camarades. Garneau prêtait souvent sa voiture aux bonnes Sœurs. Il avait souscrit pour cent dollars à la bourse de monsieur le curé Champagne qui quittait la paroisse. Madame Garneau était dame patronnesse de l’hôpital Notre-Dame, conseillère dans la dévote Confrérie des Dames de Sainte-Anne et lui-même vice-président de la Ligue du Sacré-Cœur. En attendant le Tiers Ordre, quand ils auraient atteint la soixantaine.

CHAPITRE

V


LE  jour  où, rentrant chez lui, Garneau jeta avec une négligence affectée :

« À propos ! J’ai acheté la part de Leblanc, il y a quelques jours : je suis membre du Club de golf de Grande-Baie, »

Hortense poussa un cri et faillit se pâmer de joie. En fait, l’affaire avait été conclue le midi même ; mais Robert ne voulait point trahir son contentement intérieur et la hâte qu’il avait eue de l’annoncer. Il continua :

— Nous pourrions peut-être y aller souper, un soir de la semaine prochaine ?

— Pourquoi pas ce soir ?

— Non, je n’ai pas le temps. Mais après-demain, si tu y tiens. Tu inviteras quelqu’un. Les Lanteigne ? Peut-être l’honorable Saint-Jacques et sa femme, s’ils sont en ville ?

Il y avait des années qu’elle aspirait à cette joie. La fleur des hommes d’affaires canadiens français faisaient partie de ce club. Cela leur donnait le sentiment d’être les égaux des banquiers anglais et écossais qui pratiquaient le même sport à Saint-Lambert, à Rosemère ou à Mont-Bruno, tous clubs où l’on n’admettait que difficilement les gens de langue française. On pouvait être de la Chambre de Commerce, ce qui était bien ; de l’Association des Manufacturiers, ce qui était mieux ; mais rien ne valait la cote que donnait le Club de Grande-Baie. Le nombre des parts étant limité et l’admission sujette à ballottage, être admis classait définitivement un homme. Il ne lui restait, pour atteindre le sommet, qu’à se construire une maison de stuc rose le long de la route où, après un arc de triomphe inattendu, les villas se disposaient avec une irrégularité minutieusement calculée.

Ce n’était pas que le jeu du golf dît grand-chose à Garneau. Mais la culotte knickerbocker, les bas à revers et la casquette de toile, avec le sac à bâtons de golf, symbolisaient pour lui le gravissement d’un échelon de plus dans son ascension. Le jour même de sa nomination, il s’était présenté à son bureau en costume ! Puis il s’était inscrit chez Sam Callahoun, pour des leçons particulières. Ce à quoi il songeait par-dessus tout, c’était aux rencontres qu’il savait devoir y faire et aux « contacts » qu’il y établirait.

Hortense, elle, regrettait qu’il n’y eût pas un costume spécial pour femme de golfeur. La véranda du pavillon l’attirait. Les Lanteigne l’y avait invitée deux ou trois fois et depuis ce temps elle en avait rêvé. Car pendant que les hommes vaguaient sur l’admirable pelouse du green, on avait au loin le spectacle étonnant des montagnes bleutées flottant sur les eaux lumineuses de la baie. L’on avait surtout le spectacle de Montréal tout entier dont chaque jour les habitants étaient fouillés, épouillés, écorchés par la brigade des amazones à moustaches assises sur les berceuses ; tandis que les femmes jolies, fortes de leur jeunesse, surveillaient du coin de l’œil l’époux de leur meilleure amie. Madame Lanteigne avait déshabillé pour Hortense chacune des voisines éparses autour des tables chargées de collins ou de whiskys et qui les regardaient du coin de l’œil en leur rendant la pareille. En deux heures elle en avait plus appris sur les lits conjugaux ou les divans extra-conjugaux de ses connaissances de Montréal et d’Outremont qu’en deux ans de vie.

Quand revenaient les maris assoiffés, cheveux lustrés par la douche, discutant les coups qu’ils avaient faits et surtout ceux que la malchance leur avait fait rater, la conversation devenait flottante. D’une table à l’autre, les hommes se saluaient vigoureusement, avec l’air épanoui de l’agent d’assurances en face d’un client possible ; ce que tous étaient, plus ou moins, les uns pour les autres. Et tous avaient une façon particulière qui suintait l’ostentation et le contentement d’être membre du Club de Grande-Baie ; car ils se savaient ou se croyaient (même chose), enviés du reste de l’univers. N’ayant jamais lu Babbitt, ils ne se sentaient ni gênés, ni ridicules. Pourquoi d’ailleurs l’eussent-ils été ? Tous, ou presque, issus de familles mal aisées, leur travail et leur génie collectif était en train de créer autour d’eux une société nouvelle, un Canada différent, un Montréal meilleur. Plus tard leurs fils, riches de l’héritage laissé par des parents en bretelles, pourraient librement porter la chemise flottante et des souliers bicolores : s’adonner à la fainéantise ou au tennis ; et même se livrer au modelage de nus ou à la peinture abstraite, ce qui ferait hausser les épaules à leurs oncles et les sourcils à leurs tantes.

Garneau était affilié depuis quelques mois maintenant et n’y avait invité encore que peu d’amis. Aussi bien avait-il plus de relations que de camarades. Il était peu liant. Mais il avait rencontré au Club des médecins courus, comme le docteur Marcel Durand-Lapointe, frère de Lacoste Durand-Lapointe, l’as canadien de la Grande Guerre ; et aussi Paul N. Côté, celui de la New York Assurance et du procès célèbre ; Ludger Constantineau, courtier en valeurs ; Longwood Lessard, le spéculateur en grains ; le général Marchand et sa ravissante femme qui, parce qu’elle était une Gatien, des Gatien de la Banque, s’obstinait à ne point reconnaître Hortense Garneau ; et Elmuth Stänger ; et René Bussières ; et Gabriel du Boust, qu’il fallait se garder d’appeler du Bout. Personne n’ignorait que son grand-père avait eu nom simplement Pinette ; qu’il y avait eu à Saint-Côme deux familles Finette ; et que pour les distinguer des autres, on parlait toujours des Pinette du bout du village. D’où le surnom. Quoi qu’il en fût, cet anoblissement verbal avait suffi à donner à Gabriel une allure cavalière et racée qu’il accentuait par sa toilette et qui affolait les femmes. Agent de change, il faisait des affaires excellentes et depuis quelque temps s’intéressait particulièrement à la région d’Amos où l’on découvrait chaque semaine une nouvelle mine plus prometteuse que la précédente.

Parmi ceux-là il y en avait cependant que possédait réellement une passion violente pour ce jeu de golf, calme comme l’Écosse qui l’avait inventé. Ils citaient avec aisance les noms et les exploits des grands professionnels, suivaient par les journaux les tournois américains, discutaient pendant une heure d’un brassie ou d’un niblick.

Garneau, lui, trouvait un réel plaisir à cette détente, à la longue promenade que comportait une partie dans cet admirable décor. Sans qu’ils s’en rendissent compte, les joueurs étaient pénétrés de la grandeur du paysage qu’ils avaient sous les yeux. Une fois ou deux la semaine, en été, Garneau venait au pavillon manger la cuisine d’un chef justement réputé. Il ne regrettait point les sept cent quarante dollars que lui avait coûtés la part, ni les cent dollars de la cotisation annuelle. Pourtant il n’y trouvait pas encore la satisfaction qu’il avait escomptée. Et il en voulait à sa femme d’avoir à ce sujet le triomphe un peu vulgaire.

L’automne venu, les arbres qui bornaient le terrain se paraient de couleurs étonnantes qui, sur la butte où était construit le pavillon, forçait les hommes d’affaires les plus invétérés à s’asseoir face au panorama. Avec les journées raccourcies, le golf du soir était remplacé par de longues séances autour du café et du cointreau dont Hortense raffolait. Dans un coin, les célibataires, ou ceux qui affectaient de l’être, se livraient à une discrète partie de poker.

— Non ! Mais ça c’en est une bonne !

Violemment frappé sur l’épaule, Garneau se retourna.

Il hésita un bon moment devant la main qui se tendait et le visage, pourtant connu. Ces épaules carrées, ces yeux bruns, cette bouche épaisse sur la mâchoire large, ce complet étonnant à carreaux bruns et gris…

Garneau se sentit pâlir. Bouteille ! c’était Bouteille ! Bouteille, son compagnon d’enfance ; Bouteille avec qui il se battait dans le pré attenant à la gare. Bouteille ! Hermas Lafrenière !

La dernière fois qu’ils s’étaient vus c’était, tant d’années auparavant, à… à Louiseville. Lafrenière tenait garage. Il avait épousé Marie-Claire Froment. Où était-elle ? Garneau la chercha des yeux et ne la trouva point. Seul Gabriel du Boust se tenait là, le visage fendu d’un sourire :

— C’est une surprise, hein ! C’est une surprise !

Garneau s’essuya le front, pourtant sec et glacé. Au fond de lui-même, un vent mauvais s’était levé qui faisait tourbillonner des morceaux de souvenirs, des bribes d’images enfantines, des objets et des visages méconnaissables. Toute cette poussière brutale le prenait à la gorge, l’étouffait. Ce qu’il voyait, dans ce face-à-face imprévu, c’était toute sa jeunesse, toute la petite ville, tout son opprobre si péniblement refoulé et qui giclait pour les fissures éclatées.

Hortense, un peu surprise, levait les sourcils en attendant une présentation qui se faisait attendre. Du Boust intervint.

« Madame Robert Garneau… »

Déjà Lafrenière avait tendu la main, une main rugueuse où brillait le paradoxe d’un diamant.

« … Monsieur Hermas Lafrenière, d’Amos, Abitibi. »

— Votre mari a dû vous parler de moi. Des vieux amis. Et toi Garneau, qu’est-ce que tu deviens ?

Le pas était franchi. L’ombre de Michel n’avait pas réapparu. Son nom n’avait pas été prononcé.

En mots abondants et légèrement emphatiques, Lafrenière donnait quelques détails. La vente de son garage, y compris l’agence de la compagnie Ford, à un prix dont il s’épanouissait encore. Le départ pour l’Abitibi…

« … avec mes trois enfants et Marie-Claire. Tu te souviens de Marie-Claire, ton ancienne. C’est maintenant une belle femme. Du solide, je t’en passe un papier ! Tu ne la reconnaîtrais pas ! »

Il avait ouvert un hôtel, mais depuis quelque temps s’intéressait surtout aux mines.

« … Dans dix ans, il y aura dans la province de Québec plus de millionnaires qu’il y a maintenant de quêteux. En ce moment, je m’occupe de la St John Gold, de la Harricanaw Reserve, de la Gallarty et de la Lac-Fret Exploration. Ça, c’est mes compagnies. Mais tout ça, c’est rien ! »

Il se pencha et d’un ton mystérieux :

« Avant longtemps vous entendrez parler de la Royal-Roussillon. Celle-là !.. »

Garneau lui fut éperdument reconnaissant de ce que, pas une fois, il n’avait prononcé le nom de Louiseville. Ils étaient désormais l’un d’Amos, l’autre de Montréal. Quelques instants plus tôt un passant l’avait salué :

« Bonjour, Robert ! »

Un autre avait crié :

« Comment ça va, Bob ? »

Et Garneau n’avait pas parlé de « Bouteille ». Lafrenière avait compris. Sans qu’il en eût été question, Michel et Bouteille, les deux garnements en culotte courte, aux bas reprisés et qui jouaient à se rouler dans la poussière et le mâchefer, disparurent tous deux, doucement enlisés dans un passé à jamais hermétique.

— Ça m’a fait plaisir de te revoir, Garneau.

— Voyons, Hermas, tu peux m’appeler Robert. Viens donc me voir au bureau. Peut-être que…

Lafrenière, relevant la main, fit jeter à sa bague des feux éblouissants.

— Certain, je vais aller te voir. Et si tu veux embarquer avec nous, on pourra des fois te donner une chance… De la grosse argent !… Bonjour, madame Garneau.

— Et salue bien Marie-Claire, Hermas !

Cette rencontre éveilla en lui un contentement contre lequel il n’avait pas eu le temps de se défendre. L’événement l’avait pris à l’improviste. Autrement, il n’eût pas manqué de fuir éperdument devant Bouteille. D’instinct il se dérobait à tout ce qui pouvait projeter sur l’écran de sa conscience quelque image d’un passé cruel désormais irrévocablement proscrit. À ce point que la seule crainte d’y rencontrer de nouveau cet homme eût pu suffire à lui faire s’interdire le club.

Mais tout s’était passé de façon inespérée. Si bien que maintenant, et comme rançon d’une épouvante première dont les derniers frissons s’éteignaient à peine, pour un peu il eût pris dans ses bras encore tremblants l’homme qui venait de le quitter et qui s’en allait, là-bas, en saluant de part et d’autre ses connaissances. Il n’en apercevait plus que le dos, un dos large et voyant comme une affiche lumineuse, dans le veston bigarré ; et la brosse des cheveux sur la nuque pâteuse ; et les jambes bancales qui, pliant sous le faix du corps grossièrement nourri, s’ouvraient en chatière à ras le sol et dont l’arc était encore accusé par les bas écossais à revers.

Une joie inconnue animait Garneau, lui faisait léger l’air de ce soir automnal. Joie, neuve pour lui, de retrouver un camarade, de reprendre un contact ancien, de renouer enfin l’amarre à un môle jadis familier. Toujours jusque-là, une telle occurrence lui était apparue à l’avance sous couleur de catastrophe. Or en Bouteille — ou plutôt en Hermas Lafrenière — il venait de toucher sans répulsion quelque chose de son enfance, un être qui avait eu part à l’époque gênante de sa jeunesse ; mais qui en même temps avait décidément rompu ce cadre ancien que tous deux, semblait-il, répudiaient également. Rien en Hermas Lafrenière qui rappelât le Bouteille agressif du pré de la gare, le Bouteille qui sans vergogne troublait le silence du catéchisme par ses bruits grossiers, qui organisait le pillage des vergers, barrait de traîtres fils de fer les trottoirs de la petite ville…

Robert Garneau se ressaisit. Il mit à revenir au moment présent tout le poids de sa volonté. Il n’était point bon d’évoquer ainsi les choses mortes. Au moindre appel, les spectres pouvaient se lever hors les brumes sournoises du passé. Déjà, en lui, quelque chose avait bougé qui était peut-être… Michel.

— Qui est-ce, ce « monsieur » Lafrenière ? s’enquit Hortense, fort à propos.

Elle avait prononcé le mot « monsieur » de façon à se ménager une honorable retraite au cas où le nouveau venu n’eût pas été « de son monde ». Il s’agissait justement pour elle de le classer dans l’échelle de leurs relations, de lui faire une fiche mentale et de doser l’affabilité qu’elle lui manifesterait à la prochaine occasion. On ne sait jamais ! N’avait-elle pas failli snobber monsieur Edmour Saint-Denis, lors de leur première rencontre ! Elle pâlissait encore à ce souvenir. La leçon lui était restée.

« D’où est-ce qu’il vient ? Qu’est-ce qu’il fait ?… Est-ce qu’il est, lui aussi, membre du Club ? Sa femme, qui c’est ?… Tu ne m’en as jamais parlé, Robert. »

Selon le milieu où ils se trouvaient, elle appelait son mari Bob, Robert ou même Bobby. Si elle l’eut osé, pour faire chic, en certaines circonstances elle lui eût même dit vous.

— Lafrenière ? (Garneau avait failli dire Bouteille ? et avait avalé juste à temps) Hermas Lafrenière ? Oh ! je le connais depuis toujours. Mais je le vois rarement. Il est dans l’Abitibi. Dans les mines. Il a l’air prospère.

— On pourrait peut-être l’inviter quelques jours à venir prendre un cocktail à la maison.

Redevenu prudent, Garneau ne répondit pas.

CHAPITRE

VI


TIENS  ! bonjour Bob ? Bonjour madame Garneau ?

C’était le docteur LeMay, impeccablement vêtu comme toujours, un œillet blanc à la boutonnière. Il s’avançait en roulant car il bedonnait un peu. Il grisonnait aux tempes comme un vieux premier de théâtre. Ses paupières étaient marquées de cent petits plis qui s’y étaient gravés prématurément à force de sourires et de clignements.

— Toujours radieuse, ma chère amie !

— Voyons, docteur, vous exagérez !

— Et modeste, comme toujours ! Quelle femme vous êtes !

Il eut un soupir plein d’intentions. Il avait pris dans la sienne la main d’Hortense, la tenant plus longuement que de raison, en un geste élégant qui gardait cependant quelque chose de médical. Il ne pouvait s’empêcher de tâter le pouls aux gens.

Sa femme Madeleine, elle, une rousse-henné sèche comme un mannequin et tout aussi parfaitement élégante, avait entamé avec Garneau la conversation banale des gens qui n’ont rien en commun :

— Pensez-vous, monsieur Garneau, que le coucher de soleil a été beau ! Il y avait une heure déjà que le soleil était descendu derrière la barre lointaine des Laurentides. Mais il restait, flottant mollement sur l’horizon phosphorescent, de longs lambeaux de jour, de glorieuses écharpes de nuages encore teints d’une pourpre royale qui coulait tout en bas jusque sur la surface invisible du lac.

— J’ai bien peur qu’il pleuve demain.

— Ça se pourrait. C’est bientôt l’automne. Et on n’a pas vu passer l’été tant il a été court.

Un peu à l’écart, le docteur continuait de causer avec Hortense. Il avait tiré son fauteuil tout près du sien. Il la regardait avec une attention constante, presque tendre, la tête un peu penchée, les épaules en avant, mais les cuisses discrètement écartées pour faire place au ventre.

— Je ne pensais pas finir si bien ma journée, chère amie. Moi qui hésitais à venir ce soir au club ! J’ai bien fait.

Cette cour discrète et peu compromettante ravissait Hortense. Sans qu’elle eût jamais à se défendre, elle le sentait aimablement épris, mais avec si peu d’emportement qu’elle l’eût parfois désiré quelque peu plus direct.

« C’est tellement un homme du monde », se disait-elle en guise de consolation.

Il était, à l’estime de madame Garneau, de la plus haute société canadienne française. Elle eût presque dit « de la meilleure noblesse ». La fortune, dans sa famille, ne remontait-elle pas à trois générations déjà ! Le grand-père Lemay dit Balthazar avait été l’un des ingénieurs-conseils pour le fameux pont de Québec. Et l’un des frères de ce dernier, le chanoine Lemay, avait, disait-on révérencieusement, frôlé de près l’épiscopat. Quant au docteur, il se faisait bien voir dans tous les milieux scientifiques et financiers : anglais et français. Chirurgien brillant, Fellow de l’American College of Surgeons, professeur à la Faculté, membre correspondant de la Edimburg Medical Society, il avait la rosette violette que lui avait décernée la France et dont les méchants disaient qu’il la portait même au revers de ses pyjamas.

Quant à madame LeMay, c’était une Simoneau de Québec, bien que de la branche pauvre. Elle n’en était pas moins la petite-fille de sir Tancrède Simoneau, fait lieutenant-gouverneur de la Province, environ 1900, pour services insignes rendus au parti dans la profitable gestion des fonds électoraux. Madeleine Simoneau avait grandi dans les bocages de la Résidence, à Spencer Wood. Aux yeux de toutes, cela lui donnait le droit de tenir la main haute à chacune et d’ignorer le vulgaire. Elle ne s’en faisait pas faute et expliquait mollement :

— Que voulez-vous ? je suis tellement myope. C’est de famille.

Et au jugement d’Hortense cela même, chez elle, était un nouveau titre de noblesse.

— Vous êtes extraordinaire, ma chère… Madeleine.

— Trop aimable, madame… Garceau.

Elle se trompait ainsi, quatre fois sur cinq.

Mais en ce moment, Hortense n’en avait que pour son chevalier.

— Je suis venu au golf, samedi. Mais vous n’y étiez pas, il me semble.

Qu’il eût remarqué son absence, vraiment !… Comme elle eût été heureuse que ses amies fussent à portée d’entendre.

— Nous devions venir, docteur, mais monsieur Garneau…

Il lui paraissait de bon ton de désigner ainsi son mari en parlant à des gens de la grande société.

— … Monsieur Garneau a été appelé à Ottawa, en consulte. Des députés, des ministres…

Elle eut un geste des mains, comme pour chasser l’essaim importun des ministres et des députés.

— Moi, je suis restée au lit. Un peu fatiguée.

Subitement touché, le bon docteur se pencha vers elle. Il en oubliait le pli fragile de son pantalon tendu.

— Rien de grave, j’espère !

Il eut un sourire coquin pour continuer :

« … Des petits ennuis de femme ?… »

— Justement, docteur.

Toute heureuse de la consultation offerte, elle se lança à voix basse dans une description détaillée tandis que son mari causait avec Lanteigne et Paul Leblanc qui s’était joint à eux.

Mais le savant maître n’avait désormais d’yeux et d’oreilles que pour madame Garneau. Il se doutait bien que depuis quelque temps sa santé faiblissait. Elle se fanait, et beaucoup trop rapidement pour ses… trente-huit ans ; quarante ans peut-être, tout au plus. Le foie ? Le pancréas ? Probablement des ovaires kystiques, avec des trompes malades. Ou même, qui sait ! quelque carcinome du col ou du corps de l’utérus.

Tel était le ressort, le seul ressort de son intérêt, le secret mobile de sa fausse galanterie. Personne, sauf sa femme, ne savait à quel point il était vénal, assoiffé d’argent. Tout lui servait d’atout : son tailleur, ses titres, sa prestance, ses relations, le nom de sa femme, la beauté de ses deux filles, ses propres cheveux gris, sa voix tiède et contenue. Il ne faisait pas une excursion en auto sans se diriger vers quelque large maison aux pelouses opulentes où habitait une cliente riche, cliente passée ou future. On disait sa fortune belle ; en réalité, il était sans le sou. Il faisait beaucoup d’argent qu’il dépensait largement pour en faire venir plus encore, tout heureux de sa réputation de richard, hanté par une terreur maladive de la pauvreté. En robes seulement et en falbalas, son épouse et ses filles lui coûtaient bon an mal an une dizaine de mille dollars.

C’est par les femmes qu’il réussissait, gâtant les enfants pour s’attacher les mères ; dans l’attente de la colique qui finirait bien par éclater et qui appellerait chez le petit une appendicectomie d’urgence.

« Une heure de plus, madame, et il était trop tard. Le pus montait vers le cœur. Un des cas les plus extraordinaires de ma carrière. »

Et la maman, toute heureuse, répétait partout :

— Vous savez, mon petit Alain, « le cas le plus extraordinaire de toute sa carrière », m’a dit le docteur LeMay.

Mais il guettait surtout les femmes pour elles-mêmes, surveillant celles qui atteignaient l’âge du cancer naissant ; et l’âge où, fatiguées, attribuant à la maladie ce qui n’était qu’usure et début de vieillesse, elles accepteraient volontiers l’opération définitive et coûteuse. Justement, il sentait Hortense glisser sensiblement vers cette maturité. Déjà, il la voyait en esprit à l’hôpital, dans la « chambre de luxe avec solarium particulier » qui ferait baver d’envie ses confrères. Il voyait surtout le chèque dont il avait un besoin plus pressant que jamais.

— Ce n’est sans doute rien, ma chère amie, probablement rien. J’en suis… à peu près certain. À moins que… Mais non. Mais non. Passez me voir, disons jeudi, jeudi à quatre heures. Un petit examen, pour la forme. Quelques pilules et tout rentrera dans l’ordre. Vous avez d’ailleurs un teint superbe.

Hortense en rougit de joie sous les fards d’Elizabeth Arden qu’elle croyait naïvement invisibles.

(Cinq cents dollars, au moins, pensait le docteur. Et même sept cent cinquante, avec la situation de Garneau ! Et les visites comptées en supplément. Puis durant six mois les injections d’extraits ovariens.)

De nouveau, il eut conscience des doigts de sa cliente qu’il avait machinalement repris. Il les serra doucement et elle répondit à cette pression légère. Le clinicien ne faillit point à percevoir la froideur des extrémités et leur pâleur. Troubles circulatoires, évidemment.

Garneau avait engagé avec Leblanc et Lanteigne une discussion d’affaires dont madame LeMay, indifférente, attendait la fin en poudrant soigneusement son nez que mouchetait de petites virgules variqueuses.

— Alors, Garneau, ça ne vous intéresse vraiment pas. Six appartements, à deux pas du parc Lafontaine. La rue Mentana, c’est la première à l’ouest.

Hortense sursauta. Qu’elle était loin, en ce moment, de cette rue Mentana et de son enfance sans éclat parmi les commis en douane et les maîtres-barbiers de l’Est montréalais. Elle s’en était échappée. Mais elle ne pouvait oublier les vérandas basses garnies de boiseries à jour ; l’épicerie du coin où elle achetait pour un sou, à son choix, quatre boules de gomme aux couleurs assorties, une paire de souris en guimauve liées par un élastique ou un bâton de cannelle d’un dur agréable aux dents et dont, après tant d’années, le goût piquant lui revient à la bouche avec un flot de salive. Il lui semble entendre le bruit fêlé de la cloche fixée à un ressort d’acier brutalement mis en branle par le battant de la porte…

Sans le savoir, elle en sourit du coin des lèvres.

Les rues calmes, ombragées d’érables sous lesquels les soirs d’été, les voisins en bretelles, interpellent d’un perron à l’autre, les voisines en bigoudis…

Et derrière leur logement sans soleil, l’arbre de la cour ! de quelle espèce ? Elle ne l’a jamais su et elle s’étonne, une fois de plus, de jamais n’avoir tenté de le savoir. Cet arbre qui, au printemps, jetait par les fenêtres ouvertes du logis une mousse si légère qu’elle fuyait devant le balai…

Les compagnes ! Que sont-elles devenues, depuis les jours révolus de Mère Masson, à l’Académie Sainte-Blandine, rue Roy, et des Sœurs de la Congrégation à la coiffe bizarrement godronnée ? Jeannette, la petite bossue, ambitieuse et méchante, cherchant à venger sur toutes et sur tout son incurable infirmité ; Édouardina, avec ses longs boudins de cheveux jaunes tous les samedis enroulés sur des lisières de coton, pour le dimanche et la grand-messe ; Camille, qui louchait à volonté ; Gertrude, qui « tombait dans un mal » ; « Poucette » et Dolorès, les inséparables ; Marie-Blanche, racontant à voix basse des histoires qui les faisaient toutes s’esclaffer de confiance, mais qu’Hortense n’avait vraiment compris — en rougissant — que beaucoup plus tard, quand elle était devenue grande fille et même après ; Germaine, enfin, pour qui, en son adolescence, elle avait brûlé d’un amour si parfait et si grand qu’elle eût voulu souffrir pour elle et qu’elle, avait songé, oui vraiment ! songé au suicide, en apprenant son intention de s’enfermer dans la profondeur définitive d’un cloître. Il y a deux ans qu’elle y est morte…

Les jeux dans les resserres superposées des trois logements, parmi les cordes de bois de chauffage, les voiturettes de bébés et les berceaux temporairement remisés entre deux naissances, les chaises boiteuses, les seaux défoncés, les vieilles malles consacrées non point aux voyages, mais aux déménagements prosaïques et, pour plusieurs, annuels…

Enfin, très loin dans le fond des premiers âges, les apartés avec les petits garçons ; les jeux, innocents et impudiques à la fois, que provoquaient leur naïve curiosité ; plus tard, les premières amours enfantines : « Hortense aime Georges-Édouard » affiché sur tous les murs du quartier ; les premières amours, douces et fragiles comme une glace de gâteau…

— Hortense !

Elle sursauta, brutalement jetée à bas de son rêve, bousculée dans le présent. Alors, reprenant conscience de ce qui l’entourait, elle se sentit rougir violemment. Et de se savoir rougissant redoubla sa rougeur ; au cou, à la nuque et jusque sur le front qui étalait ainsi son occulte vergogne. Honteuse, elle rougit de cette excursion momentanée dans un passé vulgaire. Elle rougit surtout d’y avoir pris quelque plaisir. Devant les Lanteigne, les Leblanc et surtout devant les LeMay ! Dans ce décor pour elle si parfaitement distingué du Club de la Grande-Baie ! Si vifs avaient été ses souvenirs, si nettes ces images, qu’elles n’avaient pu, lui sembla-t-il, manquer de se projeter ouvertement sur l’écran de son visage.

— Hortense, dis donc ! Tu n’as pas entendu celle-là ? Il y a Leblanc qui veut à tout prix me vendre une maison à appartements, sais-tu où ? Rue Mentana !… Oui ! rue MENTANA !

C’était ce nom seul, ces trois syllabes qui, tel un éclatement dans les profondeurs, avait ramené à la surface les débris du passé ; d’un passé qui à sa conscience retrouvée apparaissait tristement miteux. Les autres, eux, auraient pu évoquer leurs vacances enfantines à La Malbaie, à Old Orchard et pour madame LeMay, dans les jardins immenses et somptueux de la Résidence, à Spencer Wood. Tandis que pour elle, ce n’était que la rue Mentana.

— La rue… quoi, Robert ? La rue… Matana ?… La rue… Montagna ?

C’est avec une joie intérieure féroce et une fausse nonchalance qu’elle déchire et déforme à plaisir ce nom que pourtant elle ne connaît que trop.

« … Dans le monde ! Où est-ce que ça perche, cette rue-là ? À Viauville ? Dans la Côte-Saint-Michel ? »

Mais heureusement le docteur vient de se lever. Son départ détourne l’attention.

CHAPITRE

VII


AFFALÉ  de travers dans l’énorme fauteuil capitonné de velours à ramages, Garneau buvait sa bière froide à petits coups. Il regardait machinalement le verre embué où, en couleurs criardes, était peinte une scène tropicale : un palmier et une baigneuse court-vêtue.

Quand il trempait la bouche dans la mousse, il lui restait aux lèvres une fraîcheur humide dont l’âcre goût : houblon et colophane, lui étaient agréables. Puis il s’amusait à sentir la gorgée descendre au-dedans de lui, nettement perceptible tout d’abord, étrangère et froide ; puis brusquement volatilisée, disparue dans les profondeurs de son corps où elle se fondait avec sa propre substance qu’il ne pouvait percevoir.

Son esprit vaguait, émasculé par la chaleur. Mais Josette n’en continuait pas moins son histoire bien que, visiblement, il ne l’écoutât plus :

— … en argent plaqué. Et savez-vous ce qu’il a eu le toupet de me dire même après ça ! « Vous savez, si vous n’êtes pas contente : votre chapeau et bonjour !… » Pourtant, il n’y a pas deux semaines, il me suppliait…

L’air était épais et figé, dans le minuscule appartement fait d’une pièce assez grande, mi-salon mi-chambre à coucher et dont le mobilier bâtard tenait des deux ; derrière une porte étroite, la chambre de bain grande comme une cheminée ; pour cuisine, un placard baptisé kitchenette. Tout cela anonyme comme une chambre d’hôtel.

Par cette journée de juillet, il n’y avait de frais que la bière, les bras de Josette et, visibles par le trou béant de la fenêtre aux rideaux écartés, la douzaine d’ormes et érables feuillus qui meublaient le petit terre-plein, au confluent des rues Jeanne-Mance et Sherbrooke. Le vert ombreux de leur frondaison suffisait à provoquer l’idée de fraîcheur en effaçant un peu la poussière, l’asphalte et l’écœurante odeur qui montait après le passage des autobus.

Assise près de la fenêtre, vêtue légèrement d’une robe de cotonnade imprimée qui laissait nues ses épaules et demi-nue sa poitrine, la jeune fille fumait lentement.

— … de la chance, vous ! Vous êtes le patron. Mais moi, qu’est-ce que je peux faire ? Je vous assure que si je trouvais une autre place, aussi bien payée…

D’un regard oblique, elle le sonda. Mais il n’avait point bronché. Ceinture, cravate, faux-col détachés, il épongeait à grands coups d’un mouchoir déjà trempé son front un peu dégarni où les gouttes de sueur faisaient de petites pustules brillantes qui sitôt effacées renaissaient plus drues.

— … En tout cas, tout ce que je souhaite, c’est que mes parts montent un peu !

— Tes parts ?

— Oui. À cette heure, j’ai de la Sonora Exploration, du Ventures et de la Macamic.

Elle jouait, prise comme tout le monde par la contagion de l’agiotage. Des hommes d’affaires, la passion de la Bourse était passée aux avocats, aux médecins, puis aux employés et enfin aux femmes. Le marché était une espèce de roue de fortune immense installée sur la place publique et dont chacun était sûr de connaître et de tenir les numéros gagnants. Dans les bureaux de courtage, une foule tendue par l’espérance se pressait au pied des tableaux noirs et autour du ruban des tickers. Il y avait là des demi-adultes de trente ans, hier vaguement placiers en pharmacie, aujourd’hui sacrés génies financiers et dont les conseils étaient des oracles. Il y avait des agents en uniforme, entre deux factions place d’Armes. Des veilleurs de nuit qui sommeillaient dans les fauteuils en attendant l’ouverture du parquet et de la coulisse. Des pompiers en rupture de caserne. Des curés de banlieue maigres de visage et gras de ventre. Des dentistes aux mains soignées. Et jusqu’à des veuves, en robe noire et chapeau 1900, qui restaient là des heures comme en oraison, les yeux fixes, les oreilles dressées pour recueillir les précieux tuyaux, et dont les mains serraient sur leurs genoux pointus une sacoche râpée pleine de paperasses mystérieuses. À l’heure du déjeuner, cela se grossissait du flot des sténos et des clercs d’avoués qui avalaient un sandwich, les yeux glués au tableau de la cote. Lorsque, rarement, l’Agent de change en personne apparaissait hors de son cabinet, il se faisait un silence respectueux.

Chaque jour on inscrivait de nouvelles compagnies minières. Les facteurs pliaient sous le poids des prospectus et, les lisant à la dérobée, se hâtaient pour aller, avant l’heure de clôture, acheter sur marge un millier d’actions à sept sous. On ne comptait plus les millionnaires.

— … Avec vingt-deux piastres par semaine. C’est pas drôle.

Josette continuait son récit. Garneau bâilla largement et pivota afin de poser la nuque sur un coin frais du velours.

Elle parlait beaucoup, Josette ; mais elle était commode et généralement plaisante. Depuis qu’elle avait laissé la St Lawrence Corporation, il venait chez elle de temps à autre. Un coup de téléphone, simplement, pour vérifier si elle était au logis et libre. Il s’amenait après avoir acheté une bouteille de rye à la Commission des Liqueurs ou commandé en passant une douzaine de bière à l’épicerie du coin. Là, il se sentait curieusement libre, débarrassé des lisières, pourtant lâches, qu’étaient les choses courantes et obligatoires : famille, bureau, foyer domestique, réunions d’affaires, à quoi il tenait certes, mais par une habitude trop quotidienne pour ne pas être devenue inconsciente.

De Josette Dallin, il ne savait pas grand’chose. Il y avait sept ans qu’il la connaissait, pourtant : depuis qu’elle était entrée à son emploi comme sténo. Elle avait depuis quitté l’usine pour un salaire meilleur. Il la savait fille d’un Belge et d’une Canadienne française, élevée à Sainte-Thérèse-de-Blainville parmi des fillettes dont rien ne l’avait distinguée. Naguère brune, elle s’était faite blonde par fantaisie et pour masquer quelques cheveux blancs. Généralement gaie, sans exubérance et sans éclats imprévus, point trop portée sur l’alcool, point vénale surtout, elle ne semblait pas le moins du monde offusquée du fait que Garneau passait des semaines sans lui donner signe de vie et jamais ne l’invitait à sortir, pas même pour le cinéma. Une seule fois, il l’avait emmenée dîner en ville.

Josette était à son ordinaire de conversation vive et enjouée, racontant volontiers les événements de sa vie passée et les minces péripéties de sa vie présente mais de telle façon qu’elle n’y révélait jamais rien d’intime. Si bien que Garneau avait d’elle une connaissance superficielle dont il se contentait d’autant mieux que cela écartait l’idée et le fait d’une liaison qu’il ne désirait point et même d’une habitude qui n’était pas dans ses goûts. Aussi bien, dans le plaisir qu’il prenait à se trouver là, la question charnelle ne tenait-elle aucune place.

— Et vos affaires à vous, ça marche ? Comme vous voulez ?

— Ça marche… Ça marche même très bien.

— La manufacture ?

— Pas mal… Pas mal en toute… Il y a même une grosse compagnie américaine qui tente dessus… Et pour un gros prix.

— Vous allez vendre ?

— … Non.

Bien qu’à retardement, le « non » avait été sec, précis. Comme une balle qui fait mouche. Un non bien modelé, mûri par une réflexion suffisante par la pesée du pour et du contre.

— … Non. Si c’est assez bon pour les Américains, c’est assez bon pour moi !

Il hésitait toujours à parler de ses propres affaires. C’est qu’il était ainsi pris entre sa discrétion innée, sa tendance naturelle au secret, d’une part ; et, d’autre part, le désir de faire savoir ses réussites, de publier ses succès par crainte qu’on ne le méconnût. Afin, aussi, d’exciter chez les autres une jalousie qu’il lui arrivait de percevoir chez son interlocuteur moins heureux, — « moins fort », se disait-il — et que chaque fois il dégustait avec la même délectation ; loin de soupçonner que celui aux yeux de qui il cherchait à se mettre en valeur n’était autre que lui-même, un lui-même à jamais méfiant et inquiet.

— Un gros prix ? Combien… à peu près ?

Elle questionnait, sans grande curiosité. Mais cette fois, il sourit sans répondre.

Il avait fermé les yeux. Si bien qu’elle put le regarder à la dérobée. À peine quelques cheveux gris ; mais le front un peu trop haut et au-dessus des tempes deux encoches profondes. Par contre, les sourcils s’épaississaient, montrant quelques poils raides qui trahissaient la maturité et l’âge imminent. Le nez un peu mou prenait racine dans trois brefs sillons verticaux, constants : signe d’entêtement. De la bouche enfin les lèvres eussent été ourlées de façon presque naïve, enfantine même, si presque toujours une tension intérieure ne les eût amincies, volontairement avalées.

« Drôle d’homme. Du mauvais qui ne cherche pas à se cacher. Du bon que l’on devine, qu’il faudrait chercher… si cela valait la peine. Plus d’ambition que de tout autre chose. Intelligent ?… Peuh !… Tout au plus du talent pour les affaires. Ou, peut-être, simplement de la ténacité… Avec ça, terre à terre. N’a jamais aimé personne. Sans culture et sans goût. Preuve : son horreur de la musique. »

À son tour elle fléchit, amollie par la chaleur de cette fin de jour et par l’humidité qui ne se décidait point à crever en orage. La pensée même fondait, tel du beurre dans une assiette oubliée.

— Voulez-vous un autre verre de bière ? Mais je n’en ai plus de froide.

— Non, merci. Il faut que je m’en aille.

— Vous partez tôt, aujourd’hui.

Elle n’insistait pas, sa phrase une constatation bien plus qu’une invite.

Garneau était un de ses amis, parmi plusieurs. Car sans attache, libre absolument, elle était de cœur facile et aimait, sans arrière-pensée aucune, la compagnie des hommes. De bon accueil, elle était au fond indifférente et peu sensible, répugnant à l’effort, aux calculs et aux artifices qui eussent pu attirer auprès d’elle l’ami normal et constant ou le mari commode. Ce qui l’éloignait du mariage était le souvenir de son père qui pendant dix ans n’avait cessé de lui corner aux oreilles : « Qu’est-ce que tu fais que tu ne te maries pas ? Tu vas sûrement rester en plan ! ». À trente ans, elle se savait glissant tout doucement vers une facilité sexuelle qui lui rendait la vie à la fois douce et incertaine, sans sécurité aucune. Mais trop molle pour réagir : « Que voulez-vous ? », disait-elle. « À moi, ça ne me fait rien ; et ça leur fait tellement plaisir ! »

Au volant de sa voiture, Garneau prit la direction d’Outremont.

Il avait eu trente-sept ans la semaine précédente. Alors que ceux de son âge étaient généralement encroûtés dans quelque emploi subalterne, on commençait à le connaître sur la place de Montréal et même au dehors. On savait sinon le sien, du moins le nom de la St Lawrence Corporation, Limited. Ses fourneaux de cuisine, ses calorifères, ses poêles, étaient partout. Seul maître dans son usine de Saint-Laurent, chef de cent cinquante employés, il manœuvrait sans grande difficulté entre échéances et contrats. Son expérience de la banque, qu’il dissimulait, lui était utile. Il avait maintenant appartement à Outremont, part dans le club de golf et dans un club de pêche dans le Nord ; il venait de s’inscrire au Cercle Laurentien et pouvait parler sinon encore de son chauffeur, du moins de sa secrétaire. Il avait en outre une femme qui ne le déshonorait point et deux enfants dont, surtout, un fils : Lionel. À d’autres cela eût suffi.

Vraiment, lorsque autrefois d’en bas il regardait ceux qui s’étaient hissés, par travail ou fortune, à ce niveau, il lui semblait qu’à cet échelon le bonheur serait à portée de la main, au prix d’un dernier et facile effort. Que de si haut — de si haut ! — il écraserait la tourbe des petites gens, la racaille des petites villes. Parvenu aujourd’hui à un point auquel, jadis, il n’eût même point osé aspirer, ce qu’il voyait était non pas ceux qui restaient sous lui mais bien ceux qui installés à l’échelon au-dessus pouvaient encore, de leur talon, écraser ses doigts ambitieux.

Pour l’instant, le prochain stade de son ascension serait une maison rue McEachran ou avenue Outremont, un « cottage », comme disait Hortense, en prononçant bien entendu à l’anglaise ; un cottage qui n’aurait du vrai cottage ni les fenêtres à petits carreaux, ni les murs de pierre champêtre, ni le toit de chaume ; mais avec tourelles et verres plombés de couleur, large véranda aux colonnes peintes de teintes vives qui éclateraient parmi les pelouses rigoureusement passées à la tondeuse et les plates-bandes lourdes de pivoines. Il en guignait un particulièrement, dont il savait le propriétaire atteint d’un cancer ; la famille serait forcée de vendre à bas prix.

Et après ? Oui, après ? Car ni la maison, ni l’usine, ni le Club de Grande-Baie, rien de tout cela n’était un but, un terme. Ce dont il souffrait encore, c’était d’être presque invisible dans la foison des petites industries éparses en la banlieue de la grande ville comme cailloux dans un champ.

Son but ? Le même, depuis si longtemps : accumuler non point tant l’argent, ni les honneurs, mais les armes. Se forger à coup de vouloir un blindage contre les heurts ; pour cacher la cicatrice qui jamais ne pâlirait. Se forger encore une massue pour forcer Montréal et le monde entier à reconnaître sa maîtrise, à le craindre.

S’il pouvait prendre pleine conscience de son désir, si son ambition prenait forme palpable, il se rendrait compte que ce à quoi il aspire n’est point tant de régner sur ceux en qui il voit encore des rivaux, et pour beaucoup, des maîtres. Ce vers quoi sans le savoir il reste tendu, c’est vers un retour passager au lieu passé de sa défaite. Mais un retour conquérant, le rachat par la victoire de la fuite panique de jadis alors que, éperdu, il tournait le dos à Louiseville. Devenir un chef, un dompteur. Celui qui tient le fouet. Devant lequel chiens et fauves se couchent, soumis.

Une ambition même démesurée n’est point rare à vingt ans. Le boutiquier tend à devenir grand commerçant, l’apprenti espère passer patron, le placier veut arriver à la gérance générale. Mais tous, petit à petit, se laissent enliser bénévolement dans le confort relatif de leurs habitudes douillettes, de leur vie à bon marché, dans leur bonheur de camelote. Jamais ne souffrant de leurs ambitions désormais éteintes. Satisfaits par ce que leur labeur de la semaine achète de mesquines joies dominicales. Trop heureux s’ils deviennent enfin marguillier dans leur paroisse de banlieue ou échevin du village.

Tels étaient ceux qui jadis l’entouraient et dont pendant si longtemps rien ne l’avait différencié que sa passion — ce qu’il avait cru sa passion — pour la musique. Tels étaient encore ceux qui l’environnaient aujourd’hui, ceux qui servaient sous lui. C’est à cela qu’il avait lui-même été promis jadis alors que, levant la tête, il ne voyait au sommet du mât de cocagne que la gérance de la Banque des Marchands à Louiseville et le mariage avec Georgette Paquin.

Si son ambition ne s’est point émoussée comme tant d’autres, c’est qu’elle a été trempée par l’abomination brutalement révélée à sa jeunesse. Avec cet aiguillon attaché à son flanc, il regarde désormais sans indulgence ceux qu’il a déjà laissés derrière lui, ceux qui se laissent porter par le courant facile du quotidien, entre des rives sans espérances et sans promesses, sans trahison aussi : les faibles et les doux, que devancent les forts, les durs. Être dur, encore et encore, voilà quelle est l’arme de la conquête, la cuirasse et la massue, le bouclier et le coup de poing. Haïr ! Sentir en soi sans cesse le cilice de la haine qui empêche que l’on ne s’endorme ! Ne jamais faiblir !

Cela lui revenait avec une acuité particulièrement douloureuse chaque fois qu’il en rencontrait un… un père avec son fils, son fils qui légitimement portait son nom et son sang. Certes, maintenant qu’il savait mieux le monde et ses secrets, il se demandait — satisfait d’une réponse dont il se voulait persuadé, — combien de ces enfants étaient vraiment les fils de ceux dont ils portaient le nom ; et combien au contraire comme lui…

CHAPITRE

VIII


AS-tu    vu ?… Si c’est pas effrayant ! — et sans attendre réponse qui d’ailleurs ne venait point :

— … Deux enfants brûlés à Joliette !… Pense donc ! Tiens ! … monsieur Émery Simoneau, de Longueuil, qui est mort… oui… il est mort !…

— Tu le connaissais ?

— Non… mais je me demande, des fois, si ça ne serait pas parent de madame docteur LeMay.

Garneau ne dit rien. Il continua de lire la seconde moitié de La Presse dont Hortense explorait la première avec commentaires. C’était une habitude chez elle que de penser tout haut. Se taire lui demandait presque un effort de volonté.

— Robert !… Ça, c’en est une bonne !… Écoute ça : Rue Delorimier, un bœuf s’est échappé de l’abattoir et il est entré dans une taverne…

Silence.

— … Tiens la police a enfin arrêté les bandits qui avaient hold-uppé la caissière du théâtre Florida… Quand on pense !… Le plus vieux a dix-neuf ans… Des enfants !… Qu’est-ce que tu penses qu’on va leur faire ?… Le pénitencier ou l’école de réforme ?… Hein ?… Rotertt… Réponds-moi donc !…

— Veux-tu me laisser lire tranquille ! Je verrai tout ça tout à l’heure.

— Mais c’est des nouvelles intéressantes !

Il poussa un soupir et déposant son journal ouvert sortit de la pièce.

— Où t’en vas-tu ?

— Acheter un cigare et prendre l’air.

Ce petit travers de sa femme l’agaçait. Mais pour y échapper, la fuite lui paraissait préférable à une discussion domestique qui l’eût fait sortir de son caractère.

Aimait-il encore Hortense ? La question même l’eût surpris.

Lorsque les jeudis soirs, jadis, il prenait le tramway pour se rendre auprès d’elle rue Mentana, le cœur ne lui battait point. C’est calmement qu’il avait décidé un jour de faire une demande qu’il savait agréée d’avance. Il y avait été poussé par un mélange indéfinissable d’intérêt, car elle avait du bien, et d’inclination. Oui, c’était bien là le mot : inclination. Et non amour. Inclination née du désir d’échapper à une solitude ennuyeuse qui trop facilement le laissait en proie à ses souvenirs. Calme et modérément ambitieuse, Hortense lui était apparue comme un refuge commode et sûr. Mais inclination tout de même vers cette fille souple dont la chair friande ne manquait pas d’attraits. L’amour, l’amour qui anime, qui transforme, c’est autrefois qu’il l’avait connu. Certes, il avait brûlé du désir de prendre et de celui, non moins violent, de donner. Georgette Paquin avait été celle à qui il devait la révélation d’un amour que jamais plus il ne ressentirait, maintenant que le vent mauvais avait séché son cœur déjà vieux.

Hortense Morissette lui avait été une compagne imparfaite et louable qui, pour peu qu’il y regardât de près, se pouvait comparer aux autres femmes de leur connaissance. Son snobisme de petite bourgeoise en voie d’ascension ne le gênait point. Au fond, il la préférait ainsi. Les femmes, généralement, l’estimaient et acceptaient volontiers ses invitations, car elle se targuait de « bien faire les choses ». Et elle ne passait point inaperçue aux yeux des hommes. Elle ne pouvait assurément l’aider dans sa carrière ; il était de ceux qui ne mêlent point leurs épouses à leur vie d’homme, n’apportant du bureau au foyer ni dossiers ni soucis d’affaires. Hortense savait peu de chose de sa situation. Mais il lui suffisait de la sentir solide. Elle tolérait qu’il lui téléphonât subitement :

— Je ne rentre pas dîner. Je pars pour Ottawa.

Et qu’il ne prît même pas la peine de lui dire pour combien de temps. Il lui était ainsi arrivé de rester absent cinq ou six jours. Puis de rentrer le plus simplement du monde en disant :

— Bonjour !

— Tu as fait bon voyage.

— Oui.

Pour la tenue de maison et pour sa toilette il ne la privait point. D’ailleurs, elle tenait de son père une tendance modérée à l’économie et le goût d’une gestion attentive.

Garneau ne recevait à peu près jamais ses amis à la maison. Ses indispensables relations d’affaires, il les entretenait au Club de golf, à son Cercle, ou encore à déjeuner au Vauquelin, rue Saint-Jacques. Deux ou trois fois la semaine il savait y rencontrer, à la table voisine de « la table des juges », tout un groupe d’affairistes qui lui étaient parfois utiles.

Sa femme ? il ne la voyait plus. Elle était désormais fondue dans le décor du foyer. Elle était un meuble ; comme ce vase massif qui bloquait la fausse cheminée et qu’il avait remarqué le jour de son arrivée mais dont il n’avait plus conscience et dont seule la disparition eût pu attirer là son attention.

Les enfants eux-mêmes ne tenaient dans sa vie qu’une place restreinte et peu sensible. Rien n’existait vraiment devant son ambition sourde de réussir, devant la résolution obstinée sur laquelle il s’hypnotisait.

Jocelyne avait maintenant dix ans. Longue, mince et mate comme un jeune bouleau. De longs cheveux de miel que sa mère lui attachait soigneusement en nimbe avec deux petites boucles au dessus des oreilles. Des yeux pâles, du bleu doux de la fleur de chicorée qui en juillet étoile le revers des routes ; des yeux clairs, un peu petits entre les cils maigres. Elle avait encore son visage d’enfant, les traits menus et asexués ; et ce teint d’aquarelle qui, jusqu’à l’époque amère de l’acné, donne aux petits une beauté subtile et précaire de fleur champêtre. Ce qui lui manquait étrangement était la vivacité qui généralement accompagne les dix ans. Il y avait dans ses attitudes, dans sa démarche même, une certaine langueur insouciante qui chez elle annonçait à l’avance la femme. De qui tenait-elle ? Assurément point du père, aux gestes durs, à la voix brève, aux décisions brutales. Ni de sa mère dont l’esprit léger sautait constamment à cloche-pied et qui sous les dehors de la maturité avait, elle, gardé beaucoup de la petite fille.

Sans doute était-ce de l’un des grands-parents que tenait Jocelyne Garneau. L’hérédité, comme il arrive souvent, avait sauté un échelon. Cette grâce inaccoutumée, cette perfection sans brisure dans les attitudes, ce rythme sans heurts des mouvements, bref, ce charme vivant et mobile ! … Elle avait une façon particulière de s’asseoir par terre, à son accoutumée, en se repliant mollement sur les genoux, pour se répandre sur le tapis comme un bouquet dénoué. D’ailleurs elle était toujours aux pieds de quelqu’un : de son père quand il le tolérait ; de sa mère, si elle en avait le temps ; de son frère, s’il n’en eût profité pour traîtreusement lui tirer les cheveux ou lui meurtrir l’épaule de son poing brutal. Elle était adorée des amies de sa mère, de Mary Harrison, d’Éva Vanasse, de madame Lafontaine ; et surtout de Jean-Marie Knox sur les genoux de qui elle courait se draper et qui en raffolait.

Elle étudiait peu, ne s’intéressant à l’histoire ni aux mathématiques ; mais quittait brusquement sa grammaire pour regarder de près une libellule et même une simple mouche domestique.

— Viens voir, maman. Viens voir !

— Qu’est-ce que c’est encore ? Une bête à patates ? Une sauterelle ?

— Oh ! ce qu’elle est jolie. Regarde. Elle a le corps vert et les ailes comme du papier de soie. Tiens, en voilà une autre qui veut lui faire mal.

Elle essayait de chasser l’une sans déranger l’autre, de rompre l’accouplement, ignorant la réalité de ce qu’elle avait sous les yeux et les lois les plus simples de la nature. Lionel, lui, ricanait et d’un coup écrasait les deux bestioles. Jocelyne poussait un cri, les yeux noyés de chagrin et d’horreur. Puis elle venait s’asseoir pieds nus sur le tapis de velours devant l’appareil de TSF. Son livre ouvert sur les genoux, les bras gracieusement étendus, la tête penchée sur l’épaule comme une corolle, elle partait au pays des rêves.

— Où es-tu rendue, encore, ma Josse ? À quoi penses-tu ?

— À rien, maman. Mais c’est beau.

Si Hortense eût jadis connu Hélène Garneau, c’est du sien qu’elle eût retrouvé en Jocelyne. La même insouciance. Le même charme.

Lionel, lui était tout l’opposé.

Bien qu’il touchât à peine douze ans, il semblait déjà un homme : les premiers accents physiques de la maturité éclataient chez lui. De l’enfance il ne gardait que la logique imprévisible et une irresponsabilité dont, à la vérité, certains hommes même restent à jamais imprégnés. Rien ne lui semblait plus injuste que la juste conséquence de ses actes. Si dans sa colère il donnait contre le mur un coup de poing violent, il en voulait au mur de lui avoir écorché les jointures et lui rendait un coup de pied. Extérieurement, il était grand pour son âge. Ses cheveux noirs descendaient en pointe sur le front. Les sourcils étaient épais, les lèvres un peu lourdes, le nez vulgairement arrondi. Mais il y avait pourtant dans tout cela l’annonce d’une indubitable et mâle beauté. La voix était déplaisante : en pleine mue, elle hésitait encore entre les deux registres. Par moments, des éclats de voix profonde se mêlaient au fausset de l’enfance.

Il était, de la maisonnée, le seul auquel s’intéressât Robert Garneau. Ce que le père eût lui-même voulu être et ce qu’il n’avait pas été, il espérait, il était sûr que cet enfant le serait. S’il pouvait lui amasser une fortune, s’il pouvait lui créer l’instrument, Lionel serait un dominateur. Ferme dans sa foi, il lui voulait une dureté de caractère qui déjà se manifestait et dont il accueillait les manifestations avec une muette satisfaction. Hortense ne comprenait point qu’il tolérât les révoltes de son fils, parfois contre l’autorité et la volonté paternelles même. Qu’il s’amusât à torturer les chats et les chiens du voisinage, — au point que Jocelyne avait dû renoncer à garder des bêtes — qu’il étranglât les oiseaux et coupât la queue des écureuils ne répugnait en rien au père. Justement parce que lui-même, dans son enfance, avait aimé les animaux et la nature entière.

Il ne se rendait point compte que, profitant outrageusement de la protection paternelle, Lionel devenait de plus en plus sournois. Gratia l’ayant surpris à voler, il avait fini par la faire partir à force de brimades. Quand il rentrait marqué de quelque coup, les vêtements souillés, le chapeau égaré, ou lorsque un voisin furieux fulminait au téléphone, Lionel se rebiffait grossièrement contre les remontrances de sa mère ou les gronderies de la bonne. Mais devant son père, il accusait toujours les autres et affirmait effrontément.

— J’ai reçu ton bulletin, Lionel. C’est pas bien beau. Encore l’avant-dernier. Tu m’avais pourtant promis…

— Écoute, papa ! C’est à cause de la Punaise…

— La Punaise ?…

— Oui ! la Punaise : le Père Brisebois. Il veut bloquer tout le monde, cette année. Il a choisi des questions si difficiles pour l’examen du mois que toute la classe a zéro. Il est même question d’aller en groupe protester chez le directeur…

— Bon. Bon. Mais, pour la conduite, tu…

— Ça, c’est la faute de Ranger. C’est lui qui…

— Laisse faire Ranger ! Tâche de faire mieux le mois prochain.

— … Dis-donc papa ! Tu ne pourrais pas me donner cinq piastres ? J’ai des choses à acheter… des cahiers… des livres…

Il fumait déjà. Pour aller au cinéma, il chipait à la maison de menus objets qu’il bazardait. Son père l’avait surpris qui en plein été emportait ses patins.

— Où vas-tu, Lionel ?

Il avait fini par avouer ; mais en ajoutant.

— C’est à moi, les patins ?

— Oui, mais…

— Tu me les as donnés ?

— Oui.

— Alors !…

Il était parti. Le père avait souri et, tout fier, avait raconté le fait à ses amis.

Dernièrement, on l’avait amené à New-York où Garneau allait discuter d’affaires avec les gens de la Zenith Pneumatic Tool Company. L’enfant avait été difficile. Pour une réprimande bénigne, il avait fait une colère et brusquement quitté ses parents en pleine Quarante-quatrième rue. Après trois heures d’affolement maternel, la police, alertée, l’avait finalement trouvé : il cherchait à s’engager comme plongeur dans un restaurant de Broadway !

L’objet de ce voyage, fait en auto avec toute sa famille et un chauffeur engagé pour l’occasion, avait été l’étude d’une proposition de gens importants de New-York. Des banquiers américains avaient acquis la Zenith Pneumatic Tool, dont Garneau tenait un contrat, et la plupart des fabriques similaires. Le tout, fusionné en une vaste combine, était devenu la Amair Corporation, avec une filiale canadienne : la Canair.

Pour y joindre la St Laurence Corporation, on faisait à Garneau l’offre suivante ; on lui cédait, au prix de quatre dollars et cinq-huitièmes, dix mille actions de la nouvelle compagnie alors que ces mêmes parts cotaient en Bourse aux environs de douze et prenaient chaque jour de la valeur. En fait, les financiers américains achetaient ainsi l’usine sans bourse délier ; ils touchaient même quarante-quatre mille dollars comptant. De son côté, Garneau n’était pas moins avantagé puisqu’il recevait, pour cette somme, une valeur de cent vingt mille dollars, tout en restant, à de forts émoluments, administrateur-délégué de l’usine. Sans compter les jetons comme membre du bureau d’administration de la nouvelle firme canadienne.

Robert n’en avait soufflé mot. Mais pendant des jours il avait été morose et absorbé. Il lui arrivait de se lever la nuit, et d’allumer un cigare, seul dans le salon singulièrement hospitalier et calme. Autrement, il se tournait dans son lit jusqu’aux heures matinales sans pouvoir rejoindre le sommeil.

— Qu’est-ce que tu as encore, demandait Hortense péniblement éveillée. Il est…

Elle allumait la lampe de chevet et regardait l’heure —

« … Si ça a du bon sens ! Il est trois heures. Qu’est-ce que tu as donc ? »

— Je n’ai rien. Je n’ai rien. Justement, j’allais m’endormir. Et puis dors donc. Qu’est-ce que cela peut te faire ?

— C’est que tu remues tout le temps comme un ver à chou. Je ne sais pas ce qui t’a pris depuis quelques jours. Tu es nerveux !

Il ne répondait pas. Pour avoir la paix, il faisait bientôt semblant de dormir et même de ronfler.

Jamais dans le passé, — depuis bien longtemps tout au moins, — son sommeil n’avait été troublé. Même lorsqu’il avait dû faire face à des situations périlleuses, à des échéances dont certaines, assurément, avaient failli être catastrophiques. Au contraire, il s’était alors endormi sur son inquiétude comme sur le plus mol des oreillers pour s’éveiller au matin, dispos et lucide.

De sa vie d’homme d’affaires, il n’avait été mentalement torturé à ce point. Ce n’était pourtant pas la Ruine qui cette fois heurtait sa porte, mais bien plutôt la Fortune. C’était bien son tour. Il avait patiemment attendu tandis que, autour de lui, tous voyaient leur capital décuplé par la hausse des valeurs boursières. Il n’y avait plus de pauvres, semblait-il, que les imbéciles ou les peureux. Un des seuls, il avait fermé les oreilles à l’appel des sirènes de l’agiotage. Chaque jour, néanmoins, il lui fallait essuyer les vanteries de ses amis. C’était René Bussières : — Sais-tu, Garneau, que depuis vendredi dernier, sans bouger de mon fauteuil, je fais quatorze mille dollars. J’ai du Nickel à 44.

— Oui ! Eh bien, moi renchérissait Conrad Lanteigne, j’ai un stock pas connu : la Bronx Investment. C’est sur le Curb de New-York. En vingt-cinq jours, c’est monté de six piastres et quart à seize. Et ça ne fait que commencer.

— Qu’est-ce que c’est que ça, la Bronx Investment ?

— Oh, une affaire organisée par des gros big bugs. C’est eux autres qui mènent la Bourse. Il paraît qu’il y a là dedans un Carnegie et un Rockefeller. C’est sûr comme la banque.

Cela agaçait Garneau qui ne disait rien. Le comble était d’arriver à son bureau le midi pour trouver Marius Chênevert accroché au téléphone, à passer négligemment des commandes :

— … Cinquante British-American à 65. Bon. Deux cents Hollinger au marché ; et cinq cents Massey-Harris à 59 1/4. Comment est le marché ?…

À l’entrée du patron, Chênevert se levait et sortait ; mais les pouces triomphalement accrochés dans les bretelles.

Plusieurs fois Garneau avait failli s’engager, lui aussi. Il s’amusait parfois à guigner la cote et à imaginer qu’il achetait sur marge cent Smelters ; la valeur, pour lui, était bonne et prête à grimper. La semaine suivante, il regardait le journal : sa mise eût été doublée.

Ce qui le retenait était une instinctive méfiance. Il les connaissait, tous ces nouveaux millionnaires. Il savait leur incompréhension des affaires, leur jobarderie. Il lui revenait aussi, de son apprentissage chez le notaire Jodoin, quelques maximes que, chose étrange, il n’avait jamais oubliées :

— Tu sais, Michel Garneau, l’argent, c’est de l’argent. Et le papier ? bien ça n’est que du papier.
ou encore :

— Michel Garneau, quand on t’offrira deux pour cent pour ton argent, refuse, c’est pas assez. Et si on t’offre quinze pour cent, refuse, c’est trop.

Ce qu’il lui semblait surtout, c’était que cet argent, ces cent, non : ces mille et ces cent mille dollars que chacun gagnait facilement, simplement à regarder un tableau noir, que cet argent-là ne pouvait être le même argent que, tangible et dur, lui et d’autres acquéraient si péniblement ; les mêmes dollars que ces dollars fuyants et fluides qu’avec tant de constance il pourchassait. Ce qu’il savait aussi c’est que jamais on ne gagne rien qui ne soit arraché à quelqu’un ; qu’il n’y a pas de gagnant sans perdant. Or dans ce jeu d’aujourd’hui, de perdants il n’y avait apparemment point. C’est donc qu’il y avait en tout cela quelque chose d’anormal, d’inadmissible, de malsain.

C’est tout cela qui l’effrayait aussi dans l’opération si avantageuse — trop avantageuse ! — qu’on lui offrait.

Il prit pour réfléchir les quatre semaines qu’on lui avait accordées. Pendant ce temps, la cote de la Canair avait atteint 13 1/2 et s’y maintenait avec des oscillations d’équilibriste.

Puis le coût de l’argent monta en flèche. Absorbées par l’insatiable troupeau des joueurs, les disponibilités avaient fondu. En même temps, Robert se rendit compte que pour payer les quarante-quatre mille dollars qui eussent libéré les nouvelles actions, il lui faudrait engager non seulement tout son avoir mais encore tout son crédit. Il hésitait encore. À ce moment…

Ce fut l’écroulement. D’abord la chute verticale ; chute encore limitée mais suffisante pour effacer d’un coup les bénéfices imaginaires et appeler d’impérieuses couvertures. Déjà quelques millionnaires étaient lavés. Puis la descente en montagnes russes. Les uns après les autres, les comptes se fermèrent ; et sur des pertes épouvantables qui laissaient, au lieu des gains d’hier, des soldes débiteurs tels que pendant des années ils rongeraient gloutonnement, sans répit, les misérables victimes : médecins, hommes d’affaires, pompiers, agents de police, sténos ; et les pauvres femmes en chapeau 1900 qui s’en iraient mourir dans la cave de quelque hospice, délaissées par les neveux déçus dans leur espoir d’héritage.

Le krach ne parut point toucher Robert Garneau. Personne ne sut combien il l’avait échappé belle. Il préféra laisser ses amis lui témoigner une admiration envieuse et le féliciter de son flair. Certains d’entre eux par ailleurs ne désespéraient point. Malgré la descente qui se continuait, ils prédisaient à chaque palier une reprise triomphale. Les beaux jours étaient sur le point de revenir. Il s’en trouvait même pour lutter à contre-courant et qui, râclant le fond de leurs coffrets, engageaient leurs dernières disponibilités, convaincus que l’on avait touché le fond. Demain ce serait la victoire.

La combine américaine des machines pneumatiques s’était naturellement écrasée. La Zenith était revenue à la surface et Garneau continuait de fabriquer pour eux. Mais la vente des outils à air comprimé se faisait difficile ; le bâtiment n’allait plus très fort. Heureusement, le petit peuple des campagnes québécoises, pour lequel la St Lawrence Corporation fabriquait depuis quarante ans des cuisinières, des poêles et des chaufferettes, continuait d’acheter ces produits indispensables. Sa marque de commerce, une tête d’orignal, gardait sa popularité.

Au Cercle Laurentien, si animé d’habitude, les salons mi-déserts n’étaient maintenant hantés que par des hommes tristes qui venaient là prendre un whisky avant le dîner ou qui fuyaient leur foyer pendant une absence de leur femme. Le bridge à « un vingtième du point », avait remplacé le poker ; la grande table, celle où l’on perdait ou gagnait mille dollars en une heure, n’était plus qu’un souvenir fabuleux et, pour beaucoup, nostalgique.

Un soir, Gameau buta sur Gabriel du Boust qu’il n’avait point vu depuis des mois. Il faillit ne pas le reconnaître. La barbe longue, les cheveux dans le cou, le complet froissé, les souliers ternis, le financier offrait un visage cireux où presque rien, que les traits, ne restait de ce Gabriel du Boust si bien gourmé et satisfait que tous avaient admiré. Agent de change, hier prophète et grand-prêtre de la déesse Fortune dont ses bureaux luxueux étaient le reposoir, il avait, pendant les deux dernières années, fait la vie d’un véritable rajah. Dans son hôtel de l’avenue Western à quoi il avait ajouté des serres en enfilade et, pour ses dix domestiques, des communs à tourelles, il recevait presque chaque jour à des dîners somptueux. Le champagne entrait non pas à la caisse mais à plein camion. Un yacht de haute mer attendait sa fantaisie, constamment sous pression à Portland. Au printemps, il avait fait en Europe un voyage des Mille et Une Nuits où, en plus de sa famille, il avait défrayé tout un groupe d’amis. Sa femme, jolie et dépensière, s’amusait à collectionner les émeraudes. Pour lui, son seul souci avait été de trouver à dépenser ses revenus.

Tout cela l’avait brusquement quitté. Joueur lui-même, peu ordonné, comme un grand seigneur qu’il voulait être, il faisait aujourd’hui une banqueroute princière : plus d’un million et quart de dollars. Tout était aux mains des huissiers. Quant à ceux qui avaient chez lui titres ou argent, ils perdaient tout. Ceux qui avaient des dettes les gardaient, mais triplées et quadruplées par l’effacement de leurs maigres marges et la baisse vertigineuse.

— Tiens, bonjour Gabriel !

— Ah ! c’est toi ; bonjour.

La voix était désormais sans fermeté. La phrase tombait dès les premières syllabes.

— Comment est-ce que ça va ?

Du Boust essaya de montrer un peu d’allant. Mais ce ne fut qu’une lueur vite éteinte. Il voulut quand même donner le change.

— Ça va. Ça va. Comme tu vois, je suis toujours en vie… Le reste… Il haussa les épaules d’un geste dégagé que ses yeux éperdus démentaient.

— … Et toi, Garneau ? Tu perds beaucoup ?

— Moi ? non !

Garneau répondait d’une voix froide, une voix qui affirmait : « Moi je ne suis pas un de ces imbéciles, un de ces cornichons… Je savais, moi, ce qui allait arriver… »

« … Moi ? Je me suis contenté de mes petites affaires. La Bourse ? Non, merci ! Et je n’ai pas, je pense, à le regretter. »

Il attendait dans les yeux de son interlocuteur une lueur admirative, un signe d’envie. Cela ne vint pas.

— Moi non plus, dit du Boust, je ne le regrette pas, après tout. J’ai eu un million, deux millions, je ne sais plus. J’ai mené la grande vie pendant deux ans, trois ans… Si c’était à recommencer…

— Tu te mettrais de l’argent de côté, je pense ?…

— De l’argent de côté ? À quoi bon. Je l’aurais placé, moi aussi, dans la Bourse, comme les autres. Et je serais lavé. Comme les autres… Comme je le suis à cette heure. Tant que cela a duré, ça été la bonne vie !

Cette fois, il avait retrouvé un peu de sa voix claironnante. Il s’était dressé sur ses talons, tête presque haute, yeux fermes.

Garneau songea à toutes les petites gens dont l’argent avait passé en bonne chère, en tapis d’Orient, en champagne, en émeraudes. Il songea aussi à la régularité de sa vie à lui, à sa lésine relative de gagne-petit. Quelque chose en lui {{{2}}} brusquement. Il eût voulu son ami blessé à mort, souffrant. Il le voulait écrasé ; tandis qu’il le voyait qui de sa défaite même tirait un sujet de contentement.

— Alors ta maison ? Et ton yacht ?

— Pfffuitt !…

Il ne pliait point encore. Eh bien, on verrait s’il saurait crâner longtemps.

— Mais comment vas-tu gagner ta vie maintenant ?

— Je ne sais pas. Je me débrouillerai bien.

Du Boust, loin de céder, se dressait toujours. Sous le fouet, il reprenait couleur et aplomb. Une rage insolite descendit en Garneau. Il chercha ce qui pourrait abattre son adversaire, le désarmer, le faire haleter et saigner sous ses yeux. Le génie du mal lui souffla cette fois les mots qu’il fallait… : Monique ! la femme-poupée de Gabriel qui l’adorait.

— Et ta femme ? Qu’est-ce qu’elle dit de tout cela ? Qu’est-ce qu’elle va faire sans ses domestiques ? Je ne la vois pas très bien frottant les casseroles ou lavant le plancher de la chambre de toilette.

Cette fois l’homme s’immobilisa, interdit. Il respira profondément, s’arrêtant au haut de son souffle avant de le laisser sortir longuement, comme un soupir dernier. Puis ses épaules s’amenuisèrent, étrangement dégonflées. Les yeux se firent angoissés tandis que de chaque côté de la bouche se dessinaient deux traits profonds, vers le bas.

— Oui… oui… évidemment. Monique !… Pauvre Monique… !

Virant lentement sur les talons Gabriel du Boust sortit en tirant doucement la porte pour qu’elle ne fît pas de bruit.

Le lendemain midi, comme Garneau rentrait déjeuner chez lui, sa femme se précipita à sa rencontre.

— Tu as su la nouvelle ?

— Quelle nouvelle ?

— Bien c’est dans le Herald, à midi. Mais je le savais avant : Germaine Lanteigne m’a téléphoné.

— Mais qu’est-ce que c’est encore ? Lâche-le !

— Gabriel du Boust.

— Bien quoi, Gabriel du Boust ?

Importante, elle la lança, sa nouvelle :

— Il est mort.

— Quoi ! Pas possible, je lui ai parlé hier soir !

— Hier soir ?… Bon ! Il paraît qu’il est allé faire un tour au Samovar, puis au Picadilly, puis à l’Embassy. Partout. À chaque endroit, il ne restait que quelques minutes, ne prenait rien, ne disait rien, pas même bonsoir aux Knox et aux Durand-Lapointe qui étaient là.

— Et puis ?

— Et puis : on l’a trouvé ce matin dans son garage. Il était encore en tuxedo. Le moteur avait marché tant qu’il y avait eu de quoi. Les portes étaient fermées. Il était mort.

— Il a dû avoir une syncope.

— Bien voyons ! Tu vois bien qu’il s’est suicidé, même si…

Et moi je te dis que c’est une syncope !

Garneau, qui avait presque hurlé sa répartie, ferma la porte brusquement et s’enferma dans sa chambre.

Qu’avait-il fait au sort que même ce triomphe lui fût douloureux.

CHAPITRE

IX


SI,  de  nécessité, il arrivait à Robert de calculer, jamais il ne s’arrêtait à réfléchir. Son esprit n’était point de ceux pour qui toute situation prête à l’analyse, tout souvenir au ressassement. Qui préfèrent le chemin stérile de la contemplation à celui de l’action. Le goût ne lui venait jamais de ruminer ses pensées, de démonter ses gestes accomplis pour en scruter le mécanisme, de figurer ses gestes prochains pour spéculer sur l’infini de leurs conséquences possibles. Il n’avait que peu d’imagination et ses réactions étaient positives, simples, automatiques.

Pourtant, comme tous les humains il tendait vers le bonheur ; vers un bonheur qu’il n’eût pu définir, même s’il en tenait l’existence pour infailliblement assurée. Bien mieux, il croyait, il savait, et de science certaine, devoir y atteindre tôt ou tard. Or jusque-là ce fruit de Tantale s’était obstinément écarté chaque fois qu’il l’avait cru à portée de sa main impatiente, à la merci d’un ultime effort.

Enfant, il lui avait paru que le sommet de sa vie serait l’âge magnifique de vingt ans. Cela lui semblait l’époque de la plénitude : plénitude du corps mûri, plénitude de l’esprit aiguisé, bref, plénitude du destin d’homme. Après quoi il deviendrait vieux, vieux comme ceux de trente ans. Pour enfin plus tard, après des éternités, être atteint par la décrépitude des plus de quarante. Seuls échappaient à la règle et n’avaient point d’âge perceptible ceux de son entourage immédiat : son père, sa mère, monsieur le curé, monsieur Lacerte.

Puis, vingt ans était arrivé. Il s’en fallait encore de dix ans au moins qu’il eût atteint son but et réalisé sa vie. Employé de banque, c’est donc vers la trentaine qu’il serait enfin gérant, solidement établi, homme considérable en sa ville natale. Qui sait ? peut-être même marguillier ! Il serait marié, aurait déjà des enfants — au moins un garçon et une fille — maison à lui et un compte de banque dans les quatre chiffres. Deux fois l’an, il toucherait les coupons de ses titres de rente. Chaque matin, sur le coup de neuf heures, il pousserait la porte du bureau privé d’où il régirait les destinées financières du canton. Il serait aimable pour les employés, même pour le junior. La fin du jour le ramènerait chez lui, auprès de Georgette dont chaque fois que le désir l’en prendrait — et ce serait souvent — il pourrait faire à son plaisir.

Ses vingt ans étaient passés. La terre subitement avait tremblé sous ses pieds ; sur sa tête s’étaient écrasées les colonnes du ciel. Il avait vu des profondeurs de l’ombre sortir le spectre de ce père qu’il y avait enfoui, tandis que sa mère déjà morte au jour mourait doublement à sa tendresse. Tout un passé chéri avait été emporté par le vent cruel.

Après la césure, quand de l’abîme il fut sorti durci et méconnaissable, Robert M. Garneau s’était donné jusqu’à quarante-cinq ans pour devenir un puissant et un maître. L’usine avait été son premier instrument.

Quarante et un ans. Il avait aujourd’hui quarante et un ans. Un âge qui vu de l’enfance lui avait paru la vieillesse même. Il se sentait pourtant plus ferme que jamais. Tout jusqu’ici, lui semblait-il, n’avait été qu’un entraînement pour le combat qu’il espérait toujours. Il ne se trouvait point vieux ; bien des années encore l’attendaient. La vieillesse, c’était soixante, soixante-dix. Même pas, si l’on avait la santé. Pourtant, lorsque instinctivement il faisait un retour sur le temps révolu, il se sentait pris d’impatience. Cela ne tardait-il pas vraiment de façon exagérée ? Le chemin qu’il avait couvert jusque-là avait été long, pénible, fait pour décourager un homme moins tenace ; pour le pousser à s’arrêter au revers de la route et à attendre que soient passées la chaleur et la fatigue, indéfiniment. Le chemin qu’il voyait encore devant ses pas semblait bref ; mais il restait ardu. La crise des affaires entraînée par le krach n’allait-elle pas le rendre plus difficile ? À moins que n’agît une sorte de sélection naturelle qui ne laisserait que les durs, les durs comme lui.

S’il mettait en balance ses efforts et leur résultat, il était déçu de ne point voir encore les plateaux s’équilibrer. À peine celui du succès avait-il commencé de bouger, hésitant. Voilà ce qu’il ne comprenait point. Il avait pourtant la certitude d’avoir correctement posé les données et cherché dans la bonne direction la solution du problème. Pour être heureux : faire fortune. Pour faire fortune : être fort. Ce qui se ramenait à l’équation : pour être heureux, être dur. Raisonnement pour lui d’une inattaquable logique. Comment alors expliquer que le bonheur lui échappât ? Que sa soif de vengeance contre un sort inique ne fût point apaisée ? Que dans l’ombre de la fosse, les fantômes par trop reconnaissables errassent encore presque librement, quelqu’effort qu’il fît pour les exorciser ?

Sans doute sa chance à lui n’était-elle pas encore venue. Elle viendrait. Fatalement. En attendant, il avait pour seule consolation, pour seul encouragement de compter les faibles tombés en route.

À l’usine, ruiné d’argent et d’espérance, Marius Chênevert se faisait tout petit, servile, depuis l’écroulement de son château de papier. Terrifié à l’idée de perdre sa situation, il ne répondait plus que par des « Oui ! monsieur Garneau ! », « Certainement ! monsieur Garneau ! », « Comme vous avez raison ! monsieur Garneau ! ». Si le patron allait lancer quelque plaisanterie, il riait avant qu’elle ne fût née. Il tolérait même que Lareboulière, J’Êdouard, pour le punir de ses mois de gloire l’interpellât par son prénom. Une diminution de salaire ne l’avait pas fait protester. Garneau en avait des haut-le-cœur. Il eût préféré son gérant tel qu’il était naguère : le verbe haut, les pouces dans les bretelles, les pieds sur son pupitre.

Un autre :

Ayant tout perdu, situation, honneur et fortune, ayant vendu à pleins coffres des émissions sans gage, Ludger Constantineau n’avait dû qu’à ses relations politiques de n’aller pas rejoindre, derrière les barreaux, une demi-douzaine de boursicotiers, placiers en mines d’or qui n’avaient été que mines de vent. Quant à Longwood Lessard, roi du maïs et baron du blé dont il n’avait jamais vu un épi ni un grain, il avait disparu. On le disait à la campagne, en pleine crise mentale. Combien d’autres !

— Sais-tu, Hortense, qui est venu me demander de l’ouvrage, ce matin ? N’importe quoi !

— Non. Qui ça ?

— Durand-Lapointe.

— Pas possible !… Tu ne veux pas dire Lacoste Durand-Lapointe.

Sa voix s’était faite compatissante. Non qu’il fût de leurs intimes. « Lack », comme l’appelaient ses familiers, naviguait généralement en de plus hautes sphères, parmi les grands importateurs de charbon, les grossistes, les administrateurs de compagnies, par delà même les ministres et les juges. Il était né rue Dorchester-ouest, dans un de ces vastes hôtels particuliers que la suie des locomotives a désormais défigurés. Il était fils de l’honorable Émery Lapointe dit Durand-Lapointe, lui-même issu d’un charretier de Bécancour, et venu à Montréal à seize ans, pieds nus, à peu près illettré. Brassant dans sa marmite contrats, politique, finance, fonds secrets et haut chantage, il en avait tiré onze directorats de compagnies, la présidence d’un quotidien, deux millions, un siège au sénat et une réputation d’imbattable crapule. Ses funérailles, avec absoute par Monseigneur l’archevêque, avaient été triomphales. C’est sa fortune que s’étaient divisée ses onze enfants, dont Lacoste. Celui-ci, aviateur de chasse en ’17, était revenu avec à son crédit huit avions allemands, plus murmurait-on, un zeppelin attribué injustement à un as britannique. Six fois décoré, choyé, fêté, il n’avait eu qu’à choisir parmi les héritières. Il avait épousé Corinne Lamothe, dont le père, dans l’agrandissement de Montréal, avait débité sa ferme potagère en tranches de cinq mille dollars à l’arpent. Cela avait joint deux fortunes. Il n’en restait rien.

— Pas Lacoste Durand-Lapointe ! répétait Hortense, consternée.

— Oui… oui. Lacoste Durand-Lapointe.

La voix de Robert, elle, était brutale comme un projecteur sur un cadavre. Ce qui, pour sa femme, était une défaite quasi personnelle, l’émiettement d’une idole symbolique de ce monde auquel elle aspirait, était pour Robert une image agréable. La chute de l’autre le consolait de n’avoir point encore réussi à monter jusque-là. Car cela se résolvait quand même par un échelon de moins entre « eux » et lui.

— Il y a aussi Lafontaine.

— Lui aussi ? Cela me surprend moins. Qu’est-ce qu’il devient ?

— Il se cherche une place au gouvernement. Je me demande ce que devient sa femme. Cette pauvre Jeanne !

Le ménage Lafontaine en était arrivé à sa crise finale ; cela s’était terminé par une séparation, de longtemps imminente.

— Comment ! tu ne sais pas ? L’autre jour Aline s’est trouvée nez à nez avec « cette pauvre Jeanne » Lafontaine, comme tu dis.

— Où ça ?

— Je te le donne en mille !… Dans le lobby de l’hôtel Mont-Royal, faisant les touristes américains !

Ruiné comme les autres, ou plus exactement — car il n’avait jamais vécu que d’expédients — laissé à sec par l’appauvrissement de ses amis, Gaspard Lafontaine avait dû quitter sa maison, remettre son auto impayée et se réfugier chez ses vieux parents. Sa femme ne l’avait point suivi dans sa déchéance. Elle n’oubliait pas que dans la vie joyeuse de son mari elle n’avait guère compté.

Tant qu’elle avait cherché un introuvable travail, sa vie était restée aussi plate et familiale que l’on pouvait attendre de Jeanne Lafontaine. Puis on l’avait vu se transformer subitement. Cela avait été brusque et imprévu comme une fusée. Elle qui s’habillait mal, ignorait les artifices du coiffeur, gardait ses ongles nature et détestait boire, elle s’était contre toute vraisemblance mise à afficher des robes voyantes, un maquillage de théâtre, des cheveux flamboyants. Peut-être depuis toujours aspirait-elle à une vie fébrile et licencieuse ; et, surtout, à une vie personnelle où tout brillant et toute joie fussent pour elle. Si bien que devenue par artifice d’une joliesse vulgaire, elle avait pris logement et faisait la paire avec une poule de nuit : une drôle de créature qu’elle avait vaguement connue pendant son enfance dans les champs suburbains de la Pointe-aux-Trembles où cette petite traînait le nom invraisemblable de Dalvina Rompette. Cela était devenu Dalma Rumpert, nom de guerre dont son oreille aimait la sonorité vaguement anglaise. Désormais inséparables, elles couraient toutes deux ouvertement les halls d’hôtels et même, car le gibier se faisait rare, les gares de chemins de fer et la rue Windsor. Un de ces jours prochains on les verrait sur le banc de la Correctionnelle, coude à coude avec les pensionnaires de maisons closes mâchant de la gomme et avec les marchands de cocaïne.

— Ça ! par exemple, dit Robert étonné, ça bat quatre as !

— Est-ce que c’est pas terrible ! compléta Hortense.

Elle en voulait à Jeanne Lafontaine de rabaisser ainsi le sexe auquel toutes deux appartenaient. Elle se sentait encore plus diminuée du fait qu’une de ses intimes fût tombée si bas. Et, dure aux femmes comme toutes les femmes, elle ne lui pardonnait point mais la lapidait en esprit.

Avec tout cela, le cercle de leurs amis s’était modifié ; ou, plus justement, avait été modifié par les événements et surtout les changements de fortune qui avaient atteint les uns et les autres. Comme il ne s’agissait en aucun cas de vieilles amitiés, de connaissances datant de toujours, l’évolution s’était faite sans heurts. Parce que l’on ne fréquentait plus les mêmes endroits, on ne se voyait plus que rarement. Le bonjour de Robert était inchangé. Hortense embrassait l’amie retrouvée avec pareille effusion ; et la quittait avec le même :

« Ça n’a pas de bon sens ! Il y a des mois qu’on ne s’est pas vues. Téléphone-moi, sans faute, ces jours-ci ! »

Mais les semaines passeraient sans que l’on s’appelât au téléphone. Et l’on n’était pas dehors que madame Garneau disait :

— Cette pauvre Éva ! As-tu vu comme elle était attifée !

Le changement de milieu avait été facile aux Garneau. Ils n’avaient point perdu au change. Leur situation restant solide parmi tant de ruines, ils se trouvaient montés d’un cran. Si bien qu’Hortense ne restait fidèle à peu près qu’à la seule Mary Harrison. Encore les rencontres se faisaient-elles plus espacées. Quant à Robert, il ne gardait de rapports un peu suivis, et que l’on pût appeler amicaux vraiment, qu’avec Hermas Lafrenière.

Il était rare que ce dernier, lors de ses passages à Montréal, ne déjeunât ou ne vînt passer une demi-heure avec son condisciple de Louiseville. Habitant toujours les régions neuves de l’Abitibi, gagnant sa vie dans Amos à tenir auberge et à vendre de la bière, l’ancien garagiste persistait à guetter la fortune pour la prendre au collet, et à porter des complets à larges carreaux de couleur. Mais la fortune semblait jouer à cache-cache avec lui. Les complets étaient trop voyants maintenant qu’ils étaient moins neufs. Lafrenière n’en restait pas moins joyeux, sûr que demain ce serait enfin la richesse.

Ces rencontres ne déplaisaient pas à Robert. Par une entente tacite, on ne parlait jamais de Louiseville et du passé. Plusieurs fois cependant, par mégarde, certaines questions avaient failli échapper à Robert. Il les avait retenues à temps. Enfin, bien que Hortense trouvât Marie-Claire peu huppée, on avait fait quelques sorties à quatre. En tout cas, Robert ne pouvait s’empêcher d’être stimulé par l’optimisme indéfectible d’Hermas à qui même la crise avait été une cause d’espoir :

— Bon ! Extra ! Quand les gens auront fini de mettre leur argent dans les industries et dans les vieilles affaires, les mines deviendront quelque chose. Et puis, on va avoir des ouvriers à des salaires raisonnables. Comme ça, on va pouvoir développer les prospects sérieux.

Pendant ce temps, madame Lafrenière (comme disait son mari), questionnait Hortense sur la vie à Montréal et sur les grandes ventes du lendemain chez Morgan et chez Simpson. Marie-Claire était maintenant une boulotte dont les cheveux avaient terni pour devenir d’un roux grisâtre au-dessus de ses joues gauchement fardées.

Hermas, magnanime, ne désespérait pas de faire un jour la fortune de son compatriote. Encore la semaine d’avant :

— Tu sais, cette fois-là, je l’ai !

— Quoi donc ?

— Une mine… Une vraie !

Dans le Cercle désert, les mornes garçons, serviette sous le bras sommeillaient le dos au mur, Hermas rapprochait sa chaise et par-dessus l’épaule regardait si personne ne l’espionnait. Puis à voix basse, le doigt mystérieusement levé :

Beaudry Gold ! La Beaudry Gold.

De sa poche il tirait la main qu’il y avait subrepticement plongée. Dans le creux se cachait un petit éclat de pierre où, en se penchant, Garneau pouvait distinguer quelques étincelles jaunes.

— Vingt piastres et demie à la tonne, mon vieux. Hein ! Si tu en veux, je peux peut-être t’en laisser avoir un petit paquet d’actions, à onze cennes. Dans un mois, ça sera trente cennes au moins et dans deux ans… Oh boy !

Il levait les yeux très haut, plus haut, plus haut encore, pour tenter d’apercevoir la Beaudry Gold au pinacle qu’elle aurait atteint dans deux ans.

Hermas s’en frottait doucement les mains comme si ce fut là chose faite, comme s’il fut déjà directeur de cette nouvelle mine qui n’était encore qu’un coin de forêt rocheuse, hérissée de pins et de bouleaux nains, où l’on avait creusé une vague tranchée de cinq pieds par deux cents. En attendant toutefois, et comme il était philosophe, il avait tapissé les murs de son bureau, à l’hôtel, avec les titres multicolores de ses mines défuntes : la St John Gold, la Harricanaw Reserve, la Gallarty, la Lac-Fret Explorar tion, quelques autres. Et à la place d’honneur, au-dessus du coffre-fort, la Royal-Roussillon.

Robert souriait des offres généreuses et enthousiastes de son ami. Il l’eût voulu qu’il lui eût été fort difficile de tenter la chance de conserve avec lui. Car il n’avait point d’argent disponible. À l’usine, les commandes se faisaient de plus en plus difficiles à obtenir. Les clients, eux-mêmes serrés, exigeaient des conditions inacceptables, des crédits sans terme pour, souvent, faire faillite. Garneau avait commencé par couper les salaires ; puis il avait renvoyé du monde.

Le personnel du bureau ayant été réduit à l’indispensable, il apportait le soir, chez lui, des liasses de papiers. Il travaillait ainsi sans désemparer. À peine s’il avait le temps de jeter sur les journaux un regard en diagonale. À quoi bon, d’ailleurs : il n’y avait de nouvelles que mauvaises.

Un léger serrement de cœur lui venait en entrant le matin à l’usine, dans la partie affectée à l’administration. La peinture pelait aux murs et le linoléum du hall était crevé en deux endroits. Il se rappelait l’époque déjà lointaine où il était venu en ce lieu pour y commencer sa carrière. On voyait alors dans le grand bureau attenant à son cabinet vingt pupitres jumelés garni chacun d’une machine et d’une dactylo. Il songeait avec nostalgie à la musique crépitante de cet orchestre industriel dont il avait été d’abord le répétiteur puis le chef. De vingt, l’on était depuis longtemps descendu à huit. Puis à quatre. Depuis un mois, elles n’étaient plus que deux.

Néanmoins, Robert ne se décourageait pas. On avait assurément touché le fond de cette dépression catastrophique. Sur ce point tous les experts étaient d’accord. Les affaires désormais assainies, purgées, ce serait bientôt la reprise. Il suffisait de patienter et de tenir. Grâce aux coupures qu’il avait faites dans les dépenses et surtout parce qu’il avait eu la sagesse de ne pousser la production que des articles depuis longtemps connus, l’usine se maintenait.

La vie des Garneau n’était point difficile. Certes, il fallait être prudent ; mais le prix des choses s’était affaissé. Enfin, dès le début du krach, Robert avait acquis à bon compte cette nouvelle maison à laquelle Hortense avait si longtemps aspiré. Ils avaient ainsi quitté le logement de l’avenue Dollard qui avait succédé à l’appartement de la rue Bernard. Malgré tout, l’ascension continuait.

Leur nouveau logis était — enfin ! — un cottage rue Pratt, dans un quartier tout neuf d’Outremont. Des fenêtres, on avait immédiatement sous les yeux la gare de triage du Pacifique Canadien. Par delà, c’était la ville adjacente de Mont-Royal avec ses larges avenues et ses pelouses ; puis plus loin, l’île Jésus. Tout au fond, la ligne bleue onduleuse des Laurentides.

Pour satisfaire le goût de ses clients, et sans doute le sien propre, l’architecte avait fait les murs de style normand à charpente visible. La nouvelle prétention était d’ailleurs d’imiter la pauvreté mais avec luxe dans la masse et les matériaux. Il y avait des cottages anglais, à fenêtres si basses que la lumière du midi y pénétrait à peine ; des villas italiennes, stupéfaites de se trouver parmi les neiges de l’hiver canadien ; des missions californiennes aux arcades inutilisables. Il y avait même quelque part une mosquée miniature.

Mais le confort réel des intérieurs rachetait le ridicule des dehors. Chez les Garneau, on comptait quatre chambres à coucher aux murs pastel et aux boiseries légères que le soleil baignait largement. Salle de bains à chaque étage. Cuisine modèle, ivoire, à parements rouge-corail, qu’Hortense montrait à ses amies avec une fausse négligence. Une salle à manger aux carreaux plombés. Enfin, au sous-sol, un grand fumoir aux boiseries de « vrai chêne », éclairé par une suspension en fer-forgé dont les six lampes simulaient des bougies et où de lourds fauteuils de cuir fauve faisaient cercle autour de la cheminée. Une vraie cheminée, une cheminée chauffante, un « feu de foyer que l’on peut allumer » précisait Robert ; (bien que la seule fois qu’on l’eût tenté, la maison avait été enfumée durant deux jours) ; et non comme avenue Dollard, une niche dans le mur avec des chenets en toc et des blocs de verre derrière lesquels brûlait une lampe électrique à feu rouge.

Heureuse de sa nouvelle installation, Hortense en avait profité pour renouveler tentures et tapis. Elle y avait dépensé une bonne partie du bien personnel qui lui venait de son père. Courant les ventes aux enchères, elle avait rapporté les dépouilles de quelques nouveaux pauvres.

— Comment aimez-vous ce tapis, ma chère ? Pensez-vous qu’il est beau ! Vous savez, c’était le tapis de salon chez les Herman Côté. Oui, oui ! dans leur grande maison du Westmount Boulevard. C’est un vrai tapis de Turquie, vous savez.

Grâce aux huissiers et aux commissaires-priseurs, elle avait ainsi connu les intérieurs luxueux des gens de la haute. Cela lui permettait de dire, à propos :

— Tiens vous avez là un beau radio-combiné. Où il y en avait un beau, c’était chez les Rancourt.

Mais elle s’abstenait de préciser dans quelles circonstances elle avait enfin pu connaître le mobilier des Rancourt. D’ailleurs les Garneau eux-mêmes commençaient à être reçus chez des gens d’assez bon ton. L’élite, ceux dont la fortune datait de deux générations, ne les connaissait pas encore ; mais cela viendrait. Madame Garneau avait été invitée à « jouer le bridge » chez madame John Galarneau, sur le Belvedere Road.

Sa santé, qui laissait à désirer, limitait les sorties d’Hortense. Les expéditions dans les grands bazars lui étaient un peu pénibles. Le plus souvent elle achetait par téléphone, réservant ses forces pour les thés et les soirées où elle voulait être vue et qui flattaient sa petite vanité. Mary Harrison, qu’elle voyait de plus en plus rarement — elle habitait si loin, et le tramway 96, plein de Juifs, sentait tellement l’ail ! — avait vainement tenté de l’entraîner une seconde fois au Salon du Printemps qui venait de s’ouvrir à la Galerie des Arts. Bien que cela fût chic, Hortense avait prétexté ses pieds sensibles. Mais elle avait avoué à son mari l’ennui que lui inspirait « la peinture moderne », qui pour elle datait de 1900. Suzor-Côté lui faisait l’effet d’un futuriste. D’autre part elle montrait à tout venant les deux Icart qu’elle avait acquis dans une liquidation ; c’était là pour elle le sommet de l’art.

CHAPITRE

X


– ROBERT !… Robert !…

Garneau, enfoncé dans son fauteuil favori près de la cheminée, le nez dans le journal, ne répondait point à sa femme qui l’appelait du haut de l’escalier. Comment eût-il entendu ? Le poste de TSF vomissait un jet de musique saccadée interrompu toutes les trois minutes par la voix glaireuse de l’annonceur qui exposait les mérites du tonique Bon-Sang ou ceux du savon Velvet « à la mousse incomparable, douce comme la peau d’une jeune fille et fraîche comme la brise de mai ».

Par miracle, il y eut un quart d’instant de silence.

— Robert !

— Oui !… Qu’est-ce que c’est ?… Lionel ! veux-tu me fermer cette machine-là !

— Fermer quoi ?

Le radio ! Seigneur !

Le souper à peine fini quelqu’un, d’un coup de doigt en passant, avait machinalement ouvert l’appareil. L’on vivait noyé dans ce bruit incessant, monotone, que les jeunes ne semblaient point entendre, qui pourtant leur était nécessaire et imperceptible comme l’air ; c’est quand ce bourdon se taisait qu’ils devenaient subitement conscients d’un silence pour eux intolérable.

Lionel ne broncha point. Jocelyne, étendue par terre, les coudes dans la peau d’ours, la tête dans un livre, étendit le bras et coupa. Aussitôt on entendit, comme un écho, la même musique qui par la fenêtre ouverte venait de la maison d’en face, des maisons voisines, de tout le quartier et, semblait-il, de toute la ville unanime.

— Robert ! Voyons ! Nous allons être en retard. Tu n’es pas encore habillé.

— Habillé ? Bien sûr que je suis habillé. Je n’ai ôté que mes chaussures. Hortense eut un soupir d’impatience :

— Tu sais bien ce que je veux dire. Te changer. Mettre ton tuxedo.

— Mon tuxedo ? Pourquoi faire ?

— Mon Dieu ! tu le sais bien. Ça fait une semaine que nous sommes engagés chez les Galarneau !

— Les Galarneau ! Pourquoi faire ? Je ne vais pas chez les Galarneau. Tu peux y aller si tu veux.

Chaque fois c’était la même comédie.

Néanmoins, monté dans la chambre, il commença d’enlever son veston et tira de la penderie son costume du soir. Pendant ce temps, assise à la coiffeuse, Hortense donnait un coup de crayon à la raie de ses cheveux dont la racine montrait une touche grise sous la teinture.

— Veux-tu bien me dire, Hortense !… Cette affaire de se changer au lieu d’aller veiller en costume ordinaire !

Veiller ! Ce n’est pas une veillée. Tu oublies que c’est chez les Galarneau que nous sommes invités. C’est une grande… c’est une grande…

La voix d’Hortense fléchit subitement. Levant les yeux, Robert aperçut sa femme qui s’appuyait au meuble. Même sous la poudre et le rouge, il vit la peau qui s’était faite cendreuse ; et les yeux agrandis, battant curieusement.

— Qu’est-ce que tu as encore ?

— Je ne sais pas. Je me sens drôle,… faible. Ça va passer.

Il y vit un espoir.

— Si tu veux, je vais téléphoner aux Galarneau que tu n’es pas bien ; et nous allons rester ici.

Mais elle, faisant un effort pour se mettre debout :

— Tu n’y penses pas… Chez les Galarneau !

Puis subitement, elle se laissa glisser. Sa tête en frappant le tapis fit un bruit curieux, à la fois dur et feutré.

Saisi, Garneau appela les enfants et porta Hortense au lit. Jocelyne mettait à sa mère un sac d’eau chaude aux pieds et une serviette froide sur le front. Au téléphone, Robert appelait successivement quatre médecins dont, en ce samedi soir, aucun n’était chez lui.

Revenue à elle-même Hortense avait murmuré quelque chose à sa fille.

— Veux-tu sortir un instant, papa…

Après un quart d’heure un cinquième médecin arriva enfin. C’était le praticien de quartier, celui qui soignait la bonne. Un petit homme blond, au crâne où ne moussait plus qu’une fade peluche comme de la moisissure sur une pierre. Il parlait les yeux bas, hésitant, apparemment sans confiance aucune en ses propres moyens.

— Vous pouvez… lui mettre un sac de glace sur le ventre.

— Ah ! je lui ai mis un sac d’eau chaude. Le docteur LeMay d’habitude…

— Le docteur LeMay ! Ah bon ! Ah bon ! De la chaleur, oui, excellent, très bien. Au fond de la glace, de la chaleur… c’est la même chose… Et… une légère purgation. C’est ça. Oui, une purgation. Je vais passer à la pharmacie.

Une heure plus tard, le docteur LeMay, finalement rejoint, n’hésita pas un instant.

— Grave ! C’est grave ! Mais une intervention d’urgence devrait la sauver. C’est une hémorragie interne. Un cas rare. Heureusement, vous m’avez atteint. J’appelle l’ambulance et l’hôpital.

— Ah ! Je vous accompagne.

— Non. Restez plutôt ici. Je vous appellerai dès que ce sera fini. Prévenez les enfants… On ne sait jamais, bien que…

Le lendemain, dimanche, Hortense allait un peu mieux. Mais elle avait encore des moments de demi-inconscience où son esprit s’égarait. Jocelyne ne quittait point sa mère et s’était fait installer un divan dans le minuscule boudoir attenant à la chambre d’hôpital. Robert y était venu à midi. Il y passerait dans la soirée, un peu troublé bien que sans tristesse réelle. Pourvu qu’elle se remît bientôt. Car il avait des affaires importantes à régler et un voyage à Québec dont il espérait beaucoup.

Le mardi, dans l’après-midi, l’état de la malade devint décidément alarmant. Bien qu’elle ne fût pas inconsciente, Hortense restait inerte dans son lit, les yeux vagues, la bouche entr’ouverte. Chaque respiration tendait les cordes de son cou maigre tandis que chaque pulsation donnait à la tête un petit mouvement saccadé presque ridicule. Puis elle sombra rapidement. Oubliant qu’avant-hier encore il était pleinement optimiste, le docteur LeMay mit Robert au courant du danger menaçant. Venu visiter la malade dès après le dîner, il prit le mari à part et l’entraîna dans le corridor où régnait une odeur mêlée, — œillet et désinfectant, — qui évoquait de façon mal opportune l’atmosphère des salons mortuaires.

— C’est le cœur qui m’inquiète, mon cher Garneau ; c’est le cœur. L’opération, elle, a été un succès. En tant que chirurgien, je ne puis qu’être satisfait. Mais… nous avons affaire à un mauvais terrain, plus mauvais que je n’aurais cru.

— Mais, est-ce qu’on ne pouvait pas… avant l’opération…

— Mon cher Garneau, la chirurgie est une science positive. Pour ce qui est de la médecine !… En tout cas, j’ai fait appeler mon confrère le docteur Bastien en consultation. Je souhaite simplement que la médecine réussisse aussi bien que la chirurgie.

LeMay savait passer la main à propos. De la sorte, il se trouvait toujours quelqu’un d’autre pour signer le certificat de décès.

Le professeur Bastien examina longuement la malade. Il lui ausculta méthodiquement la poitrine, le dos, le côté droit, le côté gauche. Il percuta la région du cœur d’un doigt magistral, à la façon d’un pianiste virtuose. Puis aux questions de Jocelyne et de son père il se contenta de répondre par une moue qui n’avait rien de rassurant et un mouvement de tête qui ne signifiait rien. Enfin il murmura :

— Il est bien tard, monsieur Garneau, bien tard. Enfin !… Sans plus attendre, je vais donner les ordres nécessaires et prescrire.

— Pensez-vous, docteur, qu’il y a encore des chances ?

— Patience et courage ! Courage et patience. Nous verrons demain… Garde ! Apportez le dossier et faites venir mon interne.

On installa près du lit une bonbonne d’oxygène et un goutte-à-goutte chargé de toniques cardiaques. L’interne passait toutes les heures, vérifiait le fonctionnement de l’appareil et la position de l’aiguille dans la veine. Puis il donnait une piqûre et, bien stylé par ses patrons, partait sans un mot.

Le mercredi midi, Robert ne put venir, retenu qu’il était à l’usine. Le soir, avec Jocelyne, il s’attarda auprès de sa femme. Les traits tirés par cinq nuits d’insomnie, la jeune fille allait et venait sans bruit. Tantôt elle humectait les lèvres ou les tempes de sa mère ; tantôt, simplement assise dans un fauteuil, elle tenait longuement dans la sienne la main aux ongles bleuissants qui pendait atone hors des draps. Prête, malgré sa fatigue, ses pieds brûlants, à se lever au moindre murmure. Pour Lionel, son père l’avait envoyé à la maison chercher un dossier qu’il voulait repasser pendant sa soirée de veille. Il tardait.

— Je ne sais ce que fait ton frère. Cela fait bien deux heures qu’il est parti avec l’auto.

À onze heures et demie, il n’avait pas encore reparu. Animée par l’oxygène, une touche de rose aux joues, Hortense semblait devoir sommeiller.

— Écoute, Jocelyne. Je pars pour la maison. D’ailleurs je ne veux pas me coucher trop tard ; j’ai une journée de chien, demain. Je vais prendre un taxi. Si… tu as besoin de moi, appelle-moi au téléphone.

— Bien, papa… Bonsoir.

Dans son désarroi, elle eût voulu se serrer un moment contre lui, sentir autour de son cou les bras paternels et appuyer son chagrin trop lourd sur cette forte poitrine d’homme. Mais pas plus que d’habitude il n’eut de geste vers elle. Il sortit de la chambre.

Dans le corridor déjà vidé par la nuit prématurée de l’hôpital, les derniers visiteurs partaient en sourdine, glissant sur la pointe des pieds après un « Bonne nuit » chuchoté. On avait éteint les plafonniers. Il ne restait plus que, de loin en loin, quelques lampes basses à ras de plancher. Près de chaque porte les vases de fleurs, posés par terre hors de la chambre pour la nuit, faisaient un chapelet de taches violentes.

Près du poste, une religieuse parlait à une infirmière dont les mains tenaient une seringue, l’aiguille plantée dans une boule d’ouate. Passant près d’elle, Garneau perçut l’odeur piquante et propre de l’éther. Puis sortit d’une chambre latérale une civière poussée par un infirmier. Sans doute un malade que l’on montait d’urgence à la salle d’opération. Machinalement, il chercha à voir le visage. Alors il se rendit compte que le drap avait été tiré jusqu’en haut et couvrait la tête. Malgré lui, un frisson désagréable lui serra les épaules. Et ce fut un reconfort que de pénétrer dans l’ascenseur peint de frais, brillamment éclairé, où un heureux père disait sa joie au préposé indifférent.

Sur le pavé noir de l’avenue des Pins, la pluie ruisselait en longues traînées que les lampes des devantures et les affiches panachaient de rouge et de bleu, les phares des autos et les réverbères, d’un blanc aveuglant. Il eut quelque peine à trouver un taxi. Quand il s’y fut engouffré, il se détendit avec soulagement sur la banquette grasse. On monta l’avenue qui coupe le parc Mance, vaste et vide. Allumée là-haut dans le ciel barbouillé de pluie, la croix du Mont-Royal faisait une tache jaunâtre et méphitique. Garneau n’en respirait pas moins à larges bouffées conscientes l’air nocturne chargé d’humidité à quoi se mêlait l’odeur poisseuse du taxi. Après celui de l’hôpital, lourd d’iodoforme et de miasmes morbides, cet air lui semblait par comparaison pur et vivifiant.

Le trouble qu’il avait ressenti tout à l’heure s’était aboli maintenant qu’il n’avait plus sous les yeux le visage flasque et hâve d’Hortense, avec ses lèvres croûteuses et ses yeux dont les paupières entr’ouvertes ne laissaient voir que le blanc. Tout cela, qui était pourtant si prochain, lui devenait irréel sans l’irrécusable témoignage de ses sens. Il n’était plus vrai que sa femme fût à l’hôpital ; que la mort la guettât, menaçante ; que bientôt peut-être ce serait pour lui, après dix-sept ans de vie commune, cet état anormal : le veuvage. Ce qu’il ne voyait plus avait par là même cessé d’exister. En ce moment, il lui semblait rentrer chez lui pour y retrouver la vie quotidienne : Hortense accrochée au téléphone, Jocelyne couchée sur la peau d’ours près de la cheminée et Lionel cherchant sournoisement à escamoter l’heure de l’étude. Il se sentait soulagé, presque content. Tout à l’heure encore il avait senti là-bas une étrange crispation dans la poitrine, un serrement dans la gorge, un tremblement dans les mollets ; et, tout au fond, une infiltration de tendresse qui sourdant d’invisibles fissures lénifiait son cœur réfractaire. Avant qu’il eût le temps de se reprendre, il s’était penché et avait embrassé les cheveux doux sur la tempe d’Hortense.

Au coin de l’avenue Van Horne, deux voitures glissant sur le pavé venaient de s’emboutir. Les chauffeurs s’injuriaient sous la bruine tandis que, placide, un agent motocycliste dressait procès-verbal. Cet incident rappela, à l’esprit de Garneau, Lionel et son retard. Peut-être avait-il eu, lui aussi, un accident ? Rien d’étonnant. Malgré tous les avertissements, les menaces de retrait de permis, les amendes, les accrochages, son fils conduisait avec une folle témérité, jouant en pleine ville au chauffeur de course qu’il avait ouvertement l’ambition de devenir.

— Voilà, monsieur…

Le chauffeur attendait, une fois relevé le pavillon du compteur. Par une habitude dont il ne s’était jamais défait, Robert se pencha pour vérifier le montant.

— C’est soixante-cinq sous, monsieur.

Il tendit un billet de deux dollars. L’homme à casquette lui rendit un dollar puis se mit à fouiller ses poches l’une après l’autre longuement, pour n’en tirer la monnaie que lorsqu’il vit son client décidé à ne point la lui abandonner.

Se tournant vers la maison, Robert eut le temps de voir s’éteindre une fenêtre à l’étage. Une voiture, la sienne, attendait le long du trottoir. Il monta les quatre marches du perron, tira sa clé puis poussa la porte.

Du vestibule, un long corridor s’ouvrait en enfilade et aboutissait à la cuisine. En entrant, Robert vit distinctement deux ombres passer dans la profondeur. L’instant d’après, une porte se refermait avec une brusquerie contenue. Puis Lionel, sortant de l’ombre, s’en vint vers son père. Il était tout rouge, avec des yeux bizarres, à la fois hypocrites et méchants, et dans son vêtement un désordre trop précis qui le trahissait sans qu’il le sût. Sortant sur le perron, le père put apercevoir la silhouette d’une femme se glisser le long de la haute clôture.

Il rentra vers Lionel dont il devinait l’attente inquiète… Mais non ! Au lieu d’un enfant penaud et gêné, il trouva un homme aux épaules bandées pour le choc, la tête haute et qui, les boutons maintenant correctement attachés, s’était installé sur le divan après avoir mis sur le phono un air de blues.

— Lionel !

La dureté dans la voix de son père mit une lueur d’inquiétude dans les yeux du fils. Mais il n’en continua pas moins de crâner.

— Oui, p’pa.

— Arrête-moi ça !

— Quoi donc, p’pa ?

Mais sans attendre, Garneau avait soulevé le couvercle de l’appareil et d’un geste fracassait le disque sur le parquet.

— Veux-tu m’expliquer… Qui ?… Comment peux-tu… pendant que ta mère.

— Ben quoi ?

— Je commence à en avoir assez !

À ce moment, catégorique, retentit la sonnerie du téléphone. Lionel sortit posément dans le corridor et prit l’acoustique.

— Allô ?… Allô !… Oui… Qui ?… Je ne comprends pas… Ah ! c’est toi, Josse. Mais qu’est-ce que tu as… Ah… Une minute.

Mais déjà Robert avait saisi l’appareil.

À travers les sanglots, il entendit la voix de Jocelyne. Hortense venait de mourir.

* * *

Les semaines qui suivirent furent difficiles pour Robert Garneau Non qu’il eût été fort attaché à sa femme. Mais la vie côte-à-côte, avec sa division logique du travail familial, était devenue une facile habitude, une routine confortable où rien n’accrochait ; il y avait longtemps que le mécanisme était rodé. Tant qu’elle avait été là, il n’avait pu se rendre compte de l’utilité d’Hortense et de la place qu’elle occupait non point tant dans son esprit que dans sa vie. Par elle nombre de problèmes petits et quotidiens étaient arrêtés et résolus sans même qu’il en prît jamais connaissance. Tandis que se révélaient maintenant les cent soucis qui chaque jour assaillent la maîtresse de maison : domestiques, fournisseurs, enfants, ménage, achats, prévisions. Cela venait s’ajouter à sa part qui était le travail de l’usine.

Ils avaient heureusement une bonne de confiance qui les avait suivis dans le déménagement. C’était une Gaspésienne solide, haute en couleurs, qui n’entendait rien à la cuisine mais qui passait la journée torchon en main, à la poursuite de trois grains de poussière. Cette Marie-Ange avait pour parler à chacun des membres de la famille un ton différent. À Lionel, qui ne l’intimidait point, elle parlait fort et sec. Après avoir essayé de la gagner par menaces d’abord, puis par de menus cadeaux — qu’elle avait d’ailleurs refusés, — il avait fini par se rendre. Elle était la seule personne qu’il craignît. Pour Robert elle s’exprimait d’une voix froide, nette, qui ne voilait point le peu de cas qu’elle en faisait pour tout ce qui était régie domestique. À Hortense elle parlait sans douceur mais avec le respect que demandait l’autorité et même avec une touche d’affection.

C’est à Jocelyne qu’elle réservait toute sa tendresse de femme sans mari et sans enfant. Elle prenait à son compte les petites gaucheries de « ma Lyne ».

— Il n’y a pas de jus d’oranges ce matin. Il n’y avait plus d’oranges, disait-elle à la table du déjeuner, en servant le gruau d’orge. Mais Jocelyne avait eu dans son lit le plein verre qu’elle aimait au réveil.

Après la mort d’Hortense, Jocelyne dut s’aliter quelques jours. Douce et sensible, elle sentait les larmes lui mouiller les yeux devant chaque objet qui lui rappelait sa mère. Celle-ci pourtant n’avait jamais été encline à la tendresse et aux gâteries. Mais le penchant naturel de Jocelyne était d’aimer. Et ce qu’elle pleurait c’était la perte de l’objet sur quoi elle avait fixé son amour. En le perdant, il lui semblait avoir tout perdu puisque ni son père, toujours froid et facilement dur, ni son frère, qu’elle n’eût su estimer et qu’elle eût détesté si un tel sentiment eût pu entrer en elle, ne pouvaient se prêter à sa dévotion. Elle avait mis la photo de la disparue dans une espèce de sanctuaire minuscule devant lequel elle s’agenouillait matin et soir pour ses prières. Et parfois dans le jour, elle y venait dire un chapelet sur le rosaire dont les grains avaient été faits des roses prises sur la tombe.


CHAPITRE

XI


CE  que  Robert, par le départ d’Hortense, connut encore, ce fut la protection dont la mère avait entouré son fila. Cela expliquait qu’il n’eût eu à intervenir que rarement, c’est-à-dire lorsque l’enfant avait outrepassé les bornes de l’insolence, poussé trop loin la paresse et l’indiscipline ou que le père, une fois de plus, devait payer les frasques du gamin. Tandis que désormais tout venait jusqu’à lui.

Jocelyne ne lui donnait point de souci. Elle suivait ses cours de l’Académie Sainte-Claire avec application. Ses succès étaient modérés comme son intelligence. Sa sensibilité, très grande, l’eût poussée vers une carrière artistique si une telle chose eût pu entrer dans la tête de ses parents et même dans la sienne. Pour l’instant, son goût se traduisait par la lecture dont elle abusait peut-être :

« Tu vas te brûler les yeux ! lui répétait alors sa mère » ;…
et aussi par le soin avec lequel elle arrangeait de façon imprévue un vase où elle avait mêlé marguerites et muflier sauvage ; mais surtout par sa passion pour la musique. Cela était entre son père et elle le sujet d’un désaccord qu’elle ne comprenait point. Elle restait toujours étonnée de la violence qu’il y apportait. Elle avait néanmoins fini par obtenir, pour son quinzième anniversaire, un petit appareil de TSF qui dans sa chambre lui permettait d’entendre les grands concerts, surtout ceux de Toscanini qui pour elle était un dieu.

Quant à Lionel, à dix-sept ans il dépassait son père de toute la tête. Il était grand et solide comme ceux de sa génération.

Robert lui-même devait lever les yeux pour parler à son fils. Celui-ci portait, à la mode américaine, des vêtements coûteux et négligés, le pantalon tirebouchonnant, les chaussettes de grosse laine aux couleurs crues sur des souliers informes, et des chandails à grands carreaux. Jamais de chapeau. Il avait l’orgueil de ses doigts jaunis par la nicotine et pour accentuer ces taches avait soin de tenir sa cigarette feu en bas.

Ses traits ne laissaient pas de rappeler ceux de son père. Tous deux avaient en commun le front plat, le menton agressif, le nez un peu globuleux du bout, des yeux brun clair qui semblaient foncer avec les sautes du temps et de leur humeur. Mais tandis que les lèvres du père étaient fines, bellement dessinées, celles du fils étaient lourdes et sans caractère. Lionel n’en avait pas moins une espèce de beauté dure que jamais n’avait eu Robert Michel Garneau. Cela lui valait auprès des jeunes filles un succès dont il affectait de ne faire aucun cas, ne se gênant point pour railler ouvertement Geneviève Lanteigne qui, plus âgée que lui, l’aimait avec soumission, et toutes celles qui se sentaient pour lui passion ou béguin. En fait, il les préférait vulgaires parce que plus faciles et moins encombrantes.

C’est pour racoler celles-là qu’il lui était arrivé maintes fois de prendre en cachette la voiture de son père. Quand il s’était fait pincer, Hortense devait intervenir pour le protéger :

— Écoute, Robert ! Si tu as des reproches à faire, c’est à moi. Je l’ai envoyé faire une commission chez Marthe Gaudet. Je ne t’ai pas averti parce que je pensais qu’il aurait le temps de revenir avant que tu aies eu besoin de l’auto.

— Mais il y a bien une heure que j’attends !

— Il est peut-être passé au garage. Tu lui as dit qu’il y avait quelque chose au moteur.

Lionel rentré, elle allait le trouver dans sa chambre où il s’était glissé :

— Voyons Lionel ! Pourquoi est-ce que tu ne m’avertis pas quand tu prends l’auto ? Chaque fois tu fâches ton père et tu me mets dans des transes.

— Ne te fatigue pas, m’man, je m’arrangerai bien. Mais pourquoi aussi papa ne m’achète-t-il pas un char à moi, comme Jack Galarneau ?

Il ne lui venait pas à l’idée qu’il y avait entre la fortune des Galarneau et celle de son père une énorme différence.

— Mais tu sais bien, mon Lionel, que ça n’est pas possible. Plus tard. Bientôt. Peut-être l’année prochaine.

Point du tout studieux, il avait depuis deux ans déjà quitté le collège Brébeuf après avoir de nouveau raté sa Versification qu’il venait de doubler. Les Pères l’avaient rendu à ses parents.

— Ça n’est pas très encourageant, lui avait reproché Garneau. Tu n’as pas honte ?

— Mais je t’assure que ça n’est pas ma faute, papa. C’est le Père qui m’a pris en grippe.

— Ça n’est tout de même pas pour ça que tu as bloqué tous tes examens encore cette année. Je voudrais bien avoir eu la chance de faire mon cours comme toi… Quand on voit ton ami Marcel Gauvreau qui a passé !

— C’est pas surprenant : il avait les questions d’avance.

De guerre lasse, Robert renonçait. Certes, il se fût glorifié d’un fils brillant et qui eût tenu la tête de sa classe. Mais ouvertement il s’en consolait, et inconsciemment il reprenait les arguments de son fils :

— Au fond, Lionel a raison. C’est un garçon pratique. C’est ce que j’aime chez lui. Voulez-vous me dire à quoi ça rime ces affaires de thèmes grecs et de vers latins, l’Histoire de France et la Rhétorique ! De la bouillie pour les chats. C’était bon il y a cent ans. Les Anglais s’en passent bien, eux. Et regardez-les réussir. Regardez les Américains !

Si Lionel eût voulu, Garneau l’eût peut-être envoyé au High School. Pour l’instant, il lui faisait prendre des cours privés pour le préparer à l’École des Hautes Études commerciales.

Ce dont il ne se doutait point, c’était que depuis plus d’un mois Lionel n’avait pas mis les pieds chez le répétiteur.

En fait, la seule chose qui intéressait Lionel, le seul travail qui ne lui fût point répugnant, le seul service qu’il n’était pas besoin de lui demander six fois, était de servir de chauffeur. Il avait la passion du volant et même de la mécanique. Peut-être, dirigé de ce côté eût-il fait Polytechnique ou à tout le moins l’École des Métiers. En attendant, et puisqu’il ne savait comment arriver à être pilote de course, il se fût contenté d’un simple taxi. Faute de l’auto qu’il n’aurait pas, ou de la motocyclette que son père hésitait à lui donner, il ne perdait pas une occasion de saisir le volant et de faire ronfler le moteur plein gaz.

Malheureusement, au grand regret de son fils, Garneau préférait le train à l’auto lorsque ses affaires l’appelaient à Québec, Toronto, Ottawa ou New-York.

Cette fois-ci pourtant, comme il ignorait combien de fonctionnaires il aurait à voir à Québec, le temps qu’il lui faudrait faire antichambre, celui que prendrait la discussion avec le sous-ministre ; comme d’autre part, il entendait rentrer chez lui le soir même, à contre-cœur il se décida pour l’auto.

Cette route Montréal-Québec, il y avait des années, des années, qu’il ne l’avait suivie. Peut-être, au fond, l’avait-il évitée avec une telle constance parce que, inévitablement, elle traversait Louiseville. Déjà, par le train il lui fallait stagner dix minutes en gare de son ancien village où l’on attendait le rapide « montant ». Il ne pouvait voir la maison de son père. Elle était à l’écart sur la route que coupait un passage à niveau juste avant le pont sonore qui sautait par-dessus les eaux lourdes de la rivière du Loup. D’ailleurs, de nouvelles constructions la cachaient à la vue du train. Ce que, pendant l’arrêt, il avait sous les yeux, c’était les maisons nouvelles construites entre la station devenue gare et le village transformé en petite ville, là où autrefois paissaient les vaches mélancoliques.

Tout le temps que durait l’arrêt, Robert était mal à l’aise. Tel que s’il eût été guetté par les choses et par les gens, les choses et les gens de jadis. Il suffisait d’une vieille grange pour faire revivre en lui les décors d’autrefois et pour peupler de fantômes la scène de son passé. Combien pourtant tout cela avait changé ! Il s’était tissé de l’église au « dépôt » un lien continu qui jadis n’existait point : une rue complète de part et d’autre, avec arbres, trottoirs et maisons. Des usines avaient surgi dans les champs où enfant il prenait ses ébats avec les autres garnements. La petite place de la gare était comme autrefois couverte de mâchefer ; mais au lieu de trois voitures avec les chevaux le nez dans leur musette, quinze taxis y faisaient des virages pressés.

D’un coup, il était quand même reporté à trente ans en arrière. C’est qu’il venait d’apercevoir, entre deux bâtiments de brique, la remise des Grosbois fraîchement passée à la chaux, comme chaque année depuis toujours ; et la maison camuse de la veuve Croteau, la mère de ce Basile surnommé « Gratte-cul ». Au lieu de la bonne vieille petite église avec son dos voûté et sa peau rocailleuse, dans le ciel, au-dessus des hauts ormes qui ombrageaient le parvis, se dressaient nouvellement les pointes en tôle brillante des flèches jumelées, dans l’entre-jambe desquelles un ange doré sonnait de la trompette. Mais une chose du moins demeurait inchangée : la station elle-même, avec son bâtiment semblable à toutes les stations du Pacifique Canadien échelonnées entre Halifax et Vancouver. Peinte de rouge sombre, un rouge marbré par les soleils, les pluies et la fumée grasse des locomotives. Et le nom sur chaque flanc, en larges lettres noires : louiseville. Sur les madriers du quai, les jeunes belles de l’endroit se promenaient rieuses, bras dessus bras dessous, comme autrefois Corinne Laganière et Josette Jodoin ; lorgnant en coulisse les passagers du wagon-salon, pouffant d’un rire sans naturel lorsque l’un d’eux avait fait un clin d’œil.

Le train partait avec une secousse brutale, une secousse qui chaque fois rappelait à Robert Garneau qu’en ce lieu même son père avait perdu pied et que son corps avait roulé sous les roues. Il croyait presque entendre craquer les os. À celui-là d’autres revenants venaient donner la main : père, mère et parrain réunis dans la mort et dans la haine, ceux-là qui, misérables eux-mêmes, l’avaient fait misérable à leur image.

Mais jamais jusqu’ici il n’était entré dans cette ville depuis le temps lointain de sa fuite. C’est pourquoi il ne pouvait imaginer les rues autrement que telles il les avaient jadis connues. Pour lui, elles étaient fixées dans le temps et dans une forme éternelles, semblables à ces photos passées où hommes et choses ont été arrêtés, gelés instantanément par le déclic. Semblables, ces rues, à celles qui penchaient les gouttières basses de leurs toits garnis d’une barbe de glaçons sur un enfant passant qui s’appelait Michel.

Maintenant qu’il avait décidé de faire en auto ce voyage, il en venait à Garneau une impatience mêlée de crainte. Il avait même rêvé qu’il passait seul, à pied, au milieu de la rue Principale tandis que, de chaque côté, immobiles et muets comme pour la Fête-Dieu, la foule des spectres sans visage formaient une double haie. Mais, en même temps, il n’y pouvait songer à l’avance sans cette attirance magique et inquiétante qui fait le voyageur toucher du pied la marge extrême du précipice et s’y pencher avidement.

— Va moins vite, Lionel.

Il ne reconnut point les abords du village devenu ville. D’ailleurs on n’y accédait plus par le chemin sinueux qui autrefois venait de Maskinongé et dont chacun des passages à niveau rappelait une tragédie. La nouvelle route était toute droite. Dès l’amorce de l’embranchement qui monte vers Sainte-Ursule, ce n’étaient que garages, débits, maisons à étage et aux longues galeries extérieures superposées. Où donc était la Petite Rivière du Loup ? Supprimée, apparemment. Disparue, comme la boutique de « Bébé » Legendre que remplaçait un poste d’essence en forme de chalet suisse. Mais non ! La voilà, la rivière, ou plutôt le ruisseau, plus maigre encore que ne la faisait son souvenir. Et canalisée, cimentée, encombrée de ferrailles et de vieux paniers, réduite à l’état d’égout où pourrissent des eaux malsaines.

— Lentement, Lionel. Va plus lentement.

Où sont les maisons basses de jadis ? Les maisons des pauvres gens qui vivaient en marge du village ! Les humbles maisons de bois coiffées ou de bardeaux fleuris de mousse, ou de tôle que vent et soleil avaient bruni d’un or tenace. Les maisons timides dont il connaissait de chacune le visage, dont les portes entrebâillées souriaient gentiment au passant, étranger comme ami. Et les boutiques, sœurs des maisons, qui n’avaient de commercial que dans la fenêtre un maigre étalage au lieu du rideau de mousseline à pois. Et surtout la rue poudreuse où, parmi les voitures de paysans, s’attardaient les vaches montant de la commune devant un polisson pieds nus, à la main la hart de saule avec ses deux feuilles terminales.

La rue est méconnaissable. C’est celle d’une ville et d’un chef-lieu. Toute droite et large entre les grands arbres dont on a abattu des pans pour dégager les affiches commerciales. Et une cohue d’autos de toutes couleurs, aux plaques de toutes les provinces ; jusqu’à des Américains, cigare au bec dans l’encombrement des valises.

« Grosbois & Frère, Enrg., Confections, ferronneries ». Garneau n’a pas le temps de lire le reste. Jamais il n’eût reconnu le magasin. D’immenses devantures avec des mannequins… Autrefois ce n’était que « Alcide Grosbois, Marchand général ».

— Va doucement, Lionel, va doucement.

Il cherche de l’œil la maisonnette qu’avec sa mère il avait habitée, la maison de son bonheur ; … comme celui-ci elle a disparu. À sa place est installée une boucherie-épicerie.

Une affiche moderne d’un bleu somptueux : « Bigras, Salons funéraires ». « Salons », au pluriel ! Il a bien réussi, Lucien ! Depuis sa première cliente … sa toute première… Hélène Garneau.

Passe une voiture de boulanger : « Bernard Laferrière, Pain de fantaisie, pâtisseries ». Bernard se présente à son esprit, gai comme pinson dans ses vêtements aux bords frangés.

Tiens ! L’hôtel Canada. Non : le « Canada Château » maintenant. On lui a collé un portique, énorme comme un faux nez, et une véranda pansue. Là où était la porte à vantaux du bar, il n’y a plus que des fenêtres longues à verrières plombées.

— Pas besoin d’arrêter, Lionel. Continue, continue…

— Mais, papa, il n’y a plus moyen de passer.

Anachroniques, deux voitures de paysans se sont arrêtées tête-bêche. En se croisant, Mathias a reconnu Jean-Baptiste. Ils échangent des nouvelles de la parenté, goguenards, sans souci de la foule hurlante des voitures mécaniques. Il faut qu’un agent de la police locale, dans son uniforme poudreux aux manches trop longues et au pantalon trop court, vienne les persuader de déguerpir.

Une fois la rue dégorgée :

— J’entre acheter un paquet de cigarettes, dit Lionel.

Avant que Robert ait le temps de l’en empêcher, il a garé la voiture le long du trottoir et est entré dans une boutique. À deux pas, c’est le bureau de poste. Machinalement, comme tous les jours autrefois, les yeux de Robert se lèvent vers l’horloge de la façade qui marque midi moins cinq.

Voici la porte de côté qui s’ouvre et une employée sort. Brusquement, le front moite et le cœur bondissant, Garneau s’est rejeté dans le fond de son siège.

Il regarde du coin de l’œil, stupéfait, refusant de croire :

Georgette ! C’est Georgette !

Après dix-huit ans, sans un moment d’hésitation il l’a reconnue. Du premier coup, comme s’il l’avait vue hier en ce même lieu qui, lui, n’a pas changé et aide à l’illusion. Pourtant, au second regard il hésite presque. Mais pourtant oui ! c’est bien elle ! C’est la silhouette qui d’abord l’a saisi ; il retrouve maintenant le visage. Et la voilà qui inconsciemment se mordille la lèvre, telle une gourmande mangeant une cerise : son geste d’autrefois.

Elle s’est arrêtée à cinq pas de lui, hésitant bien que, apparemment, par simple désœuvrement, sans but ni raison. Ses yeux sont vagues, ses gestes sans impatience. Il ne s’agit point de rendez-vous : pas une fois elle ne regarde les aiguilles qui maintenant se joignent. Robert en ressent une sorte de joie bizarre, méchante, en même temps qu’une petite pitié.

Elle est nu-tête, car il fait beau. Les cheveux, ces cheveux qu’elle avait beaux et vivants, sont coupés courts et frisottés par une permanente à bon marché ; ils sont ternes, sans vie et sans lumière, sans splendeur et sans jeunesse !… Fanés. Fanés comme elle. Fanés comme son sac de cuir usé, comme sa robe défraîchie, comme ses souliers déteints. Maintenant qu’il a retrouvé son assiette, Garneau, oubliant le péril d’une rencontre, la détaille avidement. Heureusement, le montant du pare-brise le masque. Ce sont les mêmes traits, bien que touchés, noyés par la pâte des années qui a coulé sur le visage : le nez à la pointe un peu retroussée, les yeux aux cils longs qui battent en ailes de papillon, le menton court. Et les lèvres, bulleuses, charnues. Mais tout cela quand il le compare à l’image collée dans l’album de son cœur n’est plus qu’une triste caricature. La peau des joues est fade, avec une plaque de rouge mal posée, mal fondue. Le front est rayé de lignes horizontales, comme une portée de musique. De part et d’autre du nez masculinisé par l’âge, deux plis font sur la bouche tombante un accent circonflexe qui l’accuse.

Georgette pousse un soupir profond qui soulève visiblement son corsage. Elle se retourne. Subitement, ses yeux se fixent sur Garneau.

Il sent sa respiration qui se barre dans sa poitrine. La voici qui fait un pas, les yeux toujours braqués sur lui… Puis, elle se retourne et part lentement. De dos, elle est étrangement lourde.

Il y a à son bas de soie une échelle et des reprises.

Elle ne l’a point reconnu.

CHAPITRE

XII


– MONSIEUR GARNEAU !

— Oui, J’Édouard.

— C’est comme pour vous dire : de ce que c’est quasiment votre fille qu’elle aspire à vous voir, Jocelyne…

Sans laisser au vieil employé le temps de mettre bas une phrase fleurie à son gré, la jeune fille entrait dans le cabinet de son père, un bouquet de violettes à la main.

— Bonjour, papa !

Son bonjour était calme et posé, plus calme et plus posé qu’on n’eût attendu de cette bouche aux lèvres douces et de cette grande enfant, charmante bien que sans réelle beauté, saine dans son apparente fragilité. Elle n’avait point le corps des jeunes filles de son époque, ce corps modelé par les sports, dont les muscles bougent en un rythme somptueux et cadencé, mais en qui une vie semblable à celle de leurs compagnons a imprimé quelque chose de masculin. Parmi les autres, la féminité de Jocelyne détonnait et sa grâce. Quelque chose de préraphaélite. Jocelyne Garneau évoquait une allée en sous-bois, avec des jeunes ormeaux inclinés parmi les fleurs rustiques. De caractère délicat, sans tristesse ni gaité franches, il lui arrivait rarement de sourire sous ses cheveux blonds qu’elle laissait allonger pour s’en faire une couronne, suivant une mode d’autrefois qui revenait alors et qui seyait à sa fraîcheur.

— Ça va bien, J’Édouard ?

Le vieil homme arrêta sur le seuil de la porte ses pas traînants. Les années ne l’avaient point épargné. L’occasion était belle de parler de ses maladies.

— Ah ! ma petite Jocelyne !

Dame ! il l’avait vue grandir.

— … pour le rapport de ma santé, ça ne va guère. Il y a d’abord mon dentier du bas que je ne sache pas l’endurer. Et puis il y a mes pauvres de jambes… C’est de la thrite, que dit le docteur lui-même. Il faudrait me passer au Crayon X. La semaine dernière…

— C’est bon ; c’est bon ! Laisse-nous ! interrompit le patron, péremptoire.

Mais J’Édouard n’en finit pas moins sa phrase qu’il marmotta tout en s’en allant à reculons.

— Papa.

— Oui. Qu’est-ce que c’est ?

— Tu sais la date, aujourd’hui ?

— Aujourd’hui ? Bien… c’est le… 22, le 22 septembre.

— Oui ! C’est le 22 septembre.

Elle poussa un soupir et attendit. Mais Garneau restait la tête penchée sur ses rapports.

— Alors ? demanda-t-il au bout d’un long moment et voyant que Jocelyne se taisait.

— Voyons, papa !

Sa voix s’était faite un peu chagrine, un peu reprocheuse aussi.

Il chercha dans sa mémoire, dans sa mémoire qui retenait si facilement tous les chiffres sauf les dates d’événements domestiques. Mais non ! Ce n’était point l’anniversaire de sa fille qu’il oubliait ainsi : au début de juin, le 3 ou le 4. Quant à Lionel, c’était en plein hiver, entre Noël et le jour de l’An.

Relevant les yeux, il vit ceux de Jocelyne étincelants de larmes retenues. Alors il devina, plus vraiment qu’il ne se souvint.

— C’est vrai… Ta mère… le 22 septembre. C’est bien cela ?

Elle hocha la tête, douloureusement.

— Il y a un an aujourd’hui. Je suis passée au cimetière tantôt. De son pas souple et silencieux, elle marcha vers le mur du fond où, à côté d’une vue aérienne de l’usine, il y avait une photographie d’Hortense Garneau prise quand elle avait trente et quelques années. On l’y voyait, aux lèvres un demi-sourire qui n’était pas sans grâce, le buste émergeant d’un nuage de tulle vaporeux qui accentuait la ferme perfection de ses épaules. C’est Jocelyne elle-même qui, l’année précédente, avait apporté cette photo encadrée de noir et, avec l’aide de J’Édouard pleurant, l’avait accrochée au mur au-dessus des casiers métalliques où l’on rangeait les dossiers.

Elle chercha des yeux. Ne trouvant point de vase, elle prit sur le guéridon un verre qui s’y trouvait à côté de sa carafe. L’ayant rempli d’eau, elle y mit ses fleurs et posa le tout sur le casier, sous la photo, en offrande votive. Pour trouver des violettes en cette saison, elle avait dû faire vingt boutiques.

Ils restèrent un instant silencieux. Jocelyne, la main sur la jeannette qui pendait à son cou gonflé de sanglots muets, disait des lèvres une courte prière. Le père attendait, mal à l’aise, gêné de son oubli et du reproche de sa fille, gêné de ne point ressentir le chagrin qui eût été normal et convenable. Si bien qu’après plusieurs instants il attendait toujours, le stylo à la main, n’osant se remettre au travail. Ce fut elle qui rompit le silence :

— Je peux te parler deux minutes, papa ?

— Oui. Malgré que…

— Pas longtemps, je t’assure. D’ailleurs Jerry m’attend en bas. C’est à propos de Lionel..

Le père se dressa sur sa chaise. Quoi encore ?

— … Tu sais qu’il voulait travailler.

— Bien, ce n’est pas trop tôt ! Il aura bientôt vingt ans. Non ! vingt et un !

Depuis la mort de sa mère, le fils avait ouvertement renoncé à l’étude et jeté ses livres aux orties. Il passait la matinée au lit, l’après-midi dans la maison à écouter la radio en se rongeant les ongles ; et disparaissait le soir lorsqu’il avait en poche quelques dollars. Comme depuis des mois son père lui en refusait, il faisait la tête. Seule Jocelyne finissait par se laisser attendrir et par lui passer une partie de l’argent qu’on lui donnait pour une robe.

— Je sais bien, papa, continuait-elle, mais…

— La meilleure chose pour lui serait de venir ici à la manufacture. Il y a une place à prendre depuis que Chênevert est parti.

— C’est vrai. Qu’est-ce qu’il devient, Chênevert, avec ses six enfants ? Et sa Clorinda, malade des poumons. Comment est-elle ?

— Je n’en sais rien. D’un coup de sa volonté docile, il écarta l’image qu’appelait Jocelyne. Si Lionel voulait, continua-t-il, il pourrait travailler avec moi. Je le ferais commencer par l’expédition…

— Je ne pense pas, papa.

— Ah ! Il t’a dit ce qu’il veut ?… Qu’est-ce qu’il y a, à cette heure ?

On ne savait vraiment à quoi s’attendre avec lui. Cette audace, cette débrouillardise qu’il avait autrefois manifestée et qui enorgueillissait Garneau, Lionel ne s’en servait désormais que pour carotter quelques dollars ou pour imaginer des combines dont il pourrait tirer profit sans effort. Bien plus, depuis longtemps déjà le père n’osait laisser son portefeuille sur sa commode. Il se souvenait du jour où une amie de sa femme s’était écriée curieusement en reprenant son sac après la soirée :

— Tiens ! comme c’est drôle. Il me semble que j’avais dix dollars dans ma bourse !

Heureusement pour lui, il ignorait la mise en garde que se chuchotaient les invitées d’Hortense.

— J’aime mieux te le dire, papa. D’autant plus qu’il ne me l’a pas dit en secret. Je pense même qu’il m’en a parlé pour que je t’en parle à toi… Il veut s’engager comme…

Elle hésitait. Le père la pressa un peu de la voix, sans ménagement :

— Comme quoi, dis-le.

— Comme chauffeur d’autobus. Il est même allé à la Provincial Transport.

Le père poussa un soupir et tourna légèrement la tête vers le mur, vers le vide. Puis il s’en voulut de donner, même à sa fille, le spectacle de sa défaite.

— Au fond, dit-il sèchement, c’est peut-être aussi bien comme cela. Ça va lui servir de leçon. Je lui ai fait la vie trop facile.

Ainsi donc, de ses enfants non plus il ne tirerait point la satisfaction qu’il avait escomptée. Car c’est sur Lionel qu’il avait misé. Et voilà ce qu’il voulait être : conducteur d’autobus ! De Jocelyne il n’avait rien attendu. C’était une femme. Et les femmes…

— En tout cas, il n’a pas l’intention de commencer demain ?

— Je ne sais pas. Je ne pense pas. Mais je voulais te prévenir.

— Très bien. Dis-lui que nous en parlerons.

— Je peux garder l’auto, papa ? Je viendrai te chercher à cinq heures. Je vais reconduire Jerry.

— Pour six heures moins quart. Bonjour !

Jerry, c’était Gérald Côté. De bonne et riche famille, certes, puisque son père était Paul N. Côté, propriétaire d’un des plus importants bureaux d’assurances de la province. Paul Côté avait eu quelques vagues démêlées avec la justice, autrefois ; une histoire de maisons de jeu dont il aurait été, en sous-main, le bailleur de fonds et le propriétaire. Mais l’affaire était restée pendante indéfiniment. On était intervenu en haut lieu. Devenu prudent, Côté s’était richement marié et ne gardait de tout cela avec son capital qu’une réputation de bon vivant, de sportif et de finaud. Il vivait grand train.

Son fils était à l’opposé. Adjoint de son père en affaires, Gérald était un grand garçon sérieux et efflanqué, lourd de mâchoires, aux yeux patients de myope et qu’affligeait un léger bégaiement. Il y avait un an qu’il fréquentait Jocelyne en camarade. Ce qui les unissait était un commun engouement : Jerry avait une discothèque impressionnante où voisinaient Ravel et Corelli. Il faisait même des chansons qu’il chantait à Jocelyne le soir, au clair de lune. Il ne manquait jamais un concert et souvent y invitait son amie qui, connaissant l’horreur de son père pour la musique, n’avait point osé lui demander un abonnement. Mais Jerry n’avait que dix-neuf ans quand Jocelyne déjà touchait la vingtaine.

Sa fille partie, Garneau se remit à sa besogne.

Depuis quelque temps, il cherchait le moyen de diversifier la production de son usine afin d’en augmenter le rendement. Jusqu’ici il avait pu s’en tirer, malgré la terrible dépression qui semblait toutefois avoir dépassé son creux. Il avait tenu, grâce au bas prix de la main-d’œuvre qui venait s’offrir sans condition. Mais Robert avait assez d’intuition pour se rendre compte qu’en affaires, demain serait à ceux qui auraient préparé les jours prospères. C’est pourquoi il cherchait une invention nouvelle, une modification ingénieuse qui convertissait le fourneau d’une banale cuisinière en marmite norvégienne, permettant ainsi une importante économie de combustible.

— Monsieur Garneau ?

Suivant l’habitude dont il avait été impossible de le guérir, J’Édouard avait poussé la porte ; après quoi, pour attirer l’attention, il heurtait la vitre de ses phalanges squelettiques.

— Qu’est-ce que c’est encore ?

— C’est un monsieur Maltais, Jean-Marie Maltais ; qu’il est insistant pour vous voir.

— Qu’il attende une minute.

Garneau finit posément sa lecture puis ferma le dossier et le rangea. Comme il se levait pour faire entrer le visiteur, ses yeux tombèrent sur le bouquet. Ses sourcils se froncèrent. Que penserait-on ? D’un geste irréfléchi il saisit l’offrande et l’allait jeter dans la corbeille à papiers : il lui répugnait que l’on vît dans son cabinet une telle manifestation de sensiblerie.

Mais son regard un instant s’arrêta sur le visage d’Hortense, sur ces traits à jamais fixés dans un calme sourire. Il regarda autour de lui Personne ne pouvait le voir. Il porta d’instinct les violettes à son visage pour y chercher un parfum inexistant. Puis il les rangea dans un tiroir de son bureau.

Partageant son temps entre l’usine et la maison Garneau ne trouvait de satisfaction complète dans l’une ni dans l’autre. Dans la première, maître de ses soixante employés, il devait apporter la volonté et la défiance d’un dompteur d’hommes. Puis rentré le soir dans son foyer, il s’y sentait périlleusement isolé, environné d’ombres suspectes qui le hantaient. Un moment il avait envisagé de se remarier. À quarante-six ans, cela lui eût été facile. Il y songeait encore parfois. Mais l’occasion qu’il ne cherchait point n’avait que peu de chances de se présenter. Maintenant qu’il était veuf, il fréquentait rarement les maisons de ses amis et ainsi ne rencontrait pas de femmes. Peu amateur de golf, il n’allait quasi plus au Club de la Grande-Baie. C’est à son Cercle qu’il passait souvent ses soirées à lire les journaux et discuter politique ou négoce.

Ses propres affaires se maintenaient. Elles reprenaient même quelque peu. Pourtant Garneau ne sentait pas sous lui les assises de la large et solide fortune qu’il visait encore. Il n’était même plus très sûr que la St Lawrence Corporation fût l’instrument qui le pouvait conduire au sommet. Jadis il tirait quelque satisfaction de son arrivée matinale au travail. Dans la calme petite ville de Saint-Laurent, banlieue de Montréal, entre la gare endormie et l’église paroissiale, ses ateliers prenaient figure d’industrie majeure. Elle était alors la seule de l’endroit, ou à peu près.

En les vingt dernières années, Montréal avait débordé dans sa banlieue. Allongeant ses rues comme des tentacules, la grande ville avait lié contact avec les essaims du voisinage, avec les anciens villages de la périphérie. Comme elle avait fait cinquante ans plus tôt avec Hochelaga, Saint-Henri, la Côte-des-Neiges, elle avalait ses faubourgs l’un après l’autre. En même temps qu’ils se soudaient à la ville-mère, Lachine, Saint-Laurent, Montréal-Est voyaient s’ouvrir de nouveaux établissements industriels, le plus souvent issus de capitaux étrangers, américains, britanniques ou même français et belges. Déjà ces villes secondes faisaient à Montréal une ceinture qui le soir brillait de la lumière verdâtre et crue des lampes à mercure. Maintenant que s’effaçait la dépression, les combines internationales profitaient des circonstances pour installer à frais moindres des filiales modernes auprès desquelles la St Laurence Corporation, avec ses déjà vieilles constructions de brique ternie aux fenêtres étroites, faisait pauvre figure.

Mais il se trouvait là encore plus à l’aise que dans la maison de la rue Pratt, dans ce pavillon qui avait réalisé l’une des ambitions majeures de sa femme et qu’elle avait à peine eu le temps de meubler. Garneau s’y sentait singulièrement isolé, entre la bonne un peu toquée, montrant son regret de la maîtresse en ignorant le maître ; Lionel, qui s’était remis à passer les nuits dehors ; et Jocelyne qui n’avait point avec son père de contact paternel. Elle était obscurément convaincue que ce père ne l’aimait pas. Ce qui ne l’empêchait pas, elle, d’avoir pour lui toutes les petites attentions filiales que pouvait lui suggérer sa réelle tendresse. Sans qu’il s’en fût douté, la mort d’Hortense avait à ce point touché Jocelyne que pendant quelques mois elle avait sérieusement envisagé l’idée d’entrer chez les religieuses Clarisses, pour y cultiver dans la paix et l’oraison le souvenir de la disparue. Elle avait été retenue par le sentiment d’un devoir qui était de ne point abandonner son père et son frère.

***

Le sort de ce dernier se décida de façon brutale et imprévue peu de temps après la conversation de Jocelyne et de Robert Garneau. Un soir que le père se trouvait chez lui, il fut mandé au téléphone par Édouard Lemercier qui de simple député était devenu ministre dans le cabinet fédéral. Ils étaient restés en bons termes depuis le temps maintenant lointain où, pendant la guerre de ’14, le député obtenait pour la St Lawrence Corporation d’intéressants contrats qui n’avaient pas été sans profits pour lui. De passage à Montréal, il insistait cette fois pour voir Garneau sans retard à l’hôtel où il était descendu. La gravité de sa voix surprit Garneau. Il fut flatté que le ministre eut à ce point besoin de lui.

De cette entrevue il sortit bouleversé.

Lemercier l’avait mis au courant d’une affaire de contrebande de cigarettes américaines que venait de découvrir la gendarmerie. Or Lionel Garneau avait servi de chauffeur dans une — ou plusieurs — des expéditions nocturnes où, avec la complicité de douaniers, de pleins camions avaient franchi la frontière.

Robert n’avait rien dit. Cela n’expliquait que trop bien certaines absences récentes de son fils ; son air désinvolte ; l’argent de source inconnue qu’il semblait avoir. Les cigarettes américaines ? Mais Lionel en avait même offert à son père. Il avait les poches pleines de Camel et de Lucky Strike.

— Vous savez, Garneau, il vaudrait mieux que votre Lionel… s’absente quelque temps. Par amitié pour vous, cela m’ennuierait de voir votre nom sortir dans cette affaire.

— Évidemment. Évidemment.

— Je ne crois pas que l’affaire éclate dans les journaux avant quarante-huit heures. D’ici là il faut que vous gardiez le secret, le secret le plus absolu. Sans cela je ne réponds de rien.

— Bien sûr ! Merci, Lemercier, merci bien ! Je vais y voir.

Sur la place devant l’hôtel, Garneau s’arrêta un moment pour laisser le vent d’automne, qui brassait les dernières feuilles, apaiser la chaleur moite de son front. Les taxis guettaient les touristes. Les tramways passaient avec bruit. Des femmes jeunes et maquillées marchaient lentement en regardant à la dérobée les hommes seuls qui sortaient de l’hôtel. Non ! la vie continuait comme tous les jours.

Lorsque, en rentrant, le père appela son fils, il se trouva face à face non plus avec le jeune homme impatient et facilement rebelle qu’il connaissait, mais bien avec un pauvre enfant. Lionel savait déjà : un inspecteur de la gendarmerie s’était présenté dans l’après-midi et l’avait longuement interrogé. Il avait tout avoué.

— À quoi as-tu pensé, Lionel ! Es-tu fou ?

Mais le fils ne répondait rien, anéanti, écrasé dans son fauteuil, terrifié à l’idée du tribunal et de la prison, rongeant, comme un prisonnier déjà, ses doigts jaunis de nicotine.

— En tout cas, il faut trouver une solution. Qu’est-ce que tu veux faire ?

Muet de stupeur, l’autre se contenta de hausser des épaules pliées sous les coups du sort adverse. Tout cela lui avait paru si simple, si… si sportif.

— Il faut que tu t’en ailles. Et dès demain.

L’enfant fit signe que oui, prêt à se jeter dans la porte qu’on lui offrait sans même demander sur quoi elle s’ouvrait. Garneau se sentit pris de pitié envers ce fils à lui, envers cette loque affalée dans le fauteuil, sans volonté, sans ressort, sans os. Puis il lui en voulut de provoquer cette pitié même. Cela fit naître en lui une rancœur impatiente qui hâta son désir de le voir partir.

— Écoute, Lionel ! Un de mes amis, René Bussières, part demain pour la Floride. Il y passera l’hiver. Il a besoin d’un chauffeur.

Lionel fit signe de la tête et se redressa. Décidément, les choses s’arrangeaient. Comme toujours il avait eu tort de s’affoler, songea-t-il.

Le lendemain soir, distraitement, la bonne avait comme d’usage mis trois couverts à la table familiale. Les yeux de Jocelyne rencontrèrent ceux de Robert. Alors elle osa se lever de sa place et vint l’embrasser doucement.

CHAPITRE

XIII


MARY  HARRISON, dont c’était le jour de congé, et Jocelyne prenaient ensemble le thé chez Morgan après une longue promenade à travers les rayons du bazar. Cela avait fini par l’achat d’une paire de bas.

Il arrivait de temps à autre à la jeune fille de rencontrer ainsi celle qui avait été de sa mère l’amie la plus intime, la plus chère. C’était la seule personne de sa connaissance qui pût lui parler de l’époque obscure et lointaine où Hortense Garneau était encore Hortense Morissette. La seule aussi qui, parce que Hortense et elle avaient vécu en des milieux complètement distincts, pouvait lui en parler franchement, sans aucune réticence inspirée par cette jalousie obscure qui s’insinue toujours entre femmes d’un même milieu. La bibliothécaire d’ailleurs, intelligente et cultivée, savait évoquer les vingt ans de son amie défunte avec une touche si animée que Jocelyne avait l’impression de trouver en l’image de sa mère le portrait d’une sœur.

Pour l’avoir vue grandir, Mary avait toujours nourri à l’égard de celle qu’elle appelait, avec un fort accent « ma béelle Joceleene », une tendresse profonde.

— Et, comment vont tes amours, ma béelle Joceleene ?

— Je n’en ai pas, tante Mary.

— Tst ! tst ! faisait Mary, et Jerry ?

— Mais non. Ce n’est qu’un camarade, je t’assure.

Cela était vrai. Le cœur de Jocelyne Garneau inclinait vers la tendresse plutôt que vers l’amour. "

— Une autre fois, ma béelle Joceleene, nous irons magasiner dans l’est. J’adore le magasin chez Dupuis. C’est tellement ‘old fashioned’.

Cela était dans sa bouche un grand compliment. Il suffisait que quelque chose, fauteuil, maison ou tarte aux pommes, fût à la mode d’autrefois pour qu’elle s’en éprît. Par ailleurs, Mary Harrison affectait d’aimer fort l’atmosphère canadienne française où, en fait, elle trouvait quelque chose d’archaïque. Elle avait gardé l’attitude d’esprit de certaines vieilles familles anglaises dont les individus, nés en Québec, ayant grandi dans les petites villes de la province québécoise, témoignaient envers la population indigène la même curiosité protectrice que certaines créoles de la Caroline et de la Louisiane envers les noirs de leurs plantations. Mary Harrison évoquait les anciennes bonnes qui avaient veillé sur son enfance, à Sherbrooke, comme dans les romans et le cinéma américains on montre les ’mammies’ lippues et bougonnes. L’esprit de Mary avait gardé quelque chose de victorien et d’impérial. Mais il entrait dans son attitude envers les habitants beaucoup d’intellectualisme sur un fond d’intérêt et d’affection véritables.

— As-tu déjà remarqué la différence, ma Joceleene. Dans les magasins de l’est, regarde les vendeuses : elles rient, se disputent, s’interpellent, se taquinent, parlent de leurs amours, sautent comme des girouettes fleuries. Elles savent sourire à la cliente et d’un sourire qui est leur sourire naturel de tous les jours. Rue Sainte-Catherine, il suffit de dépasser la rue Saint-Laurent pour se croire en un coin d’Europe. Tandis que dans l’Ouest, chez Morgan, chez Simpson, chez Birks ou chez Ogilvy, les vendeuses généralement sont tristes et à peine aimables. On sent que tout ce à quoi elles pensent, c’est à l’heure du départ, à leurs pieds sensibles et à augmenter leur chiffre d’affaires.

— Je n’avais jamais remarqué, tante Mary ; mais c’est vrai… Tu vas m’aider pour Noël ? Je ne sais pas quoi acheter à Papa.

Pour sortir, comme l’heure de la fermeture approchait, elles longèrent les comptoirs où les employées, les traits tirés, abruties par huit heures de station debout, commençaient à ranger subrepticement la marchandise avec la terreur de voir arriver une cliente de la dernière minute. L’air y était chargé d’une odeur d’humanité accumulée tout au long du jour ; un air gras où rien ne restait plus de la nouveauté du matin alors que, sous les vastes arcades apaisées par la nuit, chaque employée apportait un corps fraîchement baigné, une coiffure refaite, la robe repassée et une touche de parfum derrière l’oreille.

— Comment est-il, ton père, Joceleene ?

— Assez bien. Mais il travaille très fort. Il ne prend jamais de vacances.

— Et, quelles nouvelles de Lionel ?

Mary ignorait évidemment les circonstances qui avaient imposé le départ du jeune Garneau. Le sachant de caractère difficile et peu enclin au travail, elle avait supposé une décision du père d’envoyer son fils au loin, pour lui donner une leçon, et l’en avait tacitement félicité.

Brièvement, Jocelyne lui donna les dernières nouvelles de son frère. Elle en parlait avec une douceur un peu attristée. Bien qu’il n’y eût jamais eu entre eux d’intimité fraternelle, elle souffrait d’avoir perdu tout ce qui lui restait, avec son père, de sa brève famille. Lionel avait quitté les Bussières peu de temps après l’arrivée en Floride. Il était maintenant du côté d’Atlanta, en Géorgie, où il avait pris de l’emploi.

Mais la jeune fille ne dit rien de ce qu’avait traversé son frère après s’être séparé de ses « patrons » dans des circonstances qui ne seraient éclaircies que lors du retour de ceux-ci, au printemps. Pendant quelques semaines, il avait vécu assez confortablement d’abord, puis plus difficilement à mesure que fondait son peu d’argent. Après quoi il avait dû vivre d’expédients, dormir à la belle étoile, accepter des besognes indéfinies et momentanées. Il avait été, poussé par la faim, tour à tour aide-maçon, laveur d’autos et même homme-sandwich. Bien autre chose, sans doute. Les quelques touristes montréalais qu’il avait pu repérer, il les avait tapés en se servant du nom de son père. Pour finir et par égard pour ce dernier, René Bussières avait tiré le fils Garneau de la prison où il avait passé deux jours pour vagabondage.

Par télégramme, Lionel avait demandé de l’argent à son père. Sur le refus de Bussières de le reprendre, il avait décidé de remonter vers le Canada « au pouce ». Inquiet devant l’accusation qui l’attendait, le père lui avait fait savoir qu’il eût à abandonner cette idée de retour. Et comme Lionel avait trouvé du travail dans un poste d’essence, Garneau lui avait promis une petite pension mensuelle tant qu’il demeurerait à Atlanta.

Jocelyne et Mary Harrison sortirent dans la rue. Contre le vent glacé qui tourbillonnait dans l’avenue Union, elles durent serrer d’une main leur jupe et de l’autre les fourrures autour de leur cou.

Novembre sans pitié arrachait des arbres les rares feuilles qu’octobre avait épargnées et roulait dans le ruisseau la défroque déteinte de l’automne. La nuit tombait déjà. Sur sa petite butte, silencieuse parmi le tintamarre et calme parmi la bousculade, la cathédrale anglicane allumait avec une confiance naïve les feux diaprés de ses verrières. Dans l’encoignure du magasin, abrité contre l’aquilon, l’éternel violoneux, hâve et moustachu, branlait la tête hors mesure en sciant sur son crin-crin une bourrée paysanne. On sentait la neige suspendue au-dessus de la ville. Un homme à cheveux gris se lança sur la chaussée, parmi les autos pressées, après son chapeau dont la bourrasque se faisait un cerceau.

— Un instant, ma Joceleene.

Comme chaque fois, Mary ouvrit son porte-monnaie de cuir. Elle y choisit soigneusement une pièce blanche qu’elle laissa tomber dans l’étui béant posé sur le sol à côté du ménétrier.

— Bonjour, tante Mary ! Je me sauve. Il est cinq heures et demie et Papa va quitter le bureau. Il dîne toujours à six heures quart.

***

À ce moment Robert Garneau n’était déjà plus dans son bureau de l’usine.

Accoudé à la balustrade du belvédère qui du haut de la colline règne sur le damier de Westmount, il contemplait vaguement sous ses pieds la ville dont le mugissement assourdi montait en longues pulsations sonores. Derrière lui, le jour s’éteignait dans l’or et la pourpre. Mais la lumière touchait encore, par delà la barre du fleuve, la campagne étalée jusqu’aux montagnes Montérégiennes qui, nuages légers, flottaient au-dessus de l’horizon comme des mirages.

— Celle-là… là… Qu’est-ce que c’est ?

Garneau se pencha près de sa compagne sur la flèche de cuivre encastrée dans le béton de l’appui.

— C’est la montagne de Saint-Hilaire ; la montagne de Belœil, comme on l’appelle souvent.

Tout en bas, les rues vues en enfilade allumaient leurs guirlandes lumineuses. Très loin, au fond de la plaine montante, des étoiles basses glissaient qui étaient les phares de mystérieuses voitures portant des hommes à jamais inconnus.

— Vous n’avez pas froid ?

— Un peu… C’est déjà l’hiver !

Elle fit mine de se mieux protéger en se pelotonnant dans son manteau de drap noir dont les boutonnières s’élimaient et dont le collet était d’une fourrure contrefaite.

« … C’est beau, ici ! Je n’y suis jamais venue. Vous y venez souvent, vous ? »

Il mentit froidement. En fait ce n’était que la seconde fois qu’il y montait :

— De temps à autre. Quand je suis fatigué et que je veux prendre un peu d’air.

— Je pense qu’il faut que je rentre chez moi.

— Où est-ce, chez vous ?

— Oh ! bien loin dans l’est. Rue Adam. Mais vous n’avez qu’à me laisser à un tramway, je…

— Mais non ! Mais non ! Venez. Je vais vous reconduire. J’ai le temps.

Tout à l’heure il était à travailler quand on lui avait annoncé cette visiteuse.

— Qu’est-ce qu’elle veut, avait-il demandé plutôt sèchement ?

— Je n’en sais rien, monsieur Garneau. Elle ne l’a pas dit.

Il allait l’éconduire lorsque par la porte il aperçut l’intruse qui visiblement l’avait entendu. Il en fut gêné. C’était une femme assez jeune mais au visage défleuri. Les traits pourtant n’avaient pas dû être sans agrément ; il lui en restait assurément quelque chose encore malgré la trentaine largement dépassée. Les cheveux châtains étaient seyants sous le feutre tout simple orné d’une touffe de plumes de coq. Il sembla à Robert avoir vu quelque part ces yeux piqués de lumière dans cette face attrayante en dépit de sa pâleur.

— C’est bon. Faites-la entrer.

Le seuil franchi, l’inconnue leva sur lui des yeux dont le regard tout de suite parut animer et rajeunir le reste du visage. Un peu comme sur un paysage nocturne la lueur d’un phare tournant. Visiblement, elle le reconnaissait aussi, à demi, et cherchait parmi ses souvenirs oblitérés.

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? demanda Garneau. Si c’est pour une place, je n’en ai pas. Pas en ce moment.

Le ton était abrupt, comme à l’accoutumée ; mais ses yeux à lui n’étaient point trop rogues.

— Je viens simplement vous demander si vous ne prendriez pas un abonnement à la Revue Canadienne ?…

Tout en parlant, elle cherchait encore, le front barré par l’effort. Si bien qu’ils restaient là, immobiles tous deux, face à face, occupés pareillement à ouvrir, dans le grenier du passé, les malles de souvenirs amoncelés, dans l’espoir de tirer au jour ce souvenir commun qu’ils pressentaient. Soudain ce fut elle qui sourit.

— Je savais bien que je vous avais déjà rencontré, monsieur Garneau.

— Oui ! Il me semble… Mais où ?…

— Dans le train d’Ottawa. Il y a bien des année…

… Treize ans, affirma-t-elle après quelques recoupements mentaux. Oui ! C’est à peu près trois ans avant que…

Elle se tut brusquement sur un secret intime.

Garneau aussi commençait de se rappeler. Il retrouvait en esprit le wagon de première qui le ramenait à Montréal. Et la jeune femme, sa voisine de banquette, dans les yeux de qui il avait vu sourdre une larme subite, incongrue. Mais c’est en vain qu’il cherchait le nom disparu dans le puits du passé. Or comme, à ce moment, elle se tournait vers la fenêtre et lui offrait son profil, l’autre image jaillit en lui, précise. De face il l’avait à peine retrouvée, avec ses traits désormais noyés par le mou des années, le menton empâté, la peau trop grenue, les pores du nez visibles sous la poudre. Tout lui revenait maintenant. Le nez effilé. Et surtout la bouche, à la lèvre supérieure gonflée comme un fruit. Et les cheveux, dont la couleur de noisette était un peu durcie aux tempes mais dont on voyait des boucles que l’âge n’avait point terni et qu’elle devait assurément soigner tant ils gardaient de souplesse et de luxuriance.

— Cela me revient maintenant ! Vous m’avez présenté votre mari à l’arrivée, gare Windsor.

— Ah oui ! mon mari…

La phrase mourut insensiblement. Il devina la coupure. Et le vent doux d’une joie minime et illogique passa sur son âme. Elle compléta :

— Mon nom est Cyr. Germaine Cyr. Madame Germaine Cyr.

***

Il la revit plusieurs fois dans les semaines qui suivirent. Pour l’atteindre, il fallait téléphoner à l’épicerie voisine de son logis car elle n’était point abonnée. Au bout du fil, gênée par des présences invisibles pour lui, elle ne répondait que par des oui et des non. Sa voix lointaine était pleine de réticences qu’il ne savait trop comment interpréter.

Non sans se faire un peu prier, elle accepta le cinéma trois semaines de suite. Après la séance, on allait prendre un café dans un restaurant, Child’s ou Honey Dew. Elle parlait peu, et encore moins d’elle-même. Il apprit cependant qu’elle n’avait « de comptes à rendre à personne », bien qu’elle craignait « de faire jaser les voisines ». D’humeur généralement tempérée, il lui venait toutefois, à l’improviste, des accès d’enjouement, presque de gaîté. Elle parlait alors avec la vivacité d’une petite fille, avait dans la voix des éclairs de liesse, des bouillons de plaisir comme une eau qui s’échappe subitement de l’écluse ouverte ; et des gestes jolis que l’œil cueillait au vol. Cela fleurit surtout le soir où, après le théâtre, elle consentit à le suivre au café Chez son Père où Garneau commanda pour elle des huîtres, dont elle raffolait, un homard et du sauterne. Jamais, sembla-t-il, elle n’avait été de pareille fête. Mais elle n’avait point accepté le cabinet particulier qu’il lui avait proposé.

— Restons dans la grande salle. C’est plus gai. Et j’aime voir les gens.

Elle parlait apparemment sans arrière-pensée. Mais son compagnon devina le soupçon qui la retenait.

Elle but à elle seule la moitié de la bouteille. Ses lèvres s’attardaient dans le verre à baigner dans l’ambre lumineux du vin. Lui s’amusait à voir ainsi la bouche carminée que la réfraction déformait curieusement. Germaine — il l’appelait déjà par son nom — semblait transportée dans un autre monde, en un jardin magique où elle marchait pieds nus sur le velours du gazon humide de rosée, parmi les corbeilles d’hyacinthes, les buissons de roses et les massifs de lilas aux lourdes grappes violettes. Quand, vers deux heures du matin, il la reconduisit chez elle par les rues que le froid faisait étincelantes et désertes, il la sentit qui se serrait un peu près de lui. Mais conduire sur le pavé glacé était trop difficile pour qu’il l’entourât de son bras. Sur le pas de sa porte, pour la première fois elle se laissa embrasser. Pourtant, et quand il voulait la bouche, elle ne lui tendit que la joue. De sorte que le baiser se logea dans la fossette aimable que forment les lèvres en se joignant.

Il lui téléphona dès le lendemain, en fin d’après-midi ; elle n’y était point. Quelques jours plus tard, l’homme qui répondit insista pour savoir qui parlait. Lorsque Garneau se fut nommé, on lui fit savoir que madame Cyr ne pouvait venir à l’appareil. Il en fut de même les jours suivants. Si bien qu’il finit par comprendre : elle avait donné des ordres pour qu’il ne pût l’atteindre désormais.

Ce n’est que cinq semaines plus tard qu’il reçut d’elle un mot bref : Après des années de séparation, elle s’était remise avec son mari et disait à Robert Garneau à la fois merci et adieu.

***

Cette lettre, il venait de la trouver dans le courrier qu’il avait apporté chez lui pour le dépouiller après le dîner du soir. Il s’était tout à l’heure proposé d’aller faire un tour chez Josette Dallin qu’il n’avait point vue depuis longtemps et d’où il voulait rapporter divers objets qu’il y avait laissés. Mais jetant les yeux par la fenêtre, il avait aperçu la neige que, inlassable, mars continuait d’entasser sur celle de février. Justement la souffleuse mécanique passait, luttant contre la tempête. Enneigée jusqu’aux essieux, une auto grondait rageusement sans parvenir à démarrer.

Il était seul dans la maison. Jocelyne passait quelques jours au chalet des Gauvreau, à Sainte-Adèle, où tout un groupe de jeunes étaient montés pour faire du ski. Quant à Marie-Ange, la bonne, elle prenait son congé hebdomadaire.

La lecture du court billet de son amie jeta le trouble dans l’esprit de Robert Garneau. Sur le reste du courrier empilé près de son fauteuil il posa la petite enveloppe bon marché que la curiosité lui avait fait ouvrir la première.

Debout, il se regarda dans la glace du salon. Pour la première fois depuis longtemps, il interrogea son visage et fut surpris de le si mal connaître. Depuis les jours lointains où lui avait été révélé son destin, toujours il avait fui le tête-à-tête avec son image tout comme il avait fui le tête-à-tête avec son cœur. Lorsqu’il se rasait, le matin, il avait de longtemps pris l’habitude de se regarder à petits coups rapides comme ceux du rasoir. Cela d’ailleurs était machinal et d’ordinaire son esprit vaguait.

Cette fois, résolument tourné vers le miroir, il vit un homme au visage dur, aux yeux fermes et barrés. Il se détailla avec une curiosité nouvelle. Les cheveux étaient plus rares qu’il n’eût cru : grisonnant aux tempes, ils faisaient place, après le front trop haut, à une espèce de duvet, mêlé de poils blancs tout raides, et semblable à cette mousse légère qui couvre la tête des tout-petits enfants. Il vit les paupières lourdes marquées d’un pli. La bosse d’un kyste sur la joue. Les sillons qui encadraient le nez et la bouche. Les poils noirs qui frangeaient les narines ; et le bouquet de poils hirsutes dans les oreilles.

Ce détail infime suffit à évoquer un souvenir. Dans le silence subitement perceptible et la solitude de la maison, Robert Garneau sentit près de lui la présence immatérielle de Parrain. Il y avait des mois, même des années qu’il n’y avait songé, qu’il avait pu se défendre victorieusement contre cette apparition. Cette fois il était déjà trop tard. Et près de celui-là, sans bruit, vinrent se ranger les autres. Autour de Michel Garneau redevenu enfant : Ludovic Garneau, Hélène Garneau, monsieur Lacerte, tous trois sans visage et pourtant reconnaissables. Et derrière eux, le nuage confus des spectres secondaires.

Comme un enfant, comme eût fait Michel, Robert Garneau alluma toutes les lampes, celles du salon, celles du couloir, celles de la salle à manger et de la cuisine ; puis celles du hall et celles des chambres à coucher, à l’étage ; toutes, pour chasser l’ombre qui recelait les ombres, espérant que de supprimer l’une effacerait aussi les autres. Monsieur Lacerte ! Parrain ! « mon oncle » ! à qui il avait donné sa confiance d’enfant ; dont il s’était cru gratuitement aimé alors que le vieil homme ne faisait que traîner le boulet d’une faute dont rien jamais ne pourrait effacer l’infamie. Monsieur Lacerte, son… père ! Et Hélène Garneau, à qui il ne pouvait pardonner l’aveugle tendresse qu’il lui avait journellement offerte, tous les élans qui l’avaient porté vers cette mère indigne. Hélène Garneau, madone déchue sur un autel pourri ! Et enfin Ludovic Garneau, le moins coupable de tous, peut-être, bien que longtemps le seul haï ; victime lui-même avant que d’être bourreau à son tour. Ludovic Garneau qui ne lui était rien. Rien que le meurtrier de Michel, avec les autres !

Germaine ! Que ne pouvait-il appeler à son secours Germaine Cyr, Germaine dont il ne connaissait que d’hier le sourire calme mais dont il découvrit soudain qu’elle lui eût été le refuge au moment où sa force défaillait, au moment où la forteresse de sa haine lui était devenue prison ; où les verges de sa haine lui étaient devenues chaînes. C’est que, au contact de cette femme, quelque chose de Michel était réapparu en Robert Garneau, quelque chose qu’il n’avait jamais cessé de porter en lui, collé à sa chair, rivé à son cœur ; comme un ver dans un fruit ; ou plutôt comme une semence au sein de la terre.

Tous les bruits étaient éteints. Seul avec lui-même, il s’en voulut d’avoir ainsi faibli, de cette accidentelle défaillance d’une volonté qu’il avait cru affermie. Subitement, il se sentit souffrir.

On ouvrait la porte. La voix de Jocelyne lui vint du hall. Tout en secouant ses pieds enneigés, elle criait gaîment :

— Pa-pa !… Pa-pa !… Où es-tu ?

— Ici.

Ses lourdes bottines de ski enlevées, elle courait vers lui sur le tapis du couloir.

— Mais… qu’est-ce qui se passe, papa ? À voir toute la maison illuminée, j’ai pensé que tu donnais un bal !

Elle se penchait vers lui pour l’embrasser.

Mais il fit la moitié du chemin.

CHAPITRE

XIV


DEVANT la glace pendue à côté du téléphone » Jocelyne ajustait son chapeau en ayant soin de faire coquettement bouffer les cheveux sur les oreilles.

— Tu sors ?

— Oui, papa. Je vais rencontrer Adrien Léger. Mais je ne rentrerai pas tard.

— Écoute, Jocelyne, intervint Hermas Lafrenière du fond du divan où il fumait son cigare d’après-dîner. Si tu veux, je peux te reconduire. J’allais justement partir tout à l’heure.

— Non ! Non ! Je ne veux pas vous déranger. Ce n’est probablement pas le même chemin. Je vais tout simplement prendre le tramway.

Mais Lafrenière insistait. Cela avancerait un peu l’heure de son départ ; on l’attendait.

— Allons, viens-t-en. Je t’emmène.

Et sans plus attendre il appela par téléphone un taxi.

— Mais je ne vais peut-être pas du tout du même côté que vous ?

— Toi ?

— Vers l’est. Et vous ?

— Euh !… je descend. Puis je prends la rue Sherbrooke, justement.

— Alors, c’est bon. Je vous attend.

— J’ai à voir… quelqu’un… à propos d’une affaire. Un contrat à discuter. Des machines pour la Cariboo Mining.

Qu’après avoir nagé dans le vague Hermas se mît à donner des précisions fit sourire Garneau, son hôte. Le départ hâtif de son ami était chose entendue ; il devait s’en aller sitôt sorti de table. Quant à deviner où il se rendait et quel était son « quelqu’un », il n’était rien là d’impénétrable. Lors de son dernier passage à Montréal, Garneau lui avait présenté Josette Dallin. Les deux s’étaient tout de suite accordés. D’ailleurs, si à Robert Hermas n’eût pas fait de cachette ridicule, devant Jocelyne il se sentait moins à l’aise et se voyait instinctivement obligé à une dissimulation pourtant gratuite.

Ses intérêts lui faisaient faire à Montréal des séjours brefs bien que assez fréquents. Quant à sa femme, Marie-Claire, ses multiples occupations mondaines et paroissiales ainsi que la famille sans cesse accrue la retenaient là-bas. Elle ne venait dans la grande ville que deux fois l’an, au printemps et à l’automne, pour les achats et sa permanente. Car elle ne confiait sa tête qu’à Marcel, chez Eaton.

Hermas lui-même n’était plus le même homme. Physiquement il avait gardé la même carrure, les mêmes façons mi-paysannes, mi-métropolitaines. Mais ses complets désormais étaient ceux d’un homme d’affaires ; des cheviotes à gros grain ou à chevrons. Il n’en était cependant pas encore aux rayés discrets des gens de la banque et de la haute finance ; et il ignorerait toujours le veston croisé des architectes et des diplomates. Néanmoins, le diamant était monté de son doigt à sa cravate et une chevalière aux armes des Chevaliers de Colomb en avait pris la place.

Il avait vendu — et bien vendu — son hôtellerie d’Amos, le Château de Paris aux soixante-quinze chambres. Depuis deux ans ses pénates et son coffre-fort étaient installés à Rouyn, hier marécageuse clairière dans la grande forêt, aujourd’hui ville-champignon. D’un mois à l’autre on y avait vu les rues nouvelles chevaucher les buttes, les rochers se coiffer de baraques, puis les baraques faire place aux boutiques à large devanture et aux tavernes fumeuses et bruyantes où, pour certaines, l’on n’accédait encore que grâce à des ponts volants par-dessus les fossés de drainage. Son capital matérialisé, Hermas l’avait aussitôt engagé dans des entreprises minières qui n’étaient plus les spéculations de l’année précédente, sans assises réelles, mais bien des espérances, et même des probabilités. On en était au règne de la géologie et des techniciens. La Beaudry Gold produisait déjà ; les dividendes ne tarderaient point. En attendant, monsieur Lafrenière, qui n’eût eu qu’à consentir pour être conseiller municipal, faisait pour l’instant partie du conseil d’administration de la Beaudry, de celle-là et de dix autres entreprises minières fraîches nées. À lire les rapports d’ingénieurs, à discuter sur le terrain, il s’était fait le langage technique d’un prospecteur. Devant Garneau qui n’y entendait rien et l’en taquinait, il faisait volontiers de longs et enthousiastes exposés où, parfois méconnaissables, jaillissaient les laccolithes et les batholites, les dikes, les contacts, les cross-cuts et les stopes. Au dessert tout à l’heure, il avait pendant un bon quart d’heure discouru sur les avantages du forage au diamant.

— Je suis prête, dit Jocelyne.

— Bon allons-y. Le taxi est à la porte.

— Vas-tu aux vues ? demanda le père, plus en guise de bonsoir que par réelle curiosité.

— Non, papa, je m’en vais à la bibliothèque Municipale.

Elle avait en effet un paquet sous le bras.

— … Vous pouvez simplement me laisser au tramway, monsieur Lafrenière.

À la porte de la Municipale, Jocelyne attendit un moment. Au-dessus de sa tête, les hautes colonnes formaient un dais massif. En s’y appuyant, la main sentait sous le poli du granit la chaleur douce et inattendue que, pendant le jour, y avait emmagasinée le soleil. Il y avait là tout un groupe, quelques hommes sans âge et surtout des jeunes gens et des jeunes filles, tête nue, presque tous un livre sous le bras et qui après le long hiver terminé goûtaient la joie pénétrante d’un nouveau printemps. Devant leurs yeux, le mur du couchant était meublé délicatement par les arbres du parc Lafontaine. Les jeunes bourgeons éclatés habillaient les branches d’une mousse vert chartreuse. De temps à autre un couple quittait le perron et dérivait mollement vers les sentiers plus calmes du parc. Ils étaient souriants, vifs de paroles sinon de gestes, sans cette langueur tendre qui ne vient aux femmes qu’avec le début de la maturité et sans cette décision dans la volonté amoureuse qui vient aux hommes avec la trentaine.

Sortant de la bibliothèque, Adrien Léger rejoignit Jocelyne. Mais ils ne s’arrêtèrent point à savourer ensemble l’apaisement du jour descendant où se mêlait déjà imperceptiblement un peu de la douceur vespérale. L’air se teignait d’un mauve dilué à l’infini. Sur le ciel d’ouest assombri, les arbres maintenant découpaient à contrejour la noire dentelle de leurs rameaux. Tous deux, Jocelyne avec son paquet, Adrien portant un large cabas de papier, partirent vers le tram de la rue Amherst ; pour de là correspondre avec celui qui, par la rue Ontario, plonge vers les régions de plus en plus populaires et de plus en plus minables de l’Est montréalais, en ces quartiers où même le luxe des arbres, le long des venelles et des rues, est chichement compté au menu peuple.

Très loin, à la rue Théodore, ils descendirent de la voiture progressivement vidée. Dans les lots vacants, les herbes printanières n’avaient pas encore réussi à cacher les immondices abandonnées par l’hiver. Des enfants aux yeux candides fouillaient les poubelles crevées. Parmi les champs sans pelouses et les carcasses de voitures mortes, Jocelyne et Adrien élirent, entre les maisons jumelles, une que rien ne distinguait de ses voisines. Elle avait comme les autres une véranda à colonnettes d’où un escalier extérieur, accroché à la façade comme une échelle, jetait entre le premier et le second un pont oblique et vertigineux.

Ascension faite, Adrien frappa du doigt le carreau de la porte où pendait un rideau soigneusement rapiécé.

Ce fut la deuxième des filles de Marius Chênevert qui vint répondre. Elle ne parut pas autrement surprise.

— Ben ! Bonsoir, mam’zelle Garneau ! Bonsoir, m’sieur Adrien !

Elle eut pour Jocelyne un sourire, pendant que d’un coup d’œil elle palpait l’étoffe de son manteau. Puis elle regarda le jeune homme avec des yeux accueillants et un peu gourmands qu’il ne sût point voir.

— Bonsoir, Cora ! Et, comment va-t-elle ?

— Ah ! Je pense qu’elle n’en a pas pour bien longtemps. Avant-hier, on aurait cru qu’elle allait passer. Mais elle ne se plaint pas. Elle est pas plaigneuse, Clorinda.

Cora parlait à voix basse afin que du cabinet noir, à côté, dont une mince cloison les séparait, sa sœur ne pût les entendre. Et aussi pour ne point éveiller les trois jeunes enfants qui dormaient déjà dans la pièce de façade, le salon-boudoir-dortoir. La voix de Cora était monocorde, sans vivacité comme sans tristesse. La jeune fille était seulement dépitée qu’on l’eût surprise la tête hérissée de tortillons que fixaient des épingles. Elle toussait, elle aussi, comme de longtemps avait toussé Clorinda. Mais elle, au moins, suivait la clinique de l’Institut Bruchési. On lui avait recommandé la campagne. La campagne ! quand ses douze dollars par semaine étaient indispensables à la maison !

Jocelyne défit son paquet. Il y avait là un fichu tricoté qui avait appartenu à sa mère, une bouteille de jus de viande et un ruban rouge pour les cheveux. Quant à Adrien il était passé tout droit dans la cuisine où, sur la table, il vidait son sac des légumes et des viandes qui le remplissaient. Puis il partit chercher de la crème et de la glace dans un restaurant-épicerie du voisinage.

— Vous savez, mamzelle Jocelyne, dit la mère d’une voix sourde et lasse, cette pauvre Clorinda, elle ne peut quasiment plus rien avaler, à cette heure. Rien que de l’eau et un peu de crème au chocolat.

— Ah !… Vous avez reçu les couvertures ?

La toux de Clorinda parut crever le carton du faux mur. Dans le couloir étroit, le poêle cylindrique jetait une chaleur étouffante et sèche. Germaine Chênevert conduisit Jocelyne auprès de sa fille.

— Comment ça va, ma petite Clorinda ? Attend, je vais remonter tes oreillers.

Devant « la visite » elle exagérait les soins, comme si elle eut craint qu’on l’accusât de négliger son enfant.

— Papa n’est pas là ? La voix de la malade était presque éteinte.

— Il est sorti. Il est allé voir pour une position à Viauville. Il va sûrement rentrer d’un moment à l’autre.

Clorinda sourit avec effort à Jocelyne qui s’étant avancée dans la ruelle du lit lui avait amicalement pris la main.

— Bonjour, Jocelyne. Tu es gentille d’être venue me voir.

— Bonjour, Clorinda. Tu as l’air mieux, aujourd’hui. Je me demande même si tu n’as pas commencé à engraisser.

— Oui. Ça va pas mal mieux. Je pense qu’avec l’été…

CHAPITRE

XV


AU  Cercle Laurentien où Garneau, de temps à autre, allait passer une heure ou deux, les habitués d’autrefois revenaient peu à peu. Il y manquait certes quelques visages. Certains autres lui étaient mal connus. Mais la « grand-table » de poker avait repris, à côté des tables de bridge, bien que les mises y fussent moins saisissantes qu’à l’époque héroïque d’avant la crise. On pariait encore lourdement sur les élections provinciales ou fédérales ainsi que sur les joutes de hockey.

Un soir, Garneau trouva là réunis plusieurs de ses amis de jadis. Le hasard seul pourtant avait provoqué cette conjoncture. Lui-même, Robert, y était venu comme il le faisait presque chaque fois que sa fille dînait en ville. Car il supportait mal d’être seul à la maison et plus mal encore d’être unique convive à cette table familiale qui est bien aujourd’hui, au lieu de l’âtre, le symbole même de la famille. N’était-ce pas autour d’elle que père, mère, enfants, et jusqu’aux petits-enfants, tenaient leurs seules assises collectives ? Pour la famille canadienne française, nombreuse et étroitement cimentée, les grands repas traditionnels, Pâques, Noël, jour de l’an, jour des Rois, sont encore les occasions rituelles où l’on communie dans le respect des traditions. Il avait eu la sienne, sa table solide de chêne ciré, animée par le carré familial : lui-même, Hortense, Lionel, Jocelyne ; et Marie-Ange allant et venant, dévouée comme une servante biblique. Tant que tous s’étaient ainsi quotidiennement retrouvés alentour, il n’avait point su connaître ce que cela, ce tableau banal et cent mille fois répété de maison en maison, représentait pour lui de placide et stable bonheur. Il savait aujourd’hui. Maintenant que du cercle brisé il ne restait plus que fragments, maintenant qu’Hortense et Lionel étaient disparus, il était le mutilé habitué à son infirmité mais pour qui chaque pas est une fatigue et un douloureux rappel.

D’Atlanta, les nouvelles étaient rares bien que relativement bonnes. Lionel écrivait occasionnellement une simple carte, sans détails. Si bien que, par moments, le père eût désiré pouvoir quitter Montréal où les affaires le retenaient pour aller s’enquérir lui-même et renouer un contact qu’il sentait s’amenuiser. Pour son fils il avait tout craint de l’isolement. Car ayant voulu l’enfant dur et vigoureux, il l’avait laissé devenir irrépressible. Si jeune, à vingt-deux ans ! Si jeune, seul dans une ville lointaine, étrangère, indifférente ! Sans appui contre les tentations du dehors, sans encouragement contre celles du dedans. Si jeune, à vingt-deux ans ! songeait Garneau, oubliant combien à cet âge lui-même était déjà un homme.

— Ce n’est qu’un enfant, soutenait-il à Jocelyne.

— Voyons, papa. Il est majeur, tu sais ! Même si tu l’as toujours traité en enfant.

Hermas avait soutenu l’avis de Jocelyne :

— À ta place, moi je ne m’inquiéterais pas. Je le connais ton Lionel : c’est pas qu’un petit poisson. Il est capable de se débrouiller. Maintenant qu’il est sorti de la maison, qu’il ne sent plus son père derrière lui, qu’il aura à payer lui-même pour ses bêtises, aie pas peur !… Moi, ça me dit qu’il va réussir. Admets que tu ne lui as pas donné grand chances, jusqu’ici, de faire quelque chose à son goût.

Il y avait eu quelque part indiscrétion au sujet du fils Garneau. Certaines allusions avaient couru, au club même, qui n’avaient pas échappé au père. Même si l’on n’en parlait point, tout le monde semblait connaître l’aventure, « l’accident », survenu à Lionel et la cause de son départ précipité. Cela se devinait à des réticences, à des coupures dans la conversation et surtout au fait nouveau que jamais on ne demandait à Garneau des nouvelles de ce fils dont jadis il parlait si volontiers, dont il racontait même avec une parade amusée les frasques d’adolescent. L’affaire s’était ébruitée.

Pis encore ! Donatien Beaugrand, ce journaliste intelligent et monstrueux qui publiait autrefois le Juste devenu aujourd’hui par le fait d’une faillite la Justice, avait raconté dans ses échos, à mots mal couverts, l’histoire de ce fils d’industriel d’Outremont et Saint-Laurent qui n’avait dû qu’à des influences politiques d’échapper à la gendarmerie. Quelques jours après, Beaugrand avait eu le culot de se présenter chez Garneau pour lui demander un abonnement à son journal et une souscription au livre qu’il « devait publier sous peu ». L’exemplaire de luxe se vendrait quinze dollars, payable immédiatement. Garneau avait haussé les épaules et fait un chèque.

Les amis que le jeu des circonstances mettait face à face ce soir-là étaient quelques-uns de ceux qui jadis venaient chez Garneau quand celui-ci habitait le petit appartement de la rue Bernard. C’était au début de son ascension. Il y avait bien… mais oui… déjà quinze ans !

C’est avec une surprise amusée qu’ils s’étaient retrouvés dans la salle des journaux, au club :

— C’est extraordinaire comme tu ne changes pas ! s’était à peu près écrié chacun. Mais à part soi chacun pensait : « Curieux tout de même comme tous ont changé, sauf moi ! ».

Carrière, « le grand Josaphat », avait gardé son air de piquet chauve. Avocat presque véreux, il avait connu des hauts et des bas depuis le collège où il s’échappait de nuit pour courir les serveuses de restaurant, et depuis l’université où il avait commencé de se mêler à la pègre. Et Lanteigne, l’ancien député à qui la politique avait valu récemment le poste plutôt fantaisiste d’inspecteur des prisons. Paul Leblanc, le Don Juan svelte et discret dont l’âge avait un peu alourdi bedon et derrière mais qui portait encore beau et revenait à la surface après une éclipse passagère. Adolphe Chrétien, l’industriel en chaussures, fabricant des célèbres Cinderella. Et jusqu’à Jean-Marie Knox !

Jadis poète et esthète, ce dernier avait hérité de son père une solide fortune que la crise même n’avait pas entamée. Forcé de voir lui-même à ses affaires, le souci de ses hypothèques, de ses maisons de rapport, de ses valeurs boursières, de ses obligations d’État, en avait fait un homme tout à fait sérieux. Il n’en était pas moins le premier à sourire avec indulgence au rappel de ses poèmes, de ses enthousiasmes juvéniles et de ses attitudes d’autrefois. Tout ce qui lui restait de cette époque était un goût assez éclairé pour la peinture — on disait sa maison pleine de toiles qui d’ailleurs valaient un peu plus chaque année — et une passion hollywoodienne pour les cravates audacieuses. Désormais vice-président de la société des Concerts symphoniques, directeur des Amis de l’Art, bienfaiteur de la Bibliothèque des enfants et de l’école Victor-Doré, membre de l’Alliance française, il était surtout agent pour les tracteurs Mallory. Enfin, il avait à Terrebonne une ferme modèle où il élevait du bétail de race. C’était de ses Ayreshires qu’il parlait aujourd’hui avec le plus d’ardeur, de la quantité de gras dans le lait de ses vaches et de la vigueur de ses taureaux. Ses bêtes d’ailleurs lui faisaient honneur. Chaque foire, de Québec ou de Toronto, lui apportait quelque récompense. Car il savait y mettre son intelligence et toute l’application dont il était capable. Quant à Aline, sa femme, tout simple en son bonheur domestique, elle ne venait à la ville qu’à son corps défendant mais l’attendait à Terrebonne dans la grande maison de pierre des champs, encombrée de peintures estimables et de trophées agricoles, où il retournait fidèlement chaque soir.

C’est pendant que Jean-Marie parlait à Garneau de son fils aîné étudiant au collège d’agriculture Macdonald que Leblanc fit son entrée.

— Ah ça ! par exemple, c’est une surprise !

— Bien quoi ? moi aussi je viens pour le banquet à Lemercier.

Il avait vieilli, certes, mais bellement. Ses tempes avaient grisonné aussi heureusement que celles d’un amant de théâtre. Il savait s’habiller de façon à donner l’illusion de la sveltesse. Les femmes devaient assurément, tout comme autrefois, lui jeter au passage un regard de côté ; et quelque chose devait tressaillir en elles quand elles voyaient s’avancer le dompteur charmant et subtil qu’il était resté.

— Qu’est-ce que tu fais donc, Paul, qu’on ne te voie jamais ? Il y a des siècles que tu ne t’es pas montré au Club Laurentien.

Leblanc sourit de toutes ses dents encore éclatantes et saines.

— Mon cher, j’attendais que le temps se mette au beau. Et ça s’en vient. Ça s’en vient. En attendant, j’aimais mieux ne pas trop venir de ce côté-ci…

Il faisait franchement allusion à l’affichage de son nom pour contributions en souffrance. Mais cela était maintenant effacé.

— Et qu’est-ce que tu mijotes maintenant ?

— Employé au gouvernement, comme toujours. Mais entre temps, je m’occupe un peu d’affaires.

— Des affaires de jupes ? demanda Knox, taquin.

— Ça, mon vieux, c’est plutôt le soir. Mais de vraies affaires. Justement Garneau, je pensais aller te voir. J’ai quelque chose…

— Qu’est-ce que c’est ?…

— Pas maintenant. Je passerai à ton bureau ou chez toi, t’en parler.

— C’est cela, tu viendras manger à la maison.

— Entendu. Je te téléphonerai.

Sans doute quelque combine. Mais savait-on jamais ? Leblanc n’était pas un bluffeur. Et il avait toujours eu des contacts extraordinaires.

***

Depuis quelques mois, Garneau avait pris en Jocelyne plus d’intérêt qu’il n’eût pensé jamais. Dans cet intérieur de la rue Pratt où le souvenir d’Hortense Garneau se faisait de moins en moins aigu, le père et la fille étaient désormais seuls, face à face à cette table familiale dont plus de la moitié désormais restait inoccupée. Il en était ainsi chaque matin et chaque soir. Quant au midi, il n’arrivait que très rarement à Robert de prendre le lunch chez lui. Presque toujours, son repas se résumait à un sandwich et une tasse de café avalés soit dans un petit restaurant des environs de l’usine, où il coudoyait ses ouvriers, soit sur le coin de son bureau même.

Le déjeuner du matin ne comptait point. Ils le prenaient bien tous deux en même temps. Mais abonné à la Gazette, Garneau la lisait en mangeant ses œufs et restait invisible derrière cet écran dressé. Si bien qu’au moment où il quittait la maison, Jocelyne pouvait lui dire d’un ton taquin :

— Bonjour, papa ! J’ai déjeuné avec toi, mais je ne t’ai pas encore vu aujourd’hui. Comment vas-tu ?

Le dimanche ils allaient ensemble à la grand-messe en l’église paroissiale de Sainte-Madeleine d’Outremont où les Garneau louaient le même banc depuis des années. À la sortie, il arrivait presque toujours à Jocelyne de se joindre au groupe de jeunes filles et de garçons qui se nouait sur le terre-plein. Tous l’accueillaient avec des cris amicaux ; car on l’aimait. Mais quelque pressante que fussent les invitations, pour rien au monde elle n’eût laissé son père rentrer seul pour le lunch du seul jour qui le voyait ainsi à la maison.

Ses études s’étaient terminées à Villa-Maria. Il lui restait un souvenir indifférent de ces deux années où on lui avait imposé, comme à ses compagnes, la vie quasi monacale des religieuses au lieu de les entraîner logiquement à la vie mondaine et familiale qui plus tard serait la leur. On s’y levait à six heures pour entendre la messe avant le café matinal. Si bien qu’une fois le foyer réintégré toutes goûteraient avec un délice de chatte paresseuse la joie rare des longues matinées au lit. Elles garderaient longtemps l’horreur des levers d’hiver avant l’aube, à la lueur des lampes mesquines.

Bien que Jocelyne Garneau n’eût jamais raffolé des sorties mondaines, ses dix-huit ans et sa libération lui avaient apporté son accès normal de liberté et de jeux galants. Longtemps contenue, sa sensibilité avait fleuri. Néanmoins depuis quelque temps, ses goûts s’étaient modifiés. Il lui arrivait souvent de passer à la maison, et sans déplaisir, de longues soirées seule à écouter la musique radiodiffusée des orchestres de Montréal, Toronto ou New-York. La mort de sa mère, en lui mettant sur les épaules l’administration de la maison, puis le départ de son frère, enfin la solitude où elle voyait un père rude mais qu’elle aimait et dont elle croyait sentir qu’il n’était pas heureux, tout cela l’avait mûrie sans toutefois l’éteindre. Car elle restait plutôt gaie, d’une gaîté sans bruit qui l’environnait d’une espèce d’aura invisible et prenante. Elle lisait peu, malgré Mary Harrison. La lecture, à cette époque, avait peu d’adeptes parmi ceux de sa génération. Les seuls livres dont on se souvînt étaient ceux des études ; et cela suffisait à les détourner des autres. Mais Jocelyne ne s’en était pas moins inscrite à la Société d’Études et de Conférences, ainsi qu’à la Ligue de la Jeunesse Féminine. Les mardis et vendredis, un voile blanc sur la tête, elle faisait à l’hôpital Sainte-Justine du service bénévole pour les pauvres.

Progressivement, les choses et les jours l’avaient ainsi faite. C’est alors que, n’ayant plus qu’elle sous les yeux dans sa maison désormais presque déserte, Garneau avait découvert en sa fille non plus une enfant pour qui le monde entier n’est que jeux, ni même une jeune fille pour qui le monde est chastement sexué et la vie une route engageante vers l’amour et le mariage, mais bien une personne humaine et étrangement profonde.

Aussi bien l’univers, cet univers qui lui paraissait fixé à jamais, changeait-il autour de lui. Sans qu’il s’en rendît compte, la jeunesse même du Canada français allait évoluant.

Le goût de la lecture, qui n’avait jamais été apparent, commençait de se répandre malgré la rareté et la pauvreté des bibliothèques. Une espèce d’agitation, précurseur du réveil imminent, mouvait l’homme endormi sur les bords du Saint-Laurent. Jusque-là ne rêvant que des gloires ancestrales, il avait vécu enveloppé dans le linceul du passé. Tandis que, depuis peu, les librairies dont il n’y avait pas une demi-douzaine pour un million d’esprits se multipliaient. Les générations de demain allaient prendre conscience du monde d’aujourd’hui.

Les journaux ne semblaient point intéresser Jocelyne. Elle ne jetait jamais les yeux sur ceux que son père apportait le soir : Presse, Devoir, Star, que pour y chercher l’annonce de fiançailles ou la page du cinéma. Aussi Garneau fut-il surpris d’entendre sa fille émettre des opinions personnelles ; et sur des faits qu’il eût cru fort éloignés de l’esprit d’une jeune fille de son milieu.

Avec Paul Leblanc, qu’il revoyait de temps à autre, il discutait un jour des événements courants et cette fois des faits de politique étrangère. Cela ne les eût guère intéressés, si de telles perturbations n’eussent pu avoir sur le commerce un retentissement fâcheux. La première page des journaux, d’ailleurs, était pleine de la guerre civile d’Espagne. Leblanc disait :

— Belle affaire que ce blocus ! J’ai un ami qui s’occupe justement d’importations. On est en train de le ruiner. Cela et les gens qui se sont mis en tête de ne rien acheter qui vienne du Japon, à cause des Chinois ; ou d’Italie, à cause de l’Abyssinie ; ou d’Allemagne, à cause de je ne sais qui…

— Qu’est-ce que tu veux, Paul ? Pour ce qui est des Chinois, je m’en moque. Et des Ethiopiens aussi. Mais en Espagne on ne peut tout de même pas laisser faire les anarchistes ! Tu as lu ce qu’ils font aux prêtres et aux bonnes sœurs.

— Oui. Mais si les Italiens et les Allemands viennent s’en mêler, et les Russes de l’autre côté, ça pourrait bien finir par une autre grande guerre.

— En tout cas, Paul, que les Allemands tombent sur le dos de la Russie, on va rire ! Heureusement que cette fois-là le Canada ne s’en mêlera pas. King et Lapointe l’ont assez dit. Ce n’est pas les conservateurs cette fois-ci qui sont au pouvoir !

— C’est vrai, Garneau, que les républicains espagnols sont effrayants. Pauvre Espagne. Pourquoi aussi ont-ils chassé le roi ?

Comme il était curieux, ce prestige que chez les Canadiens français gardait la royauté.

— Tu as vu les massacres de Barcelone et de… d’ailleurs, continuait Garneau. Moi, j’ai pour mon dire que l’on devrait carrément aider Franco à mettre de l’ordre, au lieu de lui mettre tout le temps des bâtons dans les roues.

Un bruit léger rappela la présence de Jocelyne. Elle avait laissé tomber une aiguille de son tricot. Galant par habitude, Leblanc se précipita pour la lui ramasser.

— Et toi, Jocelyne ? demanda-t-il d’un ton plaisant, du ton d’un vieil oncle qui taquine sa nièce enfant. Qu’est-ce que tu penses des affaires d’Espagne ?

Sans le quitter des mains, elle posa sur ses genoux le tricot auquel elle travaillait et leva les yeux. Leblanc s’attendait à un regard de petite fille ; il fut surpris de trouver dans ses yeux clairs un regard de femme. Et parce qu’il s’y connaissait en femmes, il attendit d’elle une tout autre réponse que celle à laquelle tout à l’heure il n’avait pas même eu l’intention de prêter l’oreille. Quelque chose l’avertissait que ce qu’il avait devant lui était non pas un cahier aux pages blanches, mais plutôt un livre aux pages que personne encore ne s’était donné la peine de découper et de lire. Il répéta, curieux cette fois :

— Alors, cette affaire d’Espagne, Jocelyne ? Est-ce que tes petits amis te laissent le temps de lire les nouvelles ? Qu’est-ce que tu en dis ?

Le père, d’avance, se mit à rire. Son rire se tut bientôt quand elle répondit, non sans hésitation :

— Oh ! monsieur Leblanc, cela ne me regarde pas. Une Canadienne… Une jeune fille… D’ailleurs… est-ce que cela regarde vraiment quelqu’un … à part les Espagnols eux-mêmes ? S’ils veulent la république, il me semble que c’est leur affaire à eux ! Pourquoi les empêcher. Ils sont chez eux. Qu’est-ce que vous diriez si les Espagnols venaient ici pour nous forcer à changer de gouvernement ? S’ils sont socialistes, je ne vois pas pourquoi les autres pays comme l’Italie ou même les États-Unis…

— Mais… mais… interrompit Garneau, bouche bée. Me voilà avec une fille communiste !

— Voyons, papa, tu sais bien que je ne suis pas communiste. Je suis une bonne catholique.

— Tu prends la part des révolutionnaires, à cette heure ?

— Mais, est-ce que vous croyez que les Espagnols, ceux du peuple, étaient bien heureux et vivaient bien ?

— Veux-tu me dire où tu as pris ces belles idées-là ?

Jocelyne allait se taire devant la surprise et les protestations étonnées de son père. Mais Leblanc, intéressé, la pressa.

— Comme ça, tu penses ?…

— Je pense que les pauvres n’ont jamais raison de se révolter. Mais s’ils se révoltent, c’est souvent parce qu’ils n’en peuvent plus d’endurer. C’est peut-être la faute des riches. Si les riches étaient plus généreux, moins durs, moins égoïstes…

— Les riches ?…

De sa voix douce, calmement modulée, Jocelyne poursuivait son idée. Il y avait dans tout cela une touche d’humaine tendresse.

— Il est facile à ceux qui ont tout de blâmer ceux qui n’ont rien. Mais est-ce qu’il y a vraiment des fortunes, des grosses fortunes, qui sont autre chose que…

Elle s’interrompit brusquement. Des mots étaient au bord de ses lèvres qui pouvaient blesser son père.

Le téléphone sonna. Elle se précipita pour répondre, toute heureuse de cette diversion inespérée.

Garneau haussa les épaules.

— Ça doit être son ami Léger qui lui met ces idées-là dans la tête.

Il est vrai qu’elle n’était pas ainsi quand elle fréquentait Jerry Côté.

CHAPITRE

XVI


OUTRE  les idées charitables et humanitaires, Jocelyne avait pris de son nouvel ami une passion nouvelle pour la campagne. C’est lui qui la lui avait révélée. Jusque-là elle avait comme tout le monde passé à travers champs, plaines et montagnes à soixante milles à l’heure et sans s’y arrêter un instant. Tandis que cette année, dans l’auto des Garneau — car le père d’Adrien Léger, simple maître plombier, n’avait qu’une camionnette, et Adrien lui-même étudiait à l’École normale. Ils étaient partis souvent pendant l’été et encore pour mettre à profit les dimanches doux de septembre.

D’un commun accord ils fuyaient les grandes routes. Chaque excursion étendait plus loin la portée de leur curiosité. Sitôt sortie de la métropole, ils cherchaient quelque petit chemin latéral par où s’échapper vers des régions calmes et pleines de surprises.

Ils avaient commencé par les côtes et les montées de l’île de Montréal. Ils avaient longuement suivi la côte Vertu et la côte Saint-François garnies de planches maraîchères à perte de vue ; la côte de Liesse de chaque côté de laquelle les vieilles maisons dormaient, accroupies. La montée Saint-Henri. Et les allées champêtres qui du côté de Sainte-Geneviève débitent en bocages les restes de la forêt de jadis. Tous les ruisseaux de chemins qui sans se presser s’en vont tomber dans le fleuve de la grande route ils les remontaient posément vers leurs sources charmantes et désertes ; pour finalement rejoindre soit, avec les montées perpendiculaires, les roseaux de la Rivière-des-Prairies, soit avec les côtes longitudinales, les faubourgs tentaculaires de la ville.

Après quoi, ils avaient découvert l’île Jésus. Le chemin sinueux de la Belle-Rivière. Les carrières où dort une eau traîtresse et lumineuse. La montée creuse et innommée qui, entre les grands chênes et les pins vétustes où coassent les corbeaux surpris, monte vers Saint-François. Et les ruines nostalgiques du moulin croulant miette à miette dans son île au bief désormais infranchissable.

Puis quand tout le voisinage immédiat avait été épuisé, ils avaient élargi le cercle de leurs excursions. Cela les avait conduit du côté de Sainte-Thérèse et de Chambly, à cent lieues, eût-on dit, de Montréal dont pourtant on ne perdait même pas de vue les clochers ni la Montagne qui faisait le dos rond sur l’horizon prochain. Ils avaient connu les bords maigres de la Rivière-au-Chien ; la rive gauche de la rivière de l’Assomption, aux fermes dormant sous les saules hérissés ; et les flaques miroitantes de la rivière de l’Acadie. Le vieux fort de Chambly, la carderie de Chicot, les moulins à vent de Repentigny, le manoir de Terrebonne, et les traces des boulets de Colborne sur la façade de l’église, à Saint-Eustache.

Ils s’étaient fait ainsi une espèce d’album aux images infiniment variées et qu’eux seuls pouvaient feuilleter en souvenir. Ce leur était un sujet d’orgueil secret. Ils se consolaient par là temporairement de ne point connaître Venise, Versailles ni Alger.

Leur fantaisie les arrêtait souvent au bord d’une route poudreuse et déserte, au tournant d’un bois dont le rideau brusquement tiré venait de leur présenter une estampe nouvelle, imprévue. Tous deux immobiles dans la voiture, ils s’amusaient à cueillir des yeux les fleurs qui étoilaient les basques des fossés et qu’ils admiraient sans envie d’en connaître le nom ; ou à suivre du regard et du doigt les oiseaux dont Adrien pouvait identifier la plupart.

— Regarde ! Regarde, Jocelyne, comme il est joli celui-là. Tiens, là !

— Ah oui ! C’est un chardonneret.

— Mais non, voyons. Un chardonneret, c’est plus gros ; avec des ailes noires. Celle-ci est une fauvette.

— Ah ! c’est une fauvette ! Qu’elle est jolie ! Oh !… partie !

Jocelyne était reconnaissante à la Providence d’avoir fait exprès pour eux les bois, les champs, le ciel de chaste azur ; et d’avoir semé les prés de marguerites et de fauvettes.

C’est dans une de ces promenades qu’ils découvrirent Saint-Hilaire.

Par un insensible passage, on quittait un été plaisant pour un automne sans rigueur. C’est à peine si quelques gelées nocturnes avaient touché de vermillon les feuilles des érables et d’ocre celles des peupliers. On était au dernier dimanche de septembre.

Pour une fois, Robert Garneau accompagnait dans une de leurs excursions Jocelyne et Adrien Léger. On avait pris, en direction de l’est, la route qui, fuyant les fumées de Montréal et le fleuve, coupe la grande plaine où ne jaillissent que, de loin en loin, bornes colossales sur un chemin de géants, les seules collines montérégiennes.

— Fais-moi plaisir, papa ! Viens avec nous, avait gentiment insisté Jocelyne. Il fait vraiment trop beau pour rester en ville, pour rester à la maison.

Néophyte de la campagne, elle voulait partager avec ceux qu’elle aimait sa nouvelle passion et les joies qu’elle en savait tirer. D’ailleurs, le soleil même se faisait son complice ce jour-là. Entrant à pleines baies dans la salle à manger, jetant de l’or sur le tapis et du feu sur les cristaux du buffet, il invitait à l’évasion.

— Mais où est-ce que tu veux m’amener ?

— Dehors ! Ailleurs ! Au grand air ! Adrien doit être ici à une heure et quart. Nous pensions aller chercher des pommes du côté de Rougemont.

Le père s’était laissé gagner. Les deux jeunes gens avaient pris place à l’avant, Jocelyne au volant. Seul sur le siège arrière, Garneau tantôt s’accoudait pour participer à la conversation, tantôt se laissait aller sur les coussins confortables de sa Dodge qui ronflait de la joie de rouler sans arrêts sur l’asphalte. Il avait ainsi sous les yeux le ruban de la route, bloquée partiellement par la nuque tondue de Jean et par les cheveux flottants, dorés comme le jour, de Jocelyne. Il s’abandonnait avec un sentiment de détente dont il goûtait le plaisir pour lui si rare.

Franchi le pont Jacques-Cartier et traversé Longueuil, on prit la montée sans pittoresque qui pointe vers Chambly. La grande ville encore trop prochaine encombrait la voie de promeneurs échappés comme eux à la banalité des rues. Le voisinage de l’aéroport de Saint-Hubert remplissait le ciel d’un bourdon continu et profond. De temps à autre, brutalement, un vrombissement éclatait au-dessus. Instinctivement, tous baissaient la tête. Tendu par l’effort qui l’arrachait au sol, les ailes raidies pour agripper l’azur, un avion en partance rasait les arbres et les toits avant de prendre son essor et de planer noblement.

— Si nous passions par Belœil ? proposa Adrien. Ça ne vous fait rien, monsieur Garneau ?

— Ça ne fait rien, Adrien. Aujourd’hui je me laisse conduire.

Tournant à gauche, l’auto suivit à travers les champs aux clôtures fuyantes un chemin qui, semblable à un escalier posé à plat, s’en allait en zigzag et comme à regret vers l’inconnu. À gauche, la montagne de Saint-Bruno étalait sa pente douce percée d’un unique clocher et au pied garni d’une rangée de peupliers raides comme des bannières. Au fond la masse bleutée du grand mont Saint-Hilaire barrait l’horizon où elle dessinait curieusement la forme d’un éléphant à la tête obtuse et à la croupe monstrueuse.

Après le bac du Richelieu on longea les restes du parc seigneurial ; puis, derrière sa haie de cèdre et sa pelouse parfaite, le petit château vaguement Tudor des Campbell. Enfin l’on s’engagea dans la montée qui par le hameau de Mont-Saint-Hilaire conduit à Saint-Jean-Baptiste.

Sitôt après la traverse du chemin de fer commençait le royaume des pommiers. Ils étaient là, innombrables, alignés comme à la parade, ou plutôt comme les pièces d’un échiquier, en quinconces restreints par la petitesse des champs. Car il n’y avait point de grandes exploitations mais bien des vergers de quelques centaines d’arbres, biens familiaux dont de père en fils vivaient les Saint-Georges, les Auclair et les Cardinal de la montagne.

La cueillette des fruits d’automne commençait à peine. Chargés à plier de Macintosh et de Fameuses rubicondes, les pommiers semblaient de véritables arbres de Noël. Devant chaque maison, le dimanche avait rassemblé les familles et les amis. Les enfants dansaient des rondes ; mais les parents se balançaient bien sagement sur les berceuses à côté de l’étalage en plein vent dont les fruits, soigneusement frottés pour leur donner du lustre, appâtaient les promeneurs de la ville.

— En voilà, des pommes, Jocelyne. Tu ne t’arrêtes pas ?

— Oh ! rien ne presse. Un peu plus loin.

Accrochés à flanc de pente, presque en corniche, la route sinuait avec fantaisie, sans autre prétexte que de frôler une maison fleurie de géraniums ou d’éviter un vieux pommier encore chargé malgré son grand âge et sa décrépitude. Du sommet des buttes qu’enjambait le chemin, le regard fuyait à l’improviste vers la plaine en contre-bas.

Une fourche les arrêta. Sur la galerie ouverte d’une espèce de restaurant un groupe de jeunes flânaient.

— Qu’est-ce que c’est, ici ? demanda Adrien Léger.

— Ici ? C’est Mont-Saint-Hilaire. Où voulez-vous aller ?

Voyant une jolie blonde, l’informateur, un solide garçon aux yeux vifs, s’approcha de l’auto.

— Nous nous promenons… Et tout droit, où est-ce que ça mène ?

— Nulle part. Vous vous trouvez à faire un détour pour retomber plus bas dans le même chemin.

— Merci !… Tout droit ? proposa Léger à Jocelyne.

Celle-ci, pour toute réponse, remit la voiture en marche et s’engagea résolument dans le chemin gravelé. Des érables rugueux fermaient au-dessus une voûte opaque. À droite était une maison carrée, en pierre noire des champs, noble d’âge et d’apparence, solidement assise entre son potager tiré au cordeau et le verger dont les branches généreuses touchaient terre en arceaux gracieux. Quelques pieds plus loin, sur la gauche, s’offrit une montée. Sans hésitation, Jocelyne changea de vitesse et s’y engagea.

— Eh !… Où diable nous mènes-tu ? demanda Garneau, à la fois amusé et surpris. Tu vois bien, Jocelyne, que ce chemin ne mène nulle part.

Que l’on marchât ainsi à l’aventure et non point vers un but déterminé à l’avance lui semblait extraordinaire.

— Je n’en sais rien, papa. Pas plus que toi. Sa voix chantait le plaisir d’aller ainsi vers l’inconnu, vers un inconnu que, à cause de son âge, elle ne pouvait supposer qu’agréable. Je n’en sais rien. Mais n’est-ce pas que c’est épatant !

On montait difficilement dans une espèce de couloir étroit. Les murs, de chaque côté, étaient de feuilles et de fruits. Si près en vérité que, à la faveur d’un écart, Garneau put en passant cueillir une pomme à même la branche tendue vers lui.

Tout en haut, le chemin butait sur une masure entourée de bâtiments piteux. Et les constructions des hommes, ternes et croulantes, paraissaient plus tristes encore à côté du luxe débordant de la féconde nature. Là aussi il y avait un vieil homme, entouré d’enfants et apparemment de petits-enfants.

La tête hors de la portière, Jocelyne hésitait sur la prochaine manœuvre et se demandait même comment elle se tirerait de cette impasse. Sans bouger de sa chaise, le paysan l’interpella :

— Vous voulez-t’y des pommes ? De la belle Macintosh ? ou bien de la Fameuse ? de la Wealthy ?

De la main qui tenait la pipe, il indiquait près de lui quelques mannes chichement remplies de fruits écarlates.

Cette fois, d’un geste décidé Jocelyne mit le frein et descendit de voiture. Elle avait, semblait-il, trouvé ce que instinctivement elle cherchait. Le pittoresque et du lieu et de l’homme déjà l’avait séduite. Ce coin l’amusait, cette montée en cul-de-sac plantée au flanc de la montagne, et qui débouchant dans une mer de pommiers en fruit, ne menait nulle part. Elle en avait la voix joyeuse, les yeux lumineux, le visage vivifié par la pureté, la légèreté d’un air nouveau ; et par le silence qui s’était établi, parfait, après le claquement lourd des portières.

— Que c’est calme ici ! s’exclama Adrien.

On acheta des pommes. Léger s’était mis à causer avec le bonhomme pendant que l’un des fils plaçait dans la caisse arrière de l’auto les deux mannes de fruits. Jocelyne était disparue ; sans doute à la recherche du paysage.

— Voulez-vous en voir, des pommes ? offrit le pomiculteur.

L’argent l’avait mis d’humeur aimable. Il fit entrer les deux visiteurs dans la resserre où les barils étaient entassés les uns sur les autres dans une mare de pommes en vrac. L’odeur aigre-douce prenait à la gorge. Puis on but un verre de cidre, d’une cruche que l’un des jeunes était allé tirer du puits où on la gardait à fraîchir.

— Papa !… Adrien !…

L’appel de Jocelyne leur arriva, à ce point tendu que tous deux se précipitèrent au dehors :

— Mais où es-tu ?

— Jocelyne ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh ! Venez vite ! Venez ! Par ici !

Pour la rejoindre dans le verger, ils durent se faufiler par un étroit passage entre la resserre et un vieux bâtiment d’où venaient de vagues odeurs d’écurie. La jeune fille les attendait, debout sous un pommier royal. Ils s’arrêtèrent, saisis.

D’un coup, car il leur avait été jusque-là caché par les constructions, le décor magnifique venait de leur sauter aux yeux. Ils avaient presque trébuché dans l’espace. D’où ils étaient, il leur semblait flotter magiquement au-dessus de la terre déployée, sans contact avec elle. Toute la plaine immense, toute la large vallée du Richelieu était étalée sous leurs pieds, sans un pli, jusqu’à l’horizon où s’estompaient en nuées bleuâtres des montagnes irréelles. Là-bas, à droite, cette lame de métal brillant, c’était la rivière ; cette plaque d’argent, comme un manche, le bassin de Chambly. Au milieu de la plaine, en plein milieu, telle une île verticale jaillie de la mer, une seule colline, géométrique, régulière et ferme, si pure de lignes qu’à Adrien comme à Robert le même rapprochement avec un sein de femme s’imposa simultanément. Et par l’automne venu, sur le tapis blond des prés ras tondus, des morceaux de forêt faisaient des ramages éclatants.

— Que c’est beau ! Que c’est beau ! ne cessait de répéter Jocelyne.

— C’est vraiment admirable, dit Adrien.

— C’est extraordinaire, souligna Garneau.

Le visage de Jocelyne reflétait l’espace.

— Est-ce que ce ne serait pas merveilleux d’avoir ici, tout en haut, sa maison !

— Ici ? Ça serait quand même un peu loin pour mes affaires !

Les jeunes gens restaient immobiles, l’un près de l’autre, unis par un même sentiment de la grandeur des choses et de leur humaine petitesse. Garneau regardait autour de lui, surpris de cette nature si dissemblable à tout ce qu’il avait connu jusque-là. Ce que ceci lui rappelait c’était, curieusement, certaines excursions jadis, dans son enfance. On partait vers le fleuve, là où parmi les roseaux et les fondrières, la rivière du Loup se perd mollement dans le lac Saint-Pierre. Lui revenait sa première surprise devant l’immensité et la plénitude du lac, devant ce vide étonnant de l’eau à perte de vue, qui tout là-bas rejoignait le vide jumeau du ciel et se confondait avec lui.

Dans le silence rétabli, on n’entendait plus que le bruit mat des fruits mûrs tombant sur le paillis, au pied des arbres. Et, de temps à autre, assourdie, la sirène d’une auto sur le chemin au pied de la côte.

— Que c’est beau, répétait Adrien Léger. Je n’aurais jamais cru qu’une telle chose pût exister, si près de Montréal.

— Je ne voudrais jamais m’en aller d’ici ! Hypnotisée, Jocelyne ne pouvait détourner les yeux du spectacle.

« Moment d’enthousiasme », pensa Garneau.

Mais Jocelyne avait le caprice tenace. Elle savait vouloir. De son père elle tenait une constance qui n’avait point besoin de s’exprimer par des paroles. Pendant les jours qui suivirent, elle ne fit à la Montagne que de rares allusions. Mais elle restait doucement songeuse. Et tout ce temps le désir couvait en elle. Des jours plus tard :

— Tu sais, papa…

— Quoi donc ?

— Nous sommes retournés à Saint-Hilaire, Adrien et moi. Avec Jerry et Carmen Désilets. Ils ont été emballés comme nous.

— Bon.

— Si tu voulais, papa, si tu avais envie de me faire un beau cadeau pour mes vingt et un ans, au lieu d’un bijou, d’une bague, tu m’achèterais cette petite bicoque à Saint-Hilaire. Avec son verger.

— Tu es folle !

Elle était même allée aux informations. Le bonhomme Castonguay n’ayant apparemment pas envie de vendre, elle avait cherché ailleurs. On était en décembre. Sur les flancs du mont, effaçant plantes et rochers, l’hiver avait épandu les premières neiges, qu’elle cherchait encore.

— Sais-tu papa, j’en ai trouvé un qui serait peut-être à vendre.

— Un quoi ?

— Un verger à Saint-Hilaire ! U y a celui de monsieur Arbic, un peu plus bas dans la côte. Mais il est cher. Et un peu trop grand. Et surtout il n’est pas assez haut, à mon gré.

— Comment ? Tu penses encore à cela ?

— Ça ne fait de mal à personne d’y penser. Et puis, papa, franchement, jamais je n’ai autant désiré quelque chose.

Ce qu’elle ne disait pas c’est que sur ce point elle se trouvait d’accord avec Adrien Léger. Tous deux s’aimaient ; il était tacitement entendu qu’ils s’épouseraient, plus tard. Adrien voulait écrire. Et ses yeux d’artiste gardaient l’impression tenace du décor que Jocelyne lui avait révélé.

— J’y arriverai, tu sais, papa.

— Je ne peux pas croire que tu penses encore à Saint-Hilaire !

— Oui. J’y arriverai tu sais. Malgré ce que dit monsieur Noiseux.

— Et qu’est-ce qu’il dit, ton monsieur Noiseux ?

— C’est un bon vieux qui habite la grosse maison de pierre au pied de la côte, un ancien relais des diligences pour les Cantons de l’Est à ce qu’il paraît. Il m’a dit que ça ne serait pas facile d’acheter quelque chose dans la montagne…

— Et pourquoi ça ?

— Parce qu’il a pour son dire que « lorsqu’on a vécu dans la montagne on ne peut pas s’en aller vivre ailleurs ». Comme je le comprends !

— On dit ça, Jocelyne, on dit ça. Mais lorsque quelqu’un arrive et met l’argent sur le coin de la table !…

Pendant cet hiver, les nouvelles de Lionel furent de plus en plus rares et courtes. Une carte du Premier de l’An leur apprit qu’il allait passer d’Atlanta à Baltimore ou Philadelphie.

Certes, le père eût bien voulu le voir revenir au pays. Mais Lemercier lui avait conseillé d’attendre encore quelque peu.

Enfin, au début de mars, il put écrire à Lionel qu’il pourrait maintenant rentrer au Canada sans danger. Cinq semaines plus tard il recevait une courte lettre. Lionel Garneau s’était marié ; ayant l’intention de vivre aux États-Unis, avait demandé ses papiers de naturalisation. Il invitait son père à venir le voir quand il serait installé et envoyait un bonjour à Jocelyne.

La surprise d’une telle décision, le regret de ne pas voir revenir son fils, furent néanmoins tempérés chez Garneau par l’orgueil de voir Lionel organiser résolument sa vie. Mais il n’en fut pas moins taciturne pendant quelques jours.

— Sais-tu, papa ! Je pense que c’est la meilleure chose qu’il pouvait faire. S’il a songé à se marier c’est qu’il est maintenant rangé. Si tu veux, dans un mois ou deux, nous pourrions peut-être prendre l’auto et descendre aux États-Unis.

Le père fit signe que oui, sans rien dire. Mais deux mois plus tard, ce fut impossible

Il y eut d’abord la maladie de Jocelyne. Elle s’alita un soir après deux jours de maux de tête violents. Puis la fièvre monta ; le mal devint inquiétant au point de faire hésiter le médecin qui trouvait à cette grippe une allure anormale. Enfin le docteur Bastien appelé en consultation diagnostiqua une poliomyélite : la paralysie infantile.

Le cas toutefois était bénin. Il n’en fallut pas moins transporter la malade à l’hôpital, non pas tant pour le traitement, car il n’en était point d’efficace, mais par prudence et parce qu’on ne pouvait à la maison lui donner les soins constants dont elle avait besoin.

Troublé par la solitude qu’il avait toujours fuie, le père venait passer au chevet de Jocelyne quelques heures chaque soir. Il s’asseyait près d’elle et lisait son journal, pendant qu’elle restait les yeux fermés sous l’effet des calmants ou parlait vaguement dans le demi-délire où elle était plongée depuis plusieurs jours déjà. Parfois, il se demandait obscurément comment il se faisait qu’il fût là au chevet de sa fille, lié à cette chambre de malade par un sentiment qu’il ne pouvait définir. Il était allé jusqu’à flâner au club après dîner pour bien se montrer qu’il restait maître de lui-même et ne cédait point au sentiment. Mais au milieu de la soirée :

— Je rentre à la maison. Je vais passer par l’hôpital un moment.

Il y restait des heures.

L’arrivée de son père tirait Jocelyne de sa torpeur. Puis après un bonjour, l’effort qu’elle venait de faire pour sortir du pays de ses mirages la rejetait dans le monde invisible et ténu de la fièvre. Elle parlait, presque sans remuer les lèvres, d’Adrien Léger, de sa jeunesse à elle, de Saint-Hilaire, du ski, des pommes, de la cuisine, des oiseaux, de Lionel, de mille choses sans importance et sans suite.

Un soir qu’elle semblait décidément mieux, bien que ses yeux fussent encore un peu égarés :

— Tu es là papa ? Tu viens d’arriver ?

C’était la troisième fois au moins qu’elle lui posait cette même question.

— Mais oui, Jocelyne.

L’infirmière, vive et adroite, préparait sa malade pour la nuit.

— Papa, parle-moi.

— Mais, de quoi veux-tu que je te parle ?

— Parle-moi, parle-moi de…

Elle parut chercher en elle-même, très loin :

— Parle-moi de grand-maman.

— Grand-maman Morissette ? Je l’ai à peine connue, tu sais bien.

— Non… Mais non !

Elle s’impatientait qu’il ne l’eût pas comprise tout de suite. Sa voix se faisait larmoyante comme celle d’une enfant capricieuse et souffrante.

— Mais non… parle-moi de grand-maman Garneau. De grand-maman Garneau. De grand-maman Hélène. Tu ne m’en parles jamais.

Une sueur froide vint au front du père. Il se contint. La garde avait les yeux fixés sur lui et attendait en souriant avec un air de compréhension tendre.

— Mais qu’est-ce que tu veux que je t’en dise. Repose-toi plutôt. Il est tard. Il faut dormir.

— Non ! Je ne m’endors pas. J’ai assez dormi. Tu ne m’en parles jamais, de ta maman à toi. Tu devais l’aimer ! Tu n’as pas de photo d’elle ? Dis-moi, est-ce que je lui ressemble ?

Malgré lui, le regard de Garneau se porta sur sa fille. Il ne put s’empêcher de rapprocher l’image qu’il avait sous les yeux de celle, oubliée, qu’il portait en lui, inscrite en sa chair, ineffaçable comme un tatouage, marquée comme une cicatrice. Le plafonnier en veilleuse laissait imprécis les traits de la malade enfouie dans les oreillers.

Alors il vit qu’effectivement sa fille ressemblait à Hélène Garneau. Non pas à Hélène Garneau jeune encore, souriante et instinctive, belle aux yeux de son fils et belle aux yeux des hommes ; mais à cette Hélène Garneau des derniers temps : une maman dépérie et que sous ses yeux Michel Garneau avait vu s’effacer doucement du monde des vivants pour s’enfoncer dans celui des souvenirs. Les traits tirés par la maladie, les lèvres pâles, les yeux bistrés, les cheveux blonds serrés en une tresse, Jocelyne ressemblait vraiment à Hélène Garneau.

Après deux mois, cependant, il ne resta rien à la jeune fille d’une maladie dont le nom seul jette l’épouvante mais dont heureusement elle n’avait subi qu’une légère atteinte. Elle n’en garderait rien autre qu’une certaine faiblesse du bras gauche. Sa convalescence n’était pas terminée que le père était repris par ses affaires.

En ces dernières années, l’usine avait été prospère. On s’était mis à fabriquer pour Terre-Neuve des poêles d’un modèle nouveau. Il avait fallu augmenter le nombre des employés et les ateliers s’étaient repris à bourdonner. Pourtant, ce développement restait encore loin de ce que Garneau avait jadis espéré, de ce qu’il avait entrevu et voulu dans ses rêves ambitieux. Parfois, il regardait d’un œil désabusé les murs de son bureau et tout cela en quoi il avait fondé l’espoir d’une réussite qui ne s’était qu’imparfaitement réalisée. Il se demandait s’il ne s’était pas trompé. D’autres, autour de lui, avaient réussi. De ses amis même. Après des fortunes diverses, René Bussières s’était résolument tourné vers la finance. Il avait fondé l’International Bond Corporation et en quelques années était monté au pinacle. De même, Azellus Piette, simple commis de banque il y avait dix ans, aujourd’hui directeur de dix compagnies. Simple commis de banque, comme lui-même, Robert M. Garneau, l’avait été.

Voilà ce qu’il eût dû faire ; de la finance. C’est par elle, il s’en rendait compte maintenant, trop tard ! que s’élevaient les empires industriels. Rockefeller, Carnegie, Zaharoff. Ou encore par un coup de chance, une découverte, la sienne ou celle d’un autre. Par moments, il eut voulu changer d’instrument, abandonner cette usine où rien de miraculeux ne pouvait plus se produire. À quarante-sept ans, plein de vie, sans autre fatigue que celle de la monotonie, dressé pour la conquête par vingt ans d’efforts, il pourrait encore, lui semblait-il, se tailler une place. Non ! peut-être n’était-il pas trop tard vraiment.

Or voici que pour la seconde fois, comme dix ans plus tôt, on lui fit une offre intéressante pour son usine.

CHAPITRE

XVII


POUR  une affaire d’une telle importance, la vente de la St Laurence Corporation fut bâclée avec une étonnante célérité. En quelques jours.

Il n’avait pas été difficile à Garneau de se fixer un prix. Car il était un chiffre qui en son esprit avait symbolisé la fortune. Non pas certes le MILLION, nombre miraculeux, à la sonorité colossale, sommet fabuleux ; en tout cas, accessible à ceux-là seuls qu’avait marqué la chance injuste ou un incompréhensible destin. Dans la loterie d’or, c’était là le gros lot.

Mais CENT MILLE dollars. Voilà qui avait été autrefois le but accessible et convoité. Telle lui était apparue la frontière, franchie par ceux-là que l’on pouvait désormais dire les riches ; en deçà de laquelle peinait à jamais l’innombrable tourbe des pauvres. Ce chiffre, il arrivait même à son crayon de l’inscrire inconsciemment sur le buvard pendant les conversations téléphoniques, comme d’autres tracent des entrelacs ou dessinent une chaîne de naïfs bonshommes. Après quoi il regardait avec amusement les signes évocateurs : 100.000. Équilibre logique des deux groupes ternaires. Escouade de cinq zéros à la file, de cinq zéros pansus conduits par l’unité raide comme un sergent. Passer de 100.000 à 1.000.000 était toute une affaire : il fallait entamer un nouveau groupe. Mais de 1.000 à 10.000, puis de 10.000 à 100.000, il suffisait de placer du bout du crayon un zéro de plus dans le rang.

Cent mille dollars, c’est ce qu’il voulait pour cette usine qui, au dernier bilan, en valait bien, nette, soixante-quinze. Aussi en demanda-t-il cent dix mille, afin d’avoir de quoi transiger. L’acheteur, du moins celui qui traitait, était un nommé Harry Irvine, mâtiné d’irlandais et de juif. Il semblait parfaitement au courant de la situation et sur la proposition catégorique de Garneau, promit une réponse dans la semaine.

Elle vint après trois jours : par téléphone on le convoquait chez un notaire. On acceptait son prix, sans autre discussion, sans rabais. Le contrat était sur la table, prêt pour l’échange des signatures. Et ce second papier, tout à côté, était un chèque dûment certifié.

Sur le point de quitter Irvine, rue Saint-Jacques, Garneau ne put taire sa curiosité. Jusqu’ici ses questions n’avaient rien rapporté. Il essaya une fois de plus. Quels étaient les véritables acheteurs ? Irvine sourit, de ce sec sourire de banquier qui lui coupait durement le visage :

— British Motors, dit-il simplement. Cela d’ailleurs suffisait.

— Ah ! Et ils ont l’intention de fabriquer quoi ? Des poêles ?

Cette fois, Irvine montra les dents, ce qui était apparemment son sourire du second degré.

— Des poêles ! My God ! Non. Des moteurs d’aviation.

S’il eût pu soupçonner le nom prestigieux de l’acheteur, et que c’était la puissante combine impériale, Garneau eût sans crainte demandé le double. C’est bien pour cela qu’on le lui avait caché. Un moment, il sentit quelque regret ; et l’inquiétude de s’être fait rouler. Mais il connaissait la valeur, assez relative, de cette St Laurence Corporation qu’il avait acquise petite et qui avait grandi entre ses mains, par ses soins. Le prix était bon, amplement. Et surtout, le chèque était là, dans son portefeuille pour quelques instants encore, jusqu’à la banque où il l’allait déposer. Il ne put tenir. Réfugié dans le vestibule d’un quelconque édifice, il tira de sa poche le rectangle de papier, pour le regarder une fois de plus, avant qu’il ne fût avalé par le guichet de la banque : ’Pay to Robert M. Garneau or order, the sum of ONE HUNDRED AND TEN THOUSAND DOLLARS. Cent dix mille dollars. Cent dix mille dollars. Cent dix mille dollars. Cent dix mille dollars.

La nouvelle de cette vente, qu’au demeurant Garneau publia partout d’une voix faussement négligente, eut vite fait le tour du monde montréalais des affaires. La plus surprise fut encore Jocelyne. Car pas plus que d’habitude son père ne l’avait tenue au courant du projet.

— Mais, papa ! Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? Tu ne peux pourtant pas rester à rien faire. Tu es encore bien trop jeune !

Elle le savait violemment actif ; et que l’oisiveté lui serait intolérable. Elle en avait vu, de ces industriels ou de ces commerçants qui, divorcés de leur travail coutumier, devenus avec joie rentiers, sombraient bientôt dans une nostalgie et une torpeur qui en faisaient rapidement, de corps et d’esprit, des vieillards. Elle ne voulait pas qu’il en fût ainsi de lui.

— As-tu quelque chose en vue ?

— Pas encore, pas tout à fait. Mais sois tranquille. Je n’ai pas l’intention de m’asseoir sur mes écus. Je ne fais que commencer. Maintenant que j’ai les mains libres et que j’ai un capital…

Ce qu’il avait derrière la tête, c’était une entreprise dont avec Leblanc il avait depuis quelque temps discuté.

À ce dernier le hasard avait conduit un individu bizarre dont la manie était les inventions. Vaguement ingénieur, venu d’Europe on ne savait à quel propos, à la dérive par suite de quelque aventure, il ne manquait ni de talent ni de science véritable. D’une curiosité toujours en éveil, connaissant tout, il ne pouvait apercevoir une mécanique sans aussitôt y trouver des manques ; d’où son imagination partait à la recherche de modifications ingénieuses mais point toujours réalisables ni réellement utiles. Mathieu VanHegebeke avait apparemment passé sa vie à découvrir tout sauf le moyen de faire fortune.

— Sais-tu, Garneau, qui est le véritable inventeur du moteur à haute compression ? C’est lui, VanHegebeke. Et qui a eu l’idée du zipper ? Encore VanHegebeke. Des inventions, des patentes, il en fait à la douzaine.

— Mais comment est-ce qu’il se fait, dans ce cas-là, qu’il ne soit pas archi-millionnaire ? Parce que, enfin, il n’a pas le sou !

— Bien simple ! Il ne connaît rien, mais rien de rien aux affaires. Du moment qu’une chose est inventée, ça ne l’intéresse plus. Il vend son idée au premier venu. Pour n’importe quoi. Pour avoir de quoi chercher autre chose. Ceux qui font de l’argent avec, c’est les autres. Cette fois-ci, pourquoi est-ce que ça ne serait pas un Garneau et un Leblanc ?… Si ça t’intéresse. À moins que tu aies décidé de vivre de tes rentes, espèce de richard.

— Alors, tu penses qu’il y a vraiment quelque chose de sérieux dans cette affaire de pompe ?

La dernière idée de VanHegebeke était une application de la turbine à une pompe à incendie de principe nouveau. Il était déjà en instance de brevet pour le Canada et les États-Unis. Leblanc passait dans la chambre de l’inventeur toutes ses heures de liberté. Il le surveillait et ne le quittait à peu près plus dans la crainte que lui mît la main dessus un concurrent dont l’homme avait avoué qu’il y avait plusieurs. Il pouvait de la sorte donner à Garneau des explications techniques qui l’intriguaient et ne manquaient point de l’impressionner quelque peu. Un beau jour enfin, il lui avait amené l’individu.

C’était une espèce de lutteur au crâne tondu et à la nuque boudinée, aux joues replètes d’où jaillissait à l’improviste un nez curieusement tranchant dont l’étrave fendait l’air et les objections. Il parlait français avec un accent tudesque et anglais avec un accent écossais. Taciturne, il dînait sans mot dire, répondant à peine, mangeant comme un défoncé, la serviette au cou et la fourchette menaçante, absorbé et marmottant ; puis subitement, alors qu’on ne lui demandait plus rien, élevant une voix de fausset et se lançant dans des considérations mécaniques qu’il illustrait de dessins sur la nappe. Comme il les faisait au crayon indélébile, la fidèle Marie-Ange le voyait arriver chaque fois avec épouvante. Si Leblanc ou Garneau lui posaient quelque objection, il se mettait à suçoter aigrement son chicot de crayon, si bien qu’il sortait de table les lèvres violettes comme s’il eut consommé une douzaine d’évêques. Au reste, peu soigné de sa personne, malodorant et distrait, ce qui le faisait détester de Jocelyne pourtant facilement indulgente.

— Ton VanQuelquechose, tu sais, je ne l’aime pas !

— Non ? Eh bien ! je ne te demande pas de le prendre pour mari, rétorquait le père, décidément d’assez bonne humeur.

Quand la cession de l’usine et la remise des pouvoirs furent choses faites, Robert fit apporter chez lui son vieux bureau de noyer avec ses paperasses personnelles. Et le tout fut installé dans le petit boudoir de l’étage dont il se fit une espèce de cabinet de travail.

Le calme toutefois l’y étonnait, après l’agitation coutumière de l’usine. Leur maison était la dernière de la rue Pratt, à fleur de crête sur la butte qui borne Outremont. De la fenêtre, il avait libre vue sur cette plaine coupée de lignes d’eau qui, à l’ouest et à travers les îles, s’étend sans un pli visible jusqu’à la barrière des Laurentides. Le jour, c’était un seul pré gris-vert indéfini. Au loin, si le temps était clair, on voyait dans la banlieue la tache rouge des toits de la Crèche de Liesse ; et par delà, le plateau nickelé du lac Saint-Louis.

Puis quand venait le soir, tout cela sombrait, recouvert par la marée nocturne. Seules devenaient visibles, seules vivaient et vibraient les lampes humaines, feux mystérieux sur le lac de la nuit.

Bien des fois, parmi la constellation prochaine du village de Saint-Laurent, Garneau s’était amusé à chercher celles de la St Laurence Corporation, à les séparer du fouillis des étoiles agglomérées.

Dans ce calme paysage, la seule animation venait de la gare de triage du Pacifique Canadien, presque directement sous ses pieds. Le soir, il entendait, mugir les sifflets des locomotives. Chaque nuit il attendait celui, régulier, du train des marchandises de minuit et demi qui, à longs meuglements, demandait obstinément le feu vert et la voie libre. Alors, il éteignait sa lampe.

Dans cette solitude relative, il arrivait à Garneau de chercher, plus que jamais il ne l’avait fait, le contact des hommes. VanHegebeke, avec Leblanc et même seul, devint rapidement un commensal presque quotidien de la maison. L’achat de son brevet était chose convenue ; il ne restait plus, pour l’obtention tant à Washington qu’à Ottawa, que de vagues formalités dont s’occupait un agent. En attendant, Garneau versait à l’ingénieur quarante dollars par semaine, ce qui lui permettait de vivre et de mettre au point son invention.

Théoriquement oisif, Garneau eut néanmoins et pendant quelques semaines fort à faire pour disposer de sa fortune à bon escient. Il fallait, pour en vivre sans l’entamer, placer ce capital de bonne façon.

La première chose à quoi il avait songé, à l’occasion de ces vacances imprévues, avait été ce voyage aux États-Unis de si longtemps projeté avec Jocelyne. Malheureusement, on en était encore à recevoir des nouvelles de Lionel. Il avait, semblait-il, quitté Atlanta puisque deux lettres étaient revenues ; mais de Philadelphie, il n’avait pas écrit. On restait donc temporairement sans adresse.

On avait commencé de faire à la maison de la rue Pratt des réparations et même à la salle à manger une allonge qui serait une espèce de serre. Garneau passait des heures avec les ouvriers. Il y avait aussi différents achats, quelques-uns différés depuis des années. Pour la première fois Jocelyne pouvait à son gré choisir tentures et tapis et acheter pour sa chambre le meuble d’érable blond dont elle rêvait depuis sa sortie du couvent. Tout cela, inscrit sur un papier où la liste lentement s’allongeait, commençait de former une somme rondelette. Le paiement de l’hypothèque, les réparations, la rénovation de l’intérieur, la nouvelle voiture, il y en avait bien pour huit mille dollars. À défalquer de cent dix mille. Non ! de cent mille. Car ce dix mille dollars qu’il n’avait point escompté, Garneau avait secrètement décidé comment il en disposerait.

Pour le tout, il avait consulté son notaire, le seul homme qui eût fini par gagner sa confiance au cours des années. C’était en apparence le véritable notaire de comédie, décharné, chauve comme un champignon, toujours vêtu d’une redingote sérieuse et désuète, portant lorgnon à chaînette et parlant pompeux. En fait, un homme prudent et fin, du meilleur conseil, qui avait en horreur la spéculation et déplorait que « les hommes de la Profession » fussent aujourd’hui « devenus des entremetteurs commerciaux, oui monsieur ! je dis bien, des entremetteurs commerciaux ! ». Il était de son étude le meuble principal et faisait corps avec les cartonniers et les rayons de bois chargé des volumes jaunes et poussiéreux, jamais ouverts, des Statuts Refondus.

— Soyez prudent, monsieur Garneau, soyez prudent. À votre place, je mettrais tout cet argent en bonnes obligations, gouvernement et communautés religieuses ; et en première hypothèque. Je peux vous obtenir du cinq pour cent, mais là ! quelque chose de tout repos.

Sur ce point il ne put convaincre son client. Mais il le convertit à l’idée d’une fiducie où sur la tête de chacun de ses enfants il placerait une assez forte somme.

— Comme cela, monsieur Garneau, vous vous éviterez la tentation d’y toucher. Prudence et Travail sont père et mère de Fortune. Vos enfants seront assurés de ne jamais être dans la misère. Et ils auront de l’argent à eux sans avoir à espérer votre décès.

Suivant ce conseil, il mit en viager au nom de Jocelyne vingt mille dollars. Quinze mille au nom de Lionel. Pour lui-même, vingt mille, en rentes de l’État.

Quant à disposer du reste, ce ne furent pas les occasions qui lui manquèrent. La nouvelle de la vente et de sa nouvelle fortune liquide s’était rapidement ébruitée. Il pleuvait des lettres de toutes sortes où on l’invitait à entrer dans les combines les plus prometteuses. On l’avait inscrit sur toutes les listes de poires ; si bien que son courrier était gonflé de circulaires et de « bulletins financiers ».

— Je crois qu’ils me prennent pour plus bête que je ne suis, riait-il, en jetant au panier toute cette paperasse.

Au club, il avait vu les gens lui témoigner un intérêt nouveau. René Bussières lui-même avait invité à prendre un verre son « vieil ami Bob Garneau ». Les gens dans la rue s’arrêtaient pour lui dire bonjour et lui parler, au lieu du bref coup de tête habituel. Comme on ignorait généralement le montant et que l’on savait Garneau dur en affaires, les suppositions étaient libérales. De chiffre en chiffre, le bruit maintenant courait qu’il avait touché un demi-million. Et il en avait été trop flatté pour démentir.

Un des tout premiers à le féliciter, et assurément le plus sincère, avait été Hermas Lafrenière. Il débordait de joie amicale, lui tapait dans le dos à lui rompre l’échine :

— Pas mal ! Robert. Pas mal ! Hein !… les petits gars de la campagne ! … Hein ! Pas si bêtes !…

Cela l’amusait de les voir ainsi, eux, les deux galopins de Louiseville, monter, monter, et graduellement dépasser les finauds de la ville. Toujours il leur resterait quelque chose de cette rivalité jalouse du provincial à l’endroit du citadin.

Les premiers achats de Garneau avaient été inspirés par ce sentiment. Il avait affiché sa réussite en achetant à sa fille un manteau d’astrakan gris et pour lui-même une énorme pelisse de racoune. Le seul ennui était de ne pouvoir en faire parade : c’était l’été.

Dans la poche d’un costume neuf pour Jocelyne, celle-ci avait trouvé deux billets de cent dollars. En les y glissant, Garneau s’était rappelé ce jour lointain où, à la banque de Louiseville, il avait pour la première fois tenu en sa main un billet de cent dollars. Et voilà qu’aujourd’hui il en avait à lui non point un, ni dix, mais bien… mille !

Que mille ! Il eût cru vraiment que c’eût été plus que cela.

Ces petits cadeaux qui donnaient au père l’impression tangible de sa richesse nouvelle, ces petits cadeaux n’étaient rien à côté de celui qu’il avait décidé de faire à sa fille pour son anniversaire. Il n’avait pu se tenir de lui en parler à l’avance :

— Attends ta fête ! C’est là que je vais te faire ton vrai cadeau ! Pour tes vingt et un ans.

La jeune fille avait poussé un cri de joie.

— Non ? Vrai, papa ?… Quoi ?… Mais quoi ?

— Devine ?

— Non ! Dis-moi ?

Visiblement elle avait en tête quelque chose de précis, quelque chose dont elle préférait ne point parler dans la crainte d’un désappointement.

— C’est… une auto ! dit le père. Un coupé Mercury. Je l’ai commandé. C’est aussi bien que tu le saches. Comme cela tu pourras choisir la couleur.

Elle l’embrassa d’un mouvement joyeux. Mais il perçut que son élan avait été quelque peu voulu, que sa joie manquait de spontanéité et apparemment n’était point parfaite.

— Bien sûr ? Tu n’aimerais pas mieux autre chose ? Un voyage peut-être ?

— Non ! Je t’assure !

— Aimerais-tu… aller en Europe ? Oui, c’est cela… un voyage à Paris !

— Non ! Non ! D’ailleurs…

— Quoi ?

— Ça n’est pas raisonnable. Ça serait bien trop cher.

Malgré elle, sa voix brave restait teintée de regret.

— Dis toujours, Jocelyne. On ne sait jamais.

— Vrai, papa ! Ça ne te fait rien ? En tout cas, tu n’aurais qu’à dire non. Je t’assure que je comprendrais.

— Alors… qu’est-ce que c’est ?

— Achète-moi… achète-moi… Saint-Hilaire.

— Comment ? Tu penses encore à cette folie ? Tu sais bien que cela n’a pas de bon sens.

Le matin de son anniversaire, ce fut Robert qui vint éveiller lui-même sa fille. Elle dormait encore, la tête perdue dans l’oreiller de ses cheveux d’or bruni, le bras alangui, éclatante de divine jeunesse entre les murs dont elle avait fait remplacer le papier à ramages par une couleur unie bleu pastel.

— Bonne fête, Jocelyne !

Elle ouvrit brusquement les deux fleurs pâles de ses yeux puis les ferma en détournant sa tête de la violente lumière du jour. Elle fut un moment ainsi, pelotonnée dans les couvertures. Elle s’étira ensuite sous les draps légers où ses pieds faisaient saillie et qui révélaient en flou ses formes graciles. Puis les brumes du sommeil enfin dissipées, d’un bond elle fut à genoux dans son lit.

— Bonjour, papa ! Bonjour !

Il resta un moment à sourire sans un mot.

— Je voulais t’apporter ton cadeau dans ton lit. Mais il est vraiment trop encombrant. Et je n’ai pas trouvé exactement ce que je voulais d’abord.

— Ça ne fait rien, papa. Une auto, je puis m’en passer. Et tu me gâtes assez.

— Tout ce que j’ai pour toi, c’est ce bout de papier.

Elle le regarda, soupçonneuse. Puis elle prit l’enveloppe qui contenait sans doute un chèque et l’ouvrit.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Je ne comprends rien.

Ce n’était pas un chèque. Elle riait de confiance à la plaisanterie, lisant sans les entendre les termes de loi et les formules de procédure. Une de ses mains tenait le document ; et l’autre, par instinctive pudeur, gardait serrée sur sa gorge menue la chemise de nuit qui voulait bâiller. Puis soudain elle jeta sur son père un regard brillant de larmes et de joie :

— Non ! non ! Pas possible ! Papa ! Tu es un amour !

Elle s’était cette fois jetée à son cou, le dévorant de baisers. Et comme il reculait en riant, elle se trouva tirée de son lit défait, ses pieds nus traînant par terre tandis que derrière elle, les couvertures arrachées lui faisaient une traîne royale. Mais elle n’avait point lâché l’acte notarié qui faisait d’elle, Jocelyne Garneau, la propriétaire d’une « maison d’habitation avec dépendances et un arpent de verger, au lieu dit mont Saint-Hilaire, comté de Rouville ».

Cela, pour Garneau, avait été moins difficile qu’il n’eût cru d’abord. C’est que le père Castonguay, malade, ne pouvait plus cultiver le verger dont il avait jusque-là péniblement vécu. Garneau n’avait eu qu’à acheter l’hypothèque et à mettre le vieux en demeure ou de payer les arrérages, ou de consentir cession contre une indemnité raisonnable. Le reste du verger avait été vendu à Gordien Lachance, un pomiculteur voisin.

En réalité, la « maison d’habitation » n’était qu’une masure. Il la faudrait refaire quasi de cave en comble. Garneau entendait mettre quelque deux ou trois mille dollars sur la réfection et l’ameublement de ce chalet auquel d’ailleurs Jocelyne tenait à conserver sa figure vieillotte et paysanne. Tout au plus voulait-elle lui donner de la couleur, de la lumière et l’entourer d’un jardin coquet.

La seule autre extravagance que se permit Garneau dans la disposition de ses fonds, ce fut de céder aux instances de son ami Lafrenière. Jamais l’Abitibi était pourtant désormais percée de mines en exploitation. Des fortunes en naissaient chaque année. Hennas lui-même était en passe de devenir sinon millionnaire du moins grassement capitaliste. Mais Garneau n’était pas sans savoir que pour une entreprise qui réussirait, il en serait cent où les braves gens alléchés par les prospectus et la passion du jeu perdraient leur mise.

— Écoute, Robert ! plaidait Lafrenière d’une voix pressante et sincère. C’est pour toi. Ou plutôt, c’est pour tes enfants, pour Jocelyne et pour Lionel. Je t’assure que ces mines-là, c’est du pas-ordinaire. Mieux que la Hollinger et que la O’Brien. Mieux que la Sullivan. Je te le dis : achète-lui de la Lorraine Gold. Il y a quelque chose là-dedans. Comme dans ma Northwestern Reserve et ma Carignan.

Il y avait chez son ami une si honnête confiance, et surtout il prenait la chose tellement à cœur, que Garneau pour lui faire plaisir consentit à prendre passage dans son bateau. Sans aucun bénéfice, Lafrenière lui céda quelques paquets d’actions au prix du syndicat. Garneau les mit au nom de Jocelyne.

— Tu serais bien surpris si avec ça ta fille devenait millionnaire ! Hein ! Ça s’est déjà vu, tu sais.

Pour moins de deux mille dollars, il avait eu neuf mille actions diverses. Il prit la liasse et l’enfouit dans son coffret de sûreté, à la banque. Tout au fond. Un enterrement. Quand cela fut terminé, il revint à l’affaire Leblanc-VanHegebeke.

Tout compte fait, il lui restait de disponible, placé en actions et en obligations facilement et rapidement réalisables, moins de quarante mille dollars.

Mais cela, certes, était suffisant pour repartir à neuf. Il n’en avait pas eu dix mille à lui quand, vingt-cinq ans plus tôt, il avait acquis la St Laurence. D’ailleurs cela suffirait amplement, avec les quelque mille que Leblanc entendait lui aussi placer dans l’affaire. Mais comme Robert aurait la majorité des actions, la nouvelle compagnie s’appellerait d’un nom d’ores et déjà décidé, la Garneau Fire Pump Company.

Pour l’instant, dans l’atelier qu’on lui avait loué avenue Bégin, sur la Côte-des-Neiges, sous les yeux de Leblanc et de Garneau l’ingénieur travaillait sérieusement a établir son prototype.

CHAPITRE

XIII


PENDANT longtemps, Garneau se retint d’aller du côté de Saint-Laurent, près de cette usine où, des années durant, chaque matin l’avait régulièrement ramené. Cela l’eût gêné qu’on le rencontrât dans cette promenade nostalgique et que l’on pût en deviner la raison sentimentale. Et, surtout, d’être désormais sans importance en ce lieu où si longtemps il avait régné lui eût été assurément désagréable.

Un jour cependant qu’une course l’avait conduit de ce côté, il ne put tenir.

Le changement et l’activité qu’il y trouva le surprirent. Jusque dans la façade, qu’y avait-il de si changé qu’elle lui parût à ce point étrangère ? Il lui fallut un bon moment pour qu’il se rendît compte. La vieille affiche de la St Lawrence Corporation avait disparu, évidemment. À sa place, tout neuf encore, un immense panneau annonçait : British Motor Works (Montreal Division). Des bâtiments nouveaux, tentaculaires, avaient été ajoutés aux anciens qui de ce fait semblaient diminués et désormais sans valeur. Une haute clôture de barbelés entourait le terrain ; contre quoi ? grand Dieu ! De ce qui jadis était ses bureaux on avait fait un poste de réception des marchandises.

Et ce n’était point fini. À l’arrière-plan, des pelles mécaniques mordaient violemment le sol pour préparer de nouvelles fondations. En procession ininterrompue, les camions venaient sans s’arrêter présenter de justesse leur ventre béant pour recevoir le contenu des pelles.

Visiblement l’atelier n’était point encore en production bien que les vieux bâtiments fussent occupés. Mais les branches de l’épi étaient encombrées de wagons plats où, sous des bâches, d’énormes machines attendaient impatiemment les déchargeurs. Il s’étonna.

Bien qu’il suivît dans les journaux, comme tout le monde, la marche en apparence catastrophique des événements internationaux, Garneau ne pouvait croire en l’imminence d’un nouveau conflit. Il se rappelait ’14, les enthousiasmes, puis les déceptions. Et les suites douloureuses, interminables. Se pouvait il que les hommes n’eussent rien appris, n’eussent rien retenu ? Certes, pour lui, loin d’en souffrir personnellement c’est là qu’il avait commencé sa fortune actuelle. Il ne pouvait néanmoins oublier les premières ardeurs martiales. Puis les certitudes de victoire rapide encouragées par les fausses nouvelles systématiques. Les années de deuil presque oubliées dans la joie délirante d’une victoire que l’on avait affirmé — et cru — définitive. Enfin, le désenchantement des lendemains. L’écœurement des hommes après ce qui n’avait été qu’une sanglante et inutile ribote.

Non ! Les hommes avaient payé trop cher pour de nouveau se laisser prendre aux flons-flons régimentaires, aux pipeaux drapés de couleurs nationales. Il y avait longtemps qu’on avait remisé les bannières avec les grands mots démonétisés : Civilisation, Démocratie, Croisade, Liberté, Droit, Justice, Guerre à la guerre…

Et, pourtant, de nouveau sous les yeux inquiets des mêmes hommes, un nuage montait à l’horizon, tout là-bas, vers l’est. Du côté de l’Europe, encore ! Chacun, assis sur ses conquêtes, surveillait jalousement son voisin et criait au voleur à chaque manifestation d’appétit. Après Mussolini, c’était Hitler qui semblable au génie issu du vase ouvert par le pêcheur, avait subitement grandi au point d’envahir l’espace. Et l’odeur de pourriture humaine qui sortait de son antre commençait à écœurer le monde. Si bien que ceux de la génération nouvelle, ceux-là qui ne connaissaient point le vrai visage de la Guerre, s’étaient mis à fréquenter joyeusement les mess d’officiers et à jouer les beaux sabreurs.

Dans les clubs on ne parlait guère d’autre chose :

— Tu as vu les nouvelles ? disait l’un, montrant la manchette du journal.

— Encore ! Ça ne peut pas durer longtemps. C’est un jeu trop dangereux.

— Je ne peux pas croire que cela va recommencer. Comme si ce n’était pas assez de ’14.

Celui-ci avait jadis perdu un frère ; et il avait deux fils officiers de réserve.

— Pas de danger, disait un autre, ami d’un ministre. Du moment que Hitler se rendra compte que la France et l’Angleterre sont sérieux ; et que la Russie est avec nous…

— La Russie !… Oh !…

— Oui ! La Russie ! Je le sais de bonne source. If we call their bluff les Nazis vont lâcher.

— Ce qui est certain c’est que s’ils veulent jouer au fou, ils vont recevoir une dégelée. Et cette fois ça ne prendra pas quatre ans.

— En tout cas… il faut être prêt. Moi j’ai pour mon dire que le Gouvernement devrait dès maintenant donner les ordres pour que l’on se prépare.

Celui-là, c’était un futur munitionnaire.

Pour la première fois, Garneau le regret d’hier et un peu la crainte de demain. L’autre guerre, celle de 1914, il l’avait connue. N’avait-il pas offert volontairement ses services, et dès les premières semaines, comme il ne manquait point de le rappeler à l’occasion ? Après quoi il avait fabriqué des obus.

Il revit son usine de jadis. Les mille employés jour et nuit penchés sur les machines bourdonnantes pondant en série les obus trapus et beaux, à l’ogive aiguë comme un dard, à la coque brillante à l’œil, douce à la main.

Voilà donc pourquoi la vente de son usine avait été si rapidement bâclée, sans marchandage ! C’était apparemment que, une fois de plus, une fois de trop peut-être, l’Europe allait jouer au terrible jeu de Mars et se jeter aveuglément dans les mains des Furies. La British Motors !… Eux savaient !…

Pendant des jours, Robert fut d’une humeur taciturne et mauvaise. Ainsi donc, il avait été joué. Advenant la guerre, quels bénéfices n’eût-il pas fait ! Comment avait-il pu à ce point manquer de flair ?

Mais lorsque les dés furent jetés, c’est un nombre heureux qui sortit. Munich. Un vent pacifique passa sur le monde crispé.

Garneau eut un soupir de joie. Il ne pensa point que l’humanité entière avait failli choir dans l’abîme. Il ne songea même pas que son fils eût pu être entraîné dans le tourbillon comme tous ceux de sa génération. Simplement, il se félicita intérieurement d’avoir vendu son usine. Contre la British Motors, contre ses amis, contre le monde entier, c’était lui qui avait eu raison.

Il pouvait désormais s’intéresser à sa nouvelle entreprise. Les essais de la machine avaient donné de bons résultats. Tout l’automne fut occupé à l’organisation de la Société, puis à l’installation d’un atelier petit mais bien outillé où l’on pourrait fabriquer les pompes. À moins que les compagnies rivales ne songeassent à faire l’acquisition des nouveaux brevets.

Quant à VanHegebeke, il était parti lors de l’alarme générale. D’ailleurs, il s’était depuis quelque temps plutôt désintéressé de sa nouvelle invention, preuve qu’elle était au point. Son esprit instable était désormais tourné vers une nouvelle trouvaille, un ascenseur domestique. Il avait été fort raisonnable ; et les deux compères, Garneau et Leblanc, ne pouvaient en parler sans échanger un sourire de congratulations mutuelles. Au lieu de parts dans la nouvelle société, il avait cédé à Garneau tous ses droits contre quelques milliers de dollars.

Mais il fallait aussi s’occuper de cette maison de Saint-Hilaire que Jocelyne avait tant à cœur. Les réparations à peu près terminées, la masure était devenue une maisonnette charmante, en pierre des champs pour le rez-de-chaussée, de cèdre doré pour l’étage. Tout avait été fait au goût de la jeune fille, sauf le toit. Car elle l’eût voulu de chaume poétique ; tandis que le père, pratique et prudent, avait opté pour le bardeau d’amiante. Mais il avait consenti à ce qu’il fût rouge. De sorte que au flanc de la montagne, nichée dans les verdures courtes des pommiers et celles plus hautaines des érables et des chênes, la maison de loin avait l’air d’un fruit parmi les feuilles.

Bien que l’on fût en octobre et que la nature eût commencé de se dépouiller, la jeune fille allait le plus souvent possible à sa villa. Elle ne se plaignait point que l’été fût fini et que le vent fût froid ; cela lui donnait l’occasion de faire dans la cheminée des flambées devant lesquelles, assise sur une peau d’ours, elle rêvait en fumant. Et comme il restait encore des pommes dans les arbres et des carottes dans le potager, elle pouvait jouer à la fermière, toute heureuse de la cuisine claire, des tapis de catalogne, des gravures qu’elle choisissait longuement avant de les accrocher au mur, des écureuils qui la regardaient d’un petit air méchant, des oies sauvages qui très haut passaient dans le ciel, du puits où elle avait fait installer une brimbale à la mode paysanne. Aidée d’un jeune garçon du voisinage, elle rangeait elle-même dans les mannettes les fruits de ses arbres pour en faire don à ses amis :

— Et, vous savez, ce sont des pommes de mes pommiers, de mes pommiers à moi ! Pensez-vous qu’elles sont bonnes ! Elle y pensait constamment :

— … Sais-tu, papa, je vais y aller cet hiver. Ce que ça doit être beau ! J’ai invité des amis : les Carrière, Jerry, Carmen, Jack Galarneau, Marcel Gauvreau, Lucienne Saint-Jacques, tout mon groupe, pour le jour de l’an. Nous irons à la messe en carriole à Saint-Jean-Baptiste. Et nous ferons du ski dans la montagne.

— C’est que tu ne peux pas. Tu sais bien que la montagne est propriété privée. Elle appartient à monsieur Gault.

Mais Jocelyne avait tout prévu.

— Oui ! J’ai la permission. Je l’ai rencontré l’autre jour, monsieur Gault et je lui ai parlé. Il est gentil comme tout. Toute mon affaire est arrangée. Tu vois.

— Mais pas seuls ? Tous ces jeunes !…

— Sois tranquille, tante Mary va venir.

Mary Harrison prenait encore, à l’occasion, auprès de Jocelyne, la place laissée vide par le départ de la mère.

— Et toi, papa, pourquoi est-ce que tu ne viendrais pas ? Tu es libre. Cette fois il haussa les épaules.

— Tu sais bien que la campagne, moi !… Et tu ne voudrais tout de même pas que je me mette à faire du ski !

— Pourquoi pas ? Le voisin, le notaire Clément, en fait bien lui, avec ses enfants.

Une chose manquerait au bonheur de Jocelyne. Adrien Léger n’y serait pas. Un examen médical avait révélé une légère atteinte des poumons qui le forcerait à six mois de cure, peut-être même un an. Il était déjà au sanatorium du Lac-Êdouard où Jocelyne lui écrivait fidèlement chaque jour. Car avant son départ ils avaient échangé leur parole. Jocelyne l’attendrait. Elle n’avait d’ailleurs que vingt-deux ans et lui vingt-quatre.

L’affaire des pompes était plus difficile à mettre en train qu’on ne l’avait cru d’abord, bien que le succès fût assuré. De l’agent à Washington, on avait reçu des informations dilatoires. Quelque fonctionnaire minutieux avait apparemment cru découvrir une ressemblance entre l’idée de Van-Hegebeke et le brevet d’un inventeur de l’Ohio ou du Nebraska ; bref, l’émission du brevet définitif était remise. Garneau et Leblanc n’y voyaient qu’un simple retard. Mais le premier l’eût voulu surmonter par force quand le second croyait plutôt à la vertu des pots-de-vin et proposait un voyage dont son associé eût fait les frais.

Quoi qu’il en fût, il n’y avait qu’à patienter. Cependant Robert souffrait de n’avoir que faire de son temps jadis si rempli. Il s’agitait démesurément sur de petites choses pour donner le change à lui-même comme à ses amis.

Il semblait que la vente de l’usine eût détendu en lui quelque ressort majeur. Pendant tant d’années elle avait été pour son esprit une source de soucis continus et de quotidiennes satisfactions. Pas un jour, alors, où il n’eût à prendre quelque décision qui imprimerait aux choses comme aux gens une direction différente. Entre ses mains volontaires avait ainsi tenu l’existence des choses et l’activité des hommes. Chacun de ses gestes, chacune de ses impulsions avaient un retentissement certain. Tandis qu’aujourd’hui figé dans sa maison, chaque jour nouveau, en tout semblable à hier, débitait des heures indifférentes et pareilles. Même l’horloge normande du hall n’avait plus sens ni autorité. Qu’importait ! Huit heures et demie, moment naguère impérieux du départ, n’avait rien qui le distinguât de cinq heures, jadis moment du sifflet d’usine, des tiroirs claqués, des corbeilles vidées dans les pupitres tandis que de sa fenêtre il pouvait alors voir couler le flot inégal des ouvriers. Les jeunes, pressés, courant vers l’amie, vers la taverne ou vers la nouveauté charmante d’un foyer encore récent. Les vieux, — ceux dont il connaissait pour chacun le nom et l’histoire — les vieux, lourdement, la boîte vide à bout de bras, sans hâte, comme s’ils avaient senti l’inutilité de ce départ, puisque demain les ramènerait au même banc d’usine. Et après-demain. Et tous les jours jusqu’au chômage final.

Images nostalgiques.

À Robert qui avait eu la flânerie en horreur était venue insidieusement l’habitude de la sieste. Le déjeuner expédié, il montait en son petit bureau de l’étage et tirait de ses tiroirs quelque dossier déjà connu ou un bulletin de Bourse. Il envisageait à loisir des changements à son portefeuille, étudiait sans hâte le rapport annuel de quelque société anonyme. Calé dans son fauteuil, une torpeur insidieuse enveloppait ses bras et son cerveau d’une ouate confortable. Il luttait bien un moment, changeant de posture, redressant les épaules. Puis sa volonté même le trahissait. « Pour un instant », se disait-il, il fermait ses paupières lourdes et laissait sa tête glisser sur l’appui.

Une heure plus tard il s’éveillait les bras gourds, la bouche amère, parfois un filet de salive au coin du menton, et empâté d’un engourdissement qui jusqu’au soir le tiendrait amolli.

Néanmoins, les heures même vides lui paraissaient incroyablement courtes ; la fin du jour le trouvait stupéfait qu’elles eussent passé si vite. Lorsque le soir, au cri lointain de la locomotive de minuit et demie, il posait sa tête sur l’oreiller et éteignait sa lampe, il lui semblait répéter là un geste qu’il venait de faire tantôt, si rapide avait été la fuite des vingt-quatre heures. Comme si le temps eût triché sur la mesure.

Sa mollesse contrastait avec la vitalité de Lafrenière. Celui-ci était décidément sur la bonne pente. Laissant sa femme, Marie-Claire, aux bonnes œuvres qu’elle dirigeait à Val-d’Or, le financier qu’il était devenu venait passer à Montréal de longs bouts de semaine. Il assistait aux assemblées des bureaux où il était administrateur et même président. Puis d’une assemblée à l’autre, il remettait son retour vers les solitudes relatives de l’Abitibi. Comme secrétaire il avait pris Josette Dallin.

— Écoute, Robert, ce soir je t’amène. Nous allons en ’party’. Pete Huot nous a invités à sa suite, au Windsor. Viens. Je veux te présenter deux ou trois petites femmes gentilles comme tout ! Tu viens ?

— Non ! J’ai du travail ce soir.

Hermas haussait les épaules et branlait la tête.

Jusqu’à Jocelyne qui insistait auprès de son père pour qu’il sortît un peu. Au fond, et quelque précieux souvenir qu’elle eût gardé de sa mère, elle se rendait compte du vide dans la vie de son père et n’était pas loin de souhaiter pour lui un second mariage. Que deviendrait-il lorsqu’elle-même se marierait ? Jamais elle ne pourrait se résigner à l’abandonner, seul ainsi. Pourtant !…

CHAPITRE

XIX


MALGRÉ l’heure hâtive, dans le grand hall de la Gare Centrale Jocelyne attendait son père. Une impatience puérile de le revoir et aussi d’avoir enfin des nouvelles de Lionel l’avait fait arriver là près d’une heure à l’avance. Elle se pressait dans le groupe restreint, rapetissé encore par le désert de la salle immense, qui entourait la sortie de l’escalier mobile montant des profondeurs souterraines où se trouvaient les quais.

Par les hautes fenêtres de l’est le soleil de huit heures, tout neuf, jetait de longues traînées obliques, carrées comme des poutres. Cela faisait sur le mur d’en face des cartes de géographie dont les continents étaient d’or pur. Au-dessous il n’y avait d’éclairé que le comptoir où la marchande disposait en bâillant les journaux du matin. Un pied-bot à casquette dédorée poussait mollement de son balai une écume de mégots et de déchets nocturnes.

Pour sûr, Robert Garneau serait surpris de trouver là sa fille ; car lui-même n’y fût point venu. Elle songeait avec une joie menue qu’il aurait ainsi pour le recevoir un visage souriant. La meilleure des bienvenues ; comme elle eût aimé qu’il en fût pour elle-même. Elle détestait arriver de voyage seule, sans accueil amical. C’était là un caprice de son âme singulièrement jeune encore ; caprice suffisamment impérieux pour qu’à l’occasion elle priât à l’avance une de ses amies de la venir accueillir en gare. Ceux qui arrivaient sans personne, elle les plaignait au point de sourire à des inconnus ; et certains, des jeunes, s’étaient parfois mépris sur ses intentions. Elle s’en amusait simplement.

— Le train de New-York n’est pas en retard ? Non ? demanda-t-elle de nouveau.

— Je crois qu’il entre justement, mademoiselle.

Ce n’était point le préposé qui lui avait ainsi répondu ; mais ce jeune aviateur dont elle avait remarqué qu’il tournait autour d’elle et visiblement cherchait à engager conversation.

— Merci ! dit-elle en retenant un sourire ; et se détourna.

Mais elle sentit que son regard restait attaché sur elle. Elle fut contente d’avoir choisi son petit feutre bleu à cocarde et le tailleur qu’elle savait seyant.

Les voilà ! Le train est arrivé, dit enfin le préposé en demandant du geste le passage libre.

Du puits de l’escalateur surgirent les premiers arrivants. Hissés par la machine, ils sortaient du sol hiératiquement immobiles, tels des ressuscités ; pour s’animer soudain lorsque la marche affleurait. La plupart encore à moitié endormis, quelques-uns la barbe visible, la cravate mal nouée, le cache-col pendant, d’une main finissant de boutonner le gilet. Des hommes d’affaires, des femmes, des porteurs ; puis encore des hommes, tous ou quasi avec la serviette de cuir jaune.

— Papa !

Il allait passer sans la voir, ne s’attendant point à ce qu’elle fût venue à sa rencontre. Mais elle n’avait pas manqué d’apercevoir aussitôt sa tête désormais un peu lourde et ses épaules sans orgueil. Et le visage aux traits durs où les yeux, en la voyant, n’avaient eu qu’un sourire de surface. Il lui en vint au cœur une étreinte rapide : qu’avait encore fait Lionel ?

Elle fut tôt rassurée. De ce côté, rien d’inquiétant. Lionel, dit le père, semblait vraiment assagi, complètement. L’éloignement avait fixé son caractère et l’avait apparemment formé. Il était maintenant mécanicien à l’emploi d’une compagnie de messageries automobiles. Mais il parlait de s’acheter un taxi. Sa femme, Amy, était avenante et douce.

« … Non… ils n’ont pas encore d’enfant. Ils sont pourtant mariés depuis… mais oui… depuis deux ans déjà. »

— Mais comment est-elle, sa femme, ma belle-sœur ? J’aimerais tant la connaître. De quoi a-t-elle l’air ?

— Elle est plutôt jolie. Pas belle mais jolie. Et très gentille. Elle a été très gentille pour moi.

— Ils sont heureux ?

— … tout l’air.

— Elle est grande ? petite ? Brune ou blonde ?

— Assez grande. Et très… très brune. Elle est du Sud, tu sais.

Ce qu’il ne dit pas, c’était d’avoir remarqué aux ongles de sa bru quelque chose : un liseré sombre qui trahissait peut-être la présence — bien peu, mais un peu — de sang noir. Certes comme tous les gens du nord il n’avait guère sur ce point de préjugé. Pourtant !… Et voilà pourquoi, peut-être aussi, Lionel habitait un quartier excentrique, presque en marge du quartier nègre.

— Ils ne parlent pas de venir nous voir, papa ?

— Ça n’est pas facile, tu sais. Son travail ! Et ils ne sont pas riches.

Mais Garneau devina quelle pensée ces mots avaient pu faire naître dans l’esprit de sa fille. Il s’empressa d’ajouter :

— Bien sûr, quand ils voudront venir, je paierai leurs billets !

Jocelyne s’en voulut de ne l’avoir pas interrogé sur les résultats pratiques de son voyage.

— Et tes affaires ?

— Pas mal ! Pas mal !

Elle sentit qu’il ne voulait point parler ; et que sa discrétion coutumière n’était pas le seul mobile. Quelque chose avait apparemment cloché. Bien que, pendue à son bras, elle ne pût saisir que son profil, elle le connaissait assez pour deviner qu’il n’était pas satisfait.

Il avait en effet des soucis.

La guerre avait amené un rajustement boursier qui avait affaibli son portefeuille. Les rentes étaient même suspendues de certaines obligations étrangères dont le bon marché l’avait séduit. Son revenu avait sensiblement baissé. Il commençait à regretter d’avoir, suivant le conseil du notaire, placé en fidéi-commis une si forte partie de son capital qui ainsi ne rapporterait que dans plusieurs années. Pour l’heure il était presque gêné.

Mais, surtout, il n’avait reçu des industriels qu’il était allé rencontrer aux États-Unis aucun encouragement. Au contraire. Non seulement Pittsburgh n’avait montré pour les brevets VanHegebeke aucun intérêt, mais il avait cru comprendre que la validité même de l’invention, son originalité, serait contestée jusque devant les tribunaux. « Votre ingénieur hollandais ! » lui avait-on déclaré avec un sourire dans le coin, « Votre ingénieur hollandais ne semble pas avoir découvert grand’chose de neuf ! » Pourtant il n’était pas possible que ce fût tout simplement un escroc !

Les semaines qui suivirent ne lui apportèrent guère de satisfaction nouvelle. Les jours s’enchaînaient aux jours, des jours de fin d’hiver tous semblables, malgré leur alternance de soleil et de giboulées, dans le gâchis des neiges fondantes et dans l’espoir constamment remis d’un printemps imminent. Là-bas, en Europe, les hommes restaient face à face, enlisés dans une guerre qui bien que paraissant tourner presqu’à la plaisanterie, n’en restait pas moins une guerre ; où les hommes subitement avaient pris le droit de tuer leurs voisins, pourvu que ce fût suivant les formes reconnues ; où la chasse à l’homme était ouverte pour l’homme. Et comme le monde entier partagé entre la crainte et l’espoir, Garneau se sentait suspendu au-dessus d’un précipice.

Il ne comprenait point. C’est qu’il n’avait l’habitude ni de la passivité ni, encore moins, de l’insuccès ; depuis que brutalement il avait pris en mains son propre destin, depuis surtout qu’il s’était mis aux affaires, il n’avait connu que des réussites. Modiques et sans grand éclat, en vérité ; mais réussites quand même, et valables. Acquises par force et adresse sans que jamais (il en restait convaincu) la chance n’y eût eu autant de part que dans le succès des autres. Et jamais jusqu’ici il n’avait eu à douter de la valeur de sa formule. Il avait été dur. Cela lui avait réussi. Vraiment ?

Pour la première fois, il lui arrivait non pas de douter, mais de s’étonner. Cette fortune qu’il avait un moment tenue et dont déjà, par accoutumance, il perdait graduellement conscience, cette fortune se révélait à l’usage singulièrement maigre et fragile. Cette volonté sienne qui avait su triompher du hasard, des choses, des hommes, de lui-même, n’avait plus désormais sur quoi s’exercer. Autour de lui on ne parlait que contrats, munitions, exportations, navires, commissions. Les conciliabules se multipliaient dans les grandes hôtelleries entre politiciens et hommes d’affaires. Le train d’Ottawa débordait.

Mais pour Garneau, cette fois, il n’y aurait rien. Il avait depuis trop longtemps négligé ses relations politiques. Des hommes nouveaux, inconnus de lui et plus jeunes, avaient en main les commandes. Dans un monde facilement oublieux, il avait commis l’impardonnable faute de se laisser oublier. Qu’eût-il tenté d’ailleurs, puisqu’il n’avait plus l’outil indispensable, son usine ?

Son usine ! il fallait voir ce qu’en avaient fait les nouveaux propriétaires. N’y produisait-on pas déjà vingt moteurs par jour ; et dans trois mois, deux cents !

Pendant quelques jours toutefois, une affaire occupa son esprit, autrement désœuvrée. Il vendit, et avec un profit substantiel, la maison de la rue Pratt. En vérité, ni le père, ni la fille n’y étaient fort attachés.

Aussi bien, avec les déménagements fréquents la maison n’est-elle guère aujourd’hui qu’un lieu de passage, une forme d’auberge individuelle dont elle a le temporaire et l’absence de familiale intimité. Les esprits domestiques ne s’attachent plus à ces murs qui en vingt ans voient passer comme un kaléidoscope une demi-douzaine de familles différentes. Les Garneau avaient eux-mêmes habité ce pavillon moins de dix ans. Au père, qui fuyait les rappels sentimentaux, il ne rappelait que l’absence de Lionel et ses équipées. Quant à Jocelyne, inclinée par son âge vers un avenir promis à la joie, elle en voulait naïvement à cette maison de ce que sa mère l’eût si longtemps désirée et à peine connue. Bien grande enfin pour ces deux seuls, le père et l’enfant, elle le paraissait d’autant plus que la jeune fille cherchait obstinément à convertir son père à son idée fixe : habiter la campagne pour de bon.

L’offre qu’on leur fit était alléchante. Garneau, avisé, commença par refuser. Mais l’acheteur, ancien marchand de coupons devenu fournisseur de couvertures pour l’armée, était mordu de l’idée d’habiter Outremont. Il força le prix, le doubla presque. Garneau, d’accord avec Jocelyne consentit et conclut.

En fait, à Robert lui-même cela n’apportait rien. Cette propriété, il l’avait jadis acquise au nom d’Hortense, sa femme, qui par testament l’avait léguée à Jocelyne. Enrichie de cette somme, celle-ci put enfin matérialiser à Saint-Hilaire les rêves qu’elle avait formés dans l’entassement des journaux et des revues :

— Regarde, papa ! N’est-ce pas que ce serait joli pour ta chambre ?

— Pour ma chambre ?

— Mais oui ! Voyons ! Ta chambre à Mont-Saint-Hilaire.

Une autre fois :

— Papa !… Papa !

— Oui ! Qu’est-ce qu’il y a ?

— Dis donc ? Qu’est-ce que tu penserais d’un divan comme celui-ci ; mais recouvert de cretonne jaune à dessins verts. J’en ai justement vu une bien jolie chez Marshall.

Et encore :

— Que c’est beau les cuisines modernes. C’est comme cela que je veux la nôtre. C’est tellement neat !

Jusque-là, forcée apparemment de garnir sa maison de meubles d’occasion, elle avait dû se contenter de la meubler en esprit à son gré. Tandis que cet argent, imprévu, changeait tout.

Pour commencer, elle allait faire creuser un puits artésien ; l’automne passé, le puits pleureur avait été à sec. D’ailleurs son ami Marcel Gauvreau, étudiant en médecine, avait condamné au nom de l’hygiène ce vieux puits si romantique ; en compensation toutefois, il se verrait orner d’une margelle neuve, en pierre des champs, et couronner d’une armature de fer forgé. Dans la maison on installerait le calorifère. On bâtirait un garage. La butte, près de la cuisine, deviendrait une terrasse surplombant le jardin de fleurs. Enfin tout en haut du verger, sur ce coin que relevait l’escarpement de la montagne, elle ferait élever un petit belvédère largement fenêtré vers la plaine et dont elle avait découpé les plans dans le Country Home Magazine.

En attendant, toutefois, cette maison de Saint-Hilaire, à demi-aménagée, n’était pas commodément habitable ; et il s’en fallait que Garneau fût rallié à l’idée de s’y installer. Montréal restait pour lui la Ville, prestigieuse, et dont il lui semblait qu’en la quittant il retournerait en arrière vers son enfance et vers tout ce que cela représentait pour lui de minable et d’odieux. Aussi se cherchait-il un logis citadin. Mais les appartements étaient devenus d’une extrême rareté. Pour l’instant, du moins, il dut se rabattre sur un quatre pièces tout au bout du boulevard Saint-Joseph, dans l’Est. Pour Garneau, cette migration, même temporaire, vers l’Est et les quartiers populeux était une quasi déchéance ; aussi à ses amis du club préféra-t-il déclarer :

— Pour l’été, je vais habiter surtout ma maison dans la montagne de Saint-Hilaire. À l’automne, je me chercherai un cottage. Dans Hampstead, probablement. À moins que je ne me fasse construire quelque chose à mon goût.

Néanmoins, il avait bien fallu faire un semblant d’installation dans cet appartement que dès l’arrivée tous deux avaient quasiment pris en grippe.

Robert y dormait mal, dérangé dans ses habitudes, gêné par la lueur d’un réverbère qui se trouvait juste sous sa fenêtre. Lui manquaient aussi toutes sortes de petites habitudes inconscientes : son réveil-matin qui était maintenant à droite quand il avait toujours été à gauche ; le mauvais éclairage de la salle de bain, lorsqu’il se rasait. Et jusqu’à l’appel lointain du train de minuit et demie qui jadis annonçait pour lui l’heure d’éteindre sa lampe et de poser sur l’oreiller sa tête engourdie.

Penchée à la fenêtre qui donnait sur une arrière-cour encombrée de vieux bâtiments en bois brut et pavoisée de lessives populaires, Jocelyne ne pouvait tenir de s’écrier :

— Quand je pense à ce que l’on voit de mes fenêtres là-bas !

Elle le disait en riant. Mais Garneau fronçait les sourcils et laissant tomber son journal offrait :

— Allons dîner en ville !

Ils se sentaient mal à l’aise dans l’entassement hétéroclite des meubles déménagés de la rue Pratt ; avec les Icart accrochés tant bien que mal dans le petit salon tendu de vieux papier à ramages lilas. Pour ce logis temporaire les tentures avaient été adaptées aux embrasures en les raccourcissant avec des épingles. Et Jocelyne avait laissé l’aménagement à la bonne, car son esprit était là-bas.

Mais là, à Saint-Hilaire, elle s’en donnait maintenant à cœur joie. Elle passait de longs après-midi à mesurer les fenêtres et à déplacer les meubles pour trouver des combinaisons meilleures. Le plus souvent possible, elle emmenait son père afin qu’il l’aidât dans les travaux que lui rendait difficiles la faiblesse de son bras gauche, depuis sa paralysie. Avec un entêtement qui ne se relâchait point, elle voulait le lier le plus étroitement possible à cette maison ; et qu’il prît à l’installation assez de part pour qu’il se sentit là chez lui, parmi ces choses qu’il aurait aidé à disposer et même à choisir.

— Tu ne viens pas avec moi, papa, cet après-midi ?

— Où vas-tu encore ?

— Faire une tournée. C’est amusant, je t’assure !

— Non. Je vais rester à t’attendre.

Sa fille partie, il tournait en rond, vaguement, un peu perdu dans cette solitude de la campagne, désorienté par l’immensité du paysage, étourdi par le silence parfait. Si parfait que par moments le silence même devenait perceptible à l’oreille étonnée : une espèce de bourdonnement, qui était simplement le bruit sourd du sang circulant dans ses veines et qu’il percevait pour la première fois.

Presque timidement, il ouvrait la porte latérale qui donnait sur les champs. Sous ses yeux le verger descendait en pente rapide. La plaine étale lui apparaissait par-dessus la tête frisée des pommiers en boule. Comme s’il eut été en avion, se figurait-il.

Il faisait quelques pas, des pas étonnamment silencieux sur le tapis des herbes tondues par la faux, parmi les roches erratiques qui parsemaient le verger. Il hésitait un moment, ayant ce jour-là été un peu plus avant, bien loin encore des limites de son domaine bref que pourtant il n’avait jamais exploré en détail. Aucun bruit ne lui parvenait, aucun du moins qu’il pût saisir. Mais il semblait que de partout surgît un bruissement musical, sourd et profond : du faîte des grands arbres montant à l’assaut de la montagne sous la coulée frémissante du vent ; du ciel au-dessus, où les hirondelles traçaient d’interminables entrelacs en criant d’une voix perçante la joie de vivre et de couver ; des herbes où les suisses gonflaient leurs bajoues en crépitant ; du chemin et des maisons et des bâtiments en contre-bas là où, collés à la terre, vivaient des hommes que l’on ne pouvait voir mais que révélaient par instants l’aboi d’un chien au passage d’un chemineau, le ronflement d’un moteur aussitôt assourdi, le cri aigre de la scie circulaire dans la planche, un refrain amolli par la brise qui le portait. Et, parfois, le cri prolongé : annonçant l’explosion d’une mine, dans ce coin du pays où l’homme, pour planter un pommier, doit détruire un quartier de roc.

Après l’éclatement, c’était, pour un instant, le silence étonné. Puis l’oreille percevait à nouveau le bourdonnement fait de la somme de tous les bruits indistincts ; cette sourde symphonie qui était l’unisson de toutes les voix menues, de tous les frémissements imperceptibles, de toutes les respirations, frêles comme celle de la fleur ou géantes comme celle du vent ; faite des terreurs, des joies, des appels, de la vie même des animaux, oiseaux, insectes, aulnes, herbes et mousses. Toute cette musique venait vers Robert Garneau immobile au milieu du monde des couleurs et des sons. Alors il rentrait à la hâte, comme s’il eût craint d’être vu. Comme s’il eût été pris en délit honteux par la vieille voisine qui derrière son rideau le surveillait probablement.

Pendant ce temps, Jocelyne courait rangs et villages, jusqu’à La Présentation et Saint-Antoine-sur-Richelieu. Avec la passion d’un prospecteur affamé d’or, elle cherchait les paysanneries dont elle voulait orner sa maison. Après la mode de l’archaïque, commençait à se répandre celle de l’artisanat. On lui signalait des veuves à lunettes qui au fond d’un canton perdu fabriquaient encore des catalognes aux couleurs vives dont elle couvrirait ses parquets. Elle frappait aux portes soupçonneuses de vieilles filles qui étalaient, sur la table soigneusement encaustiquée du salon glacial, des séries de napperons à jours. Elle avait découvert un orphelinat où des fillettes confectionnaient des dessus de fauteuils en point-de-croix. Et un Cercle de Fermières dont la directrice, révolutionnaire, avait fait dessiner, pour des tentures en toile du pays, des cartons fleuris de salicaires et de roseaux. Non certes qu’elle voulût faire de sa maisonnette un musée paysan avec poêle à trois ponts, moule à chandelle, horloge à mouvement de bois, chaises à fond de corde et buffet grossièrement travaillé au couteau de poche. Non. Mais elle voulait que sa maison fût gaie, haute en couleurs, et qu’elle ne fût point meublée des produits baroques faits en série à Grand Rapids, Michigan.

Du sanatorium où il conquérait lentement la santé à force de patience et d’air pur, Adrien Léger l’aidait. Les lettres de son amie lui arrivaient gonflées d’échantillons sur lesquels, par retour du courrier, il donnait gravement son avis. Il vivait ainsi un peu la vie de Jocelyne et cela plus que les remèdes, plus peut-être que l’air pur, le tonifiait. Car cela, c’était l’espoir. Cela, c’était demain. Leur maison. Leur vie.

Malgré l’absence de son ami, ou plutôt de son fiancé secret, la jeune fille était heureuse. Ne s’arrêtant point à l’idée de l’absence, de la séparation, pas plus que lui elle ne vivait dans le moment actuel. Debout sur le présent, elle tenait les yeux fixés sur la rive au delà. Dans quelques semaines, quelques mois tout au plus, ce serait le retour, la réunion. Elle tenait de son père une invincible propension à l’optimisme. Mais son optimisme à elle était lumineux et rose, quand celui de son père avait toujours été gris et sombre. Ce qu’elle voulait, c’était une victoire ; une victoire inéluctable sur un destin qui favorablement se laisserait plier à son désir. Ce que son père voulait, lui, dans son optimisme singulier et dur, c’était la défaite des destins contraires.

À vingt-trois ans presque femme de corps, femme à qui ne manquait encore que le double couronnement du don de soi-même et de la maternité, Jocelyne gardait un visage doux, des cheveux d’ambre clair et des yeux pâles tels des lys d’eau sur un lac matinal. Son rire était vif comme les sonnailles d’hiver. L’esprit mûri par le départ de sa mère, n’ayant jamais eu de sœur sur qui se pencher pour s’appuyer ou pour consoler, elle vivait encore l’âge où l’on sait le bonheur tout près, juste par-delà l’horizon prochain dont il suffira de franchir le seuil pour cueillir librement la gerbe. Dans un an elle hériterait sa part de bonheur humain, cette part dont elle croyait encore qu’elle n’était refusée à personne. Dans un an Adrien serait à elle ; elle serait à Adrien. Ils habiteraient ensemble cette maison qu’elle paraît en pensant à eux deux. Ils y connaîtraient des jours lumineux, indéfiniment jeunes ; et des nuits douces d’où naîtraient leurs enfants. Adrien écrirait. Ils seraient heureux, pleinement.

C’est cette anticipation qui lui faisait le regard clair et droit, les lèvres souriantes, les gestes précis et volontaires, la démarche pleine. Et cette confiance heureuse rayonnant autour d’elle descendait tangiblement sur tout et sur tous en une rosée de douceur.

Au hasard d’une promenade, elle avait cueilli un chaton gris, bâtard d’angora et de gouttière. Il avait été baptisé Zuzu. Elle parlait aussi du chien qu’elle achèterait bientôt ; des poules qui lui pondraient des œufs frais ; de la chèvre qui brouterait au piquet et lui fournirait du lait pour son café du matin. Enfin elle avait presque adopté la demi-douzaine d’enfants du fermier voisin qui habitait une maison étroite à mi-côte. Quand elle passait dans sa voiture, s’il pleuvait c’était dans les fenêtres une volée de menottes qui lui disaient bonjour. Et s’il faisait beau, elle était arrêtée par toute cette ribambelle de petits museaux barbouillés à qui elle distribuait des suçons qu’ils attaquaient avec sérieux. Elle avait aussi adopté les tamias, les suisses au dos si joliment rayé qui hantent les clôtures de pierraille. Assise dans le curieux fauteuil de pierre que des forces millénaires lui avaient patiemment creusé dans une masse de gneiss, elle attendait que, de moins en moins sauvages, ses charmants amis vinssent presque dans sa main chercher les cacahuètes qu’ils mangeaient ensuite goulûment, sous le parasol dressé de leur large queue. Le seul voisin auquel Jocelyne ne pouvait se faire était la couleuvre zébrée de jaune qui aux jours de chaleur dormait paresseusement près du vieux puits.

— Tu sais papa, j’ai beau essayer de me surmonter, je n’arrive pas ! Je sais bien pourtant qu’elle n’est pas méchante. Et elle est belle. Je me suis forcée l’autre jour à la regarder. Elle est longue comme mon bras…

— Tu n’exagères pas un peu ?…

— Non ! Je t’assure. Comme ça… Tout son dos est marqué de zigzags jaunes et verts. Ça m’a donné une idée pour les tentures de la salle.

Maintenant qu’il n’avait sous les yeux que sa fille, Garneau regardait avec une curiosité surprise cet être qu’il avait négligé et si mal connu. Il s’en fallait qu’il la comprît. Dans ce sourire toujours prêt à fleurir, quelque chose lui échappait. De ce ruisseau de bonheur qui courait sous ses yeux, il ne pouvait saisir la source. Comment Jocelyne pouvait-elle être heureuse ainsi, elle qui ne connaissait point la lutte et n’avait jamais vaincu ? Quel droit pouvait-elle avoir à un bonheur qu’elle n’avait pas conquis ? Qu’était cette joie qu’elle n’avait arrachée à personne ? Et comme elle se satisfaisait de peu ! Combien facilement, suivant toute apparence, elle pouvait pardonner au destin qui les avait tous deux diminués et qui, par surcroît, avait retiré d’elle celui qu’elle aimait. Ne savait-elle donc pas combien le sort est mesquin aujourd’hui et demain dangereux ?

— Papa !

Il sursautait, tiré de ses réflexions.

— Quoi donc ?

— Tu n’as pas vu, le vieux poirier.

— Eh bien quoi ? Il est mort, je sais.

Mais elle avait dans la voix un éclat de triomphe.

— Eh bien non ! Il n’est pas mort. Et tu voulais le faire abattre. Je t’avais demandé d’attendre encore un peu. Je l’aimais, le vieux poirier.

C’était vrai qu’elle l’avait supplié de ne point sacrifier le vieil arbre décrépit, au bois dénudé, à l’écorce galeuse où fourmillaient les mites et les teignes. Afin qu’il mourût doucement, sans arrachement, en paix et en vieillesse.

— Mon vieux poirier, il a des petites feuilles ! Il paraît qu’il va donner sa douzaine de poires l’an prochain !

Depuis toujours, mais surtout depuis qu’elle avait sa maison au soleil, Jocelyne ne pouvait se tenir de chantonner ; airs d’opérette, romances, refrains de Trenet et de Chevalier, blues américains. De plus en plus apparemment ses pensées étaient musique. Certes elle savait éteindre la TSF dès l’arrivée de son père ; mais elle-même s’oubliait souvent bien qu’à maintes reprises il lui eût coupé la chanson sur les lèvres avec un :

— Jocelyne ! Tu sais que je déteste entendre chantonner comme ça !

— Moi ? Je chantonne ? Je t’assure que c’est sans m’en apercevoir.

— En tout cas, ça m’agace.

— Bon, papa ! Je vais tâcher d’y penser.

Mais cela jaillissait malgré elle quand quelque chose la faisait heureuse : le soleil, les fleurs, un oiseau, une lettre, un bout de soierie, le bruit doux de la pluie sur le toit, le sourire d’un enfant inconnu sur la route, une clairière parmi les sapins de la montagne. Et son père semblait se faire insensiblement à son murmure musical, comme à un ruisseau familier sous la fenêtre.

Autour d’elle tout semblait gaîté ; sans toutefois que l’on pût savoir si en elle était la source de cette joie ; ou si plutôt, comme une fleur du sol généreux dont elle vit, elle tirait du jour et du monde le bonheur qui la nimbait.

Cela passait même dans l’ordonnance de sa maison, la première qu’elle eût pu disposer à son gré. Elle en avait fait un cadre dont son père s’étonnait. Tout y était féminin. Tandis que l’appartement de la rue Bernard où les Garneau avaient habité après le mariage n’avait été meublé par Robert et sa femme qu’en vue du confort et de la commodité. Leur fortune, alors bien modeste, n’avait permis aucune concession à la fantaisie. Quant à la maison de la rue Pratt, Hortense s’était appliquée à en faire une réplique, à leurs moyens, de ces hôtels de l’avenue Western où elle avait eu la joie trop rare d’être invitée. Des meubles de noyer et d’acajou sombres. Des tapis de teintes unies. Des ensembles trop étudiés. Des gravures reproduisant des tableaux célèbres.

Jocelyne, elle, avait donné libre cours à son imagination. Et de cela était née une maisonnette hétéroclite, certes, mais qui ne manquait point de charme. Chaque coin avait été pour elle l’objet de longues réflexions, d’essais décevants, de consultations ardues dans les magazines de décoration intérieure.

— Papa, je te défends d’entrer dans ma chambre avant samedi. J’ai trouvé. Tu verras !

Pendant toute cette semaine ce fut un remue-ménage qui d’ailleurs ne dérangea point Garneau. L’affaire VanHegebeke continuait de lui donner des soucis et semblait partir à la dérive. Leblanc lui-même s’en désintéressait. Il brassait des ventes de navires et des achats de pétrole.

Lorsque, le samedi après-midi, trop heureux de fuir la ville que juillet faisait brûlante, Robert entra dans la maison de Saint-Hilaire, il entendit sa fille qui chantonnait dans sa chambre. Il y monta et sans bruit poussa la porte.

Tout était terminé : les meubles étaient en place, les tentures aux fenêtres, les gravures accrochées, les bibelots sur la cheminée. Mais Garneau ne vit rien de tout cela. Ce qu’il vit, ce fut Jocelyne qui lui tournait le dos.

Il vit une nuque dorée, fine comme une tige de fleur et où frisottait le duvet mordoré que le peigne fiché dans le chignon haut ne pouvait contenir. Elle avait posé sur sa tête un grand chapeau fleuri et se regardait dans la glace encadrée de bois doré qui dédoublait son image, l’une de face, l’autre de dos, celle-ci cachant le visage de la première. Elle semblait ainsi un double portrait, portrait lumineux de deux êtres qui n’en étaient en même temps qu’un. Qui était Jocelyne et qui était quelqu’un d’autre. Un être familier tiré de l’ombre et jeté brusquement dans le soleil. Quelqu’un Qui était à la fois Jocelyne et Hélène Garneau.

FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE