Le Poids du jour/3

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Les Éditions Variétés (p. 289-410).


TROISIÈME PARTIE :

 

LA SOUMISSION

DE L’HOMME










CHAPITRE PREMIER


LES  voitures  du boulanger et du crémier montaient chaque jour jusqu’à la maison ; et même celle du boucher, deux fois la semaine. Les deux dernières fraîches et brillantes, à la mode de la ville ; la première, une vieille auto toute déglinguée chargée de miches dont l’odeur se mêlait sur la route à celle du pétrole.

Pour les épiceries comme pour toutes les petites nécessités quotidiennes, il fallait descendre la côte et, tournant à droite, se rendre, passé l’agence postale, chez Jos. Sansfaçon. Rien, sauf la pompe à essence, ne distinguait sa boutique des maisons voisines. Elle était située au tournant de la route qui, à travers les pommiers dont c’est ici le royaume, descend vers Saint-Jean-Baptiste. On y trouvait des cigarettes, les journaux, des brosses à dents, des cartes postales, des clous, du sirop contre le rhume, des sécateurs, tout autant que des biscuits, des conserves et de la fleur de sarrazin.

Robert Garneau y allait sans plaisir. Il regrettait la ville où sur un coup de téléphone l’épicerie du coin livrait un paquet de cigarettes ou un pain de crème glacée. Mais pour sa fille c’était une petite joie, faite chaque fois différente et nouvelle par les nuages chaque fois différents, par les fleurs nouvelles du chemin, par un oiseau pour elle inconnu.

La pente descendue, on laissait à gauche la maison recouverte de tôle décolorée, mais aux fenêtres rajeunies de rideaux à pois, des Gladu. On ne voyait jamais mademoiselle Gladu. Elle ne sortait guère de la cuisine que pour aérer, les dimanches et fêtes, à l’occasion de la messe, son chapeau et sa collerette fin de siècle. On n’apercevait que rarement Odilon, son cadet, qui soignait à lui seul les trois cents pommiers du verger. Mais sauf quand il pleuvait, on voyait toujours le père Gladu.

Assis dans sa berceuse sur le perron bas, brandissant sur la pique de son corps desséché sa tête ratatinée par l’âge et le vent, il regardait obstinément devant lui de ses yeux que la chassie rétrécissait sans réussir à les éteindre. Entre les plates-bandes de pivoines et de boules-de-neige mêlées, il restait là à cœur de jour, aussi immobile qu’un épouvantail, insensible en apparence au passage des heures et, semblait-il, des années même ; mais en fait conscient de chaque passant, du mouvement de la moindre fauvette et jusque de l’éclatement muet des bourgeons.

— Eh ! bonjour ! père Gladu, disaient les hommes d’une voix nette où se mêlaient le respect et la familiarité. Car s’il était vieux, d’autre part n’appartenait-il pas à tous collectivement, cet homme qui connaissait chacun ; qui avait connu leurs pères et grands-pères ; qui savait vergers et maisons, l’histoire de chaque parcelle ; qui avait vécu au temps où la Fameuse régnait sans conteste sur toutes les pommes du monde ! Cet homme qui était là depuis avant eux, autant dire depuis toujours. Qui était de leur montagne. Qui était un peu leur montagne dont il avait la stabilité.

— Eh ! bonjour ! père Gladu, disaient les femmes de leur voix flûtée. Elles le guignaient en passant avec une curiosité étonnée. Elles savaient sa réputation bien que ses exploits fussent d’un autre âge. Ce bois sec avait été vert, très vert même, disait-on.

La chatte, elle, ne disait mot. Elle sautait sans façon sur les genoux du vieil homme qui n’abaissait même pas les yeux. Mais lentement, rythmiquement, il se mettait à passer dans le pelage doux et familier le râteau de ses doigts.

Sur Jocelyne Garneau le père Gladu exerçait une invincible attraction. Il était pour elle le symbole de ce qu’elle aimait ici : le calme et la pérennité. Elle ne résistait pas au plaisir de pousser la barrière grinçante qu’amarraient les liserons et les souples lacets du lierre. Un énorme mâtin noir jaillissait des profondeurs de la cour et se mettait à gronder, d’un grondement profond de fauve. Mais il ne lui faisait point peur. Quand elle avait touché de la main le front dur de la brute, la tempête s’apaisait.

— Couche, bon chien ! Couche, Satan !

Elle avait ainsi baptisé le monstre. Mais le père Gladu protestait :

— Il ne s’appelle pas Satan, mamzelle Jocelyne. C’est pas un nom, ça, même pour un chien. Il s’appelle Tom.

— Et comment ça va, aujourd’hui ? Les rhumatismes ?

— Pas mal. Pas mal, merci ! Et vous pareillement ?

— Oui… Quel temps est-ce qu’il va faire, cet après-midi ?

Comme tous les vieux, il aimait jouer sérieusement les prophètes. Elle le savait et voulait lui faire plaisir.

Jusqu’à ce moment, il n’avait pas bronché ; et même quand il l’avait saluée de la voix, ses yeux étaient demeurés aussi fixes que ceux d’une statue. Mais pour prendre les auspices, sa tête tournait raidement sur la jointure rouillée de son cou. Il regardait d’abord vers le sud-est, là où l’horizon était longuement ondulé par les montagnes Vertes, au fond de la plaine ; puis vers le nord, vers le sommet de la montagne où les arbres frangeaient le ciel ; et enfin vers l’ouest partiellement caché par les bâtiments d’en face.

— Il pourrait ben arriver qu’il pleuve, ma fille…
mais il ajoutait prudemment :

— … à moins que le vent tourne.

— Et comment sont les pommes cette année ?

— Pas ben belles ! Pas ben belles ! La terre est encore toute nâvrée après les pluies de la semaine dernière.

Il toussait avec effort, se râclait longuement la gorge puis pour cracher se penchait poliment hors du perron. Après quoi il reprenait la pose, hiératiquement appuyé sur sa canne et se taisait un long moment. Mais son silence même était obligeant et gravement aimable.

— … Pi ? Vous êtes-y arrivé à la montagne pour tout de bon ?

— Pas encore, monsieur Gladu. Seulement trois jours par semaine. Papa a encore des affaires en ville… Bien… Bonjour, monsieur Gladu. Je continue. Il faut que j’aille au magasin.

— Bonjour, ma fille !

— Ça ne vous dérange pas, au moins, que j’arrête une minute vous dire bonjour, comme ça ?

Cette fois, l’homme de pierre bougeait. Et en bougeant, sa tête sèche faisait un bruit de calebasse qui était son rire.

— Hi ! Hi ! Même à mon âge, on aime ça voir des belles jeunesses comme vous. Même que dans mon jeune temps,… Hi ! hi ! hi !

Elle reprenait son chemin. Il lui était doux de sentir, plutôt que l’asphalte des trottoirs, sous ses souliers plats le gravier de la route ; et sur sa tête, au lieu des fils parallèles, les branches entrelacées des grands érables sexagénaires. De chaque cour sortait un roquet qui venait lui flairer les mollets puis s’y frotter avec amitié. Les enfants aux yeux écarquillés lui souriaient des lèvres et des mains.

Le jour, la boutique de Sansfaçon était à peu près déserte. Mais c’était, chaque soir, le rendez-vous des célibataires du village et même des hommes mariés en rupture de foyer. On s’y réunissait pour boire des cokes, en discutant politique et les perspectives de la récolte de pommes.

Quand Jocelyne poussait la porte, la conversation s’éteignait brusquement après un Bonsoir ! murmuré à l’unisson et en réponse au sien. Tout le temps qu’elle était au comptoir, elle sentait la poussée de tous les regards qui restaient rivés sur elle ; des yeux durs de mâles qui la mordaient à la nuque, aux reins, aux jambes, suivant les goûts secrets de chacun, les caprices brutaux de leur désir. Quand elle était sortie avec sa boîte de café, il s’en trouvait toujours un pour dire :

— Aïe ! les amis ! Vous savez, la petite Garneau ! ben j’aimerais mieux la voir tomber dans mon lit que le tonnerre !

Parfois quelque chose de plus précis encore.

Elle remontait à la maison pour y trouver son père occupé à lire le journal ou à suivre distraitement dans la cheminée le ballet des flammes, si c’était le soir ; ou, si c’était le jour, sur la terrasse à discuter des travaux de la saison avec Crétac, leur homme à tout faire.

Un type, ce Crétac. Boiteux de jambes, mais adroit des mains comme le sont si souvent les hommes des campagnes. On lui faisait faire à l’intérieur tous les ouvrages durs et déplaisants comme de nettoyer l’âtre, de cirer les parquets, même de laver la vaisselle ; et au dehors tous les travaux qui demandaient quelque connaissance des pommiers ou plus généralement de la terre. À ceux-là Jocelyne prenait part dans la mesure que lui permettaient ses forces et son bras débilité. Robert, lui, ne s’y intéressait guère.

L’homme s’appelait de son nom Pétrus Gagnon ; le sobriquet lui venait d’une interjection qu’il avait sans cesse à la bouche.

— Ah ! cré tac ! mamzelle Jocelyne ! c’est un vrai orage qui s’en vient !… Cré tac ! il y en a-t-il des bibittes sur les rosiers c’t’année !… Cré tac ! qu’il est bon votre gâteau !

Un matin de printemps l’avait vu arriver tout de go :

— C’est le temps de tailler les pommiers. Faut pas attendre. Avez-vous quelqu’un ? Non ?

Armé de sa scie et de son sécateur, il s’était attaqué au premier pommier du verger sans plus attendre. On l’avait retenu depuis.

À monsieur Garneau, il répondait avec déférence tout en faisant le plus souvent à sa tête. Mais il recevait les ordres de la jeune fille avec dans ses yeux faïence un sourire de joie. Visiblement, il était sensible au charme de Jocelyne et ne cherchait pas à le céler.

Celle-ci se servait parfois de lui comme d’argument pour revenir de la ville à Saint-Hilaire :

— Si tu veux, papa, nous allons partir de bonne heure pour la maison. Tu te souviens que j’ai averti Crétac de m’attendre pour planter les tomates et les glaïeuls.

Évidemment en s’adressant à lui elle l’appelait Pétrus, ou même « monsieur Gagnon ».

De même, le père se servait de la nouvelle bonne comme de justification lorsque Saint-Hilaire lui pesait. Née à la campagne, Mina l’avait naturellement en horreur. Elle menaçait de rendre son tablier si on insistait pour l’y emmener :

— Tu sais, Jocelyne, disait Garneau, nous serions mieux de rentrer en ville. Mina nous attend cet après-midi. Et tu sais comme elle est griche-poil quand on ne rentre pas comme on le lui a dit.

Une fois réintégré l’appartement du boulevard Saint-Joseph, tous deux, le père et la fille, n’avaient qu’une envie tacite : en sortir. Ils ne s’y faisaient point. Le temps même, semblait-il, n’arrivait pas à les y établir vraiment chez eux. D’ailleurs, ils n’y recevaient quasi personne. Seul y sonnait parfois le téléphone. Et presque toujours pour Jocelyne. C’était une camarade avec qui elle voulait garder contact et qu’elle avait invitée à Saint-Hilaire pour quelques jours. C’était un copain : Galarneau, Jerry Côté ou Marcel Gauvreau, amis de longtemps et qui de temps à autre lui offraient le cinéma. D’autres encore, anciens ou nouveaux, qui se fussent facilement attachés si elles les eût favorisés tant soit peu. Mais elle n’était pas coquette.

Son plus grand plaisir était d’assister aux concerts symphoniques du mardi, le plus souvent avec Carmen Désilets ou Geneviève Lanteigne. Mais de cela elle se gardait de parler à la maison. Son père d’ailleurs ne lui posait jamais de questions : ou si machinales, si peu pressantes, qu’elle n’avait pas vraiment le sentiment de dissimuler quoi que ce fût.

Quant à Garneau, il avait peu à peu négligé ses anciennes connaissances. D’amis, et surtout d’intimes, il n’avait à peu près jamais eu. La plupart de ses relations n’avaient désormais plus raison d’être ; du moins pour le temps, indéfini, où il serait hors des affaires actives. Cette solitude ne lui était point à charge. Ou plus justement, il était inconscient de son faix, habitué depuis toujours à cette solitude d’esprit qui avait été son havre. Il suffirait à son gré qu’il rencontrât quelques camarades lorsqu’il dînait, de plus en plus rarement, au Cercle Laurentien. Le golf ne le voyait jamais maintenant. Ses clubs s’empoussiéraient dans un placard.

Un des seuls avec qui il fût resté en rapports assez suivis était Lafrenière. Encore ne l’avait-il vu, récemment, de plusieurs mois ! Lorsque ce soir-là retentit la sonnerie aigre du téléphone, ce fut Jocelyne qui répondit.

— Allô… Oui… Papa ! C’est pour toi.

— Pour moi ?

— Oui. Un longue distance.

Ce devait être Lafrenière. Et en effet, c’était lui. De but en blanc :

— As-tu encore ta Lorraine Gold ?

— Ma quoi ?

— Tes parts de Lorraine Gold ?

— Ça doit. Je n’y ai pas touché.

En fait, il ne les avait pas vues depuis le dernier examen de son coffret de sûreté, passé deux ans.

— Et qu’est-ce qui se passe dans la Lorraine Gold ? Est-ce qu’elle est en faillite ?

— En faillite ?… Pas tout à fait. Ah ! ah !…

Au bout du fil la voix hoquetait de plaisir retenu.

Ce qui se passait, Garneau ne l’apprit pas ce jour-là. Lafrenière voulait simplement l’avertir de ne point vendre, quel que fût le prix.

Dans les jours qui suivirent la tentation fut pourtant forte. Ces parts achetées au nom de sa fille, bien moins par confiance que pour ne pas peiner son vieux camarade, ces parts, il les avait payées vingt sous à peine. Or insensiblement dans les derniers temps, elles étaient grimpé à cinquante-deux. Il n’avait vu là que jeu de la spéculation, mouvement général de la cote. S’il ne les avait point vendues, cela avait été de sa part négligence plutôt que calcul.

Dans la semaine, elles touchèrent bientôt deux, deux et demi, puis trois dollars. Puis on sut partout que sur la concession de la Lorraine Gold, la foreuse avait ouvert une veine d’une richesse extraordinaire. Et comme le fonçage du puits était terminé, les travers-bancs plus qu’amorcés et le moulin en construction, on pouvait espérer le premier dividende dans un an.

Une telle nouvelle rasséréna Garneau. Ce n’était pas sans besoin. La réussite de ce placement de fantaisie lui donnait une joie que de longtemps il n’avait goûtée. Il y trouvait surtout le regain d’une confiance en lui-même qui graduellement était allée s’amenuisant. Enfin la perspective d’un supplément de revenu arrivait à point. Car ses rentes, il ne les toucherait que dans plusieurs années. Il n’avait, en attendant, que le revenu des valeurs qui lui restaient ; et pour financer l’organisation de la Garneau Fire Pump Company — aujourd’hui dormante — il lui avait fallu entamer sérieusement son capital liquide. De sorte qu’il se trouvait dans cette situation paradoxale que sa fille, surtout depuis la vente de la maison de la rue Pratt, était plus riche que lui. Et si la Lorraine Gold tenait ses promesses !… Quoi qu’il en fût, Jocelyne laissait à son père la libre administration de ce qui était son bien à elle.

Les nouvelles de Lionel étaient rares : deux ou trois fois par année, une carte postale ; pour le nouvel An, une courte lettre généralement en retard. Sa situation ne s’était point améliorée. Il était maintenant chauffeur à Philadelphie et changeait souvent d’adresse. Il ne laissait cependant pas voir qu’il fût mal content de son lot et acceptait apparemment sans révolte sa médiocrité.

Instinctivement, Garneau écartait de sa pensée l’image décevante de son fils. Celle-là aussi. Il arrivait néanmoins qu’une circonstance dont il ne s’était point méfié la fit surgir. Chaque fois, par exemple, qu’il prenait un taxi. Assis sur la banquette arrière, il avait alors devant les yeux un dos banal dans le veston bleu marine élimé, des oreilles qui se dessinaient démesurément à contre-jour, une nuque négligée sous la casquette d’uniforme. Le visage qui lui était ainsi caché, n’était-ce pas celui de son fils ? Quand à la fin de la course le chauffeur se retournait, c’était pour Garneau presque une surprise de voir jaillir un visage inconnu. Une surprise et un soulagement.

Lionel lui revenait encore à ses heures de désœuvrement. Tout comme d’autres spectres, aujourd’hui à peu près effacés et qui avaient erré naguère dans les allées ténébreuses de son souvenir. Une nostalgie lui venait parfois à Saint-Hilaire, en face de cette campagne immense, devant cet horizon repoussé à l’infini, ces arbres et ces maisons hors de portée et pourtant étrangement nets ; tout cela si distant et si grand que cette part du monde matériel perdait étrangement de sa réalité.

De ce qui avait meublé sa vie d’homme, seule Jocelyne restait encore sous ses yeux, passant et repassant dans sa douceur blonde. Jocelyne qu’il ne pouvait regarder sans une étrange inquiétude ! Jocelyne qui n’avait rien de lui, rien surtout de celui qu’il avait tant voulu être.

C’est alors qu’il insistait pour que l’on revînt à la ville.

Une fois rentré dans l’appartement, son aigreur pourtant ne le quittait pas. Comment en eût-il été autrement ? Les fenêtres n’y encadraient que des hangars décrépits, des ordures abandonnées, des cordes à linge frangées des tabliers et des caleçons populaires. Son journal lu, la radio coupée après les nouvelles, le vide laissé par l’absent se faisait singulièrement importun.

Ce vide était plus que physique. Car cet absent n’était pas que Lionel, le Lionel qu’il avait vu grandir puis le quitter. Ce qui faisait ce fils doublement absent était le fait que jamais il n’avait été tel que le père l’avait souhaité. Avec Lionel parti, quelque chose de plus manquait : le fils particulier dont Robert Garneau avait rêvé. De ce qu’il avait voulu en lui, de ce qu’il avait espéré de lui, rien vraiment n’avait jamais vu le jour. Si l’enfant eût été à son désir, il eût accompli ce que Robert en avait attendu : il eût effacé du monde passé un autre enfant haïssable qui avait été Michel Garneau, le fils d’Hélène, celui-là que Robert avait tant voulu rejeter dans le néant du jamais-été. Quand Lionel lui était né, — vingt-cinq ans déjà ! — il avait envisagé avec satisfaction la tâche longue qu’il fallait joyeusement entreprendre. Il façonnerait en son fils l’homme que lui-même avait voulu être. Pétri de violence et lié de volonté. Maître de lui-même, afin d’être maître des choses et par là maître des hommes. La fortune que le père édifierait serait le levier qui de Lionel ferait un chef reconnu et, qui mieux est, envié.

Tandis qu’il le voyait, aujourd’hui, chauffeur de taxi ! Autant dire domestique. Soumis au caprice du premier, de la première venue.

— Chauffeur, 4732 Maple street… Chauffeur, à la gare ; et plus vite !

… Chauffeur, attendez-moi à la porte !…

Et espérant bassement le pourboire, comme un portefaix.

Malgré qu’il en eût, il y pensait souvent. De sorte que sans qu’il s’en rendît compte, il avait depuis quelque temps à l’égard des chauffeurs de taxi plus de considération et la main plus généreuse.

Lorsque ces pensées l’assaillaient, ne pouvant se fuir Robert fuyait précipitamment cet appartement sans âme et sans passé que subitement il sentait par trop habité. Il s’en allait marcher le long des rues que le printemps éclos remplissait du pépiement des oiseaux ; où, dans les parterres, mai crevait les bourgeons des chèvrefeuilles malingres ; que les jeunes filles, pour leur première année hors du couvent, égayaient de leur première toilette de Pâques.

Chaque fois, il tournait machinalement à droite sur l’avenue Delorimier dont la longue enfilade était fermée au bout par le treillis monstrueux du pont Jacques-Cartier. Près du boulevard, cette avenue est semblable à toutes ses sœurs du quartier, à celles de toute la ville. Elle est bordée de constructions hétéroclites : brique, pierre, bois, tôle même. Garnie de boutiques : marchand de tabacs, agence de lessiveuses, barbier, échoppe de serrurier, salon de pompes funèbres. Vérolée d’affiches : modèles à longues jambes souriant aux passants de toutes leurs dents fulgurantes ou les visant de leur soutien-gorge, marin des cigarettes Player’s, laines et chaton emmêlés, peinture coulant sur le monde. C’était une avenue sèche et grise où ne poussaient que les troncs morts des poteaux.

Mais passé la rue Marie-Anne, l’avenue Delorimier s’ennoblit subitement. Plus vieille de cinquante ans au moins, elle garde du temps où les seuls attelages soulevaient sa poussière l’air bonasse d’un gros bourgeois de village. Les maisons s’écartent du trottoir pour dégager les parterres généreux. Les ormes y sont si grands que les fils du téléphone passent sous leurs basses branches qu’ainsi il n’est pas nécessaire de sacrifier.

Robert Garneau n’avait point conscience de l’apaisement qui du ciel pâle filtrait sur lui à travers les hautes ramures. Mais son pas se faisait plus lent. L’orage soufflait moins fort en lui. Il allumait une cigarette, et s’arrêtait un moment pour regarder une femme… qui le prenait pour un rentier.

CHAPITRE

II


NON  !  Pas possible !

— Quoi donc, Jocelyne ?

— Josette Désilets qui a fini par se fiancer à Eddy Sicotte. Elle qui s’en est tellement moqué. En voilà un ménage où on ne parlera pas souvent français !

— Et pourquoi ?

— Oh ! Ils sont tous les deux tellement anglifiés.

Mais Robert laissait tomber. Ces noms pour lui ne représentaient rien.

Il se remettait à lire la seconde moitié du journal, celle de la Bourse ; Jocelyne avait pris la première qui contient le carnet mondain et les programmes de cinéma. Quelques instants plus tard, c’était à lui de s’exclamer :

— Tiens, il est mort ! Jamais je croirai !

— Qui ça, papa ? Je le connais ?

Il y a dans la voix de Jocelyne une tension inquiète. La mort, pour ceux de son âge, n’est pas encore une passante de tous les jours. Ses coups imprévus sont de révoltantes et injustes catastrophes. Tandis que pour Robert et ceux qui ne sont pas d’hier, ce n’est plus une surprise que de voir quelqu’un disparaître à l’improviste dans la trappe commune. Le choix seul, et sa fantaisie, les étonne parfois. Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là ? Plus tard, on dira même :

— Ah ! un tel qui a été enterré ce matin ! Je le pensais mort depuis longtemps.

Celui dont le journal publiait ce jour-là une photo déjà vieille, c’était Donatien Beaugrand, ancien journaliste, pamphlétaire et maître-chanteur.

— Beaugrand. Donatien Beaugrand. Tu en as sûrement entendu parler, Jocelyne. Un drôle de numéro : qui passait son temps dans les bibliothèques et avait toujours un livre dans sa poche…

Pour donner ce renseignement, Garneau avait eu une intonation amusée dont sa fille n’avait point saisi le motif. À sa génération à elle, les bibliothèques étaient maintenant devenues familières.

— … À part cela, il ne se lavait jamais. Son père était Isaïe Beaugrand, de Saint-Hyacinthe, l’ami de monseigneur Larouche…

Mais Jocelyne n’écoutait plus l’histoire de ces gens qui n’étaient pas de sa planète.

« Encore un de parti ! » songeait Robert. < Ce que l’on meurt jeune de nos jours. C’est effrayant ! »

Que de changements en si peu d’années ! Vingt ans à peine. Combien rapide le cours du temps d’aujourd’hui. Était-ce bien là ce temps facile qui allait naguère flânant au long de ses rives paresseuses et qui, mollement sinueux, semblait devoir n’aboutir jamais ? Ce temps qui désormais se précipite ; chaque année, chaque jour plus impatient.

Comment se fait-il que le monde ait perdu cette noble fixité qu’il avait au temps passé encore récent ! Ou bien cette fixité même n’aurait-elle été qu’une illusion de leurs jeunes années ? Rien plus qui soit stable. Rien sur quoi l’on puisse s’appuyer contre la fragilité, la fugacité des choses et des êtres. Les hommes disparaissent avant que d’avoir pu graver leur image dans l’esprit de leurs contemporains. De par le monde il n’y a plus de grands hommes.

Comment d’ailleurs s’étonner que tout change ainsi quand le monde physique lui-même n’a plus de consistance. Il y a quelques jours fouillant dans une caisse, Garneau est tombé sur les livres de classe de Lionel. Il a feuilleté la Géographie des Frères, dernière édition, 1937. Plus d’Autriche-Hongrie, de Serbie, de Turquie. Plus de czar ni de sultan. Mais des Yougoslavie, des Tchéco-Slovaquie, des Leningrad. La face du monde ne se reconnaît plus.

Il y avait quelque temps qu’il n’était allé dîner au Cercle. Il y rencontra Leblanc vêtu d’un complet gris clair, une fleur à la boutonnière, les tempes coquettement argentées. Toujours portant beau ; et heureux, malgré l’âge venu. D’un accord tacite, on s’était abstenu d’évoquer la Garneau Fire Pump, décidément naufragée. Une nouvelle venue du State Department de Washington avait donné le dernier coup à cette affaire où l’on avait pourtant mis de si grands espoirs : les États-Unis refusaient de breveter une invention qui apparemment n’en était pas une. Vis-à-vis Leblanc, Garneau n’était pas sans ressentir quelque rancune. N’était-ce pas lui qui avait découvert et recommandé le VanHegebeke, cet ingénieur hollandais qui en fait était probablement allemand et pas ingénieur du tout ; peut-être même un espion ? D’autre part, Robert avait assez la pratique des affaires pour n’accuser personne du manque de jugement qui l’avait fait s’engager si à fond dans cette malheureuse entreprise. Il n’en était pas moins celui qui avait pris le fort bouillon tandis que Leblanc s’en tirait comparativement à bon compte.

C’est pourquoi, évitant ce sujet ennuyeux et stérile, on avait évoqué les connaissances de jadis, ceux-là dont on n’entendait à peu près plus parler.

— Et Lemercier. Le vois-tu des fois ?

— Pas souvent. Après l’affaire des immigrants…

Un peu avant la guerre, Lemercier, alors ministre, s’était sottement fait pincer à trafiquer des visas d’entrée pour Italiens désireux de s’établir au Canada. Un client tondu d’un peu trop près avait crié. Après quelques protestations et quelque résistance, Lemercier avait dû donner sa démission « pour raisons de santé ». On l’avait nommé sénateur dès le silence fait, deux mois plus tard.

— … Après l’affaire des immigrants, il a baissé le caquet. Et n’en revenant pas de se voir lâché par tout le monde, maintenant qu’il n’est plus au pouvoir ! Se plaignant de l’ingratitude des hommes ! Tu parles ! Il avait cru que celui que les gens léchaient c’était Édouard Lemercier, tandis que ça n’était que le ministre.

— Et son frère ?

— Son frère ?

— Oui. Le petit Bernard.

— Ah oui ! Je pense que, heureusement pour lui, il s’était fait caser avant le plongeon. Quelque chose aux Douanes,… ou au Port… Un que j’ai aperçu de loin l’autre jour, c’est ce pauvre Edmour Saint-Denis.

— On dit qu’il vit aux crochets de son gendre. Depuis sa paralysie, il n’est plus tout là.

— Mais, sais-tu ? Une qui se tire bien d’affaires, c’est la petite Monique. Et encore bien jolie, je t’assure.

— Monique ?

— Voyons, Monique du Boust. Elle s’est mise dans la décoration d’intérieur. Elle réussit très bien.

— Tu la vois des fois ?

Leblanc eut un petit sourire avantageux et faussement discret ; ses premières rides ne l’avaient guère modifié.

— Oui ; de temps en temps.

Que d’autres changements !

Mary Harrison mariée, après quarante ans de célibat. Peut-être avait-elle espéré cueillir le veuf de son amie Hortense. À Robert lui-même l’idée, certes, n’était jamais venue. Mais pour quitter son servage à la bibliothèque, avoir un foyer large et exempt d’inquiétudes, pour s’appeler madame et dépenser un argent qu’elle n’aurait pas eu à gagner, Mary eût sans doute consenti, pour peu qu’on l’eût pressée, à quitter son nom anglais de Harrison, même pour celui, si français, de Garneau. Bien que cela eût été une mésalliance et presque une déchéance. Puis après tant d’années, elle avait sorti du sac un prétendant inconnu. Il y avait maintenant plusieurs mois qu’elle avait appris à Jocelyne son mariage à un entrepreneur en retraite, chauve, bedonnant et conteur d’histoires grasses, un monsieur Sam MacGuire qu’elle s’entêtait à appeler Samuel et qui était bien l’homme du monde en apparence le moins fait pour elle.

À vrai dire, elle n’était pas la seule qui se fût volontiers chargée de consoler Robert Garneau et qui eût chaussé les souliers de feu Hortense. Marthe Gaudet, par exemple. Elle avait fait des avances discrètes que Robert, point soupçonneux, n’avait pas vues. En désespoir de cause, elle avait été jusqu’à se faire embrasser et surprendre ainsi par des amies. Enfin elle avait manœuvré pour qu’il la conduisit dans quelques soirées et au cinéma dans l’espoir de le compromettre et de l’apprivoiser en même temps. Peine perdue. Il avait coupé court, sur une réflexion de sa fille :

— Dis donc, papa ! Je crois que mademoiselle Gaudet en pince pour toi. Tu sais, comme belle-mère !…

— Quoi ?… Mais tu es folle, Jocelyne. Qu’est-ce que tu penses !

— Comment ! Tu ne la vois pas se tortiller quand tu es à côté d’elle. Ça crève les yeux. Je t’assure que tu n’aurais pas à la demander deux fois, celle-là !

Non, vraiment, jamais l’envie ne lui était venue de se remarier. Hortense, d’ailleurs, avait eu si peu de place dans une vie consacrée aux affaires que c’est à peine si son absence l’avait laissé un peu dépaysé durant quelques semaines. Et jamais, depuis, il n’avait rencontré de femme qui…

Germaine Cyr… Celle-là seule, cette seule passante dans sa vie se détachait étrangement. Sur le mur gris et à peu près vide de son passé sentimental, elle se découpait parfois à l’improviste, précise comme sur le plan lumineux du couchant la silhouette d’un arbre isolé dans la plaine. Et le temps, loin de l’effacer, semblait graver encore plus profondément son image et son souvenir.

Qu’était--elle devenue ?

Mieux encore, qu’avait-elle été, vraiment ?

Quel sentiment l’avait animée ? Fantaisie ? Amour ? Désir ? Cupidité ? Pendant, leur brève et spasmodique fréquentation, elle avait été avec lui à la fois réticente et tendre, sans plus. Il se souvenait du soir où dans l’obscurité commode du cinéma, il avait pris la main qu’elle lui avait laissée. Après un moment, à sa pression obstinée elle avait répondu par une pression d’abord hésitante puis franche et comme heureuse. Et le film fini, elle s’était tournée vers lui à demi. Le sourire qu’elle avait eu, il l’avait deviné plutôt que vu ; ce sourire particulier qui relevait à peine obliquement la lèvre supérieure pour laisser voir l’émail des dents qu’elle avait petites et irrégulières.

Pourquoi l’avait-elle si brusquement quitté ? Quelque chose s’était passé qu’il n’avait point su. Et son mari dans tout cela ?… Peut-être s’était-elle alarmée du début d’un attachement dont elle ne voulait point ; elle pauvre, alors qu’il était relativement riche. Puisqu’elle n’était pas libre, elle savait qu’ils ne pouvaient glisser que vers une liaison ou, pis encore, une aventure. Peut-être néanmoins que s’il eût voulu… s’il eût parlé…

Ce qui l’étonne aujourd’hui, c’est que le souvenir de cette défaite ne lui soit pas amer.

— Dis donc, Leblanc ! Sais-tu que dans ce club, je ne connais quasiment plus personne. Qu’est-ce que c’est que ce petit Robillard qu’on vient d’élire président ? Il faut qu’on soit bien en peine ! Et cet Asselin pour qui tout un chacun se désâme ?

Parmi toutes ces choses qui avaient été son cadre familier, il arrivait à Garneau d’être mal à son aise. C’est que la défroque de l’homme qu’il était aujourd’hui habillait mal l’homme qu’il croyait encore et voulait toujours être. Comme s’il eût été gêné dans ses mouvements intérieurs, empêché de se mouvoir à l’aise et à profit. Cette vie actuelle n’était ni à sa mesure ni à sa forme. Il se sentait étranger parmi ses pairs de naguère, ceux-là qu’il avait toujours reconnu pour les siens ; qui avaient vécu, et vivaient encore, eux, la vie passionnante et tourmentée des reîtres de la finance et des corsaires de l’industrie. Maintenant qu’il était oisif, Robert M. Garneau ne se sentait plus de leur monde. Au club, il avait le sentiment d’être presque un resquilleur.

Cela aigrissait son humeur. Peu tolérant, il avait néanmoins toujours été contenu ; tandis qu’il avait désormais des éclats à propos de riens. Jamais il n’avait été souriant. Mais riant, il l’avait été à l’occasion, bien que son rire eût sonné faux comme un rire d’emprunt et qui déformait singulièrement ses traits autrement calmes dans leur dureté. On eût dit qu’un autre riait en lui. Ce qui d’ailleurs provoquait le plus facilement son hilarité était moins les histoires grasses, de celles que l’on goûtait fort dans son entourage ordinaire, que les mésaventures éprouvées par les personnes de sa connaissance. Il y prenait un plaisir bruyant, à tout le moins aussi grand qu’il en trouvait un, silencieux, à ses réussites personnelles.

Mais depuis quelques mois, depuis surtout que, faute d’usine, il n’avait qu’à passer de l’appartement du boulevard Saint-Joseph à la maison de la Montagne, il était souvent pris d’humeur. Il lui arrivait de s’éveiller la bouche aigre ; tout ce jour il aurait les lèvres tirées, un nœud aux sourcils, le coin des yeux pincés d’un réseau de petits plis mauvais. Il rôdait alors, de la maison au verger, du verger à la maison, sortant pour rentrer aussitôt ; insatisfait de n’avoir rien trouvé, quand en vérité il ne cherchait rien.

Guettant, — comme des victimes, le couple de busards niché dans le bois voisin, — de nouveaux prétextes à son aigreur, quelque occasion d’exploser. Jadis il avait mis sa fierté à toujours se tenir en main. Aujourd’hui !…

— Combien de fois faut-il te dire de rentrer du bois ! Et la barrière que tu devais repeinturer avant-hier ?

— Oui, monsieur Garneau.

Le plus souvent, c’était ainsi Crétac qui subissait les bourrades. Le pauvre infirme n’avait garde de répondre. Timide, il avait surtout trop besoin de tout ce qu’il pouvait gagner pour risquer la colère du bourgeois. Dame ! il fallait faire vivre toute une maisonnée : deux frères et trois sœurs dont il était l’aîné et le père nourricier. Il y avait surtout Louis-Joseph, le cadet, qu’il espérait voir entrer chez les Frères des écoles chrétiennes s’il pouvait le tenir assez longtemps à l’école. Rien autre ne comptait. Des larmes de colère ne lui en montaient pas moins aux yeux et le fiel lui sûrissait la gorge ; lorsque…

— Bonjour, Pétrus.

— Ah ! bonjour, mamzelle Jocelyne !

— Vous avez vu papa ?

— … Ou… i.

— Il est bien fatigué, pauvre papa ; bien tracassé. Mais il n’est pas méchant, au fond, vous savez.

C’est ainsi qu’elle passait derrière son père, effaçant les traces de son injuste colère. Les yeux de Crétac, un moment durcis, se reprenaient à fleurir sous la chaleur ingénue de cette voix et de ce sourire.

— C’est rien, mamzelle, c’est rien ! Il me demandait simplement des petites choses à faire demain. Et pour vous, qu’est-ce que je peux faire ? Je pourrais-t-y vous rendre service ?

— Non. Demain. S’il n’avait pas été si tard,…

— Dites-les, voir ?

— Je vous aurais demandé de rentrer quelques bûches pour la cheminée. Il fait frais le soir. Et c’est si gai, le feu. Mais il est six heures. Et vous avez fait une grosse journée. Demain !

— Jamais de la vie. J’y vais. C’est l’affaire d’une minute et il est pas encore six heures.

Inconsciemment, devant ce valet de ferme, devant tous ces paysans calmement affairés, Robert souffrait d’une nostalgie de l’action. Une faim physique des gestes utiles, des décisions qui portent. Il ne lui fût pas venu à l’idée de travailler à la maison ou au verger ; le travail pour lui c’était l’usine, les machines ronflantes, la crécelle ininterrompue des machines à écrire, le coup de téléphone impérieux. De se trouver dans un appartement où rien ne rappelait les affaires, et surtout de se trouver adossé à cette montagne, d’être si dérisoirement petit dans l’immensité de cette scène où rien n’était à l’échelle humaine soufflait en lui une violence qui par moments le laissait littéralement frémissant d’irritation. En ces moments-là, c’est au décor même qu’il eût désiré s’attaquer ; se colleter à la montagne, à toute cette nature impassible et géante. Et pourtant, rien de ce qu’il pouvait tenter ne pouvait altérer le mont, ni le ciel, ni la plaine immense qui défiaient son regard.

Du moins lui était-il possible de violenter ce petit coin du monde dont son argent l’avait fait maître. Que ce verger et ce champ du moins portassent, bien visible, sa marque à lui comme sur la hanche d’un bestiau l’empreinte de la ferrade ! Que passant parmi les rocs éclatés, les arbres nouvellement enracinés, les bâtiments issus dans ce lieu jusque-là quasi inhabité, il eût la satisfaction de se dire :

— C’est moi qui ai fait et défait cela.

Ou celle d’entendre :

— Monsieur Garneau, vous en laites des changements ! On ne se reconnaît plus. C’est beau !

Certes, il avait fait de son mieux, avec le peu d’argent dont il avait pu disposer depuis deux ans et Jocelyne dont il fallait tenir compte. N’était-ce pas là sa maison et son domaine ?

Mais il n’en était point de la montagne comme de son usine jadis. De celle-ci la coque étroite, faite par les hommes et pour eux, laissait voir le changement, fût-il de détail. Quand on avait déplacé les bureaux, bâti un garage, haussé la cheminée, jeté bas une masure voisine, tout le visage de ce petit univers humain s’en trouvait modifié. Les passants s’arrêtaient, étonnés, admiratifs. Et pendant des jours, personne, dont Garneau, ne perdait conscience du changement que sa volonté avait infligé aux choses.

Tandis que tout, ici, était vraiment trop grand. La pièce rapportée se perdait dans les ramages de l’immense tapisserie. Lorsque, à force d’explosifs, on avait pulvérisé le rocher massif qui gênait les travaux, Garneau était surpris de voir que trente pas de recul annulait leur effort. Le vide nouveau restait imperceptible. La montagne restait intacte, moquant son désir.

CHAPITRE

III


À   cette maison de ses vœux, qu’elle avait le plus banalement du monde baptisée « Le Nid », Jocelyne invitait parfois une amie pour quelques jours. Robert y voyait d’autant moins d’objections qu’il était ainsi libéré d’avoir à s’occuper de sa fille. Non qu’elle exigeât beaucoup d’attentions. Elle tenait au contraire de lui non pas tant le goût de la solitude que la faculté de se passer de compagnie. Plus exactement, elle ne se trouvait jamais totalement seule tant sa curiosité naturelle la tenait en communion ininterrompue avec son entourage. Si elle recherchait le contact de son père, c’était plutôt par une crainte généreuse de le voir souffrir, lui, de son isolement et de son inactivité. Ce dont il était loin de se douter.

En fait, un rien intéressait Jocelyne. Robert n’en revenait pas de voir cet esprit léger brusquement saisi par l’objet pour lui le plus banal : une tige d’avoine, un scarabée, un moineau, un nuage. Le vent même. Et jusqu’au bruit de la pluie, dont elle aimait le chant monotone dans la sonore gouttière de tôle.

— Papa ! Oh ! papa ! Regarde. Ce que c’est joli !

— Quoi donc ?…

Le père avait beau chercher des yeux, il ne voyait rien qui… Mais se penchant, Jocelyne cueillait entre les ronces un minuscule pied de brunelle grappe de fleurettes bleues ciselées, eût-on dit, à la loupe.

— Tu ne pourrais pas me dire comment cela s’appelle, papa ? Il haussait les épaules :

— Mais non ! Voyons.

— J’aimerais tant le savoir. Et regarde donc le dedans des fleurs. C’est merveilleux. Regarde !

Il fallait que Robert tirât les lunettes dont il ne pouvait plus se passer et regardât, fût-ce distraitement.

— Oh ! oui. C’est une belle petite fleur.

Aussi fut-elle heureuse que Geneviève Lanteigne vint à Saint-Hilaire pour la longue fin de semaine que faisait le congé de la Saint-Jean-Baptiste tombant un vendredi.

De sa mère, Geneviève tenait un port de tête charmant qui faisait oublier sa petite taille ; et surtout une peau mate dont le grain était pour les yeux une véritable caresse. Regarder sa joue donnait l’impression de toucher un suède. Quant à son goût de l’étude, à l’attraction vers les choses positives, c’est de son père, homme de loi, d’affaires et de politique, qu’elle l’avait reçu. Il n’avait d’ailleurs en mourant laissé rien d’autre qu’une excellente bibliothèque fort peu orthodoxe où des collections scientifiques masquaient des petits bouquins licencieux.

Homme, elle se fût probablement adonnée aux mathématiques. Plus âgée que Jocelyne de sept ans, elle avait pris à l’Université un diplôme en histoire naturelle qui, dans les salons, lui avait valu un succès de curiosité. Car, il n’y avait guère alors, parmi le millier d’étudiants, qu’une demi-douzaine d’étudiantes. Geneviève était la seule en Sciences. C’est à cette époque qu’elle avait eu un faible pour Lionel. Une fois ses examens passés et à la grande surprise de tous, elle avait suivi le frère Marie-Victorin au Jardin botanique. Là, elle s’occupait de la bibliothèque et de l’herbier.

Naturellement solide, son esprit avait ainsi acquis une maturité imprévue. Sans coquetterie aucune, à peine féminine, elle portait des talons plats, des robes d’institutrice à la retraite et ses cheveux métalliques en bandeaux, comme les portraits des grands-tantes. Ce qui étonnait était par moments un voile de langueur dans ses yeux fermes. C’est qu’à vingt ans elle était passée par les mains d’un chirurgien qui l’avait laissée sans espoir désormais de maternité et avec bien peu d’inclination au mariage.

En Geneviève Lanteigne, Jocelyne avait rencontré ce que jamais elle n’avait connu, ce dont toujours la privation lui avait été sensible : une sœur aînée. Tandis que Geneviève trouvait apparemment doux de jouer parfois à la maman avec cette enfant de vingt-trois ans. Celle-ci avait battu des mains et dansé comme une petite fille en apprenant que son amie viendrait passer quelques jours à la maison.

— Je vais en profiter, avait dit la botaniste, pour herboriser un peu. J’ai justement besoin de quelques saxifrages. Et aussi pour flâner.

Robert ne se déplaisait point en la compagnie de Geneviève. Elle avait pourtant à peine trente ans, quand il passait la cinquantaine. Mais si elle savait, bien que rarement, être folle avec Jocelyne, courir décoiffée à travers les pommiers ou se laisser dorer au soleil demi-nue derrière un bloc de basalte, plus intelligente que sa jeune amie, elle pouvait aussi discuter de choses sérieuses, voire de politique, avec Robert pour qui cela en faisait une espèce de phénomène : une femme pensante. Il lui pardonnait presque ses tendances nettement socialistes. Lui non plus n’avait jamais eu de sœur. Et chez elle il rencontrait quelque chose comme une sœur cadette.

Levé à huit heures et demie, — comme il faisait depuis qu’il était désœuvré, — toiletté et habillé, Robert prenait le petit déjeuner servi par une jeune paysanne du voisinage qui venait en demi-journée.

— Tiens ! tu es là, papa !

— Bonjour, monsieur Garneau. Vous avez bien dormi ?

C’étaient Geneviève et Jocelyne. Elles se découpaient, silhouettes curieusement disparates, sur la porte extérieure grande ouverte derrière elles et par où entraient des mouches glissant sur un jet de soleil éblouissant et massif.

— C’est vraiment beau, monsieur Garneau, ce coin que vous avez trouvé, dit Geneviève en déposant la botte de plantes dont elle était chargée. Assise par terre, elle les étala sur un journal déplié. Elle continua : C’est vraiment un bien bel endroit. Chaque fois je l’aime davantage. Ce serait mon rêve d’avoir quelque chose comme cela, à moi. En tout petit. Selon mes moyens.

Elle poussa un soupir souriant. Garneau fut heureux d’être envié, même aussi doucement. Il y avait longtemps que cette petite joie ne lui avait été donnée. Cela l’inclina à plus d’amitié pour Geneviève. Il lui concéda encore plus d’intelligence.

— Mais venez tant que vous voudrez. Cela me fait plaisir.

— Et tu sais, papa, nous venons déjeuner avec toi. Une faim de loup ! … Marcelle !… Marcelle !… Fais-nous des galettes de sarrazin ; et beaucoup !… Après cela, nous allons au lac.

Au soir, assis sur la terrasse où l’on flottait réellement au-dessus du paysage, tous trois regardèrent la longue traîne mêlée d’ombre et de lumière que le soleil bas jetait sur la plaine. Les cultures découpaient la terre en lisières vertes tandis que des pointes sombres de forêt s’avançaient comme une eau qui s’infiltre. Au fond, à fleur d’horizon s’allumaient un instant des étoiles palpitantes qui n’étaient qu’un éclat de soleil reflété par les glaces d’une auto invisible ; ou d’autres feux, fixes ceux-là, qui étaient les vitres rougeoyantes d’une maison où se mirait le couchant.

Une brise passa, chargée d’une odeur étrangement forte et sucrée.

— Tiens ! cela sent encore l’ananas, dit Jocelyne. N’est-ce pas que cela sent l’ananas ? Dis donc, Geneviève, qu’est-ce que c’est qui sent si fort ? Celle-ci flaira l’air un instant :

— C’est curieux !… On dirait… de la camomille… Oui, c’est bien cela.

Et elle ajouta, en souriant d’une pédanterie si absurde en ce moment : « … Camomille… Anthémis nobilis ».

L’heure était reposante entre toutes. C’était l’heure du repos des hommes, l’heure de la récréation des oiseaux, l’heure du réveil des bêtes nocturnes, avant le départ pour la chasse inquiète. L’heure aussi de la libération des parfums et de la détente des vents. Les feuilles palpitaient à peine au faîte des arbres. Dans le ciel brodé de nuages, les hirondelles faisaient carrousel, entrelaçant des boucles folles, montant en flèche pour plonger ensuite avec des trissements aigus de joie, les ailes tendues en leur vol circonflexe. Dans les groseilliers, les fauvettes pépiaient en s’installant pour la nuit. Sur les fils électriques, deux chardonnerets s’épaulaient tendrement. Hissé sur le rameau extrême du cerisier, un pinson, la tête renversée en arrière, se gargarisait de musique.

Toute fière, Jocelyne nommait à son amie les oiseaux qu’elle avait appris à connaître.

— Comme tu es savante, admira plaisamment Geneviève.

Jocelyne rougit de plaisir.

— C’est avec Adrien que j’ai appris.

— Et comment est-il, ton Adrien ?

— Beaucoup mieux. Il est question qu’il revienne avant longtemps.

Rapidement la lumière s’atténuait, bue par la terre avide. Le soleil était encore au-dessus de l’horizon. Mais tandis qu’au loin c’était encore le jour, la montagne étalait son ombre grandissante.

— Nous ne voyons pas de couchers de soleil, dit Garneau. D’ici, en effet, un écran d’arbres cachait l’occident.

— C’est vrai. Mais en revanche, vous ne voyez même pas la lueur de Montréal.

— C’est vrai, dit Jocelyne.

Ils parlaient peu. Robert ni Geneviève n’avaient rien à dire. Tous deux regardaient vaguement la luxueuse nature étalée sous leurs yeux. Le premier se sentait, comme par une drogue bienfaisante, obscurément calme et apaisé. La jeune fille savourait silencieusement sa joie informe et profonde. Seule Jocelyne eût voulu exprimer en paroles son plaisir devant la beauté pure de cette fin de jour.

Soudain, sans heurt, le soleil se glissa derrière le paravent des arbres. Alors il se fit un silence subit, étonné. Les oiseaux s’étaient tus. Seul montait, du plus profond de la vallée, l’inutile aboiement d’un chien. Puis on entendit les feuilles frissonner d’un long frisson qui courut depuis les grands chênes, au sommet de la montagne, jusqu’aux cerisiers sauvages emmêlés au revers des fossés, tout en bas.

— C’est le vent du soir, dit Robert. Dès que le soleil se cache, il se met à faire frais.

— C’est vrai, constata Geneviève. On le sent déjà.

Vers le sud, à côté du mont Saint-Grégoire, on distinguait maintenant les feux rouges, verticaux, du poste de TSF.

Brusquement, tout près, éclata le cri bizarre d’un oiseau nocturne. Un cri particulier ; mystérieux, inquiet, assorti à la nuit prochaine. Un appel à la fois mélancolique et dur.

— C’est mon bois-pourri, expliqua Jocelyne, appliquant à l’engoulevent le nom populaire qui rappelle son cri. Il doit être neuf heures et quart. C’est son heure. Tous les soirs !

Dans la brunante venue, il n’y eut plus que ce cri intermittent, lancé d’ici puis de là, quand l’oiseau, dans sa tournée méthodique, allait chanter à chacun de ses postes habituels.

Sur le bleu noir du ciel, là-haut, les étoiles majeures s’allumèrent. Geneviève, levant la tête, reconnut Vénus, étoile du soir. Et l’Épi. Et Antarès, couleur de grenat. Et Véga, sa douce favorite. Rivales, les étoiles humaines s’allumèrent aussi, que Robert nomma en les désignant du doigt : la couronne du bassin de Chambly, la constellation pacifique de Marieville, la large et distante guirlande, tout au long de l’unique rue de Saint-Jean-Baptiste, à gauche.

— Il y a sûrement de la giroflée quelque part, dit Geneviève, je la sens.

— Oh ! une étoile filante, s’exclama Jocelyne.

— Je vais descendre au magasin chercher le journal, dit Robert Garneau. Neuf heures et demie. Il est sûrement arrivé. D’habitude il l’allait chercher dès après le dîner.

***

Dans le cours de cet été on reçut de Lionel, qui de longtemps n’avait écrit, une lettre de quatre pages. Il y racontait sa vie plus qu’il ne l’avait jamais fait, donnait des chiffres, citait même des noms de lieux et de gens de son entourage. Mais il négligeait de les caractériser et semblait prendre pour acquis que tous étaient connus des autres comme de lui-même. Son texte en devenait par moments incompréhensible. Mack Gillespie, Benny Schwartz, Johnny the Mug étaient pour Lionel des êtres de chair ; pour Garneau et Jocelyne ce n’étaient là que lettres noires sur papier blanc. Locust street, Shibe Park n’évoquaient pour eux aucune image. En revanche, il ne disait mot de sa femme que brièvement, dans le dernier paragraphe.

Ses affaires florissaient. En société avec un certain Lester O’Mally, il possédait maintenant une demi-douzaine de taxis. Il parlait même d’acheter un garage.

Comme toujours, sa lettre était écrite en anglais. N’était-il pas désormais un American citizen ! De fraîche date, visiblement, puisque mention s’en retrouvait quatre fois dans quatre pages.

« … En tout cas je suis bien content d’être maintenant un citoyen américain. Surtout quand je vois ce qui se passe en Europe. Ces gens-là sont tellement arriérés. Penser qu’ils se battent pour les Polonais. J’en ai un, Polonais, qui travaille pour moi. Si vous le connaissiez je vous assure que vous n’auriez pas envie de vous battre pour lui. Nous sommes chanceux d’avoir pour président un homme comme Roosevelt. Avec lui on est tranquille. Pas de danger qu’il nous arrive ce qui nous est arrivé avec Wilson. Il ne se laissera pas jouer par l’Angleterre. Nous ne sommes pas pour aller leur gagner leur guerre encore une fois. »

« Quand donc le Canada se réveillera-t-il ? Qu’est-ce que vous attendez pour demander votre admission dans les États-Unis ? »

Sa lettre finissait par :

« Un de ces jours, quand l’ouvrage me laissera le temps, je monterai vous voir à Montréal. Peut-être le printemps prochain. Ou le Quatre Juillet ».

— Est-ce qu’il s’ennuierait de nous ? remarqua Robert. Tu ne trouves pas, Jocelyne, qu’il y a quelque chose de différent dans sa lettre ?

— Peut-être bien, papa. Il me semble, moi aussi. En tout cas il ne m’a pas encore donné de neveu. Je ne connais même pas sa femme, Amy. J’aimerais tant cela. Je crois que j’irais à Philadelphie pour le baptême. Pas toi ?

Le père haussa les épaules sans répondre. Mais il resta songeur pendant quelques instants et sortit sans rien dire.

Cette guerre, dont Lionel parlait, semblait s’en aller vers un cataclysme. Les nouvelles continuaient d’être tragiques. Partout les digues crevaient sous la poussée de la marée allemande.

Au début, Robert avait suivi avec un certain intérêt le cours des événements. Il se rappelait l’autre guerre, celle à laquelle il eût participé comme soldat sans ses pieds plats qui l’avaient fait réformer. Après quoi il y avait pris une part active, et profitable, par la fourniture des obus ; ce qui l’avait mis sur le chemin de la fortune. Il avait alors manifesté son patriotisme en souscrivant aux emprunts nationaux, qui d’ailleurs portaient bon intérêt, et au Fonds patriotique, afin que son nom parût sur les listes, dans les journaux. Cela lui avait donné le sentiment de faire quelque chose dans ce conflit. Mais le soir de l’Armistice, il n’avait pu s’empêcher de songer, tout en festoyant avec les autres :

« Un an de plus, et ma fortune était faite. La paix arrive juste comme j’allais faire ma boule. »

Et parce qu’il venait d’agrandir son usine dans l’espoir de nouveaux contrats, il avait eu le sentiment que le sort n’avait pas été juste à son endroit.

Cette guerre-ci ne le touchait pas directement. Au début, et comme tout le monde, il ne l’avait point cru sérieuse. Les plaines de Pologne étaient si loin ; puis l’hiver ’39-’40 si calme. Une guerre pour la frime. Au fond, cela lui plaisait qu’il en fût ainsi. Il eût été fâché d’avoir cédé son usine à plus fins que lui. Il avait souhaité la paix, mû par le désir secret que la British Motors en fût pour ses frais. Qui sait ? Peut-être, l’alarme passée, pourrait-il racheter le tout, modernisé et agrandi considérablement, pour un prix de misère. Comme bien de guerre. De sorte que, après tout, il aurait fait une bonne affaire. Et se regardant dans le miroir, en se rasant, il s’était fait un clin d’œil complimenteur.

Puis la blitz était venue. La guerre s’était faite sérieuse ; de sérieuse, grave ; de grave, catastrophique. Le monde entier avait résonné au bruit formidable de la chute de Paris. De si loin, on avait vu le nuage de sinistre poussière soulevé par l’écroulement de la France. Les journaux persistaient obstinément dans leur optimisme de commande, quand autour de lui les gens prenaient l’habitude de la défaite. Personne ne le disait, mais il semblait à beaucoup que la guerre fût quasi terminée. Il faudrait s’arranger d’une Allemagne brutale. Dans le secret de leur pensée, certains cherchaient déjà des compensations, des accommodements. Il en est qui se proposaient de se mettre à l’allemand sans plus tarder.

Cet été-là, les chaleurs prolongées avaient tenu Robert hors de Montréal. Il avait fait à Saint-Hilaire de plus longs séjours. En sorte que, isolé dans son coin de montagne, il n’avait eu avec les événements que des contacts peu sensibles, par la radio et le journal. Il n’avait à l’armée ni fils ni parent. D’ailleurs les troupes canadiennes, immobilisées en Angleterre, ne combattaient point. Dans la paix des campagnes laurentiennes où presque tous les jeunes gens restaient sur les fermes, rien ne rappelait le monde cruel et angoissé de là-bas. Les prés étaient riches de moissons et dans les arbres opulents chantaient les oiseaux. C’était, semblait-il, d’une autre planète que parlaient les journaux.

Des amis de Jocelyne, pourtant, quelques-uns étaient partis. Louis Langis était officier de marine. Il était même venu à Saint-Hilaire avec son uniforme bleu seyant et la barbe folichonne qu’il se laissait pousser. Bernard Carrière était en Angleterre. Lucien Saint-Jacques sur les côtes du Pacifique. Les frères Henrichon dans la Royal Air Force où venaient d’entrer aussi Roger Laplante et Gérard Aubin.

CHAPITRE

IV


PENCHÉE sur la plate-bande dépeignée par l’automne, Jocelyne sortait de terre les bulbes de dahlias. Gantée de coton, les joues terreuses, elle maniait le déplantoir avec application. De temps à autre s’asseyant sur ses talons, d’un mouvement de l’avant-bras elle remontait les mèches qui lui tombaient devant les yeux. Puis elle se remettait sérieusement à l’ouvrage, la tête basse, la langue sortie par l’effort, les grappes de ses cheveux pendant comme des raisins gonflés de soleil.

Absorbée dans son travail, elle ne fut point distraite par le bruit d’une voiture qui venait de s’arrêter dans le chemin voisin. Mais elle se sentit tout à coup saisie par deux mains qui, la tenant aux tempes, empêchaient qu’elle tournât la tête.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle en riant.

Pas de réponse.

— … Geneviève ?… Lucienne ?… Carmen ?… C’est Carmen !

Et comme aucune réponse ne venait encore, elle laissa là son outil, tira ses gants et palpa les mains qui la retenaient prisonnière.

— Mais… qui c’est ? insista-t-elle avec une impatience amusée. Les doigts étaient longs et forts, des doigts d’homme.

— Jerry ?… Monsieur Lafrenière ?…

Elle ne nommait pas son père. Ces jeux n’étaient point de lui. Mais soudain, incrédule, elle poussa un cri presque douloureux. Elle venait de toucher une chevalière qu’elle connaissait bien.

— Adrien !… Mon Adrien !… Ce n’est pas vrai !

Les mains cette fois, s’ouvrirent. Le temps de se redresser, elle était soulevée de terre. C’était bien son fiancé dont elle savait le retour imminent mais qu’elle n’attendait pas avant la fin de la semaine. Il revenait pour de bon, cette fois ; non pas, comme précédemment, pour de courtes échappées après lesquelles la séparation était plus douloureuse que n’avaient été agréables les retrouvailles. Il ferait une période d’une année en probation, pendant laquelle il serait simplement sous contrôle médical. Ses joues hâlées et fermes, l’éclat de ses yeux largement ouverts sur la vie bonne, la solidité de ses gestes qui voulaient embrasser ce monde des vivants enfin recouvré, tout cela démentait les conseils d’une prudence peut-être exagérée.

— Je me sens fort comme un cheval, dit-il. De nouveau il prit Jocelyne dans ses bras et la souleva. Mais l’instinct planté en lui par deux ans de sanatorium lui fit la reposer aussitôt, une fois donnée la preuve de sa vigueur.

Il serait à Saint-Hilaire quatre jours. Après quoi il lui fallait retourner à Montréal ; il avait vu son père et les siens à peine quelques heures.

Sage, et en outre surveillé par Jocelyne qui débordait d’une tendresse qu’elle faisait maternelle, il bougeait peu de la maison où la fin de septembre allumait chaque soir une bûche dans la cheminée. Contre ses gronderies il ne protestait qu’en riant, ayant pris là-bas, avec les médecins et les infirmières pour qui tous les malades sont un peu des enfants, l’habitude d’obéir sans demander le pourquoi. Quand le soleil haut avait suffisamment réchauffé l’air montagnard, tous deux marchaient par les sentiers étroits, la main dans la main.

— Tiens, Adrien, assieds-toi là. Moi, je vais ramasser des cocotes. J’ai apporté mon grand sac. Cela sent si bon dans le feu.

— Laisse-moi t’aider.

— Je te défends ! Assieds-toi !

D’une main qu’elle voulait autoritaire, elle le poussait sur le tapis odorant et lustré des aiguilles de pin. Il se laissait aller, déjà essoufflé de l’effort pourtant léger, mais qui fatiguait rapidement ses muscles désentraînés.

Ou encore ils restaient assis sous les pommiers chargés. Les fruits verts, jaunes et rouges, faisaient du verger un champ d’arbres de Noël. D’un arbre à l’autre, ils s’amusaient à comparer les fruits, se disputant pour finalement tomber d’accord. Prenant une pomme tombée dans l’herbe, ils y donnaient un coup de dents puis la rejetaient en riant pour en goûter une nouvelle. Ce petit gaspillage leur donnait une impression de luxe savoureux, d’inépuisable abondance.

Le soir, près de la cheminée, ils échangeaient des paroles banales et ravissantes. Elle le forçait à prendre le grand fauteuil de rotin qu’elle matelassait de coussins et tirait elle-même près de la cheminée. Sur un dernier carreau, elle s’asseyait à ses pieds, la tête sur ses genoux. Adrien mettait sa main dans le cou de son amie, sous l’oreille, là où à fleur de peau on sent courir le flot rythmé de la vie. Il avait si souvent rêvé du moment où il la toucherait de la sorte. Il la sentait vivre. Liés veine à veine, ils échangeaient leur sang et les battements de leurs cœurs accordés.

Parfois le père se mêlait à la conversation. Il acceptait Adrien Léger. Le mariage de Jocelyne était chose fatale, naturelle. Le passé maladif du jeune homme lui inspirait néanmoins quelque répugnance envers une telle union. Outre qu’il n’avait jamais eu souci de Jocelyne autant que de Lionel, un égoïsme inavoué lui faisait commode la perspective de noces longuement, indéfiniment retardées.

— Vous savez, monsieur Garneau, disait Adrien…

Mais son visage, ses yeux, ses pensées, ses mots même étaient tournés vers Jocelyne.

— … Vous savez que je me suis trouvé une situation, là-bas.

— Comment, vous avez envie d’aller travailler au Lac-Édouard, au sanatorium ?

Léger se mit à rire franchement tandis que Jocelyne, qui savait, écoutait patiemment.

Il avait eu comme voisin de lit le fils MacLean, MacLean des Springtime Nurseries, ces vastes serres, à Belœil, où l’on faisait en grand la culture des roses et des primeurs.

— Je n’ai qu’à dire quand je voudrai commencer. La place m’attend. Et c’est justement un travail que le docteur me permet. À condition d’y aller prudemment au début.

Lorsqu’il en avait parlé avec sa fiancée, au lieu de s’en tenir là, il avait continué :

— J’aurai même assez de temps pour écrire.

— Pour écrire ?… Pour écrire à qui ?… Puisque je serai là !

Il lui avait alors révélé son secret. Par désœuvrement, il s’était mis à écrire des contes. Il en avait expédié un à une revue de Montréal. On avait publié et payé. Encouragé, et puisque par sa mère, Irlandaise, il connaissait l’anglais tout aussi bien que le français, il avait tenté une nouvelle plus audacieuse qu’il avait envoyée aux États-Unis. Esquire l’avait rejetée ; mais le Saturday Evening Post, chose inespérée, l’avait acceptée.

— Et sais-tu combien j’ai reçu ? Un beau chèque de deux cents dollars. C’est incroyable. Alors j’en ai commencé une autre. Tu verras.

Il s’arrêta, hésitant un peu avant de lui confier son dernier secret.

— … Et ce n’est pas tout. Je pense que je vais écrire un roman. J’ai un beau sujet.

— Sur quoi ? Sur nous deux ?

Il sourit :

— Puis-je songer à quelque chose où il n’y aurait pas au moins un peu de toi ?

Elle l’embrassa du regard, les cils battant sur ses yeux où la flamme du foyer mettait des lueurs mobiles. Son regard monta vers lui, qui était assis au-dessus d’elle. Il se pencha, doucement, et mit sa joue sur ses cheveux.

Le dimanche suivant on reçut la visite de Lafrenière. C’était un des derniers jours que les Garneau passeraient à la campagne. Comme chaque année, le père avait tôt proposé la rentrée en ville, sachant qu’il faudrait, comme toujours, accorder à Jocelyne un sursis.

— Tu veux partir au moment où les arbres sont à leur plus beau, disait-elle chaque année, quels que fussent le mois et la saison.

Mais à sa grande surprise, elle consentit immédiatement.

— Si tu veux, papa. Nous partirons quand tu voudras.

Il est vrai qu’Adrien Léger ne pouvait venir à Saint-Hilaire tous les jours ; d’ailleurs, il lui fallait être prudent.

Pour Lafrenière, il venait montrer à son ami sa nouvelle voiture, une Oldsmobile bleue, éclatante de chromes et qu’il avait gréée de tous les accessoires imaginables. Cette fois, sa femme l’accompagnait.

Il y avait des années que Garneau n’avait vu Marie-Claire Froment, « ton ancienne », taquinait souvent Lafrenière.

— Bonjour, Marie-Claire. Ça, c’est de la grand-visite.

Comment se faisait-il que Marie-Claire ne fit point naître chez Garneau cette inquiétude profonde qu’il connaissait bien et qui lui venait chaque fois que la rampe s’allumait à l’improviste sur la scène de son passé ? Elle en était pourtant, de ce passé ; du plus lointain et du plus douloureux. La rivière du Loup. La petite maison en surplomb. La flamme rousse des cheveux de son amie dans les broussailles, en face. Et lui, Michel, faisant de la musique sur…

Un pincement douloureux. Encore une fois il s’était fait prendre, traîtreusement, par surprise. Après tant d’années !

D’un effort, il éteignit les lampes intérieures et tout rentra dans l’ombre. Il n’eut plus devant lui qu’une femme boulotte, aux joues maladroitement rougies, aux lèvres crues, au chapeau excessif qui chaque fois qu’elle ouvrait la bouche tanguait comme une barque fleurie sur une mer démontée. Elle gesticulait soigneusement pour montrer ses bagues. Ses pendants d’oreilles étaient deux grosses pierres du Rhin telles des gouttes de sueur prêtes à tomber. Qu’y avait-il ici qui rappelât vraiment celle qui, sous le dais des aulnes, avait embrassé sur la bouche un enfant lui aussi disparu depuis ?

Aussi bien qui, de ces trois témoins, eût voulu évoquer les jours d’autrefois ? Chacun de son côté fermait obstinément la porte ouvrant sur le cimetière. Il y avait longtemps que sur la tombe du petit Michel, Robert Garneau avait jeté la dernière pelletée de terre. Bouteille, lui, ne tenait guère à rappeler une époque pour lui sans gloire. Aujourd’hui directeur d’une demi-douzaine de compagnies minières, président de la Laviolette Mining, il avait lu quelque part l’histoire d’un milliardaire anglais dont on ne connaissait point l’origine restée mystérieuse. Il eût aimé que de lui aussi l’on dit, dans quelques années :

— Lafrenière ? Le magnat des mines d’or ? Le millionnaire ? Personne ne sait comment il a commencé.

Et pour fournir des matériaux à la légende qu’il espérait, il affectait faussement de savoir à peine ses lettres et se vantait de ne pas connaître un mot d’anglais.

Quant à Marie-Claire, son existence avait vraiment commencé à Val-d’Or. Là était le banc-d’œuvre où elle s’asseyait ; là, la salle paroissiale où elle organisait tous les ans le grand bazar de charité ; là, les boutiques où elle pouvait désormais acheter sans payer :

— Mettez ça sur notre compte, monsieur Héon.

— Certain, mâme Lafrenière. Inquiétez-vous pas.

Là, demain ou après-demain, en tout cas bientôt, on lui dirait : Madame la Mairesse. Et elle prendrait part à ce voyage annuel des Municipalités, au Saguenay, dont madame Laforce lui avait tant rebattu les oreilles.

— Sais-tu, dit-elle, en s’adressant à Garneau…

Elle le tutoyait, naturellement. D’ailleurs, elle tutoyait tout le monde ou à peu près. Sauf les membres du clergé. Mais parlant à Garneau elle ne disait point : Michel, puisque visiblement il avait renoncé à ce nom d’autrefois. Robert ? Cela ne lui disait rien. De sorte qu’elle était forcée de recourir à des détours pour éviter les vocatifs.

— Sais-tu que tu as devant toi le prochain maire de Val-d’Or. Ils veulent…

— Voyons, sa mère, t’es folle, je cré ben ! protesta Lafrenière, mais en dressant la tête et en carrant les épaules.

Malgré sa fortune, il gardait son langage petit-peuple, s’appliquait même à n’en rien perdre, afin que l’on devinât des origines modestes et que l’on admirât, songeait-il, de voir rendu si haut un homme parti de si peu.

— Oui, oui ! insista Marie-Claire, avant longtemps ça va être monsieur le Maire par icitte, Son Honneur le Maire par là ! Eh oui !

Elle n’était tout de même pas fâchée de faire savoir aux Garneau que ce seraient bientôt les Lafrenière qui tiendraient le haut bout, qui auraient bonne grâce à faire les aimables. Avec ça que l’on était joliment plus riches qu’eux ! Elle ne s’en promettait pas moins intérieurement, avec une petite satisfaction d’orgueilleuse modestie, de toujours leur garder une attitude amicale : « Ils verront que les honneurs ne nous montent pas à la tête ». Mais quel plaisir achevé ce serait de marcher enfin sur la tête de la Brabant, la femme de l’hôtelier de Val-d’Or ; et de la femme du gérant de banque ; et de la femme du percepteur ; et surtout, oh ! surtout ! de madame docteur Regimbald qui jamais ne la saluait la première. Peuh ! une ancienne fille de bureau ! Et qui avait accroché son docteur on sait comment !

— Vous comprenez, vous autres, après tout ce qu’il a fait, mon mari, pour la ville de Val-d’Or et pour l’Abitibi, c’est bien le moins !

— Eh ! sa mère, dis-le donc, dis-le donc franchement que t’as surtout envie de te faire appeler Mâme la Mairesse.

Elle se mit à rire, d’un petit rire niais et cahoteux de femme que l’on chatouille aux endroits sensibles. Mais Hermas se tournait vers son hôte :

’Coût’ donc, il paraît qu’il y a du bon cidre dans les environs ? Malgré que j’aime mieux la bière, il y aurait pas moyen de moyenner pour y goûter un petit brin : cinq ou six bouteilles !

— Bien sûr, dit Garneau. On va y aller tout à l’heure.

Par la route qui sinuait entre les vergers, au flanc de la montagne, ils descendirent chez Laurier Duval. Une maison paysanne, mais cossue, agrandie à chaque récolte généreuse. Et qui annonçait bien le propriétaire d’un verger de mille pommiers. Duval les reçut aimablement après un abord défiant. Dame ! il ne connaissait pas Lafrenière. On ne sait jamais. Non qu’il soit défendu à un honnête pomiculteur de se faire du cidre avec ses pommes tombées. Mais quand il a, ce cidre, la vertu étonnante du cidre de Laurier Duval ! Et surtout, en vendre était une autre affaire. Jusque l’an dernier cela pouvait aller ; il était politiquement « du bon bord ». Depuis que l’on avait changé de gouvernement, on pouvait voir arriver les espions de la Commission des Liqueurs n’importe quand. Il n’y avait pas deux mois que Roger Chrétien avait payé l’amende.

Lorsque Garneau eut présenté son ami Hermas, Marie-Claire, Jocelyne et Adrien Léger, Duval se sentit rassuré :

— Comme ça vous voulez boire du bon cidre ? Du vrai bon cidre ? J’ai le meilleur du canton. Venez avec moi.

Par une porte basse et quelques marches, on s’enfonça dans la cave. Il fallait quelques minutes pour s’accoutumer au clair-obscur qui filtrait de deux soupiraux tamisés de fils d’araignées. Il faisait là-dedans un froid humide qui glaçait les épaules après la chaleur du dehors. Dans la première moitié de la cave étaient entassés les barils vides et, dans un carré de planches, une mare de pommes dont l’odeur aigre prenait à la gorge. Au fond, accroupies chacune sur son ber, les barriques dormaient au frais. Elles étaient neuf, alignées comme des bombardes, pansues comme des hydropiques. Du dos de chacune jaillissait une pipette recourbée qui aboutissait à une fiole où glougloutaient les gaz de fermentation.

Madame Duval apporta des verres. Duval plongea un tube dans l’un des tonneaux.

— Ça, c’est du cidre d’une année. Du sec.

Mettant le tube dans sa bouche, il siphonna. Le courant amorcé, il en laissa couler par terre, par propreté, avant que de remplir les verres. Chacun regarda le sien que dorait une liqueur un peu trouble.

— À votre santé, dit Duval.

— Il est bon, dit Garneau.

— Pas mal. Pas mal, consentit Lafrenière. Chacun but.

— Du plus doux, annonça Duval, en siphonnant une autre barrique suivant le même rituel.

— Très peu pour moi, avertit Jocelyne.

L’humidité déposait sur les verres des perles froides qui glissaient le long des doigts. Sur la langue, le cidre faisait frais, un peu suret. Puis il ne restait dans la bouche qu’un goût musqué.

Hermas eut un rot sonore.

— J’aime mieux le premier, jugea-t-il. Donnez m’en donc encore un peu pour comparer… Non, du premier… Assez.

Mais il avait attendu, pour dire : Assez, que son verre fût comble.

— Moi c’est le second que j’aime le mieux, dit Marie-Claire.

Duval lui prit son verre et le remplit en souriant.

Garneau, qui n’en était point à sa première visite dans les caves et qui savait les traîtrises du cidre, crut devoir avertir doucement Hermas.

— C’est toi qui conduis. Méfie-toi. Ça n’y paraît pas et ça tape, tu sais.

— Mais non, mais non, protesta Duval en clignant de l’œil.

— Voyons, ricana Lafrenière, du stuff de même, je peux en boire un gallon.

Quand le pomiculteur en vint au cidre mousseux, celui de deux ans, chacun avait oublié la fraîcheur de la cave. Marie-Claire poussait des petits cris de couventine :

— Oh ! que j’aime ça. Humm ! Elle tendit de nouveau son verre sans attendre. C’est comme du champagne. Pareil. Whoa ! Ça fait un petit quelque chose, tu sais. Dites donc, monsieur Duval, les hommes de Saint-Hilaire, i’ sont-ils aussi bons que leur cidre ?

— Ouais, ça se laisse boire, disait Lafrenière d’une voix dont le ton s’élevait à chaque lampée. Garneau, prudent, laissait ses verres à moitié et vidait discrètement le reste par terre. Quant à Jocelyne et Adrien ils buvaient désormais dans le même verre.

— Dis mon gros loup, ronronnait Marie-Claire, tu vas m’en acheter, hein !

Çartain, ma catin ! Combien en veux-tu de caisses. Veux-tu acheter la tonne ? Si tu veux.

— C’est vrai qu’il est bon, le cidre, dit Adrien qui malgré la compagnie avait pris résolument Jocelyne par la taille. Vous savez, on est fiancés, avait-il précisé pour éviter toute équivoque.

Jocelyne vidait leur verre moins par goût que pour qu’il n’en bût pas trop.

— Monsieur Lafrenière vous avez eu une bien belle idée, affirma le jeune homme.

— Dites donc, vous êtes un Lafrenière ? s’enquit Duval.

— Ouais ! Lafrenière ! C’est ça.

— Vous seriez pas des fois parent des Lafrenière de Sorel. Jos. Lafrenière. Il est plombier. Parce que, c’est mon cousin.

Il avait bu lui aussi. Et bien qu’il fût habitué, dans la cave glacée où flottait un relent de pommes commençait de régner une atmosphère de sympathie humaine. On se sentait amis. On voulait se trouver parents.

— Non. Nous autres on est de Val-d’Or. Le pays des mines. Des mines d’or. Val-d’Or : mines d’or. Hi ! hi !

En temps normal, il se fût arrêté là. Mais il se sentait chaleureux et nature :

— Moi, je suis un Lafrenière de Louiseville. Ma famille et puis celle de ma femme étou, elles sont de Louiseville. Et les Garneau aussi. Oui ! Les Garneau aussi. Hein ?

Ben quiens ! Comme ça se trouve ! De Louiseville ? J’ai un de mes cousins qu’a marié une femme de Louiseville. Une Germain.

Une Germain ! Garneau se sentit pâlir. Il s’appuya sur un des montants de la cave. Son émotion doublée par un léger début d’ivresse le saisissait aux mollets.

— Une Germain ? de Louiseville ? s’informait Lafrenière qui venait de s’emparer d’une nouvelle bouteille de mousseux et cherchait, à force de doigts, à en tirer le bouchon. Vous êtes bien…

Pouff… fff. Le bouchon avait sauté au plafond et le cidre jaillissait partout en écume, avec un curieux chuchotement de soie froissée.

— Donne ton verre… vite, sa mère… Vous êtes bien sûr ? Parce que des Germain, j’en ai jamais connu à Louiseville.

C’est vrai, maillet, dit Duval, complètement dégêné, en donnant une bourrade à Hermas. C’est de Maskinongé, qu’elle était.

— Allons ! Il est temps de s’en aller, dit Garneau en glissant vers la porte qui découpait un carré d’or.

Qu’il faisait étouffant dans cette cave où tout à l’heure, pourtant, on grelottait presque ! La voix de Jocelyne vint jusqu’à lui, claire et nette :

— Une Germain, de Maskinongé ! Comme c’est drôle ! Ça doit être de nos parents. Ma grand’mère était une Germain : Hélène Germain. De Maskinongé. N’est-ce pas, papa ?

— Venez-vous-en ! Venez-vous-en !

— Et où est-ce qu’elle reste, comme ça, persistait Jocelyne.

— Dans le rang des Étangs. Une grande maison en bardeaux verts. Il y a un puits à brimbale dans le devant.

— Si tu veux, Adrien, nous irons la voir. Ça serait drôle si c’était une cousine ?

Malgré les pommiers chargés de leurs fruits opulents, malgré le bourdonnement sourd et continu des mouches, malgré un ciel que les petits nuages ouatés faisaient plus beau encore, et le tapis vert des hautes herbes grasses moucheté de floquet et de marguerites, malgré que chantât un pinson tout près, Garneau sentit qu’en un instant une incantation magique avait apporté l’hiver.

Il avait suffi d’un mot. D’un nom.

Et pourtant dans son désarroi, il ne sentait point de frayeur.

***

Quelques jours plus tard, on reçut de Lionel une lettre brève. Il y annonçait son divorce.

CHAPITRE

V


LA   lettre qui annonçait à la fois la faillite du mariage Lionel-Amy et sa cassation était aussi succincte qu’avait été longue la précédente. Cela était frappant. Si bien que le père ne put tenir d’en exprimer quelque surprise.

— Je ne comprends pas Lionel ! C’est maintenant que nous aurions besoin de connaître les détails. Mais dix lignes seulement !…

Le fait même ne laissait pas de l’étonner. Un divorce était chose à peu près inconnue, en tout cas insolite, dans leur entourage et dans tout le Québec catholique. Certes, la publicité faite aux aventures matrimoniales des catins de cinéma avait quelque peu désensibilisé les esprits. Cette solution, pour eux nouvelle et par trop commode, d’un problème éternel, les choquait désormais un peu moins ; à la condition, bien entendu, que cela eût lieu à Hollywood, pays de toutes les extravagances. Pareille affaire, dans ces conditions, gardait quelque chose de vaguement irréel. Cela se passait comme sur l’écran. Mais qu’il s’agît de l’un de leurs proches !

Qu’était-il donc advenu entre les époux qui fût si grave, si irréparable, si mortel ? Et cette cassure, venait-elle de Lionel ou de sa femme ? Garneau, certes, ne pouvait imaginer son fils, « tout de même Canadien français et catholique », demandant un divorce, quelles que fussent les fautes de sa femme. Et d’autre part, encore moins pouvait-il supposer à Lionel des torts si puissants qu’Amy eût pu obtenir contre lui ce qui, à ses yeux, équivalait à une condamnation.

De toutes ces pensées il ne dit rien. Mais il restait renfrogné et songeur, les yeux fixés sur son journal qu’il ne lisait point. Il fût sorti pour aérer un peu ses pensées, sans un vent glacial qui sifflait un air de novembre dans toutes les fentes des fenêtres et des portes.

— Veux-tu bien me dire, se contenta-t-il de répéter, pourquoi il ne nous donne pas plus d’explications ?

— Qu’est-ce que tu veux, papa ! Sans doute qu’il aime mieux ne pas en parler.

Jocelyne comprenait pareille réserve. Elle en eût agi ainsi. Et de qui tenaient-ils cette retenue presque hostile sinon de leur père ! Mais elle ne voulut point discuter.

— En tout cas, je vais lui écrire et lui demander de nous en dire plus long.

Mais connaissant son frère, elle ne comptait guère sur le résultat.

Il insista pour qu’elle écrivît à Lionel sans tarder.

— … Et demande-lui de nous donner le cours et le long de cette histoire.

— Oui. Tu peux être sûr. Mais, ça fait rien ! c’est triste, papa. Pauvre Lionel, qui avait un foyer ! Et moi qui n’ai jamais connu sa femme ! Jamais ! S’ils avaient eu des enfants, aussi, je suis sûre que cela ne serait pas arrivé. Comment était-elle, Amy ? Tu m’as dit, en revenant de ton voyage, qu’elle était gentille. Mais tu ne m’en a jamais beaucoup parlé. Je pense que tu ne l’avais pas beaucoup aimée.

— Oh oui ! pourtant. Mais je ne suis pas certain que tu l’aurais aimée beaucoup toi-même. Elle avait un genre un peu… un peu chorus girl. Dans le temps, j’ai préféré ne pas trop rien dire.

Il parut hésiter un instant.

— Et puis, au fond, bien que cela me fasse de la peine pour Lionel, c’est peut-être aussi bien comme cela. Parce que… il y avait encore une autre chose… Il m’a semblé…

— Quoi donc ?

— Bien je me suis demandé… En la voyant, j’ai eu l’impression… qu’elle avait quelque chose de nègre. Oui, la peau d’abord, pas mal. Et surtout le nez. Et les lèvres. Ses grands-parents, peut-être…

— Non !… pauvre Lionel !

L’exclamation de Jocelyne contenait plus de surprise que d’aversion. Certes, une telle alliance lui apparaissait comme peu désirable ; mais cela surtout parce que, naturellement nordique d’esprit, elle doutait qu’un Canadien français pût faire son bonheur avec une personne de race si distincte, si différemment humaine. Les alliances avec gens simplement de langue différente étaient déjà si souvent malheureux !

Dans la lettre qu’elle écrivit le soir même, elle insista tendrement pour que son frère vînt passer quelques jours au Canada. Jamais il n’y était revenu depuis son départ précipité, il y avait maintenant huit ans. Déjà huit ans !

La réponse n’arriva qu’au bout de trois semaines. Il n’avait point le temps, dans la presse des affaires, d’entreprendre le voyage. Il viendrait voir les siens l’année suivante, pour sûr. Quant à l’affaire de son divorce, il n’en paraissait pas le moins du monde attristé. Son mariage, disait sa lettre, avait été une erreur ; et la séparation ce qui pouvait lui arriver de mieux. Son expérience de la vie conjugale lui avait démontré qu’il était fait pour le célibat et surtout pour les affaires. Au demeurant, il paraissait n’attacher à ce divorce qu’une importance fort relative.

Jocelyne fut peinée de lire sa diatribe contre un état où elle voyait le paradis. Elle pensait à Adrien, à leurs épousailles futures.

La date n’en avait pas encore été fixée. Mais sans que jamais rien de précis eût été exprimé, il semblait établi qu’Adrien se mettrait à travailler dès le printemps, — le médecin l’y encourageait même — pour peu qu’il continuât à prendre du poids et des forces. De la sorte, les noces pourraient se célébrer à l’automne. Pour plus de sûreté Jocelyne, cédant aux instances de son père, était allée demander au médecin d’Adrien la vérité sur son état. On l’avait pleinement rassurée.

Tous les soirs, ou presque, le jeune homme venait à l’appartement du boulevard Saint-Joseph. L’hiver amorcé les y gardait la plupart du temps, à moins d’aller au cinéma, rarement, ou de passer la soirée chez des amis, plus rarement encore. Car rien de tout le vaste monde ne leur était nécessaire sauf l’un à l’autre. Il n’y avait plus à la maison que Jocelyne et son père, maintenant que la bonne les avait quittés. Pour l’instant, on n’en cherchait pas d’autre. Un peu par économie. Car sans en rien dire la jeune fille préparait son trousseau.

Chaque soir, pendant qu’elle lavait la vaisselle du dîner, Garneau lisait son journal. Il l’épluchait de la première page à la dernière, sauf les pages du sport et du cinéma. Il s’arrêtait longuement aux colonnes boursières. La hausse continue des actions de la Lorraine Gold, dont il suivait les fluctuations avec curiosité, l’avait fortement impressionné. Jadis, la finance, pour lui, c’était les actions des compagnies industrielles : aciers d’abord, forces motrices, puis chemins de fer, textiles ; et les obligations, assiette de la fortune nationale. Quant aux parts minières, il n’y avait vu que pièges à gogos.

— Voyons, Hermas ! Tu sais bien que si cette mine était bonne, ceux qui l’ont trouvée la garderaient pour eux !

Ce raisonnement lui avait longtemps paru irréfutable, aussi évident que la lumière même du jour ; ou mieux : qu’un billet de banque. Or voici que les actions de la Lorraine Gold, vendues jadis à vingt et un sous, dépassaient les huit dollars ! Les dividendes tombaient avec régularité et l’on venait même de les augmenter. Décidément, Lafrenière avait eu raison de croire au miracle. Si bien que Garneau l’avait accompagné chez un agent de change, dans la sentine même de l’agiotage. Depuis il lui arrivait d’y aller passer une heure ou deux par désœuvrement, assis devant le tableau où s’inscrivait la cote, au son mécanique des tickers.

Il lui arrivait même plus étrange. Ne s’était-il pas surpris un jour à parcourir les petites annonces d’un œil faussement négligent ! Bien qu’il se fût formé des habitudes étriquées mais qui remplissaient les heures, il ne pouvait se faire au vide de ses journées. S’il se fût écouté, à certains moments il fût allé, tout orgueil éteint, demander à quelques-uns de ses amis, à ses anciens compagnons d’armes industrielles, une occupation quelconque, une vague association qui lui permît de fuir cette oisiveté où il se sentait couler. Ce qu’il lui eût fallu, c’était bien le contraire d’une sinécure, puisqu’il en aurait attendu non pas un simulacre de travail en retour d’un salaire, mais bien une occupation véritable qui le retînt, même sans presque de compensation. Il eût accepté d’emblée si quelque étranger lui avait offert une gérance, une représentation, en attendant le jour, encore à venir, où il aurait son affaire à lui. Mais la guerre n’étant point propice au lancement d’une affaire nouvelle, il en attendait patiemment la fin. Alors, d’un jour à l’autre se présenterait l’occasion.

Vers huit heures du soir, on sonnait à la porte.

— Laisse, papa, criait Jocelyne du fond de la cuisine. J’y vais. C’est Adrien.

Elle traversait le corridor en coup de vent. Mais s’arrêtait devant le miroir du porte-chapeau pour vérifier sa coiffure et retoucher sa mise pourtant impeccable.

— Allô, mon Adrien ! Attends-moi dans le salon avec papa. J’ai fini dans un instant.

— Je vais aller t’aider.

— Non, non ! Attends-moi. D’ailleurs il faut que je m’arrange un peu. Que je change de robe. Je suis comme une souillon.

Elle restait coquette. Tout en protestant qu’elle n’avait pas à se tant pomponner, Adrien l’aimait encore plus de rester soignée, même dans l’intimité. Quand Jocelyne le voulait taquiner elle l’appelait : « Mon prince ». En fait, avec son bonnet de vison et sa pelisse à col de fourrure il avait un peu l’air d’un boyard.

— Asseyez-vous donc, Adrien. Quoi de nouveau ?

— Oh ! pas grand’chose…

Les premières fois, le jeune homme avait continué machinalement :

— … Et vous ?

Mais il avait senti monsieur Garneau gêné d’avoir à répondre :

— Du nouveau, moi ? Mais rien. Rien.

Aussi mettait-il la conversation sur les événements du jour. À court de sujet, il n’avait qu’à jeter un regard sur le titre majeur du journal qui traînait sur la table. Cela faisait une entrée facile. Il lui était arrivé instinctivement de parler livres. Mais si Adrien Léger était grand liseur, Garneau ne lisait rien. Dans toute sa vie, pas une demi-douzaine de volumes, assurément. Il ne comprenait point que les fiancés attachassent tant d’importance à ces imprimés sans actualité, à des auteurs qui ne laisseraient dans le monde rien de plus que leur nom sur du papier.

Jocelyne et Adrien avaient repris ensemble le chemin de la bibliothèque qu’elle n’avait d’ailleurs jamais abandonné. Depuis quelque temps traînaient sur les meubles, à la maison de chacun, des livres qui n’étaient plus des romans.

— Qu’est-ce que tu lis là encore, Adrien, s’enquérait monsieur Léger à qui son grand-livre et ses feuilles de bilan suffisaient. Il prenait le volume et l’ouvrait : Le problème… du logement et l’État. Tu parles ! Et celui-ci Planned Economy. Veux-tu bien me dire ?…

La maturité d’esprit d’Adrien surprenait Garneau. Une partie de cette jeunesse nouvelle, dont Geneviève Lanteigne et Adrien Léger étaient des exemplaires, commençait d’ailleurs à sortir violemment des sentiers ordinaires. Il n’avait pourtant que vingt-sept ans. Mais rien ne restait chez lui de jeune et d’aérien que l’entrain. Et aussi, au fond, l’amour de la chimère. Les années qu’il avait passées sur un lit d’hôpital n’eussent point dû compter pour lui. Au contraire. Dans la quiétude du sanatorium, il avait lu et forcément réfléchi. Tout ce temps, étendu, passif dans le combat entre maladie et médecin dont il était le terrain, il n’avait été qu’une chose neutre et informe, un cas et un numéro. Un être sans ressort, émasculé par le mal et surtout par cette atmosphère énervée qui baigne les salles d’hôpital. De même, son esprit était resté en veilleuse en ce milieu falot et singulier où pendant vingt-cinq mois il avait flotté, ballotté entre Mort et Guérison qui, rivales, attendent côte à côte et patiemment à la porte des sanatoriums. Pour tout cela, du contact des vrais vivants il venait maintenant à Adrien un âpre désir de vivre pleinement, lui aussi ; une soif aiguë d’agir sur ce monde enfin recouvré. Un peu plus de forces encore, lui semblait-il, et il pourrait soulever l’univers.

Mais il s’en fallait qu’il discernât nettement ce qu’il voulait. Pour l’instant, le seul fait de vouloir, d’en avoir le droit et la puissance, le satisfaisait pleinement. Il cherchait quand même, tâtonnant dans l’ombre avec la joie imminente de l’emmuré qui sent le verrou sous sa main, qui sait que tout à l’heure, à son gré, la porte va s’ouvrir enfin sur l’insatiable azur. Des avenues ordinaires qui appellent le choix des jeunes hommes, plusieurs lui étaient fermées. Ses goûts l’éloignaient de l’action et de la politique. Sa santé, trop récente encore, l’écartait de toute carrière qui eût exposé son corps mal affermi à des fatigues dangereuses. Enfin il était à peu près démuni de diplômes. Aussi suivrait-il la voie facile qui lui était offerte chez MacLean, aux Springtime Nurseries. Neuf heures par jour, entre les fiches des clients et les roses nobles et poétiques ! Au demeurant, il ne voyait là qu’une occupation temporaire. Une espèce de pont vers la pleine réalisation de son moi.

Depuis son retour, il avait l’impression qu’enfin s’étaient écroulés les murs qui jadis cachaient à ses yeux d’adolescent le prestigieux pays de l’avenir. La route s’étendait maintenant devant lui, à travers la contrée douce et fleurie, pleine de soleil, de fleurs et de chansons, par où l’on s’en va vers Demain à travers Aujourd’hui. Ce voyage, il ne le ferait pas seul. Il y aurait d’abord Jocelyne, à ses côtés. Mais c’est en groupe aussi que se ferait la longue excursion : avec tous les compagnons-amis qu’il voyait parfois, avec lesquels il avait couru les routes réelles, sac au dos, et qui étaient désormais sa famille intellectuelle ; qui partageaient ses enthousiasmes. Ceux-là qui épaulaient mutuellement leur invincible certitude de l’assouvissement de leurs rêves.

Sur la jeunesse du Québec si longtemps contrainte, si longtemps satisfaite de sommeiller dans le dortoir collectif aux lits tous de même mesure, sur cette jeunesse éblouie une Pentecôte semblait être descendue. Quelques-uns déjà aspiraient à mettre le feu aux quatre coins de ce petit monde qu’ils aimaient pourtant ; mais que, justement parce qu’ils l’aimaient, ils voulaient sublimer fût-ce par la torche. L’étroit cadre de village qui avait été celui de leurs aînés, où les pôles étaient église et marchand de tabac, ce cadre ne leur suffisait plus. Il leur fallait pour carrière rien moins que l’univers entier avec ses images, ses jeux et ses triomphes.

Le travail quotidien, la peine et le salaire de chaque jour, cela serait pour Adrien l’inévitable accepté, mais aussi l’accessoire. Cela serait de sa vie la portion animale, physiologique. Comme de respirer, de digérer, de dormir. Fonctions nécessaires, certes, mais dont heureusement la conscience n’a point à s’occuper. Cela était le corps, la matière, le vil sinon l’impur. Mais l’esprit était d’une autre essence et d’une autre hiérarchie.

Adrien n’aspirait à la fortune pas plus qu’il ne craignait la gêne possible. En fait, le ménage serait assuré contre la médiocrité par le revenu de Jocelyne, encore que cela fût loin de permettre le luxe ; à peine une certaine aisance. Son travail suppléerait. Ils étaient prêts tous deux à se contenter de peu, et dans leur ignorance de la vie réelle, prêts à se contenter de moins encore qu’il ne leur serait vraiment nécessaire.

— Dans notre maison, plus tard, au lieu de salle à dîner nous aurons une bibliothèque. Il y aura tout autour, sur les quatre murs, des livres et des livres. J’en ai déjà près de quatre cents. Encore deux ou trois cents et j’aurai tout ce que j’aime, tout ce qui est nécessaire, tout ce qui vraiment vaut la peine. Au milieu de la bibliothèque, une grande table de bois sur laquelle j’écrirai.

Au fond, Adrien n’était pas très sûr que cette table ne passerait pas à l’histoire quand il aurait écrit dessus les livres dont il rêvait.

— Et pour moi, un grand fauteuil, alternait Jocelyne, un fauteuil où je tricoterai pendant que tu écriras.

Et c’était bien ainsi qu’ils voyaient la vie promise. Non pas la main dans la main comme des enfants qu’ils n’étaient plus. Mais l’un à côté de l’autre, inséparablement. Liés par leurs pensées plus encore que par leur chair. Adrien serait le guide et Jocelyne, le fidèle. Adrien serait l’intelligence et Jocelyne, la douceur. Adrien serait la force et Jocelyne, la joie.

Il avait comme elle l’âme sensible. Comme il avait aussi le don des mots, il cueillait parfois pour les lui offrir des images douces et câlines.

Adrien avait encore d’autres projets :

— Sais-tu Josse ? J’ai vu hier Marcel et Bunty. Nous allons fonder un journal. Il ne reste plus qu’à trouver les fonds.

— Un journal ! C’est merveilleux. Quand va-t-il paraître ?

Tout pour elle était merveilleux de ce que son ami faisait ou voulait faire. Et rien aux yeux de Jocelyne n’était impossible à son ami.

— Ce sera peut-être une revue. Nous n’avons pas encore décidé. En tout cas quelque chose de neuf et de différent. Il y aura de la littérature, de la vraie. Pas de Conquête du sol, de l’abbé Grandin, ou de roman pour petites filles, comme le Jardin désert de ce pauvre Édouard Crevier. Non, je te le garantis. Et pas de terroir ni de Bon Fridolin. Mais des contes, des essais, des poèmes, des articles sérieux, quelque chose qui remue et même qui fasse hurler un peu. J’ai en tête une série de papiers sur notre système d’éducation. Et sur nos gouvernements. Il y a tant à dire et tant à faire.

Jocelyne ne saisissait pas très bien qu’il fût nécessaire de dire du mal des choses et des gens. Il lui paraissait que ce monde n’était pas si mal gouverné puisque Adrien et elle s’y étaient connus et trouvés. Mais elle approuvait gravement :

— Tu as raison, mon chéri !

— Et nous avons choisi un beau nom : DEMAIN.

— C’est vrai que c’est un beau titre.

Garneau s’étonnait un peu, lui aussi, que l’on voulût changer la face du monde. À quoi bon. Tout d’ailleurs ne se modifiait-il pas de soi-même, bon gré mal gré. Que de changement dans les choses depuis le temps où il avait fait ses premiers pas d’enfant sur la grande route pavée de jours, de mois et d’années ! Les gens, eux, changeraient-ils jamais ?

N’en est-il pas de ce monde comme d’une maison que l’on peut décorer de frais pour les nouveaux locataires ; mais dont, sous les enduits nouveaux, les murs restent les mêmes, les pièces identiques avec leurs fenêtres avares et leurs boiseries déjetées ? Et les locataires nouveaux différeront-ils vraiment des locataires précédents ?

Il y avait pourtant des moments où, regardant ces jeunes hommes, Garneau ne trouvait rien en eux qui ressemblât à ceux qu’il avait côtoyés, à ceux dont il avait été. Cette fièvre de renouveler le monde, il ne se souvenait pas de l’avoir connue et encore moins, éprouvée.

Ce qui le rassurait toutefois sur le danger et l’effet de ces équipées, était qu’on les voulût entreprendre avec, comme seule arme, l’imprimé. Rien de bien sérieux, évidemment, ni qui puisse mener bien loin. Tous ces jeunes croisés joueraient ainsi à la révolution jusqu’au jour où lassés du jeu, assagis par l’âge et l’expérience, ils se rendraient compte que le soleil continue de luire impassible, la terre de tourner sans hâte ni retard. Jocelyne, instinctivement, n’était pas loin de penser comme son père.

Et si par hasard ils allaient réussir ? un tant soit peu ! Garneau n’en serait pas autrement fâché. Au fond il ne lui déplaisait point que l’on s’attaquât à un monde qui à son endroit n’avait pas été généreux. Il gardait secrètement rancune aux choses et aux hommes de n’avoir pas répondu à ses espoirs, de n’avoir pas cédé à ses ambitions et à sa volonté.

CHAPITRE

VI


LE  dimanche, Garneau se rendait à la messe de neuf heures à Notre-Dame-des--Sept-Allégresses, son église paroissiale.

Il y allait seul, laissant Jocelyne aux petits soins du ménage. Souvent en retard de quelques minutes, il grugeait sur le temps promis à Dieu. Tous les bancs étant remplis, il devait rester debout à l’arrière avec la masse des retardataires. Cette petite foule, composée presque entièrement de jeunes gens peu dévots et à peine respectueux, occupait tout l’espace qui sépare les portails des derniers bancs. Chaque nouvel arrivant laissait entrer un jet d’air froid qui, leur glaçant les épaules, en faisait maugréer quelques-uns. Et les plus avancés se mettaient discrètement les mains sur les grands radiateurs afin de se les réchauffer. Pour s’échapper, ils attendaient le signal qu’innocemment leur donnerait l’enfant de chœur lorsqu’il transporterait le missel du côté de l’Évangile au côté de l’Épître.

Tout au long de cet office qu’il ne lui fût pas venu à l’idée de manquer, Robert Garneau, comme la plupart de ses voisins, ne faisait qu’en attendre la fin. Ses yeux vaguaient des fidèles, qui lui offraient leur dos ou leur calvitie, aux anges de la voûte ; ceux-là, vêtus de longues chemises de nuit roses et bleues, à plat sur les cintres en trompe-l’œil, embouchaient silencieusement des trompettes menaçantes. Puis les yeux de Robert revenaient vers le troupeau docile des ouailles qui se levait, s’asseyait, s’agenouillait, se signait avec un ensemble mécanique. Enfin, l’office terminé il reprenait sans hâte le chemin de la maison mais en faisant presque toujours, pour se distraire, un assez long détour.

Jocelyne, elle, préférait la grand-messe. Suivant dans son livre, elle ne souffrait pas de la longueur du rituel, ni même du soporifique ennui que dégageaient les sermons du curé. Ventripotent, apoplectique et enroué, l’abbé Dagenais garnissait une théologie ingénument populaire d’interminables citations latines qu’il prononçait à la mode d’autrefois.

La jeune fille rencontrait là son fiancé, bien que les Léger habitassent le haut de la rue Saint-Hubert. À la sortie, tout un groupe de leur connaissance s’agrégeait sur le perron. S’il faisait doux, l’on papotait quelques minutes pendant que passaient, tout en haut, au-dessus d’eux, les premiers tintements de l’angelus. Les jeunes hommes, qu’environnait une aura de lotion et de cirage, étrennaient une cravate, ou un feutre gris perle sur leurs cheveux taillés de la veille. Les jeunes filles guignaient mutuellement leur toilette ou leur chapeau : les cocardes méprisant secrètement les fleurs, les rubans moquant intérieurement les-deux ; celle qui portait un manteau de l’année précédente, gênée et quelque peu jalouse.

Ce matin-là était particulièrement plaisant. Décembre commencé donnait à l’air une qualité singulière, sonore et pure comme d’un cristal. Rien ne restait plus des bruines frileuses de novembre. Moulée par le gel de la nuit en petites crêtes dures, la boue s’émiettait sous le pied. Le vieux soleil couleur de citron, bas penché dans le ciel pâle, versait encore une tiédeur perceptible sur les visages et les mains.

Comme chaque dimanche après la messe terminée, Garneau allait tourner vers l’est. Il descendrait une fois de plus l’avenue Delorimier. Mais non. Il vient d’apercevoir Gilbert Lazure qui attend au coin. C’est un voisin avec qui il a parfois échangé des mots indifférents à travers les parterres contigus. Depuis, monsieur Lazure semble chercher la compagnie de Robert Garneau tout autant que Robert Garneau évite la compagnie de monsieur Lazure. Ancien marchand de chevaux, monsieur Lazure se fait gloire d’être arrivé à la marche suprême, pour lui, de l’escalier social ; il est enfin rentier. Et il est tout heureux d’avoir des neveux qui guettent impatiemment ses rhumes et sa succession.

— Nous autres, retirés des affaires… dit-il à tout propos.

Cela crispe Garneau.

En outre, l’ex-maquignon ne sait parler que pouliches, écuries, Dan Patch et ses records, stud-book, trot et amble. Entre ces deux hommes ne peut vraiment exister aucune harmonie. Il est néanmoins arrivé à Garneau d’accepter sa compagnie pour la promenade ; c’est que, à certains jours, la solitude lui était trop à charge et qu’en de tels moments tout lui paraissait préférable au fait de se trouver seul parmi ses souvenirs obstinés.

Mais puisque ce jour-là il voulait la paix, il tourna résolument le dos et s’en fut vers l’ouest, le long du boulevard. Puis il prit machinalement la rue Bordeaux. Pourquoi ? Pour rien. De son pas égal, il allait traverser la rue Gilford lorsque retentit la sirène des pompiers. En trombe et tout hurlant passèrent à ses côtés le fourgon, puis la longue voiture aux échelles. Curieux, il hâta le pas.

L’avenue Mont-Royal franchie, il aperçut la foule endimanchée qui s’amassait rapidement autour des massives voitures rouges bloquant la chaussée. De chaque logis le spectacle faisait jaillir les hommes en bretelles, les femmes en robe d’intérieur qui s’interpellaient avec des : Mon doux ! et des : Pensez donc ! d’un escalier extérieur à l’autre ; les garçonnets en culotte courte, les bas glissant déjà sur les mollets et le nœud blanc de guingois ; et les petites filles aux longs cheveux fraîchement tire-bouchonnés par les papillotes, qui bravaient la fraîcheur de l’air malgré les cris maternels et les promesses de calottes. Déjà les boyaux rampaient sur le pavé, monstrueux vers gris aux extrémités invisibles, gonflés et suintants ; dont les joints de cuivre laissaient gicler de fins geysers que les gosses s’amusaient à enjamber.

Les fenêtres d’un rez-de-chaussée vomissaient une fumée noire, hideuse. Excités par l’aventure, jouant les héros à peu de frais, des jeunes gens aidaient à tirer meubles et paquets des maisons voisines. À quatre, on sortait justement un buffet massif et démodé.

Garneau ouvrit des yeux incrédules : ce buffet, il le connaissait ! Il le reconnaissait, sans pourtant y croire. Il avait même l’impression bizarre et absurde que ce buffet était le sien. Mentalement, comme pour se le prouver, il en repassa le contenu : un service à dîner en faïence bleue à fleurs, un saladier en plaqué, une demi-douzaine de verres à eau avec le broc, une ménagère à qui manquait une fiole ; et dans le fond, derrière les nappes, la bouteille de cognac. Il se mit à rire, amusé.

Mais comme il s’écartait pour laisser passer le meuble, il le reconnut vraiment. Il le reconnut à un pied différent qu’il avait fait poser jadis ; il le reconnut au petit miroir du côté gauche, cassé en étoile et qui n’avait pas été réparé. Il ne pouvait se méprendre. C’était bien le buffet qu’il avait cédé aux nouveaux locataires, quand il avait quitté le logis de la rue Bordeaux pour celui de l’avenue Bernard.

Levant des yeux encore incrédules, il chercha le numéro de la porte : 4387 ! Cela ne lui disait rien. Il eut, en éclair, un sentiment menu de délivrance. Puis il se souvint : on avait changé le numérotage. Alors il aperçut au-dessus de la porte d’entrée l’imposte que garnissait la même pièce de vitrophanie : des roses dans un treillis violet. C’était bien là qu’il avait habité pendant les premières années de son mariage. Là que, plus par la routine des jours dévorés en commun que par tout autre chose, Hortense était devenue petit à petit réellement sa femme. Là qu’était né Lionel.

Casqués, bottés, empaquetés dans leurs longs et lourds imperméables noirs, les pompiers criaient des ordres dans le vide.

Sur le pas de la porte une femme parut portant, serré dans ses bras et enveloppé d’une couverture, un jeune enfant dont on ne voyait que la tête bouclée. Elle était dans la vingtaine, grande et mince en son peignoir léger, avec des cheveux châtains précipitamment tordus en un chignon défaillant. Ainsi de profil, dans l’encadrement sombre de la porte ouverte sur ces profondeurs indistinctes que sa mémoire lui faisait deviner, pour Robert Garneau elle fut un instant, immobile et imprévue, elle fut Hortense tenant en ses bras Lionel enfant.

À ce moment deux sapeurs entrèrent là, bousculant un peu la jeune mère. Ils traînaient un boyau raidi par la pression de l’eau.

— Faites attention, pour l’amour du Ciel ! Ne faites pas trop de dégâts ! cria Garneau, avant que d’avoir eu le temps de se ressaisir. Il s’était en même temps spontanément avancé vers la maison.

Il avait eu le sentiment de crier quand, en fait, les mots qui avaient jailli, cette protestation de propriétaire inquiet, n’avaient point franchi ses lèvres. À la dérobée, il jeta les yeux autour de lui. Non ! personne n’avait saisi son cri ridicule.

Des gamins se faufilaient entre ses jambes, fuyant les menaces paternelles. Un groupe de voisins et de curieux entourait une vieille coiffée d’une casquette hérissée de mèches jaunâtres, et que couvrait jusqu’aux talons un vaste pardessus d’homme. Elle racontait avec importance les débuts de l’incendie, dans sa cuisine.

— Il n’y a plus de danger, la mère, dit un chef de district reconnaissable à son casque blanc. Vous pouvez rentrer chez vous et vos meubles avec.

Il ne sortait plus maintenant des fenêtres de la maison sinistrée que de minces rameaux de fumée blanche et fluide qui rampaient le long de la façade comme une vigne mobile. La jeune femme était descendue dans la rue. Robert vit qu’elle avait la face camuse et les yeux bigles. Elle avait trente-cinq ans bien marqués. Comment avait-il pu, un instant, lui trouver quelque similitude avec Hortense ?

À coups d’épaule discrets et insinuants, il se faufila hors du large nœud de badauds qui, le spectacle terminé, commençait à se disloquer.

L’esprit lesté par les souvenirs éclos, il suivit lentement la rue Bordeaux. Combien peu changé le décor, après… — il en fit le calcul — après vingt-six ans. La boutique du savetier était encore là et le nom : B. Domenico. Il devait être vieux le savetier italien ! Au coin de la rue Gauthier, la petite épicerie, repeinte et fraîche comme il ne se rappelait pas l’avoir vue jamais. Elle offrait toujours ses deux fenêtres en guise d’étalage avec, comme toujours, un pied de céleri, trois concombres, une pyramide de boîtes de conserves et une affiche illustrée de cigarettes.

— Tiens ! On a changé l’arbre.

Il y avait eu là jadis — il le voyait encore — un érable tout petit. Sur lui, Robert s’en souvenait pour l’avoir rappelé souvent, Hortense s’était appuyée quand juste au retour de leur voyage de noces, elle avait perdu le talon de son soulier. Il l’avait portée jusqu’à la maison.

Mais non ! C’était le même érable. Seulement, il avait grandi depuis. C’était maintenant dans le quartier un arbre de conséquence. Dont la mort eût fait parler les gens. Un arbre majeur plein d’ombre et de chansons en été ; habillé de neiges ou de verglas comme un lustre, en hiver. Un arbre sous lequel les employés du Téléphone se concertaient longuement avant que de monter en ouvrir le cœur pour y laisser passer leurs fils.

Hortense.

Au hasard de sa flânerie, comme dans la rue on rencontre avec surprise un visage oublié, il avait rencontré le souvenir de sa femme.

Certes, il était bien arrivé occasionnellement que quelque petit événement de sa vie domestique : un plat qu’elle aimait jadis, le bris d’un objet qu’elle avait acheté, une expression que Jocelyne tenait de sa mère, eussent évoqué pour Robert Garneau la présence de la disparue ; mais jamais avec l’intensité que ce souvenir avait prise aujourd’hui. Car c’était, grâce à ce décor retrouvé, comme si elle fut revenue prendre place à ses côtés, comme si le lien rompu se fut magiquement renoué. De cette maison tout à l’heure, de la petite épicerie, de l’arbre reconnu, de chacun des coins de ce quartier qui avait été le leur étaient issus des lambeaux de souvenir, des bribes d’images qui joints comme les morceaux d’un casse-tête, avaient reconstitué un double de la morte. Puis de la propre substance de Robert Garneau un souffle était sorti qui était venu animer cette ombre et l’avait subitement faite vivante.

Hortense ! L’avait-il aimée, au début, dans le temps même de leur mariage ? Dans ce petit logis de la rue Bordeaux dont il revoyait en esprit l’étroite chambre à coucher avec le papier rose qu’il avait lui-même posé ? Peut-être vraiment l’avait-il aimée plus qu’il ne se l’était avoué ; plus qu’il ne se le fût permis consciemment ; plus qu’il ne pouvait se le rappeler en ce moment ? Pour la première fois depuis le matin où, avec Jocelyne, il s’était penché en adieu sur le visage cireux de la morte, au moment où l’on fermait le cercueil, rue Pratt, pour la première fois il sentit flotter un regret vague, trop peu violent pour qu’il eût envie d’y résister, d’avoir eu à continuer seul ce chemin de la vie qu’ils avaient entrepris ensemble. Il s’amusa même à évoquer, avec un abandon nouveau pour lui, les menus travers d’Hortense : ses ambitions de petite bourgeoise, ses alternances de mesquinerie et de gaspillage, jusqu’à son petit zozotement puéril. Mais tout cela, qui avait été parfois la cause de coups de vent dans le ménage, tout cela en ce moment ne faisait que lui rendre singulièrement pondérable la présence de l’inattendue. Car il ne pouvait ne pas se rappeler en même temps certains moments de leur intimité et jusqu’à la saveur de leurs rares caresses,

Il l’avait épousée froidement. Satisfait en vérité de s’être trouvé une femme de physique attrayant, il avait surtout cherché là une alliance profitable. Le profit n’avait pas besoin d’être fort grand pour le satisfaire. À cette époque, il ne possédait rien qui fût à la mesure de ses ambitions. De si bas, sans ressource que sa petite situation de commis aux écritures, sans amis et surtout sans famille qu’il eût pu avouer sans mourir de honte, la conquête d’Hortense Morissette lui avait paru une victoire non petite. Elle apportait en mariage un certain revenu ; et, à la mort de son père, ce qui n’avait guère tardé, un capital assez considérable. Voilà ce qu’il en avait attendu et reçu.

Mais elle lui avait donné plus encore : deux enfants, dont un fils, quelques relations qu’il avait rejetées après les avoir utilisées. Et par surcroît une espèce de félicité domestique, peut-être incolore et sans goût, mais qui avait inconsciemment fait limpides des années qui autrement eussent pu être troublées. Enfin elle avait eu un sens du pratique dont il lui était arrivé de tirer profit bien qu’il eût toujours affecté de ne point prêter l’oreille à ses avis.

Tout à l’heure il rentrerait à la maison. Jocelyne serait là qui l’attendrait pour servir le déjeuner. Aussitôt après elle dirait de sa voix onduleuse et un peu nasale :

— Ça ne te fait rien, papa, si je sors ? Je rentrerai vers cinq heures. Pas même, aujourd’hui : car elle devait dîner en ville avec Adrien. Quant à son père, il dînerait dans quelque vague restaurant.

— Va donc manger au club, papa. Il y a longtemps que tu n’y es allé. Il était vrai qu’il s’y rendait de moins en moins souvent.

— Tu y rencontrerais des amis, continuerait-elle comme chaque fois.

Mais, justement, Garneau tenait de moins en moins à rencontrer ses anciens amis. Sauf Lafrenière qui lui faisait signe lorsqu’il était de passage à Montréal.

Peut-être resterait-il, malgré tout, seul chez lui. Il ferait des patiences après avoir lu le journal du dimanche. En rentrant, plus tard, Jocelyne irait voir dans le réfrigérateur :

— Papa ! Tu as encore mangé ici, sur le coin de la table ! Des restes ! Au lieu d’aller au club.

— Oh ! ça ne me disait rien, Jocelyne. Il ne fait pas assez beau pour sortir.

— Si j’avais su, je serais revenue te faire à dîner. Tu n’es pas raisonnable.

Sa vie eût été différente si Hortense ne fût pas partie. Au fait c’était depuis son départ que les choses avaient changé et que le vent de la fortune avait tourné. N’avait-elle pas été son porte-bonheur, quelque chose comme une mascotte ? Si elle eût été là…

Hortense ; ou peut-être une autre. Pourquoi n’avait-il jamais envisagé sérieusement l’idée d’un remariage ? Ou, plus simplement, pourquoi n’avait-il jamais eu une liaison, comme tels de ses amis ? Il était vrai que ni ses sens, qui n’avaient rien d’impérieux, ni son esprit, éloigné de la douceur, n’avaient jamais senti le besoin d’une présence féminine. Pourtant…

Une image estompée passa un instant au fond de lui-même. À peine le temps de reconnaître, toute menue comme dans un rêve, l’image de Germaine Cyr.

Robert Garneau revint à lui avec un sursaut. Il regarda l’heure. Jocelyne sûrement se demanderait ce qui lui était arrivé. Mais il n’en dirait rien.

Rue Papineau, un groupe de jeunes gens discutaient avec animation à la porte d’une boutique de journaux-cigarettes-bonbons. Parmi eux, deux soldats en uniforme, comme on en voyait de plus en plus.

— … tout d’un coup sans rien dire d’avance. Personne ne les attendait.

— Comment ?… comme ça ?

— Ben oui ! Pendant que leurs délégués discutaient encore à Washington, deux mille aéroplanes sont arrivés tout d’un coup et ont lâché leurs bombes sur les bateaux. Ils ont mis le feu partout. Un beau saccage !

— Dis donc, des vrais cochons ! Pire que les Allemands ! Au moins, Hitler avertit, lui !

— Comme ça les États-Unis sont en guerre ; veux, veux pas !

— Tant mieux pour nous autres, dit l’un des soldats. Ça durera moins longtemps, avec les États-Unis dedans.

Garneau entra dans la boutique acheter son Petit Journal. C’est alors que du marchand il apprit Pearl Harbour. Rentrant chez lui, il trouva Jocelyne le visage collé au poste de TSF.

— Tu as su, papa ? C’est épouvantable !

Il fut content qu’elle ne l’interrogeât pas sur la cause de son retard.

— Oh ! tu sais, comme ça, ça va être plus vite réglé.

— Tu crois ?

— Naturellement ! Qu’est-ce qu’ils vont prendre, les Japonais ? Il y a assez longtemps que les Américains attendent l’occasion de leur tomber dessus. Le temps de les rejoindre ! Dans un mois, deux mois tout au plus, ce sera fini de ce côté-là. Et alors les Américains vont venir nous aider contre l’Allemagne. C’est un vrai service que les Japonais nous ont rendu là. Le déjeuner est prêt ?

— Dans cinq minutes, papa.

Mais elle avait l’air ennuyé.

Elle pensait à la guerre ; et pensant à la guerre, elle pensait à Lionel.

CHAPITRE

VII


CETTE  année-là, le printemps fut hâtif.

Fin mars, déjà, l’hiver semblait avoir accepté sa défaite et retraitait chaque jour un peu plus vers le nord. Les hommes, après le long hivernement, sortaient timidement sur le pas des portes enfin libres de neige et que réchauffait le soleil ; baignés eux-mêmes par une joie tiède mais que faisait mal assurée l’expérience de tant de printemps survenus puis chassés pour des semaines par une nouvelle offensive des glaces et du froid.

Mais cette fois, quelques corneilles étaient réellement apparues dans les champs. Les employés municipaux ouvraient à coups de pic, dans la glace des rues, les rigoles où, chaque matin refondue, l’eau se remettait à couler plus vive. Sur les trottoirs, côté soleil, les enfants jouaient aux billes ou à la toupie. C’était bien vraiment le printemps.

En cette température Jocelyne avait trouvé un allié inespéré. Car le mariage, après un long retard, une fois décidé pour juin, elle s’était mise à plaider ouvertement auprès de son père l’abandon de l’appartement de la ville. Elle proposait d’habiter Saint-Hilaire dont la maison, petite mais bien construite, serait assurément confortable si l’on y installait le calorifère en prévision des grands froids. De la sorte, Adrien serait tout près de son travail : une petite lieue.

— Sauf en hiver, disait-il, je pourrais presque faire le trajet à pied. Une simple marche de santé, en passant par Otterburn et le pont du chemin de fer.

— Oui. Mais l’hiver ? protestait Garneau.

— L’hiver ? répliquait en riant le futur gendre, l’hiver, savez-vous que cela se ferait en ski comme rien ! De toute façon, il y a Rémus Riendeau qui fait le voyage tous les jours avec son char. Il travaille à la poudrerie et passe ainsi devant les serres. Je n’ai qu’à m’entendre avec lui.

Garneau se rendait compte que son opinion, son accommodement même, entraient de moins en moins en ligne de compte. Cela déjà le rebutait. Mais avant tout, quitter la ville lui répugnait. Trop longtemps la métropole avait été sa suprême ambition ; et d’y régner, son rêve inavoué. Pour un village, pour une petite ville, bref, pour un autre Louiseville, jamais il n’eût accepté de troquer Montréal. Trop de souvenirs eussent ainsi été animés. Il eût eu l’impression de recommencer le passé. Il se rappelait avec ennui les visages espionnant derrière l’écran des rideaux. Les conversations dans le dos des passants. Dans chaque petite ville, autour du clocher de tôle, les mêmes « avenues » : Cartier ou Champlain, parfois simples culs-de-sac avec leur demi-douzaine de maisons. Les mêmes rues : Saint-Denis, Laurier et Notre-Dame, étroits couloirs s’ouvrant sur le vide inhumain des champs. En plein après-midi de semaine, les paires de rentiers soudés par le damier sur les genoux. Et les jeunes filles jouant les demoiselles vis-à-vis les paysannes des rangs : celles de Saint-Athanase singeant celles de Grand’Mère qui singent celles des Trois-Rivières qui singent celles de Montréal qui elles-mêmes singent celles de New-York. Non ! Garneau ne pouvait s’y résoudre. Un village ? jamais.

Mais un nouveau printemps était vraiment là avec son soleil fervent. Un soleil qui semblait promettre un été de dix mois, un été indéfini, l’abolition à tout jamais des glaces et des frimas. Le soleil plaidait avec chaleur pour la campagne qui, tant plus que la ville, était son royaume.

— Papa ! dis que tu veux !

— Mais, Jocelyne, quelle idée de s’en aller ainsi…

— Attend ! Avant de dire non, attend ce que j’ai à te proposer. D’abord, ça ne serait que pour un an, deux tout au plus.

— Ah ! comment cela ?

— Voyons ! Tu ne penses pas qu’avec son intelligence et son talent, Adrien va passer sa vie teneur de livres chez un fleuriste en gros ! Non ! C’est vrai que j’aime la campagne ; lui aussi. Et que c’est mieux pour sa santé, pendant quelque temps. Mais c’est en ville seulement qu’il peut se… réaliser. Il va écrire !

— Ma pauvre Jocelyne, tu es folle ! Tu ne penses tout de même pas que c’est en écrivant que…

— Mais oui ! dès que sa santé se sera refaite, il va entrer dans un journal.

— Bon. Mais moi, je…

— Attend, je te dis ! J’ai tout calculé. Laisser l’appartement de la ville c’est une grosse économie : loyer, taxes, frais et le reste et le reste ; un bon mille piastres, peut-être plus ! Et avec ce mille piastres, sais-tu ce que tu pourras faire ?

— Qu’est-ce que tu vas me proposer, encore ?

Il parlait d’un ton grognon et haussait les épaules. Mais il était heureux qu’elle calculât si bien.

— Avec mille piastres tu pourras aller passer les trois plus durs mois de l’hiver en Floride, comme monsieur Geoffroy. Hein !

Monsieur Geoffroy, un voisin, gros fonctionnaire en retraite, partait chaque novembre pour les pays du Sud et la paradisiaque Floride.

— Je te le dis : ma pauvre Jocelyne, tu es complètement folle !

Pourtant, l’idée d’aller chercher le soleil dans le Midi, comme les oiseaux et les grands hommes d’affaires, flattait sa vanité ; bien que jamais, jusqu’à présent, l’idée ne lui fut venue de les suivre. Et pourquoi pas ? Qui sait ? Quelles rencontres fructueuses n’y ferait-il pas ?

Néanmoins de là à s’en aller vivre en pleine campagne, il y avait loin. Et sans doute eût-il résisté solidement si environ ce temps, un fait nouveau, ignoré de Jocelyne, ne fût venu emporter sa décision.

Presque tous les matins, depuis quelques semaines, par exemple lors de son premier cigare, Garneau se sentait dans les doigts de vagues engourdissements. Il n’en eût point été alarmé sans des maux de tête dont la fréquence et la violence allait croissante. Lui qui de sa vie n’avait été vraiment malade ! C’est cela qui, ajouté à des petits malaises plus intimes, l’avait conduit à l’automne dans le cabinet d’un médecin de bonne réputation.

Après un long interrogatoire et un minutieux examen :

— Rien de grave, en vérité, avait dit le praticien. Rien de grave, je vous assure.

Garneau avait secrètement poussé un soupir de soulagement. Non vraiment, il était encore trop jeune, à cinquante-trois ans, pour sentir déjà les atteintes d’une vieillesse encore lointaine.

— … Mais tout de même, continuait le docteur, votre pression est passablement haute.

— Cela veut dire quoi ?

— Tout simplement que les reins sont fatigués, que le cœur a servi longtemps, bref, que le moteur est un peu encrassé. Un peu usé, même. Vous n’avez que cinquante-quatre ans. Pas même. Ce n’est pas vieux…

(Celui qui lui parlait ainsi avait un peu plus : la soixantaine, peut-être.)

— … Mais ce n’est pas jeune non plus.

— Alors ?

— Il vous faut du repos, de la détente.

— Je ne fais… à peu près rien.

— Oh ! Je vous connais, vous autres, hommes d’affaires ! Diminuez encore ; pour un temps, du moins. Voici une ordonnance que vous ferez remplir. Je vous reverrai dans un mois. Pas avant. En attendant : un régime raisonnable, du calme. Et, si possible, la campagne. Oui ! la cam-pa-gne. Autrement…

Rentré chez lui, Robert ne dit rien de cette visite. Il affecta même ce jour-là une bonne humeur appliquée. Comme s’il eut craint que l’on soupçonnât quelque chose.

Et le premier mai les Garneau quittaient leur appartement du boulevard Saint-Joseph. Robert, toutefois, ne renonçait pas au bail ; il avait sous-loué meublé et pour un terme de six mois, renouvelable à sa discrétion.

Le déménagement, simple puisque la maison de Saint-Hilaire était déjà complètement meublée, eut lieu par une journée qu’avivait un vent tonique tandis que la tiédissait un soleil complaisant. Dans les champs affranchis, des flaques d’eau bleue cernaient les ilots gris de la neige morte. Bien que sur les branches les bourgeons fussent à peine noués, l’hiver régnait encore sur les pentes de la montagne, là où le soleil n’arrivait pas à frapper d’aplomb. Et en quelques endroits, le long même de la route, on voyait, oubliés aux arbres, les bidons de fer-blanc qui plus tôt dans la saison avaient recueilli l’eau d’érable et que la rouille guillochait d’or.

Dans le verger, Crétac finissait en retard la taille de ses pommiers. Chaussé de bottes qui le faisaient plus fortement boiteux, il trouvait quand même moyen de grimper avec agilité.

— La terre a gelé profond, cette année, mamzelle Jocelyne. C’est tant mieux. Et les lambourdes sont fameuses ! On va avoir une belle récolte…

Il corrigea, avec la prudence du terrien qui a éprouvé les perfidies du temps :

— … à moins qu’il n’arrive quelque chose.

Le printemps, qui est le matin de l’année, lui mettait aux bras une jeune vigueur, aux yeux une lumière avivée, aux lèvres des glanes de chansons. Quand viendrait l’automne, encore invisible à l’horizon du temps, les reins de l’homme seraient alourdis de toutes les fatigues de l’année. En attendant, d’une fleur à sa casquette il avait fait le drapeau de sa joie.

Des fleurs, il y en avait partout. Des thrylles et des violettes ; et par-ci par-là des touffes d’anémones. Chaque bosse était un coussin de thrylles, tache de neige veinée de rose sur le tapis vert pâle des herbes neuves. Les creux étaient des nids de violettes dont le bleu tendre pâlissait celui du ciel. Frais débarquées d’un nuage, trop occupées pour chanter, les mésanges meublaient de bourre et de brindilles les trous des vieux arbres.

— Oh ! voilà mon petit busard ! Il est arrivé lui aussi. Regarde, papa !

À deux cents pieds au-dessus du sol, l’oiseau planait largement en poussant des cris aigres que l’on entendait dériver dans le vent et qui faisaient les écureuils se clapir brusquement dans les clôtures de pierraille. Garneau avait sorti un fauteuil rustique sur la terrasse. L’air y était suave, pénétrant. En passant de l’ombre à la lumière, on avait l’impression de sortir d’une fûtaie douce et fraîche ; ou mieux, de franchir la frontière devenue tangible entre l’hiver et l’été.

— Voulez-vous un petit cognac, beau-père ? Adrien l’appelait ainsi comme si son mariage eut été chose célébrée. J’en ai apporté un peu pour nous réchauffer.

— C’est une bonne idée.

— Je vais demander à Crétac de faire un bon feu dans la cheminée pour chasser l’humidité, dit Jocelyne.

Des marches du perron, elle appela dans l’espace :

— Monsieur Gagnon-on-on !

Mais la distance et sa chanson empêchait qu’il entendît.

— Pé-trus ! Oooh ! Pé-trus ! appela Adrien de sa voix forte.

— Ouiii !… J’y vais.

— Jocelyne, dit le père, quand les ordres eurent été donnés.

— Quoi donc, papa ?

Elle se tourna vers lui. Il tenait à la main une lettre que tout à l’heure il lisait.

— C’est la lettre de Lionel. Celle qui est arrivée au moment où nous partions de la ville.

— Ah oui ! Et, quelles nouvelles ?

Garneau attendit un moment, par un sens inconscient du théâtral. Puis :

— Il me dit que sa santé est bonne. Mais il a quitté Philadelphie.

— Tiens ! Et où est-ce qu’il est maintenant ? Est-ce qu’il a laissé le taxi ?

— Oui. Il est rendu au Texas depuis un mois.

Il but d’un trait le cognac qu’Adrien lui avait versé. Sa bouche eut une grimace perceptible ; il était rare qu’il prît de l’alcool.

— … Ton frère s’est enrôlé dans l’aviation américaine. Dans deux mois Lionel sera pilote.

— Non ! Aviateur !

C’était Adrien qui s’était exclamé. Et son exclamation en était une d’envie.

Réformé à jamais pour sa tuberculose, il songeait à cette chose miraculeuse qu’était encore, pour le commun des humains, le fait de planer librement dans l’espace : Icare montant victorieusement vers le soleil ! Réalisation du vieux rêve millénaire qui avait hanté le sommeil des anciens, créé au moyen âge des monstres irréels et terrifiants, puis allumé l’esprit ingénieux des Fausts modernes penchés sur leurs graphiques et leurs dessins. Aucune invention ne pouvait être mise sur le même plan. Car voler rapprochait l’homme du ciel, le rapprochait des dieux mêmes. Réalisation aussi du vieux rêve du Malin : Quo non ascendam !

— Lionel aviateur ! répéta-t-il d’une voix admirante.

Jocelyne, elle, restait là saisie, bouleversée.

Où son fiancé avait aussitôt vu l’envol, elle, en même temps, voyait la chute : Icare s’abîmant dans la mer et la mort. Elle ne savait admettre cette chose anormale : quitter la terre solide à laquelle l’homme est naturellement soudé, pour se lancer, sur des ailes gauches et postiches, dans l’azur, domaine de l’oiseau. Instinctivement elle craignait que le Destin ne punît l’usurpateur. Et chaque fois qu’elle avait lu dans le journal la mort catastrophique d’un homme-épervier, elle y avait vu l’effet d’un jugement immanent.

— Lionel aviateur !

Sa voix était inquiète et maternelle.

Quant à Robert, le geste de son fils le remplissait d’orgueil. C’était là un geste d’homme, un geste mâle. Au tréfonds de son cœur s’était éveillé le sentiment éternel qui voit dans le guerrier l’HOMME en sa plénitude ; depuis l’époque des cavernes où, pour protéger la femme et les enfants peureusement tapis au fond de l’antre, l’homme, armé de sa massue de bois noueux, s’avançait seul vers la bête. Il avait le sentiment qu’on venait d’accrocher sur sa poitrine à lui, Robert Garneau, père de soldat, quelque chose comme une décoration. Et cette guerre qui jusqu’ici l’avait laissé presque indifférent, cette guerre, à ses yeux, prenait l’insigne de la croisade. L’Allemand, désormais, était vraiment, tangiblement, un ennemi. Mais la victoire aussi était, désormais, impérieuse et certaine.

— Lionel aviateur ! Sa voix sonnait la gloire. Apparemment, continua-t-il, les États-Unis sont entrés dans la guerre pour vrai. Les Boches n’en ont pas pour longtemps.

— Pourvu qu’il ne lui arrive rien, dit Jocelyne.

— Oh ! Tu peux être sûre qu’il va nous revenir d’ici un an. Et avec des médailles. Ce qu’il en aura vu des choses !

— Et s’il revenait blessé ! Il est tellement imprudent.

Elle n’osait dire plus, écartant obstinément l’idée de la mort qui se présentait aussitôt à elle. La mort ! Pour rien au monde elle n’eût prononcé ce mot ; sur lui ses lèvres se serraient, son esprit se fermait. Elle craignait d’évoquer, de provoquer la Femme à la faux ; d’attirer ainsi, par sa seule pensée, l’attention sur Lionel. Pourtant, elle ne pouvait se tenir de souffrir par anticipation. Femme, elle savait que les larmes et le sang sont la monnaie dont on paie la gloire.

Mais Adrien corrigeait :

— Lionel imprudent ? Dis plutôt : courageux.

— Oh ! tu sais, rassura le père, l’aviation, c’est bien moins dangereux aujourd’hui qu’autrefois. J’ai vu des chiffres l’autre jour dans le journal. On ne le croirait pas : eh bien ! il y a moins de casualités dans l’aviation que dans l’infanterie.

Les jours qui suivirent tinrent la promesse du début de mai. Il n’y eut de pluies que juste ce qu’il en fallait pour fondre les nuées et laver les vieilles neiges. Les ultimes lueurs du couchant étaient à peine éteintes derrière l’épaule droite de la montagne, que derrière son épaule gauche les premiers jeux de l’aube venaient souffler les étoiles et allumer le jour. Chaque journée était un peu plus tiède, un peu plus longue que la veille. Dans les coulées bruissaient les eaux enfin ranimées. Les matinées, certes, étaient encore froides ; mais il suffisait de jeter quelques cônes de pin sur les cendres d’hier pour entendre la cheminée pétiller comme un feu d’artifice, le poêle ronfler comme un chat. Deux bûches d’érable dans l’âtre, la pièce était réchauffée. On n’en préférait pas moins déjeuner dans la cuisine pour y manger des galettes de sarrazin qui chuintaient gaîment lorsque l’on étendait la pâte sur la plaque brûlante.

Pour Robert les heures passaient vraiment plus vite qu’il ne l’eût cru. Sur les instances de sa fille, et puisque l’on serait là au moins tout l’été, il faisait bêcher le jardin potager. Pour peu que Crétac l’eût laissée faire, Jocelyne eût bien semé tout le catalogue du grainetier. Elle avait été fort désappointée quand on lui avait recommandé de s’en tenir aux carottes, betteraves, radis et concombres de tout le monde. Ce qui la consolait c’était de penser qu’après cet apprentissage elle pourrait assurément, l’année suivante, se faire un jardin modèle. Dans sa chambre, le rayon le plus à portée de sa main offrait toute une petite bibliothèque maraîchère.

C’était là, chez elle, le côté enfant qu’elle avait toujours conservé et qui ne pouvait nuire à son charme fragile. Sans doute garderait-elle toujours cette fraîcheur d’enthousiasme qu’entretenait la naïveté de son âme confiante. Pour l’instant, elle était la paysanne la plus sérieuse du monde. Pour un peu elle fût allée au marché vendre elle-même ses légumes.

Robert surveillait les travaux d’abord par désœuvrement mais aussi par nécessité. Il fallait tout de même contrôler la dépense. Parfois, plutôt que de rester là inutile, bras ballants aux côtés, il lui arrivait de prendre le râteau pendant que Crétac manœuvrait la bêche. Chaque matin maintenant, il commençait la journée, avant déjeuner, par le tour de ses quarante-sept pommiers. À sa grande surprise, il commençait même de les connaître individuellement. Certes, Crétac, l’étonnait encore quand d’un coup d’œil à l’arbre, l’écorce ou même la feuille, il distinguait sans hésitation l’Elzéar de la McIntosh, l’Alexandre de la Wolf-River. Mais l’autre exagérait pour sûr quand il affirmait :

— Vous savez, monsieur Garneau, ben ! mon père, lui, rien qu’à l’odeur, il pouvait reconnaître les pommes de chacun des arbres de son verger.

Ce que Robert pouvait faire désormais de plus avancé, c’était de distinguer, à leur forme pleureuse, ses deux pommiers Duchesse ; à son écorce isabelle, le Jaune Transparent. Il savait aussi l’emplacement de chacun et que par exemple le troisième dans l’allée du centre était le sauvageon à pommes musquées dont Jocelyne l’année précédente avait fait une gelée rose si délectable. Et comme au fond son ignorance lui était à charge, il posait volontiers des questions à son homme. De sorte que leurs dialogues avaient parfois l’air d’un examen singulier où Pétrus Gagnon dit Crétac eût été le maître et Robert Garneau l’élève.

— Dis donc, Pétrus, cette pomme-là, c’est bien une Fameuse, hein ?

L’autre la prenait dans sa main, la palpait, la reniflait :

— Ben non ! C’est une McIntosh, voyons. D’abord elle est pas picotée pareil. Puis le cul a pas les mêmes plis. Regardez la feuille de l’arbre : elle est plus grande et surtout ben plus pâle.

Mais sorti de ce domaine, le boiteux ne savait à peu près rien.

— Qu’est-ce que c’est que cette fleur-là ? demandait à son tour Jocelyne.

— Ah !… ça…

D’un air gêné il tournait longuement entre ses doigts gris la grappe de corolles roses. Tête penchée sur l’épaule, il restait quelques instants sans mot dire. Puis :

— Ça… c’est une fleur… Probablement de la mauvaise herbe. Je ne sais pas comment ça s’appelle.

Venue l’heure du soir, dans l’air si imprégné de lumière que le jour semblait se prolonger à jamais, Robert descendait au magasin chez Sansfaçon pour y chercher le journal de Montréal. Avec la TSF dont il prenait trois fois par jour le bulletin de nouvelles, c’était là son seul lien avec la ville qu’il avait laissée et qu’en esprit il habitait encore. Il restait parfois quelques instants à causer avec les flâneurs. On se rassemblait là après l’isolement du jour où chacun de son côté avait peiné dans sa boutique ou son verger. Le plus souvent on parlait pommes ou politique.

Au bonsoir de Garneau l’on répondait poliment ; et à ses questions amicales, de même. Mais la conversation que certains soirs il eût volontiers prolongée n’allait pas plus loin. Visiblement, on ne l’acceptait pas encore comme habitant régulier de Mont-Saint-Hilaire. Il restait un étrange, comme disaient les vieux. Il n’était pas encore un de la Montagne. Peut-être ne le serait-il jamais.

En fait, la plupart d’entre eux ne pouvaient comprendre qu’il eût délibérément quitté Montréal pour cette campagne. Distante de la métropole de six lieues à peine, elle leur apparaissait parfois reculée de cinquante. Leur tendresse pour ce morceau du vaste monde était inavouée. Ils ignoraient eux-mêmes leur attachement à ce lieu paternel. Mais tandis que bien d’autres cantons voyaient les terres livrées aux herbes sauvages et aux aulnes, les familles émigrant vers les manufactures et les tâches municipales, chacune des parcelles de cette butte isolée comme une île dans la plaine du Richelieu gardait rivée à son gravier, comme le nom à l’individu, l’aîné à tout le moins des Saint-Georges et des Cardinal. Et il ne se trouvait point parmi eux non seulement d’étrangers mais même de nouveaux venus.

CHAPITRE

VIII


TROP  humble pour s’afficher sur la grande route au vu des passants et parmi les maisons des gros pomiculteurs, la maisonnette des Gagnon cachait son pignon dans les cormiers d’une venelle, affluent discret du chemin de Saint-Jean-Baptiste qu’elle rejoignait un peu plus bas que le carrefour. Pétrus Gagnon y logeait avec ses deux frères et ses deux sœurs dont, à vingt-sept ans, il était l’aîné et le nourricier. La plus âgée des filles, Marguerite, tenait la maison. Claire cousait. Quant à Louis-Joseph, il était encore à l’école. Derrière les carreaux clairs, les croisées avaient des rideaux de cotonnade bleue à motifs. Mais de fleurir les quelques pieds de parterre, on n’avait point le temps. La nature généreuse y pourvoyait, la brise chipant, pour les y jeter, la semence des pavots et des passeroses de madame Lupien, la voisine. Avril plantait des violettes à quoi succédaient les asters sauvages et les saponaires.

Derrière la maison passait le torrent qui déchargeait le lac Hertel et le massif entier du mont Saint-Hilaire. De la cuisine on l’entendait gronder au printemps, chanter en été et bruire à peine en automne, à l’époque des eaux basses. Cela servait d’accompagnement aux chansons des Gagnon. Car tous avaient de la voix et l’oreille juste, même le boiteux. Et surtout Louis-Joseph, qui ténorisait à cœur de jour et chantait déjà dans le chœur paroissial. Si bien que les voisins avaient baptisé ce coin : le nique à chansons.

Quittant sa maison vers les neuf heures, ce samedi soir, Garneau dut se rendre chez Pétrus. Le petit moteur électrique qui tirait l’eau du puits avait subitement refusé de pomper. Crétac saurait bien le remettre en marche.

Robert descendait la côte d’un pas gaillard. Il se sentait, depuis quelque temps, véritablement raffermi. Le repos avait eu l’effet promis par le médecin. L’appétit lui revenait, et le sommeil. L’humeur même se faisait plus débonnaire. D’autant que la veille était arrivée une lettre de Lionel annonçant sa présence possible aux noces de Jocelyne ; il essayait d’arranger les choses pour que sa longue permission, avant le départ pour « l’autre côté », coïncidât avec la date de ce joyeux événement.

Jocelyne en avait dansé de joie.

Ce serait bientôt l’équinoxe. Les verdures nouvelles gardaient encore leur lustre, leur fraîcheur première. Le souvenir des glaces et des frimas récents laissait les hommes sensibles à la jeune beauté des feuilles et des fleurs. À Jocelyne, il semblait que le monde fût une salle immense tout parée de guirlandes et de bouquets pour ses prochaines épousailles.

Sur la véranda du magasin, une demi-douzaine de voisins répondirent au salut collectif du passant :

— Bonsoir tout le monde !

— Bonsoir ! monsieur Garneau. Bonsoir !

Sous les semelles, l’asphalte de la route rendait un bruit métallique. La pente faisait le talon frapper plus dur.

Il arrivait chez Gagnon et venait de tourner dans la venelle lorsqu’il crut apercevoir quelque chose dans les broussailles, là où, courant en contre-bas, le torrent faisait à la route office de fossé. Une bête ?… Non ! un homme. Il était assis parmi les foins courts encore et se balançait lentement, régulièrement comme un métronome, en ahanant quelque chose d’indistinct, mi-grogné, mi-chanté.

S’approchant, Garneau reconnut son voisin, Gordien Lachance, celui-là à qui il avait vendu le trop de verger qu’avait comporté son domaine. Lachance était royalement ivre. Le fils Gladu qui passait à ce moment se pencha un instant sur cette loque et conclut du ton de qui constate une évidence ordinaire :

— Saoul ! Il est encore saoul !

Garneau eut une grimace spontanée, invisible. Il ne buvait à peu près jamais et, surtout, avait de l’ivresse une horreur profonde. Horreur de cet asservissement de l’homme à l’alcool, de cet abrutissement de l’âme et du corps, de son avilissement aux mains de cette hideuse maîtresse qui roule dans l’ordure et le vomissement des êtres autrement libres et fiers. D’où lui venait cette haine et ce dégoût ? Et sa résistance à un vice à tel point répandu ? Du fait, sans doute, que l’homme lui paraissait de la sorte si complètement vaincu ; vaincu non pas même par d’autres hommes, mais par les choses, honteusement ; volontairement vaincu par sa propre faiblesse. Au fond, ce qui le hantait et l’inspirait ainsi, n’était-ce pas surtout le souvenir refoulé des scènes d’ivresse dont, enfant, il avait été le témoin et la victime ? En tout ivrogne il haïssait Ludovic Garneau.

L’homme s’était mis à chanter. Pour l’éviter Robert fit un crochet.

Lorsque, quelques instants plus tard, il repassa avec Crétac, l’ivrogne était encore là, hoquetant et chantant. Il avait roulé un peu plus bas sur la pente. Les pieds maintenant lui baignaient dans l’eau du torrent.

Gagnon s’arrêta :

— Monsieur Garneau…

— Oui, Pétrus ?

— Crétac ! C’est ce pauvre Gordien Lachance !

Le ton de son compagnon surprit Robert. Il avait dans la voix plus de pitié que de dégoût ; une pitié que cette brute ne méritait assurément pas.

— … Allons ! Donnez-moi un coup de main. On ne peut pas le laisser comme ça. Il finirait par se néyer, pour le certain.

L’autre s’était maintenant mis à chanter un cantique :

« Cécile a triomphé. Chantons, chantons sa gloire… »

Puis il éclata d’un rire idiot et sonore.

Les deux samaritains se penchèrent. Le traînant par les épaules, il le remontèrent jusqu’à l’appuyer au tronc d’un peuplier.

— Tiens ! Il pleut ? s’étonna Garneau, sentant sa main humide.

Il leva la tête. Dans le ciel encore laiteux, les premières étoiles pourtant s’allumaient partout.

— Crétac ! Non ! affirma Pétrus.

Subrepticement, Garneau toucha le visage du pochard. Il était mouillé de larmes.

En silence, ils remontèrent la longue côte. Ils étaient presque rendus à la maison lorsque, s’étant arrêté pour souffler un peu :

— Peux-tu me dire, Petrus, demanda Robert, comment il se fait qu’un homme comme Gordien Lachance, pas pauvre, père de famille, bon garçon toute la semaine, se laisse aller comme ça ? C’est à cracher dessus !

— Il faut pas. Non, il faut pas, monsieur Garneau, protesta le boiteux.

— Ah ! Pourquoi ?

— Vous ne savez pas ? Je pensais que vous le saviez, comme tout le monde.

— Quoi donc ?

— Ben… C’est sa femme, sa Julienne. Gordien, c’était le meilleur gars du monde avec sa première femme. Jamais dérangé, excepté aux fêtes et aux noces, comme de raison. Mais il y a trois ans qu’il a marié une fille de Longueuil, une belle fille mais quinze ans plus jeune que lui… Il avait de quoi : avec ce qu’il a acheté de vous, ça lui fait bien cinq cents pommiers en production ; et tous des jeunes. L’hiver d’il y a trois ans, après la mort de sa défunte, il lui a pris l’idée d’aller travailler en ville. Parce que deux années de suite les récoltes avaient été mauvaises. Quasiment rien. C’est là qu’il l’a rencontrée. Une Vernier, de Longueuil. Ils se sont mariés à Montréal. Lui, il avait pris de l’ouvrage de nuit. Ça payait plus. Mais elle, elle s’ennuyait, le soir toute seule. Ça fait qu’elle s’est mise à sortir.

— Ah ! Et à c’t’heure ?

Jocelyne descendait aux nouvelles. Penché sur la pompe qu’il réparait. Crétac fut un long moment hors de son récit. Puis, quand la jeune fille fut remontée et qu’ils furent de nouveau seuls ;

— Pour ce qu’il en est de Gordien et de sa belle Julienne, le malheur c’est que dans ce temps-là elle a rencontré à Montréal un espèce de maudit gars, un feignant. Elle est à la maison ben tranquille, des semaines et des semaines bout à bout. Puis crac ! un coup de téléphone de son snoraud ; elle part. Gordien a fait enlever son téléphone. Ben ! Yas-y voir ! C’est pareil. Pensez-y : l’automne dernier l’autre est venu la chercher en plein avant-midi. Puis au bout de trois, quatre jours, on la voit revenir débiffée, la tête basse et pas faraude en toute, je vous en passe un papier. Mais jolie quand même, la véreuse ! Elle entre sans dire mot, met la table. Au bout d’un mois, deux mois, ça recommence. Aujourd’hui Gordien est saoul : ça veut dire qu’elle est partie. Il l’aime c’est effrayant.

La pompe était réparée et ronflait pour reprendre le temps perdu. Les deux hommes sortirent par la porte basse qui donnait dans le verger. Aux branches noires des pommiers, d’innombrables étoiles étaient accrochées.

— Vous connaissez pas ça, vous, monsieur Garneau ; malgré qu’on peut jamais dire. Vous avez toujours été heureux, vous. Vous savez pas ce que c’est qu’une trigaude de même. Mais moi, Gordien je le prends en pitié.

Garneau ne disait rien. Certes il ne pouvait admettre d’excuse à une telle abjection. Il lui paraissait que l’amour — l’amour ! — était bien le plus mauvais des prétextes. Mais il lui était arrivé parfois, en d’autres défaites, de songer à un geste qui, comme pour Gordien Lachance, eût aboli temporairement sa conscience de vivre, afin que fût en même temps effacé son ennui ; de souhaiter un étang malsain où se jeter et se perdre ; de désirer quelque philtre qui pour un temps l’eût fait insensible et brute.

L’image de son père lui revint. Depuis un moment il la sentait flotter entre eux, ombre visible dans l’ombre même. Cette fois, ne la pouvant fuir, il osa la regarder bien en face.

Quelle avait donc dû être sa souffrance, à celui-là, devant l’ineffaçable imposture dont il avait été victime ! Comment eût-il pu oublier l’injure dont le fruit, cet enfant : Michel, ne cessait d’être devant ses yeux ! Lui aussi, c’est dans l’alcool qu’il avait cherché l’oubli et l’aveuglement, dans l’alcool qui ne faisait que rendre plus vive sa blessure.

Il se souvint du regard étrange que Ludovic Garneau avait quand il trouvait sur son chemin un groupe d’enfants ; et du détour silencieux qu’il faisait afin de ne les point frôler. Il se souvint encore des moments — si loin, dans le puits profond de sa petite enfance — où Ludovic Garneau prenait dans ses bras Michel pour le rejeter brusquement lorsque du sien il approchait ce visage qui n’avait rien de lui.

Seul ! Ludovic avait été seul. Toute sa vie seul. Plus seul que si dans le vaste monde il n’eût existé d’homme que lui seul. Plus seul puisque la présence des autres ne faisait que lui rendre plus sensible sa solitude. Sans autre compagnon que l’alcool.

Robert aussi connaissait la solitude, triste miroir qui jamais ne reflète à la fois deux visages. Le geste vide où la main jamais ne rencontre d’autre main qui l’étreigne. L’écho mort qui jamais plus ne renvoie les mots d’amitié humaine. Mais cette solitude, Robert Garneau, lui, l’avait voulue et créée, en lui comme autour de lui. Et pourtant, pouvait-il ne pas s’admettre que volontiers parfois il en eût dépouillé la haire.

Auprès de son père, auprès de Ludovic Garneau dont il n’avait reçu que le nom, Robert ne se souvenait pas d’avoir jamais vu un ami. Peut-être, si le foyer eût été différent…

— Mais sa femme alors, sa Julienne, c’est une garce !

Sa voix avait été malgré lui forte et brutale.

— Qu’est-ce que c’est que vous dites ? demanda Crétac en sursautant.

Comme ils étaient depuis quelques instants immobiles sous les pommiers, l’esprit de Pétrus avait dérivé loin de Gordien Lachance. La pensée des deux hommes n’avaient plus couru de conserve. Rassemblées à l’appel de Garneau, elles redevinrent parallèles.

— Sa femme ? Oui et non, monsieur Garneau. Oui et non. Tout le reste du temps, à la maison, elle est bonne et parfaite. Et pas grande-langue. Pas agaceuse. Ni tannante. Et, cré tac ! elle a deux beaux petits enfants. Des petits anges. Dans son ordinaire, pour son Gordien elle est aux petits oignons.

— Je ne comprends plus, alors !

— C’est l’autre, voyez-vous. C’est l’autre, celui de Montréal. C’est comme s’il lui avait jeté un sort. C’est peut-être justement ça : un mauvais sort. Mais comme au fond elle aime son Gordien et ses enfants et sa maison, je perds pas confiance. Je suis pas mauvais ; mais je souhaite que son maudit gars de la ville, ben ! il se fasse poigner dans quelque mauvaise affaire. S’il n’est pas trop tard, ils pourraient encore être heureux, Gordien avec sa Julienne. Parce qu’elle est pas méchante en toute. Et elle est à plaindre, elle aussi.

— T’es pas difficile, mon Pétrus ?

— Cré tac ! Moi j’ai pour mon dire qu’il y a dans le monde plus de malheureux que de méchants. Et même les méchants, souvent, si on était à leu’ place, peut-être ben qu’on ferait pire.

Il y eut un moment d’accalmie parfaite, telle la surface d’un lac nocturne.

— Bon ben… bonsoir, monsieur Garneau ! Je pense que je vas descendre. Vous n’avez plus besoin de moi ?

— Non. Bonsoir, Pétrus ! Et merci.

***

Les noces de Jocelyne eurent lieu à l’église du village, par une journée grise. La brise du nord, soufflant à contre-courant, frisottait la rivière d’innombrables petites vagues couleur d’ardoise. Les jeunes gens devaient tenir à la main leur feutre et Robert Garneau son haut-de-forme. Quant aux jeunes filles, il leur fallait une main sur leur chapeau et l’autre à la jupe tandis que, pour protéger leur coiffure fraîche, elles tournaient la tête contre le vent.

— Quel malheur qu’il ne fasse pas soleil, avait protesté Carmen Désilets.

Romanesque, elle s’était fait une fête pastorale de cette noce à la campagne.

— Le temps est jaloux de moi, répondait en riant Jocelyne dont le bonheur ne pouvait être troublé par des nuages. Mais ça ne me fait rien. J’ai toujours aimé le gris. C’est ma couleur préférée.

Au sortir de l’église, un coup d’aquilon jeta au visage d’Adrien le voile de sa nouvelle épousée.

— Nous voilà attachés pour vrai, dit-il en riant. Et dans le nuage de tulle il l’embrassa longuement sur la bouche, sous la pluie de confettis lancés par les amis de la ville et les poignées de riz de Crétac, de Claire Gagnon, des quelques personnes de la Montagne que Jocelyne avait invitées.

Enfin, juste au moment où la noce descendait le trottoir du parvis sous les hauts érables bruissants, le soleil parvint à s’ouvrir un œil entre les nuées. Un rayon illumina le cortège et fit scintiller les eaux douces du Richelieu.

Lionel n’était point venu. Un télégramme, puis une lettre, avaient apporté l’annonce de son départ hâté pour outre-Atlantique. Raccourcie, sa permission ne lui permettait plus de venir au Canada.

On l’envoyait en Angleterre pour y parfaire son entraînement de combat. Il était bombardier. Dans sa lettre, il se plaignait du temps qu’il lui fallait attendre avant que d’aller lâcher ses bombes sur la tête des Boches et terminer cette guerre qui n’attendait que lui. Comme tout le peuple américain, il semblait avoir, en face de cette martiale et périlleuse aventure, la même attitude enthousiaste et quelque peu enfantine que devant la série ’mondiale’ du baseball. Peut-être même prenaient-ils le jeu avec plus de sérieux que la guerre elle-même. En fait, des combats ils ne connaissaient ni les ruines, ni les privations, ni, ou si peu, la terrible rançon du sang. La guerre de 1914, où là encore leur entrée avait été tardive, leur avait été une brève épreuve et un facile triomphe. Ils en étaient sortis grandis et surtout satisfaits d’eux-mêmes, conscients désormais de leur force et de leur importance. Le peuple des États-Unis ne se pouvait rappeler que les drapeaux flottants, les bulletins de victoires, les décorations de héros, les titres magnifiques des gazettes, les défilés tonitruants dans le canon de Broadway sous l’ouragan des feuilles de bottin et les serpentins des rubans de ’ticker’. La guerre, pour eux, c’était un peu une kermesse.

Dans, sa lettre, Lionel avait mis une photo en tenue militaire. Jocelyne trouva vieilli ce visage qu’elle n’avait pas vu depuis bientôt dix ans. Mais les traits s’étaient singulièrement affermis. Et l’uniforme américain, avec ses chevrons énormes et ses insignes multicolores, lui seyait tout à fait bien. Il était visiblement américanisé, complètement. En même temps que dans les yeux un orgueil un peu puéril de son costume, il avait dans le sourire quelque chose de franc et de vigoureux que n’avait pas jadis Lionel Garneau.

Robert avait placé le portrait de son fils sur la table près de la porte, à côté de l’horloge. De sorte que si on ne l’avait pas remarqué tout d’abord, on ne pouvait regarder l’heure sans l’apercevoir.

— C’est mon grand garçon, disait le père dès qu’il voyait le regard des visiteurs se tourner, même vaguement, de ce côté.

— Ah ! oui ?

— Oui. Il est aviateur dans l’armée américaine. Officier aviateur. Il fait des raids sur l’Allemagne.

Il y avait là deux légères exagérations. Mais cela ne pouvait tarder à venir. Ce disant, il ne faisait qu’anticiper les événements ; et de quelques semaines tout au plus.

Le voyage de noces des jeunes époux avait été bref. Les chutes de Niagara, suivant la coutume ; puis quelques jours à New-York.

Jocelyne avait poussé son père à accepter une invitation que de longtemps lui avait faite Hermas Lafrenière. Elle ne voulait point qu’il restât dans cette maison de la montagne à laquelle il n’était guère attaché et où il se fût trouvé absolument seul. Si bien qu’il avait passé quelques jours dans l’Abitibi, à Val-d’Or. On avait visité des mines. La Lorraine Gold, évidemment, et la Sullivan. Mais sur le conseil de son médecin, Robert n’était pas descendu dans les puits. Les ascenseurs, même modérés, l’angoissaient fortement.

De sorte que le souvenir qu’il gardait des mines était quelques bâtiments de bois couronnés de fumées malodorantes dans un quasi désert.

CHAPITRE

IX


ROBERT vit arriver l’hiver avec appréhension.

L’on s’avança dans octobre puis dans novembre. Les jours bientôt ne furent plus qu’un bref pont de lumière entre deux longues nuits. Quand il fallut fermer les portes de plus en plus précipitamment ; que Crétac et Adrien eurent fait le tour des ouvertures pour les calfeutrer de neuf contre la bise ; que, surtout, on ne put sortir, fût-ce pour un moment, sans la précaution d’abord d’un parapluie, puis d’un pardessus, et enfin d’un paletot doublé d’un chandail, Robert se sentit devenu prisonnier. Il lui parut que chaque jour resserrait un peu plus sur lui les parois d’un monde hermétique.

Il ne connaissait l’hiver campagnard que pour avoir, des fenêtres d’un train, regardé parfois se dérouler sous ses yeux distraits le drap uniforme de la neige ; et les maisons enlisées et les arbres squelettiques, maigrement éparpillés comme les débris d’un monde après quelque catastrophe.

L’isolement, pourtant, ne lui était ordinairement pas importun. Toute sa vie il avait accepté, choisi même, d’être seul. Mais cette solitude humaine, il l’avait cherchée là où elle était la plus parfaite : au cœur de la foule. C’est ainsi qu’il avait fui Louiseville où la petitesse du lieu faisait trop prochain à son gré le contact entre les hommes ; qu’il était venu se jeter dans la mer humaine de la métropole où il n’avait plus été qu’une vague parmi la succession ininterrompue et monotone des vagues océanes.

Jusqu’ici, néanmoins, il lui avait été possible de s’échapper hors de la maison. Il suffisait de franchir le seuil, à volonté ; rien ne venait faire opposition à son caprice. Rien n’empêchait son évasion dans le verger dont les arbres aussitôt renouaient leurs branches derrière lui ; ou sur le chemin menant au hameau ; ou parfois même dans les sentiers tortueux de la montagne. Mais cela était devenu difficile, de plus en plus, avec le froid qui s’aggravait, avec les neiges dont les premières volées étaient apparues pour s’effacer sitôt tombées. Puis sur le sol gelé, la neige s’établit durable, soyeuse, sans vie.

Or il arriva que, par contraste, la maison se fit plus accueillante. Elle, qui n’avait été qu’un abri, devint un refuge. Lorsque Garneau était descendu chez Sansfaçon chercher du beurre ou le journal, la côte glacée une fois remontée il se trouvait avec soulagement dans la salle que Jocelyne appelait le vivoir et dont les larges baies ouvertes sur le ciel et la plaine invitaient généreusement le soleil. Le fourneau à pétiole ronflait doucement. Les catalognes, la housse du divan, les tentures aux couleurs chantantes que Jocelyne avait choisies dans la joie égayaient les murs. De sorte que dès en entrant, chaleur, lumière et liesse assiégeaient l’esprit normalement chagrin de Robert Garneau.

Vinrent les glaces de décembre puis les lourdes neiges de janvier. Le vent d’ouest fit craquer les branches raidies des grands érables voisins. Souffletant la tête ronde et chauve des pommiers, il en arracha sans pitié les quelques feuilles entêtées qui, après avoir vainement espéré survivre à l’automne, étaient mortes encore liées à la branche mère. Ou c’était le vent du nord, sifflant sous la porte et faisant sournoisement couler sur le parquet une nappe de froid qui glaçait les pieds. Ou le vent d’est, fantasque et lugubre, qui faisait vibrer les carreaux et y jetait effrontément des paquets de neige cotonneuse.

Et quand cessait le vent, c’était le grand froid. Malgré les contre-châssis, le gel parvenait à s’infiltrer par d’invisibles fissures. Remontant le long des vitres, il y dessinait de son doigt fantaisiste des fougères étincelantes. Instinctivement, alors, tous se rapprochaient du poêle ronflant dont l’invisible feu régnerait pour quelques mois sur toute la maison.

La jeune femme s’ingéniait à distraire son père pour qui elle redoutait l’ennui. Lui ayant imposé cette campagne qu’il n’aimait point, elle n’avait garde de l’oublier. Ses instances n’avaient pu réussir à le lier aux gens de l’endroit ; c’est à peine s’il allait par exception passer une heure chez Laurier Duval dont il partageait les opinions politiques ; chez le notaire Clément, lorsque celui-ci venait faire du ski avec ses fils ; chez le député Poliquin dans sa villa rarement habitée.

Un peu pour son père, beaucoup pour Adrien, elle s’était abonnée à un certain nombre de périodiques. La plupart sérieux et littéraires, pour son mari qu’elle s’efforçait bravement de suivre. Revues canadiennes et américaines, faute de revues françaises que la guerre avait supprimées. Quelques revues moins intellectuelles, comme le Geographic Magazine, dont l’anglais était facile, et Aujourd’hui, un digeste que Robert lisait longuement, de la première à la dernière page. Sans lui en parler, elle faisait aussi des invitations. Lafrenière était venu passer une fin de semaine, Leblanc, un dimanche, et Geneviève Lanteigne, dont elle avait remarqué qu’elle distrayait son père, le temps des fêtes.

Quand elle le voyait faire des ronds comme un chien qui se cherche, passer d’un fauteuil à l’autre, d’une pièce à la voisine, prendre puis rejeter un magazine à moitié lu, lorsqu’elle le voyait ainsi instable et froncé, elle se creusait la tête pour trouver quelque chose.

— Dis donc, papa, sais-tu jouer au rommé ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Oh ! viens ! Je vais t’apprendre. C’est un jeu de cartes amusant comme tout.

Il haussait les épaules.

— Allons, papa fais-moi plaisir. Ça va me reposer de coudre.

Bien qu’il n’eût jamais été adonné aux cartes — au bridge pas plus qu’au poker — il lui arrivait ainsi de jouer avec Jocelyne et même avec Adrien afin de passer les heures.

En venant habiter la maison après son mariage, Adrien Léger avait apporté quelque chose que n’avait pu donner Jocelyne. Il était intelligent et s’efforçait d’être aimable envers son beau-père. Tant que ce dernier avait été seul avec sa fille, dans cette maison qu’elle avait voulue et apprêtée l’atmosphère avait été vraiment trop féminine. Avec les intentions les plus généreuses du monde, elle ne pouvait fournir à la vie commune certains aliments nécessaires. Adrien présent, Garneau put se livrer occasionnellement à des discussions masculines sur la politique, les affaires, les gens. Il eût parfois voulu son gendre plus respectueux de ses opinions d’homme mûr ; mais il ne lui déplaisait pas d’argumenter. Jadis, pendant la fréquentation des fiancés, leurs points de vue étaient généralement trop opposés pour qu’il n’y eût parfois danger de choc. Garneau était libéral, Léger plutôt nationaliste. Garneau lisait la Presse ; Léger, le Devoir. Jocelyne néanmoins savait intervenir. Elle faisait à son fiancé des signes opportuns, discrets, mais suppliants. Il le fallait. Adrien n’était-il pas allé jusqu’à plaider pour le parti de la C. C. F. !

— Il y a quelque chose, là-dedans, avait-il affirmé.

Tâche, Adrien ! avait protesté Robert. Tes C. C. F., c’est une bande de fous. Tout ça, les Woodsworth…

— Mais non, il est mort.

— Ça ne fait rien… Les Woodsworth, les Coldwell, les Scott, les… Des communistes ! Des athées ! Tout ce que ça veut c’est prendre l’argent des autres et tuer les prêtres.

Dans un autre milieu, les idées de Léger eussent passé pour modérées ; à peine du socialisme chrétien. Mais avec sa soif de réformes et de « lois sociales », il se trouvait alors à l’extrême gauche de ce monde québécois où toute nouveauté est facilement tenue pour suspecte.

Depuis quelque temps, cependant, il semblait évoluer. La littérature l’intéressait toujours ; il songeait encore à écrire. Mais il parlait moins de « révolution économique » et de « progrès social ». Il pensait plus au succès de ses livres futurs qu’à leur apostolat. Car aux Springtime Nurseries, il travaillait désormais au contact du patron dont il partageait le bureau et un peu de l’autorité sur les hommes.

De même, il semblait que les circonstances eussent quelque peu modifié Robert Garneau : l’âge et la maladie ; l’oisiveté et la perte du commandement. Industriel et maître de quelques centaines d’hommes, il avait jadis rugi lorsque « des salauds ! des bandits ! des communistes ! » avaient poussé ses ouvriers à réclamer plus d’argent et plus d’avantages. Même la loi de la responsabilité patronale dans les accidents lui avait paru monstrueuse.

— Le monde s’en va au diable ! On n’est plus maître dans sa propre manufacture. On se croirait en Russie avec les bolchéviks !

Mais il était aujourd’hui, il n’était plus vraiment qu’un homme d’affaires en disponibilité. Il admettait assez facilement que les employés pussent avoir des griefs. Et il n’eût assurément pas été fâché de voir une grève à la British Motors (Montreal Division).

— Avec ses clôtures de piquants et ses sentinelles, ce n’est plus une usine. On dirait un pénitencier !

En la maison que la nuit avait faite presque glaciale, Adrien Léger se levait tôt chaque jour dans le silence, le froid et l’obscurité. Il descendait raviver la cuisinière où sous la cendre rougeoyaient encore quelques charbons. Quand Jocelyne, toute grelottante, venait le rejoindre, il finissait de se raser. Les odeurs du café et du pain rôti parfumaient la petite maison. Dans sa chambre du rez-de-chaussée, Robert dormait encore.

— Qu’est-ce qu’il fait, ce matin ?

De l’ongle, Adrien grattait un peu du givre qui voilait le carreau. Il regardait le thermomètre fixé au montant, à l’extérieur.

— Oh la ! la ! C’est pas chaud. Pas chaud ! Dix-huit au-dessous. Ça va être frisquet pour descendre la côte.

— Pauvre chéri, va !

Adrien rentrait le soir un peu fatigué mais les joues fouettées par le vent. Il engraissait.

— À propos, dit-il un soir, j’ai vu encore John B. Tu sais, je t’en ai parlé : John B. Clark, de la poudrerie. Nous avons lunché ensemble. Il est quelque chose d’important dans la Compagnie. Son oncle est un gros actionnaire. Il m’a dit que quand je le voudrais, il y aurait une place pour moi dans leurs bureaux.

— À Montréal ? s’enquit Garneau, intéressé.

— Pas pour le moment. Mais plus tard. Dans une année ou deux…

Le jour, assis devant une baie qui encadrait le panorama, Robert souvent cherchait des yeux dans toute cette blancheur étalée quelque chose qui accrochât le regard. Mais l’espace était trop grand. La plaine, surtout vue d’en haut, trop unie. L’œuvre des hommes s’y perdait. C’est à peine si avec de bons yeux on pouvait saisir une tache noire, presque immobile, qui était une voiture descendant vers Saint-Jean-Baptiste ou un traîneau glissant sur le chemin des Étangs.

— Ça me fait penser, papa… Dans le rang des Étangs, il y a toujours notre cousine que l’on n’est pas encore allé voir. Tu sais bien : une Germain, qui a marié un Duval. Une cousine à nous autres.

— Tu n’as tout de même pas envie d’entreprendre cette expédition-là en plein cœur d’hiver !

La visite à cousine Duval serait d’ailleurs probablement de celles dont on parle et que jamais l’on ne fait.

Déjà l’esprit léger de Jocelyne s’était posé ailleurs.

— Oh papa ! papa ! Regarde.

— Quoi ? Où donc ?

— Là, à côté du puits. Tu ne vois pas ? Tiens, il remue.

— Ah ! Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Un chien ?

— Mais non. C’est… oui… c’est un renard. Qu’il est joli !

Roux feu, en plein soleil sur le fond blanc moucheté d’ombres violettes, l’animal se tenait sur une pointe de roc qui crevait la neige. D’ici, on voyait battre ses flancs maigres et les mouvements prestes de sa tête fine. Dans ce libre désert, il cherchait une proie que lui avait ce jour-là refusée la forêt. De temps à autre, son museau pointu piquait l’air et vainement flairait le vent. Puis il repartit au petit trot à travers les pommiers. Et il n’y eut plus de lui, en pointillé sur la nappe de la neige qu’il avait un instant animée, que la trace sinueuse et distincte de ses pas.

Après chaque repas, Jocelyne s’avançait un peu à l’extérieur. Du haut du perron elle jetait à la volée, sur la terrasse, des boulettes de pain mouillées de sauce ou de gras. Elle n’était pas rentrée que jailli du vide, un tourbillon de petites boules duveteuses s’abattait, râflait tout et pépiait pour en demander encore.

Le soir, il lui arrivait d’appeler au dehors son père et son mari. Debout dans la nuit, tous trois chaudement emmitouflés de lainages, ils regardaient étonnés le ciel du nord où l’aurore boréale faisait jouer ses draperies phosphorescentes ; tandis que sur les pentes vaguement laiteuses, les arbres dessinaient de noires arabesques.

Environ la mi-mars, une lettre surchargée d’écritures rejoignit Garneau au Mont-Saint-Hilaire. Le libellé original :

The Garneau Fire Pump Co.
c/o Roger M. Garneau
Begin street, Montreal
Canada.

La face en était couverte de ratures. Cette lettre devait s’être promenée depuis quelque temps. Quant au timbre d’origine : indéchiffrable.

La première adresse avait été raturée au crayon indélébile et remplacée par « inconnu — essayer M. Roger Garneau, 5320 Decelles ». Raturée de même, celle-là était à son tour coiffée de : « Robert M. Gameau, rue Pratt ? ». Là-dessus, autre rature. Dans le coin gauche : “Try S. Joseph blvd. East, 2017 or so”. En oblique : « Déménagé. Essayer a/s Quebec Trust Corporation ». C’était la compagnie de fiducie où il avait fait affaires. Là sans doute on avait fait une dernière rature pour inscrire, enfin correctement : « M. Robert M. Garneau, Mont-Saint-Hilaire, P. Q. ».

Quant à la lettre, elle était brève et venait d’une maison américaine de Toledo. On y demandait à « monsieur Garneau de bien vouloir prendre contact quand il le pourrait avec Mr Winthrop Gordon, suite 427, Tower Building, Montréal ». Et en fin de lettre on précisait : « … en rapport avec la Garneau Fire Pump Co. dont nous croyons savoir que vous êtes le président et principal actionnaire. Tels sont du moins les renseignements que nous a donnés le Bureau des Brevets, à Washington ».

Robert s’appuya les mains pour que Jocelyne ne vit pas la feuille trembler. Se pouvait-il que l’on vînt réveiller cette affaire si longtemps dormante, enterrée même ! En définitive, il y aurait donc eu quelque chose là-dedans ! Et l’invention serait une invention vraie ! Apparemment !

Au fait, il lui revenait d’avoir jadis échangé de la correspondance avec une compagnie de l’Ohio, celle-là probablement. Il vérifierait.

— Jocelyne !

Elle mettait posément la table pour le repas du soir.

— Oui, papa. Des bonnes nouvelles ?

— Il faut que j’aille demain à Montréal par affaires. Sans faute. Tu m’éveilleras. Je partirai en même temps que ton mari.

Il n’aimait pas le nom d’Adrien et évitait de l’employer.

— … Je reviendrai probablement demain soir ; à moins que je ne sois retenu. En tout cas, ne t’inquiète pas.

Dans le cours ordinaire des choses, habituée à la réserve de son père la jeune femme n’eût point posé de question. Mais levant les yeux, elle lui vit un air mystérieusement triomphant qu’il n’avait eu de longtemps. Et un visage qu’il semblait avoir peine à empêcher de s’ouvrir. Elle devina que pour une fois il lui plairait d’être interrogé ; que l’événement était trop fort pour ne pas rompre le cachet de sa discrétion. Quelque chose d’étonnant était apparemment sorti de cette enveloppe qu’il venait de glisser dans sa poche.

— Mais qu’est-ce qu’il se passe donc, papa ?…

Elle attendit un moment. Puis une idée la frappa, fulgurante :

— … Papa !… C’est Lionel qui vient à Montréal en congé ?

— Mieux que ça, ne put s’empêcher de dire le père. Une belle affaire ! Ah oui ! une belle affaire.

Mais devant le visage étonné, un peu rembruni même, de sa fille, il se reprit. Par habitude, il eût préféré tenir le couvercle fermé sur son secret. Mais n’était-ce pas enfin la récompense si longtemps cherchée, attendue ? Sa victoire sur la ligue des choses ennemies, des hommes contraires et du destin injurieux ? Sa justification, enfin, aux yeux de toutes ses connaissances, de son gendre, de sa fille, qui tous l’avaient cru vidé et l’avaient pris en pitié ? En pitié, lui ! Robert Garneau !

— Autant te le dire. Tu viendras bien à le savoir. Je vais en ville rencontrer Leblanc et un homme d’affaires américain. Le représentant d’une grosse firme, la Consolidated Equipment, de Toledo.

— Et à propos de quoi ? Ils veulent te prendre comme représentant au Canada ?

— Représentant ! Non. Tu ne me vois pas représentant l’affaire d’un autre. Non. C’est à propos de la Garneau Fire Pump.

Qu’il y avait longtemps que ces syllabes n’avaient passé sur ses lèvres ! Quel goût différent elles avaient aujourd’hui !

— Ah ! Je pensais que c’était fini, cette affaire-là.

— Fini !

Il mentit. Il mentit pour qu’elle crût non pas à sa chance mais bien à son flair, à son opiniâtreté, à son génie des affaires. Pour qu’elle crût que jamais un instant il n’avait douté.

— Qui a bien pu te mettre dans la tête que c’était fini ? Il y a eu quelques complications. Et puis la guerre a tout arrêté. Mais tu vas voir.

Le lendemain il déjeunait avec Leblanc au club. Il le vit arriver dans une belle voiture avec chauffeur.

Son ancien partenaire avait su profiter de la guerre ; adroitement, sans éclat, mais solidement. Il était maintenant directeur régional du Service Sélectif National. Cette situation, il la devait d’abord à son expérience des affaires, à sa bonne connaissance de l’anglais courant que, comme beaucoup de Canadiens de son milieu, il parlait plus correctement que sa langue maternelle, le français ; mais surtout à son entregent et aux relations qu’il n’avait jamais cessé d’entretenir dans les cercles d’Ottawa. Il avait offert ses services à son pays, comme militaire tout d’abord — il avait passé l’âge — puis comme civil. Il tenait désormais en ses mains subtiles le sort de tous ceux, hommes ou femmes, qui n’avaient point revêtu l’uniforme militaire. Prudent et adroit, il n’en tirerait aucun bénéfice pécuniaire illicite ou même douteux. Mais on pouvait être assuré que la guerre terminée il serait des premiers à se faire caser définitivement et confortablement « pour services signalés rendus au pays » ; avec probablement une décoration par surcroît.

Quand il eut pris connaissance de la lettre, Leblanc eut un cri de satisfaction :

— Il me semblait bien aussi que mon ingénieur, c’était quelqu’un.

Ils en oubliaient tous deux leurs duos d’invectives sur le dos du Van Hegebeke. On dîna dans l’enthousiasme. Leblanc commanda une bouteille de Constantia puis au dessert, faute de champagne, une bouteille de champagnette.

Mais lorsqu’en sortant de table Robert téléphona au bureau du sieur Gordon, il apprit son absence pour la journée.

Garneau ce soir-là logea au club.

À dix heures le lendemain il était dans le cabinet de Winthrop Gordon. À l’abord, l’homme d’affaires ne parut rien comprendre à cette histoire. Ce fut la secrétaire qui, appelée, réfléchit un instant puis réapparut porteuse d’un mince dossier.

Well, well… This is it.

Il relut deux fois une lettre à en-tête.

— … Bon. Je regrette que vous vous soyez dérangé pour cela. Tout pouvait se dire par téléphone. Un simple renseignement. Est-ce que vous n’avez pas eu à votre emploi un nommé Matthew VanHegebeke ?

— En effet. C’est l’ingénieur avec qui nous avons étudié le principe de notre nouvelle pompe. Il est parti quand elle a été mise au point. Nous avons engagé par la suite des pourparlers avec une compagnie que je ne peux pas vous nommer et qui serait intéressée… Je vous dis cela parce que si votre compagnie de Toledo…

— Mais non ! Mais non ! Mes correspondants voudraient simplement savoir ce qu’est devenu votre prétendu ingénieur qui, en fait, n’est pas ingénieur plus que moi et dont le vrai nom est Hans Mugeln. C’est à cause d’une histoire de femme abandonnée avec un enfant. Et comme il s’agit d’une cousine de l’un des directeurs…

Garneau retrouva Leblanc qui l’avait invité au Montreal Club.

— Et puis ? Quelles nouvelles ?

— Les nouvelles ? Ton ingénieur, c’était un beau salaud ! J’avais raison de ne pas être optimiste.

Et il lui raconta le résultat piteux de son entrevue.

— Allons, tant pis ! dit Leblanc en haussant des épaules étoffées par le meilleur tailleur de la rue Saint-Jacques. Viens quand même dîner avec moi…

Il avait bon cœur. Aujourd’hui florissant, il jouissait pleinement de sa situation. Auto à la porte. Secrétaire particulière pleine de charme et de discrétion. Bureau luxueux dans le Victoria Tower. Fil direct avec Ottawa et le cabinet du ministre. Il avait toujours misé sur la politique. Non pas l’active, celle des tréteaux et du parlement, qui apporte des récompenses éblouissantes bien que le plus souvent passagères ; tandis que les chutes en sont rudes et définitives. Non. La politique à laquelle il s’était livré était celle, plus fluide, moins glorieuse, des coulisses ; celle qui sans heurt mène les habiles à quelque fauteuil douillettement capitonné.

La vieille amitié qui de si longtemps le liait à Garneau ne pouvait s’oublier. Et de l’aventure VanHegebeke il gardait une gêne foncière. Il n’avait, lui, perdu que de maigres plumes, tandis que son associé avait été joliment échaudé. Il est vrai que si Garneau y avait laissé une partie de sa peau, c’est qu’il avait misé fort contre une plus grande part des bénéfices prévus.

— Allons, mon vieux, il n’y a plus qu’à oublier cette affaire, une fois pour toutes.

— C’est aussi bien. Au fond, cela aurait pu être encore pire.

Ils mangèrent en silence leur glace au chocolat et les petits fours qui dans la bouche se faisaient poussière. Rendus au café :

— Sais-tu, Garneau ! dit soudain Leblanc. Ça ne t’intéresserait pas de venir travailler au Service Sélectif ? Il nous faut de bons hommes ; et tu as toujours été un bon libéral. J’ai besoin d’un assistant à trois mille six cents. Je pense que je pourrais te faire nommer ; surtout si tu as quelques amis à Ottawa. Connais-tu un ministre ? Daveluy, par exemple. Ou, encore mieux, Barkley, ou Cummings ?

— Je vais y penser, dit Robert avec effort.

Réfléchir lui était pénible, quand à la gorge il gardait l’amertume de sa déception.

— … Tu peux attendre ma réponse quelques jours ? C’est que j’ai autre chose en vue.

— Bon. Donne-moi un coup de téléphone.

Dans les jours qui suivirent, Garneau songea à l’offre de Leblanc.

Rentrer à Montréal, revenir dans l’arène, sentir autour de lui la véhémence et la cohue, l’idée ne lui en déplaisait certes pas. Le quotidien de sa vie souffrait du manque d’imprévu. Et de n’avoir pour travail qu’à tailler chaque semestre les mêmes coupons attachés aux mêmes titres ; encaisser des dividendes qui ne représentaient que sa prudence, comme un vieillard, au lieu de toucher des bénéfices gagnés de haute lutte, comme un homme.

Mais d’autre part, reprendre le collier dans les conditions qu’on lui offrait !…

Après les temps presque oubliés de la banque et de ses débuts à l’usine, toujours il avait été son maître ; et celui des autres. Sans aucun contrôle.

Cinq jours plus tard, revenu dans la grande ville sous prétexte de la même affaire, il s’immobilisa un long moment au coin des rues Saint-Denis et Sainte-Catherine. Devant lui roulait le flot régulier des passants inconnus. Et le courant hoqueteux des autos et des trams qui se ruaient dès l’approche du signal vert. Aux étalages des camelots, la mosaïque criarde des revues de cinéma, où des stars langoureuses se pâmaient en plein vent. Et, au fond des merceries durement illuminées par les lampes fluorescentes, les commis pommadés guettant le client éventuel.

Trente ans plus tôt, le provincial de passage qu’il était s’était arrêté en ce même endroit, cloué par la joie de sa nouvelle possession. Il ne s’en souvenait pas. Et c’est aujourd’hui qu’il se sentait dépaysé.

Après un an au flanc de la Montagne, là-bas, voilà qu’il redevenait conscient de la Ville, comme un étranger. Il cherchait des visages qui lui fussent connus et n’en trouvait pas. Subitement lui vint le sentiment de ce qui lui manquait. Dans cette multitude de maisons, nulle maison qu’il pût appeler la sienne. De ces cent mille foyers, aucun où il fût attendu. Hier encore, à une connaissance de club qui lui demandait son adresse il avait répondu spontanément :

— J’habite dans la montagne de Saint-Hilaire, celle que la plupart des gens appellent la montagne de Belœil.

Si parfois de là-bas sa pensée revenait à la ville, en ce moment il se sentait obscurément lié à cette campagne, à celle-là seule. N’était-ce pas là désormais le lieu unique qui eût de lui quelque chose de matériel, quelque chose de plus consistant que des souvenirs froids ou caustiques ? À Saint-Hilaire, il possédait le sol même, cette pièce de verger qu’il avait achetée, lui, bien qu’au nom de Jocelyne. Et cette maison qu’il avait fait construire, lui, bien que suivant les plans de Jocelyne. Et les meubles choisis, installés par Jocelyne ; mais qu’il avait du moins payés de son argent à lui.

Et surtout ce qui lui restait indissolublement lié par la chair : Jocelyne elle-même, dont la vie était emmêlée à la sienne ; Adrien, venu prendre la place laissée vide par Lionel ; et demain, peut-être…

Une auto luxueuse au chauffeur impassible le rappela à son problème et à Leblanc. Travailler sous les ordres de cet homme à qui pendant si longtemps il avait témoigné une amicale condescendance ! Non vraiment ; il ne le pourrait ! D’ailleurs, ne risquait-il pas, en acceptant, de manquer une autre occasion, quelque chose de moins temporaire et qui d’un jour à l’autre pouvait se présenter ?

Il était une heure. Son médecin, qu’il n’avait vu de plusieurs mois, lui avait donné rendez-vous pour deux heures et demie. Il s’y rendit lentement.

— Docteur, on m’offre une situation. Une belle situation mais avec de grosses responsabilités. Et de longues heures de travail. Des voyages rapides, impromptus, par tout le Canada. Même en avion. Dites-moi si je dois accepter ?

Au sortir de là, il téléphona à Leblanc.

— Ce que ça m’ennuie, mon cher ! Mais le docteur n’a rien voulu comprendre. Je suis au repos encore pour six mois. Tu parles d’un avenir ! Mais après cela, docteur pas docteur ! je me lance. Et tu verras. J’ai quelque chose dans l’idée.

Du bout du fil téléphonique, il ne put évidemment saisir le sourire amusé de Leblanc ; ni le clin d’œil que celui-ci fit à sa secrétaire qui attendait calmement, son carnet sur les genoux.

CHAPITRE

X


POUR  rentrer, Robert Garneau attendit le lendemain soir. Il ne se sentait guère pressé de revenir à Mont-Saint-Hilaire, bien que rien ne lui fût plus désagréable qu’une chambre de club.

Il passa la matinée chez un agent de change à regarder le garçon de tableau inscrire nonchalamment les huitièmes et les quarts de la cote boursière. Puis son lunch pris le plus tard possible, il ne sut que faire avant l’heure du train vespéral qu’il avait décidé de prendre. N’aimant point conduire, il se servait le plus rarement possible de la voiture. Pour tuer le temps, il entra sans regarder les affiches dans le premier cinéma venu. Quand il en sortit, il n’eut le temps que de manger un sandwich et de courir à la gare.

Dans le train bondé, il parcourut les journaux distraitement, retenant sans cesse son attention qui s’en échappait. Depuis la veille, quelque chose cherchait sournoisement à se faire jour en lui : une pensée, un souci qu’il ne voulait pas regarder en face. Que dirait-il, que répondrait-il aux questions de Jocelyne ? Pourquoi aussi ne s’était-il pas tu ? Et si simplement, il ne répondait pas ? Mais ne serait-ce pas avouer sa défaite ?

Au dehors, les champs étalaient de larges flaques de neige sale flottant sur les eaux grises. Il s’endormit sur son journal.

— Saint-Hilaire-Station !

En descendant, il bouscula maladroitement un autre voyageur.

— Faites donc attention !… Ah ! c’est vous, monsieur Garneau ! Pardon !

— Bonsoir, monsieur Poliquin. Vous venez voir vos électeurs de Rouville ?

— Oh ! je viens passer la fin de semaine à ma maison et voir à mon verger. On vous attend à la gare ?

— Non… Je ne pense pas.

— Alors, montez avec moi. J’ai retenu un taxi.

— Bien aimable. Vous me laisserez au magasin de Sansfaçon. J’y ai affaire.

Quand il entra dans la boutique, le timbre de la porte fit se retourner la compagnie qui y tenait séance, comme chaque jour après souper.

— Bonsoir, monsieur Garneau, bonsoir, murmurèrent toutes les voix. Puis il se fit un silence.

— Bonsoir, bonsoir.

— Bonsoir, monsieur Garneau, dit Sansfaçon, abandonnant mademoiselle Gladu qui ne protesta pas. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Est-ce que… vous êtes monté chez vous ?

— Non. J’arrive de Montréal.

— Ah, bon ! Ah, bon !… Votre fille vous attend. Oui.

— Évidemment ! répondit Garneau distrait. Je viens vous payer le petit compte de la semaine dernière.

Il prit la côte. Là-haut, porté par la route droite et rigide comme une poutre, le sommet de la montagne hérissé d’arbres frangeait le ciel encore lumineux. Il semblait qu’il montât vers ce qui restait de jour, tout là-bas. Le long du chemin encore gelé par endroits, invisible sous la neige, le ruisseau gorgé par la fonte de l’hiver faisait son petit torrent et dégringolait en glougloutant.

Parvenu à sa barrière, avant que d’entrer Garneau s’arrêta pour reprendre son haleine facilement courte. S’il faisait encore assez clair au dehors, il faisait nuit dans les maisons ; si bien que, allumé, l’intérieur chez lui apparaissait éclairé comme une cage. Par la fenêtre s’offrait un tableau domestique.

Il voyait de face Adrien, ses traits forts et calmes ; sous le nez légèrement busqué, la moustache noire, carrée comme un domino. Et le front haut, sympathique. Sa tête était penchée sur celle de Jocelyne. Il semblait lui parler avec fermeté car son air était grave, sans sourire. Par moments elle allait relever la tête comme pour protester ; mais d’un geste, il l’empêchait de parler.

Jocelyne semblait alors hausser les épaules. Puis elle laissait retomber son visage dans ses mains ouvertes, tandis que ses coudes restaient appuyés sur la table encore servie pour le souper.

— Tiens ! M’auraient-ils attendu ? se demanda le père.

De sa fille il ne voyait que le dos dans la blouse blanche aux larges plis qui lui élargissait les épaules et la faisait paraître plus ronde. D’ailleurs, elle avait engraissé depuis quelque temps. Aujourd’hui, ses cheveux blonds étaient relevés très haut par une plaque d’écaille et une longue épingle qui la retenait sur la nuque. Où donc avait-il déjà vu cela ?…

Les lèvres de Robert se serrèrent. Cette question pourtant ridicule de la coiffure de Jocelyne était un sujet de mésentente entre le père et son gendre. Le second aimait cette mode qui donnait au visage peu régulier de sa femme une fraîcheur nouvelle et mettait en valeur sa plus belle parure. Mais le père chaque fois fronçait les sourcils.

— Veux-tu bien te peigner autrement ! C’est une coiffure de vieille femme ça ! Va t’arranger la tête !

Plus que jamais ce soir, sous la lumière douce de la lampe, avec sa nuque replète et le blond fardeau de ses cheveux, elle évoquait pour Robert une autre silhouette.

Il entra.

Adrien, déjà debout, releva simplement la tête et se tourna vers son beau-père. Il ne dit pas : bonsoir. La lampe basse le faisait singulièrement grand. Il se figea pendant que sa main, en une pose classique mais qui n’était sûrement pas calculée, restait impérativement posée sur l’épaule déprimée de Jocelyne. Il demeurait ainsi sans parler, les yeux droits, le visage si grave que Robert s’interrogea machinalement. Quelle mésentente avait donc pu s’élever entre eux pendant son absence ? Ou même entre Adrien et lui, Robert ? Qu’avait-il appris ?…

Une crainte absurde, contre laquelle il réagit aussitôt, posséda un instant son cœur. Son secret ?… Auraient-ils par quelque invraisemblable hasard ?…

— Est-ce qu’il est venu quelqu’un pendant mon absence ? ne put-il s’empêcher de demander.

— Quelqu’un ? Non…

Quel ton bizarre il avait !

Mais à cet instant même, Jocelyne avait entendu la voix de son père. Elle se dressa, violente. Et presque en trébuchant, elle courut se jeter sur lui.

— Papa !… Papa !… Papa !…

— Mais voyons ! Qu’est-ce que tu as ? Voyons ! Qu’est-ce qu’il s’est donc passé ?

Il la tenait mollement, l’appuyant plutôt, un peu gêné de cette effusion passionnée. Mais elle s’accrochait, désespérément nouée à son cou. Il sentait sa joue à lui désagréablement mouillée par les larmes qui coulaient librement parmi ses sanglots.

— Mais quoi donc ?

Ce fut Adrien qui parla.

— Lionel !…

— Bien quoi ? Lionel.

— C’est arrivé hier. Il lui tendait un télégramme. Lionel… est porté disparu.

C’est trois semaines plus tard que vint une lettre de l’aumônier américain de son escadrille. Le sergent-bombardier Lionel Garneau était disparu au cours d’un raid au-dessus de Cologne. On avait vu son avion fumant quitter le groupe et perdre de la hauteur. Personne ne l’avait vu tomber. Toutefois, à travers les vagues paroles d’espoir et de réconfort, on sentait combien peu de confiance conservait le padre.

Jusque-là, et tout en gardant son visage tendu, Jocelyne n’avait rien changé à sa mise. Deux fois par jour elle était descendue à la station postale, chez la veuve Guénette. Mais quand cette lettre fut venue, et après une autre semaine d’attente vaine, elle prit l’auto, passa la journée à Montréal et revint le soir toute vêtue de noir.

En la voyant ainsi, le père éclata :

— Qu’est-ce qui te prend ? À te voir, on dirait que ton frère est mort !

— Oh ! papa ! dit-elle, blessée par le mot. Je sais bien… mais…

— Tu sais bien ! Tu sais bien ! Tu sais quoi ? Tu ne sais rien. Rien de rien. Personne non plus. Son avion n’est pas rentré ? Et puis après ? Un atterrissage forcé, évidemment. Et les parachutes ; ça n’est pas pour les chiens ! Les quatre cinquièmes de ceux qui sont descendus en Allemagne sont prisonniers. Sa guerre sera finie… Après un mois pas encore de nouvelles ? Justement ! Sais-tu que ceux dont on n’a pas de nouvelles sont ordinairement en train de s’échapper. L’underground ! Tiens : tu te rappelles Lucien Lacasse. Et Pat MacCallum : apparu à Gibraltar après quatre mois. Si on avait vu l’avion tomber en feu, je ne dis pas… Mais moi, je suis sûr…

Il plaidait avec emportement. Jocelyne le regarda de ses yeux doux, un peu vagues, heureuse de son optimisme, triste de ne pouvoir le partager. Puis son regard glissa vers la photo de son frère. Mais elle ne peut la voir à travers ses larmes.

— … Parfaitement, continuait le père, impatienté. Tant qu’on n’aura pas retrouvé… Enfin tant que ça ne sera pas officiel !…

Ce n’était pas là que façade. Que son fils disparût, s’abolit ainsi, ne semblait pas possible à Garneau. Lionel était ; puis il n’était plus ? Non vraiment ! Cela était trop absolu, trop grave, trop fatal, trop définitif. Cela ne pouvait arriver sans que l’on eût perçu un pressentiment, quelque chose. Quelque chose dans le monde, un signe dans leur ciel comme jadis le météore qui toujours annonçait la catastrophe prochaine.

Lorsqu’il reçut une note de la Société de fiducie lui demandant à quel compte il voulait que l’on versât désormais le revenu du capital porté au nom de son fils, revenu que d’après l’acte de fiducie ils avaient droit de toucher, il répondit par une lettre presque injurieuse.

Mais il garda désormais le visage un peu emphatique d’un père dont le fils est un héros. Cette guerre devint désormais la sienne. Parmi ces paysans qui ne songeaient qu’à échapper à la levée, il devait se retenir pour ne pas exprimer violemment sa désapprobation de leur attitude. Il avait enfin un fils qui ne le décevait point.

Avec le bel avril le verger, tout l’hiver endormi sous ses rameaux nus où ne respirait que le vent, commença de s’animer. Alors que la forêt montagnarde gardait encore intacts sa rigidité et son vêtement de février, dès que l’on sortait de la fûtaie l’on devinait la vie toute prochaine sur les lèvres du printemps. Le temps était venu pour l’homme de ressaisir le domaine que pour six mois lui concédait le froid. Il pourrait à son tour en faire avec la nature à son désir et la féconder pour les récoltes de septembre et d’octobre. Le cycle commençait vers le court triomphe d’un automne encore lointain où les fruits merveilleux rempliraient mannes et barils. Armés de leurs outils, les pomiculteurs retrouvaient leurs vergers réapparus au flanc de la montagne et se hâtaient d’entreprendre les premiers travaux quand dans la plaine, en bas, les paysans guettaient encore, pour se remettre à l’œuvre, la fin du dégel et des sucres.

Vaguement aidé de son maître, chaussé de bottes, parmi les mares de neige et les bas-fonds spongieux, Crétac, avant la montée prochaine de la sève, taillait sans retard les pommiers dont les membres amputés jonchaient le sol.

— Mais… tu en enlèves trop ! Tu vas sûrement faire mourir les arbres à les écharogner comme ça, s’étonnait Garneau en voyant son homme jouer si vigoureusement de la scie et du sécateur.

— Jamais de la vie, monsieur Garneau. Faut ça, si vous voulez que les pommes elles soient belles et que vos pommiers ils soient en santé. Tenez. Regardez.

D’un coup d’œil, il jugea quelles branches devaient être sacrifiées. En quelques coups précis, les condamnées étaient rabattues.

— C’est vrai, dit Garneau. L’arbre n’est plus le même ! Pourtant…

Taillé, le pommier tout à l’heure hirsute avait pris une figure nouvelle, une forme harmonieuse. Il semblait allégé, aéré. Mais Jocelyne, elle, ne pouvait se convaincre que l’arbre ne souffrît pas de cette chirurgie. À tout, dans la nature, elle prêtait sa propre sensibilité.

— Cela doit tout de même leur faire mal, quand vous les mutilez comme ça. Ils ne peuvent pas se plaindre, évidemment. Mais ils sont en vie ; donc ils souffrent. Si on nous faisait la même chose, à nous !

— Ben voyons ! mamzelle Jocelyne. C’est comme qui dirait comme lorsque vous vous coupez les ongles. Et puis, il faut bien enlever les gourmands qui prennent toute la sève et qui appellent les maladies.

Et reculant de quelques pas, il regardait avec satisfaction l’arbre qu’il venait de modeler.

Pour la ramasse, Crétac avait demandé à son frère Louis-Joseph de lui donner un coup de main, le samedi. Tous deux passaient de rangée en rangée, recueillant les branches à grandes brassées légères. Entassées dans un coin libre du verger, elles faisaient une sorte de hutte rustique à laquelle on mettrait le feu au premier jour sans vent.

D’un pommier à l’autre, Louis-Joseph chantait, comme toujours. Sa voix arrivait à l’improviste de tous les coins successivement, chaque couplet partant d’où on n’attendait rien ; comme en la nuit montante l’engoulevent capricieux. Le jeune homme avait une voix hors de l’ordinaire. Sans aucune école, sans aucun artifice. Il ne chantait que choses simples, celles de tout le monde en son pays : des brunettes comme « Ysabeau » et « Derrière chez ma tante » ; des romances à la mode en 1880 ; ou les chants d’église, hymnes et antiennes, qu’il avait exécutées le dimanche à la tribune.

Garneau avait déjà bougonné à ce sujet.

— Dis donc, Pétrus, ton petit frère, il ne pourrait pas se taire un peu au lieu de chanter tout le temps comme un perdu.

— Arrêter de chanter ! Ben, monsieur. Il n’est pas capable ! Il y a bien assez de moi qui me retient. Lui, il s’en aperçoit même pas.

Comment pouvait-on ne pas y prendre plaisir ? Comment pouvait-on ne pas aimer la musique ? Crétac lui-même avait un baryton très passable ; mais il s’en servait pour fredonner plus souvent qu’il ne donnait de la voix.

Insensiblement, néanmoins, Garneau s’était accoutumé, comme à la radio, à cette mélodie ; plutôt qu’un chant humain, elle semblait, venant de nulle part, être la rumeur même de la nature. Toutes les choses à l’unisson exprimaient leur joie de la venue prochaine du printemps, des parfums, des oiseaux, du soleil, des fleurs et des fruits.

— Que c’est bon, le printemps, disait Jocelyne debout sur le perron, la bouche grande ouverte et les bras étendus pour happer doublement l’air ensoleillé.

Ce n’était certes pas là le printemps d’Europe, le printemps « tout émaillé de fleurs ». Car ce n’était ici Île-de-France ni Toscane. Alors que dans ces pays doux, les fleurs déjà montaient en fruit, c’est à peine si le pays laurentien sortait lourdement de son engourdissement hibernal. Les arbres étiraient encore leurs membres gourds. Les tiges n’osaient point encore pousser leurs pointes fragiles et les exposer au couperet des gelées. À peine dans ces coins où pendant le jour s’amassait un peu de chaleur, les thrylles laissaient-ils deviner leurs tubes verts encore frileusement enroulés. Rien n’annonçait encore les violettes que des taches olive sur la terne fourrure des herbes mortes.

Mais parce que les gens d’ici revenaient de plus loin vers le pôle, parce qu’ils avaient subi les nuits lentes et les jours obliques, parce que les neiges accumulées avaient paru effacer jusqu’à l’espérance de feuilles aux arbres léthargiques, cette mince esquisse de vie, ce faible souffle premier donnait aux choses l’apparence de la résurrection.À cause de tout cela, nulle part le printemps ne pouvait être aussi glorieux.

Chaque jour les hommes entr’ouvraient un peu plus les portes et les fenêtres sur un azur encore sans ardeur. Déjà Jocelyne et Adrien pouvaient passer des moments de moins en moins brefs sur la terrasse à l’heure du fort soleil. Ils y restaient le plus paresseusement possible, enroulés dans des couvertures et des châles qui coupaient le vent et qu’il leur fallait même rejeter par instants quand triomphait le soleil nouveau.

Mains liées, ils parlaient de leurs projets, Adrien surtout. Il continuait d’écrire mais plus rarement, malgré que sa femme l’y poussât.

— Tu comprends, au sanatorium c’était tout ce que j’avais à faire : lire et écrire. Tandis que maintenant, après toute la journée au bureau à faire des écritures… Mais attends seulement que l’été soit revenu.

À l’automne il avait déjà dit :

— Attends que l’hiver soit arrivé. Enfermé dans la maison, j’aurai tout le temps.

Jocelyne avait besoin de repos. Son travail de cuisine et de maison terminé, elle s’étendait sur sa chaise longue pour y lire ou dormir. Elle se remettait lentement d’une fausse-couche qu’elle attribuait à la mauvaise nouvelle touchant Lionel. Son père avait ignoré sa grossesse commencée. Quand elle avait perdu son fruit, elle avait pleuré :

— Il me semble que jamais je n’aurai de premier enfant. C’était celui-là le premier.

Mais Adrien l’avait bercée de son mieux, sans pouvoir entièrement endormir son chagrin :

— Allons ! Allons ! Console-toi. Nous en aurons, des enfants. Tant que tu voudras ! Nous pouvons en être sûrs désormais. Et toi-même tu seras en meilleure santé. Tu supporteras mieux l’accouchement. Je t’avoue que cela m’inquiétait.

— Oui ! Mais penser que j’avais fini les trois premiers mois, les plus durs !

Adrien s’appliquait de son mieux à la distraire. Ce n’avait point été facile dans cette campagne que l’hiver faisait d’un vide constant, où les distractions n’existaient point, où chacun vivait sur lui-même, la réclusion de l’hiver accentuée par la distance entre ces cheminées fumant de loin en loin. Bien que l’on fût maintenant au seuil de mai, les nuits étaient encore rigoureuses dans la montagne. Il fallait chausser des bottes pour descendre la côte où, par endroit, une carapace de neige en apparence solide cachait un ruisseau glacé. On avait compté sur la préparation des deux jardins, fleurs et légumes, pour occuper l’esprit endolori de Jocelyne. Elle s’en était même fait une fête, à l’avance. Mais le médecin avait dit non.

— Promets-moi que tu vas y voir, papa. Adrien ne peut pas, lui, avec son travail.

Elle-même de temps à autre, pour voir s’il n’était pas encore temps de s’y mettre, descendait jusqu’à l’emplacement du potager irrégulièrement découpé dans le quinconce du verger. Le labour avait été fait à l’automne. Mais pour biner, il fallait attendre que la terre fût profondément dégourdie.

Adrien s’obstinait à vaincre la tristesse de sa femme. En vérité, la dépression ne pouvait être ni profonde, ni durante chez cet être naturellement optimiste et qui spontanément toujours se tournait vers demain. Il le savait. C’est pourquoi il avait apporté des livres que lui prêtait un compagnon de travail. Il s’était aussi abonné au Book-of-the-Month Club qui leur faisait tenir des romans américains copieux et prenants. Enfin ils attendaient le retour du beau temps et que les sentiers de la montagne fussent libérés pour reprendre leurs promenades. Il était allé jusqu’à acheter un volume de botanique populaire qui avait fait ouvrir à Robert Garneau des yeux étonnés.

— Que j’ai hâte à l’été, disait Jocelyne avec cette impatience de petite fille qui peu à peu lui revenait et qui apparemment ne la quitterait jamais tout à fait. Dans quelques semaines nous pourrons cueillir des fraises des champs. Je ferai des confitures.

Il y eut une excursion que proposa Adrien sitôt le temps adouci et les chemins solidifiés.

— Ça ne t’irait pas d’aller demain dimanche voir la cousine du rang des Étangs ?

— Quelle belle idée ! Tu viens avec nous, papa ? Tu l’as peut-être connue autrefois à Louiseville.

Caché derrière son journal, le visage de Robert Garneau resta insaisissable. Mais il dit d’une voix impatiente :

— Voyons ! A-t-on idée ? Tiens-toi tranquille, ma fille. Repose-toi. Ce n’est pas une promenade à faire. Les chemins sont encore tout défoncés. Surtout celui des Étangs qui n’est pas gravelé. Qu’est-ce que ça va te donner ?

— Mais papa !

— Des gens qui vont te dire bonjour ! bonjour ! en se demandant ce que tu viens faire et à qui tu n’auras rien à dire. Et tu vas nous revenir avec un rhume.

Adrien écoutait son beau-père dont la rudesse le surprenait.

— En allant lentement, et bien couverts, il n’y a pas de danger.

— J’ai tant de choses à lui demander, à cette cousine. Tu me parles si peu de Louiseville, toi, papa. Et jamais de mes grands-parents Garneau. On dirait que tu les oublies.

— Tu es folle !

— Un jour tu vas m’y amener, à Louiseville. Tu me montreras la maison où tu as grandi.

— Il y a longtemps qu’elle a dû être démolie. Une bicoque !

— Et nous irons à Maskinongé voir celle de grand-maman Hélène.

Garneau se leva brusquement.

— Il faut que je descende au magasin me chercher du tabac.

Jocelyne et Adrien se regardèrent sans comprendre. Ils n’avaient pourtant rien dit qui pût le blesser !

L’excursion eut lieu le dimanche d’après. Pendant les trois heures de leur absence, Garneau ne put rester en place. Les yeux sans cesse ramenés à l’horloge, il s’étonnait de ne point les voir revenir, tout en attendant avec une crainte irritée le moment dangereux de leur retour. Que serait leur premier mot ? leur premier regard ? Enfin fatigué de passer de la maison au parterre d’où il voyait en enfilade toute la longueur de la côte, il descendit errer dans le fond du verger.

Quand il revint, las d’être ainsi seul et tendu, ils étaient rentrés depuis un quart d’heure déjà. Il n’eut pas à attendre car en l’apercevant Jocelyne s’exclama :

— Oh papa ! Ce que je regrette de ne pas y être allée auparavant. Elle est gentille comme tout. Elle est pas mal vieille : au moins cinquante ans. Mais tellement en vie ! C’est une Germain, la fille de Gaudias Germain. Son grand-père Germain était le frère de mon arrière-grand-père.

La jeune femme était toute fière de ses nouvelles connaissances généalogiques qu’elle s’était fait soigneusement expliquer.

— … Eux ils habitaient du côté du Petit-Bois. Elle dit qu’elle n’a pas beaucoup connu grand-maman qui était la cousine germaine de son père. Mais elle allait des fois à Louiseville chez sa tante Jutras…

— Sa tante Jutras ?

— Oui : Bernardine Jutras, une veuve.

— Bernardine ! Je n’ai jamais su qu’elle était une Jutras. Ça c’est bon !

— … et là elle se souvient d’avoir vu grand-maman.

— Ah !

— Et sais-tu que chez les cousins Duval tout à l’heure il y avait justement un prêtre de Louiseville !

— Qui ça ?

— Monsieur l’abbé Gendreau. Il a à peu près quarante ans.

Un Gendreau ? songea machinalement Robert. Ce devait être un des fils de monsieur Gendreau de l’hôtel Canada.

— … Quand il a su que tu habitais dans la montagne, il a dit qu’il viendrait te voir un de ces jours.

— Il reste là ?

— Non. Je pense que c’est un cousin de cousine Cécile par sa mère à elle.

Garneau ne dit rien. Il eut un long soupir secret.

À quoi bon s’entêter, chercher une impossible évasion. Il était pris dans la ronde des ombres dont les mains se nouaient en cercle autour de lui. Il n’en revenait pas de voir encore apparaître, nets et calmes, tous ces visages de si longtemps oubliés.

Oubliés vraiment ? Ce qui a déjà existé peut-il cesser d’avoir été ? Il savait bien que jamais, en vérité, ils n’avaient cessé de vivre en lui d’une vie obscure, quand même il les avait rejetés violemment dans l’abîme, quand même il avait éteint sur eux la lumière de sa conscience. Toujours ils avaient survécu en lui, invisibles, mais présents. Et maintenant, déchaînés par la voix chantante de Jocelyne, ils sortaient les uns après les autres des oubliettes de son passé ; glissant sans geste, ils venaient se ranger dans leur ordre naturel tout comme s’ils n’avaient jamais cessé d’être et d’agir.

Emportée par sa joie, par la victoire de sa joie sur ses chagrins récents, Jocelyne ne remarquait pas le silence de son père.

— Oh ! Je vais y retourner, papa ! Et il faut que tu viennes cette fois-là. Ce que la maison doit être charmante avec ses touffes de lilas et son vieux puits à brimbale. Elle est tellement gentille, cousine ! Elle m’a promis des plants de tomates roses et un pied de ciboulette pour mon jardin. Et des lys et des graines de pavot américain. Et surtout…

Le père avait pris sur la table un livre qu’il avait ouvert. Mais ses yeux ne lisaient pas.

— … et surtout, elle m’a parlé de grand-maman…

Le père avala durement.

— … Il paraît qu’elle était jolie, si jolie. Et blonde comme moi. Tout le monde l’aimait parce qu’elle était jolie et gaie et qu’elle ne disait jamais de mal de personne. Et elle m’a fait un gros plaisir, cousine Cécile.

— Cousine Cécile ?

— Mais oui. Je te l’ai dit qu’elle s’appelait Cécile. Elle m’a dit que je ressemblais pour vrai à grand-maman Hélène. Que je suis contente !

Ce soir-là, comme il faisait humide, Garneau but un verre de rye avec son gendre. Puis quand les autres furent montés se coucher, il en prit un second, plus fort. Afin de prévenir l’insomnie.

Il dormit parfaitement bien. Dans son rêve sa mère passa et repassa. Toute jolie, souriante et harmonieuse comme elle l’était à trente ans. Elle avait à la main, bizarrement, une tige de zinnia et donnait à Jocelyne une recette de coquetel dans laquelle entraient les choses les plus hétéroclites !

Il s’éveilla reposé.

Au dehors, le soleil déjà haut dorait les fenêtres et forçait les stores baissés. L’on entendait les gouttes qui, du toit, tombaient précipitées.

CHAPITRE

XI


COMME  chaque année, les bourgeons éclatèrent pour la fête de la Reine.

Chaque fois la même chose. Les pommiers semblaient devoir fleurir plus tôt, parce que les chaleurs avaient été hâtives et continues ; ou plus tard, quand la neige avait été abondante et qu’un avril frileux avait retardé le dégel du sol et la montée de la sève. Mais toujours il arrivait que « l’un dans l’autre », comme disait le vieux Gladu, on en était au stade du bouton rose pour le 20 et au calice pour le 24 mai.

Lorsque, ce matin-là comme chaque jour, Jocelyne sortit sur la terrasse pour à nouveau épouser des yeux le paysage qu’elle aimait, elle ne put retenir un cri.

— Que c’est beau ! Ils sont tous fleuris !

C’était une nappe de fleurs, un tapis neigeux, jusqu’aux amorces de la plaine là où finissait le royaume de la pomme et où prairie et futaie remplaçaient les pommiers courts et ronds. Cela faisait une large moquette régulière, gris pâle, d’un gris qui décevait même à côté des splendeurs d’un seul arbre vu de près en sa parure nouvelle. Dans un coin du verger flambait la beauté écarlate de deux pommettiers de Sibérie.

— Ceux qui n’ont jamais vu cela ne savent pas ce qu’ils manquent ! dit Jocelyne.

Elle n’avait à l’esprit personne en particulier.

— Ils le verront un jour, bientôt, dit le père. Il songeait à Lionel.

Il y avait maintenant près de deux mois que la nouvelle était venue. Nouvelle de sa disparition pour le père, nouvelle de sa mort pour la sœur. Jamais ils ne s’en parlaient l’un à l’autre. Par une étrange contradiction Jocelyne, habituellement optimiste suivant son âge et son caractère, ne pouvait apprendre la mort d’un aviateur sans penser à Lionel et sans que s’ancrât en elle la certitude de sa mort à lui. Tandis que, au contraire, Garneau guettait dans la gazette les récits d’évasions qui nourrissaient son espoir de voir réapparaître en chair un fils en lui si vivant.

Il venait à la maison assez souvent des amis d’Adrien ou de Jocelyne. La plupart en uniforme ; quelques-uns, ceux de la marine, avec des barbes le plus souvent follettes qui faisaient se retourner stupéfaits les clients chez Sansfaçon. D’autres avec le nouveau khaki de l’infanterie, habillement confortable et sans grâce où se confondaient officiers et simples fantassins. Certains, enfin, dans la tunique pimpante de l’aviateur qui en faisait aux yeux des jeunes filles les Brummels des forces armées. Avec les départs brusqués pour outremer, les congés imprévus et distancés des marins, les retours d’officiers réformés, on ne savait jamais lequel des amis serait là le dimanche suivant. La maison leur était ouverte à tous.

Pour étourdir Jocelyne et effacer ce qui lui restait de tristesse, Adrien décida de fêter de façon inaccoutumée l’anniversaire de sa femme, le 20 juin. Tout d’ailleurs lui était prétexte à attentions. Il regrettait même qu’il n’y eût pas de jour de la Sainte-Jocelyne dont il eût célébré la fête par un cadeau. Cela ne laissait pas d’étonner Garneau qui jamais n’avait vu rien de semblable. L’idée de la célébration ne lui déplut pas, toutefois. Il se reverrait sans déplaisir dans le rôle de maître de maison. Il fut convenu que ce serait une surprise et que l’on inviterait quelques amis du père afin qu’il ne fût pas seul de son âge parmi tous ces jeunes gens.

Robert entendait bien faire les choses. Ce serait pour lui une sorte d’affirmation de son existence aux yeux de certains, portés à l’oublier, et à ses propres yeux. Il lui plaisait aussi de jouer son rôle de vrai propriétaire. La différence était grande entre propriétaire à la ville, possesseur du seul toit qui l’abrite, et celui qui, comme lui, a autour de sa maison des arbres, des fleurs, de l’espace, de la terre. Quelque chose comme un petit seigneur. Ne pouvait-il pas dire : mes arbres, ma récolte, mon chemin ? Et sa situation lui permettait maintenant une certaine largesse. Mieux qu’il ne l’eût cru.

Tout d’abord le fait de vivre à la campagne entraînait des économies insensibles mais certaines. Il y avait aussi le salaire de son gendre qui venait s’ajouter au budget. Passé des serres MacLean à la poudrerie, Adrien avait vu ses appointements quasi doublés. Et surtout les dividendes de la Lorraine Gold étaient venus augmenter sensiblement le revenu des placements.

Bien que cet argent fût en fait la propriété personnelle de Jocelyne, elle laissait l’administration à son père à qui elle avait signé procuration. L’amour-propre de Garneau en était satisfait.

— Eh ! J’ai eu bon nez quand j’ai acheté cela, disait-il, oubliant qu’il n’avait fait que céder à l’insistance de son ami Lafrenière.

***

C’est l’avant-veille de la fête que l’on reçut le télégramme. Venant du directeur de la Croix-Rouge américaine à Washington, il annonçait que l’on avait retrouvé Lionel Garneau blessé mais vivant dans un hôpital allemand où il était en traitement. Rien de plus.

Par un renversement normal, cette annonce jeta Jocelyne dans une joie délirante et sans ombrage. Son frère était vivant, le reste n’existait pas. Elle revenait de trop loin dans le chagrin pour ne pas se livrer sans retenue à une liesse si peu espérée.

Mais cela, qui était moins imprévu pour le père, laissait chez lui place à l’inquiétude. La première partie du télégramme n’avait fait que confirmer sa certitude, que justifier sa confiance. Mais jamais il n’avait songé à la possibilité d’une blessure. Qu’était-elle ? On ne le disait pas. Des images de cinéma lui revenaient, de ces films où l’on voyait des avions — bien que toujours ennemis — plongeant en flammes vers le sol dur ; et les articles de revue où, en décrivant les merveilles de la chirurgie de guerre, on révélait involontairement l’atrocité des mutilations.

— Qu’il ne lui manque qu’une jambe ou quelque chose comme cela et je serai content.

— Oh ! papa. Ne parle pas ainsi ! C’est affreux.

Mais le père s’en tenait à son dire. Il lui semblait que consentir à de telles prémices conjurerait en quelque façon le sort et le ferait se contenter d’un moindre sacrifice.

— En tout cas, ce que j’ai hâte qu’il revienne.

— Tu vas voir, reprenait Jocelyne. Avant longtemps nous aurons une lettre qui nous rassurera. Et j’ai lu un bulletin de la Croix-Rouge. Il paraît que les prisonniers de guerre ne sont pas mal traités du tout. C’est surveillé par la Croix-Rouge.

— Oh ! surveillé ou pas surveillé, les Allemands c’est toujours les Allemands. J’espère qu’on va leur faire leur affaire et au plus vite, les salauds.

La fête fut joyeuse. On avait invité Louise Bilodeau, les Sicotte : Eddy et Josette qui s’appelait désormais José, le lieutenant Jack Galarneau, Édouard Lalime, les Desmarais, le docteur Marcel Gauvreau, médecin militaire à Saint-Hyacinthe, John B. Clark, Annette Carrière, en uniforme de la Croix-Rouge, Bunty Audubon, d’autres encore. Et Bruno Léger, le frère cadet d’Adrien qui vint avec deux jeunes midships de la marine degaulliste. Carmen Désilets, malade, n’avait pu se rendre. Mais on avait eu la surprise de voir Lucien Saint-Jacques qui, revenu du front capitaine et amputé de trois doigts, était au pays depuis l’avant-veille.

Adrien avait voulu inviter aussi quelques amis de son beau-père. Cela n’avait pas été si facile à trouver. Car il y avait ceux que Garneau n’avait pas vus depuis longtemps ; et ceux que, dans sa situation amoindrie, il ne tenait plus à voir. Il avait d’ailleurs eu toujours plus de relations que d’amis véritables.

Devant son gendre, il avait pris un air détaché.

— Oh ! tu sais, je ne tiens à personne. Il n’est pas nécessaire d’inviter du monde pour moi. Aussi bien, veiller tard c’est plutôt pour les gens de votre âge.

Mais Adrien :

— La soirée ne serait pas bien amusante pour vous : tous ces jeunes ! C’est pour cela que je voudrais avoir à la maison quelques vieux.

Il était vrai que leurs conversations habituelles sur le hockey, le cinéma et occasionnellement, pour quelques-uns du moins, sur la littérature et même la peinture, ne pouvaient guère l’intéresser.

Vinrent finalement le notaire Clément, son voisin, un grand sec obligeant et bavard qui, malgré son âge, rêvait baseball et ski ; Paul Leblanc, aux cheveux tout gris et à la boutonnière toujours fleurie. Il gardait pour les femmes la même inclination et savait leur demeurer agréable. Il n’était pas là depuis une demi-heure qu’il avait, assises à ses pieds, Annette Carrière et José Sicotte. Garneau était sur la terrasse avec Henri Grenier, du Club Laurentien et une autre connaissance de la Chambre de Commerce. Jean-Marie Knox avait promis de venir mais s’était excusé à la dernière minute. Lafrenière, lui, n’était pas à Montréal.

Tout cela faisait plus d’une vingtaine de personnes qui remplissaient la petite maison et débordaient même au dehors quand, à huit heures, Jocelyne, revenant sans défiance de la ville avec Germaine Lanteigne qui l’y avait attirée, entra parmi les cris enthousiastes de tous.

Pour les jeunes, la fête dura jusqu’au jour d’ailleurs matinal. Vers les cinq heures on prit un déjeuner copieux à même les restes du réveillon. Puis tous, même ceux qui s’étaient grisés aux flacons apportés par chacun, s’entassèrent dans les autos pour aller entendre la messe de six heures au village, avant que de rentrer en ville.

Après quoi des jours taciturnes passèrent dans l’attente d’une lettre qui n’arrivait pas.

— Ce qu’il fait beau ! disait Adrien. Quel bel été nous commençons.

— Oui, il fait beau ! répondait en écho Jocelyne, songeuse.

— Si nous écrivions à la Croix-Rouge ! s’exclamait Robert. Et son interruption ne surprenait que son gendre.

— Mais non ! Rien ne sert de s’impatienter. C’est difficile, tu sais, papa. Et avec l’invasion, tout doit être à l’envers en Allemagne.

Elle craignait la lettre qui allait venir. Si on allait apprendre qu’il y avait eu confusion de noms !… Cela s’était déjà vu.

Chaque heure de retard brûlait le père. L’image des pires mutilations hantait son esprit ; si bien que des nouvelles précises, pour brutales qu’elles fussent, ne pourraient apporter qu’un soulagement de ses craintes inexprimées. Mais Jocelyne, elle, restait pour l’instant satisfaite de ce que l’on savait. Elle ne voulait pas que son bonheur si neuf fut gâté par la connaissance d’une blessure que son imagination ignorante et bénigne ne savait lui représenter et dont elle pouvait ainsi écarter facilement l’obsession.

Dans tout cela, Adrien s’appliquait à adoucir les heures. Il estimait assez son beau-père ; il adorait sa jeune femme. Bientôt ses attentions pour elle redoublèrent. De nouveau elle était enceinte. Ouvertement, elle affectait la gaîté. Mais elle restait hantée d’une inquiétude profonde qui parfois se faisait jour au moment le moins opportun : son frère !

Il lui tardait que Lionel fût parmi eux, auprès de son père, de sa sœur et de son beau-frère qui étaient désormais sa seule famille ; quant à sa femme divorcée, elle semblait ne plus exister. N’ayant pas connu le milieu dans lequel il avait vécu aux États-Unis, Jocelyne oubliait qu’il y avait là tout un monde où il n’y avait point place pour les gens d’ici ; un monde qui pour Lionel Garneau était probablement le monde réel ; le seul avec lequel il eut des attaches matérielles que ni le temps ni l’espace ne pourraient corrompre. Quand elle songeait à son retour en Amérique, elle le voyait ralliant Saint-Hilaire, puisque là désormais était le foyer familial ; et reprenant en quelque façon le fil de leur vie commune là où il l’avait laissé dix ans auparavant.

— Tu sais, papa ! Adrien a parlé de Lionel à la poudrerie. Il y aura sûrement une place pour lui.

— On verra. On verra, murmurait Garneau.

L’idée ne lui plaisait guère que son fils devînt le subordonné de son gendre.

Jocelyne avait d’ailleurs dépassé les mots de son mari. Il lui avait dit cela de lui-même et de façon imprécise. Aussi bien ce beau-frère qu’il n’avait jamais connu était-il pour lui un être informe ; quelque chose comme un vague cousin mort en bas âge ; ou comme un personnage de roman que chacun peut se figurer à sa fantaisie et qui n’a d’existence que celle que lui prête le caprice. Mais il ne démentit pas l’affirmation de sa femme. Il suivait ainsi la voie la plus facile qui était d’incliner suivant ses désirs. Il ne pouvait d’ailleurs lui déplaire qu’on lui prêtât ainsi des sentiments généreux. Mais Garneau protestait :

— Ce n’est pas que je n’aimerais pas ça, si Lionel revenait parmi nous pour tout de bon. Mais il a sa business, à Philadelphie. Il avait organisé une affaire de taxis. Il était propriétaire de sa compagnie. À moins qu’il ne veuille faire quelque chose comme ça par ici. Dans ce cas-là, je pourrais lui trouver du capital. Ça ne serait pas une si mauvaise idée, après tout ! Il se voyait fort bien président d’une compagnie de taxis montréalais — la Garneau Taxi Company — dont Lionel serait l’administrateur. On pourrait graduellement englober tous les groupes isolés. Et même se lancer dans le camionnage inter-urbain. Faire pour le camionnage ce que la Compagnie Provinciale de Transport avait fait pour l’autobus. Il y avait gros à gagner. Dans cinq ans…

En tout cas, qu’il commence seulement par revenir ! reprenait Jocelyne. C’est tout ce que je demande.

Garneau retournait à son journal.

Il n’y lisait désormais que les titres des grandes nouvelles et deux rubriques : la guerre et les nécrologies. Dans cette dernière colonne, il lui arrivait souvent de rencontrer des noms connus. Il s’était mis aussi à regarder les dépêches de Louiseville. C’est ainsi qu’il avait appris la mort du cadet des frères Grosbois.

Quant au conflit mondial, même l’avance rapide des armées alliées à travers la France ne suffisait pas à sa hâte. Il voyait tous ces millions de soldats, ces masses de canons, ces hordes de machines, tout cela lancé vers un but qui pour lui se réduisait à la libération de son fils. Le moindre raidissement allemand le troublait. Il craignait aussitôt que ce ne fût que le prélude à un renversement de fortune. Pendant si longtemps on avait cru à l’invincibilité de Hitler ; et telle était la somme de prestige accumulée par le formidable tank nazi en quatre années d’entreprises mécaniquement victorieuses.

Puis on apprenait que Caen et Rouen étaient dépassés. Alors il se laissait emporter :

— Je vous le dis ! La guerre va être finie dans deux mois. Et ils seront ici pour Noël !

— Oui. Mais il restera le Japon.

— Oh ! quand il n’y aura plus que cela ! Quel peuple tout de même que ces Américains ! Sans eux, qu’est-ce que ferait la pauvre petite Europe ! Et quels aviateurs ! C’est eux qui ont gagné la guerre.

Du coup les gens oubliaient les heures sombres de 1941 où cette même Germanie, aujourd’hui échevelée et tapie peureusement sous les bombes, mais alors casquée et sanglante, était victorieusement assise sur le monde entier. Même dans les apartés, on ne parlait plus désormais de l’ « écroulement de l’Empire britannique ». Les pires nationalistes renonçaient au rêve d’une république laurentienne patronnée par le Fuehrer et le Duce. La Russie était devenue « notre vaillante alliée » et l’on avait même réédité le fameux « rouleau russe » de 1914. Le soulagement d’aujourd’hui faisait éclatante de promesse l’aube de demain. D’ici on entendait sonner l’hallali des bêtes mauvaises. Les hommes les plus pacifiques parlaient sérieusement de faire passer tout le peuple allemand, hommes, femmes et enfants, par les chambres à gaz. On garderait Hitler pour une pendaison publique. Puis une fois l’Allemagne effacée littéralement de la carte, et puisqu’il ne pouvait exister d’autre obstacle à la fraternité universelle, on connaîtrait pour l’éternité un bonheur international sans mélange, sous l’égide de saint Churchill, de saint Roosevelt et du bienheureux Staline.

De Lionel arriva enfin une lettre courte datée de presque trois mois plus tôt. Et encore l’écriture n’était-elle pas la sienne.

— Tiens comment se fait-il ! Il ne peut donc pas écrire ? dit Jocelyne d’une voix inquiète. L’idée lui était brusquement venue de l’amputation possible. S’il allait revenir les deux mains, les deux bras coupés ! Cela aussi s’était déjà vu.

Garneau cherchait une explication qui les rassurât tous. Faute de mieux :

— Ça doit être un règlement du camp de prisonniers. Pour qu’ils ne puissent pas donner de renseignements déguisés.

Lionel faisait savoir qu’il était dans un hôpital de Thuringe ; que son moral était bon ; qu’il était bien traité ; que la Croix-Rouge s’occupait d’eux ; et qu’il était en voie de guérison. Il comptait revenir bientôt.

Pendant les jours qui suivirent, une ombre perceptible régna cependant sur la maison. Ni le père ni la fille n’avaient commenté la nouvelle.

Le dimanche venu, Adrien proposa une excursion. Il faisait un temps admirable et brûlant. De la maison on voyait au loin le jour reflété sur la nappe métallique du bassin de Chambly que prolongeait comme une lame le trait du Richelieu.

— Allons à Saint-Mathias, proposa Léger. C’est très joli, de ce côté-là. Et nous reviendrons par les petits chemins à travers les trécarrés.

— C’est une idée, dit Jocelyne.

Robert accepta.

On descendit vers Saint-Jean-Baptiste. Puis on suivit la route poudreuse qui longe le fossé sans pittoresque de la rivière des Hurons. Entre ses rives souillées de boue, elle n’était qu’une longue douve où stagnait une eau bourbeuse. Au-dessus s’ébattaient des nuages de mouches et de cousins.

Charmant, le village de Saint-Mathias leur apparut encore plus aimable, par contraste. Il avait des maisons fraîches, bien à l’aise dans leurs larges parterres, et une route catégoriquement droite sous les grands arbres en arceau. On y respirait une douceur particulière à cette vallée du Richelieu où s’opposent souvent une nature luxuriante et des maisons vieilles.

C’était là la route des invasions.

— Pensez à tous ceux qui sont passés par ici, monologuait Léger.

Il aimait les évocations historiques.

— … D’abord Champlain montant vers le lac qu’il allait découvrir. Les hordes iroquoises se glissant dans les bois, pour venir à l’improviste assassiner les colons français. Et les fils d’Iberville dans leurs expéditions contre la Nouvelle-Angleterre. Les conquérants anglais de 1760. Les envahisseurs américains de 1774 venant offrir aux Canadiens une liberté qu’ils refusèrent, on ne sait trop pourquoi. Même chose en 1814. Enfin les glorieux et inutiles combats des Patriotes de ’37 contre les soudards de Gore…

Robert n’écoutait guère. Mais Jocelyne buvait les paroles de son homme dont elle admirait la faconde.

Léger avait ainsi par moments des éruptions patriotiques. Son sang mêlé de Canadien français et d’Irlandais s’échauffait facilement. Ses sorties étaient cependant moins fréquentes et moins cocardières depuis qu’il travaillait à la poudrerie parmi des Canadiens anglais qui le traitaient bien. Il ne protestait plus quand un de ses amis s’affirmait simplement canadien plutôt que canadien français. Il parlait même de ne pas renouveler son abonnement au Devoir :

— Il y a là des nouveaux qui depuis quelque temps vont vraiment un peu loin.

Ils se promenèrent entre les maisons et les arbres également paisibles de l’unique rue du village que l’heure du repas vidait de ses habitants. Une venelle bordée d’ancolies les mena vers la rivière dont les eaux, hautes encore, venaient lécher à petits coups le pied des vieux bâtiments. En face, par delà le cirque du bassin, le fort vétuste et trapu hérissait bénignement ses murailles écornées. Les deux rives étaient jointes par le long rouleau lustré des eaux sautant le barrage.

Adrien et Jocelyne s’amusèrent un moment à lancer des cailloux et à faire des crêpes sur l’eau. Puis tous trois revinrent sur leurs pas et cherchèrent dans la vieille église un moment d’ombre et de fraîcheur. N’ayant point de chapeau, Jocelyne dut poser sur ses cheveux le mouchoir de son mari. Après un coup d’œil distrait aux humbles boiseries et aux saints de plâtre, ils sortirent par une porte latérale entr’ouverte.

Elle donnait sur le cimetière. Un cimetière à l’ancienne mode qui, clos par un mur de moellons, entourait le chevet maternel de l’église.

On y voyait parmi les broussailles deux ou trois cippes de granit. Et près de la grand-porte, une espèce de chapelle seigneuriale. Puis, un peu partout, des stèles de forme classique, plates, à tête arrondie. Avec sa bosse où se fanaient deux couronnes, une sépulture fraîche faisait tache. Et partout, tout au long des murs, des croix de bois ; les unes droites encore et solides, à la peinture qui à peine commençait de s’écailler et aux lettres encore lisibles ; la plupart croulantes, déjetées. L’une d’elle avait même perdu un bras.

— Les gens sont négligents, dit Jocelyne. Ils n’ont pas l’air de penser souvent à leurs morts.

Elle-même montait une fois par année, au moins, le 22 septembre, voir si la tombe de sa mère était bien tenue.

— Je m’en vais rendre visite à maman, disait-elle alors.

— Pourquoi attacher de l’importance à cela, protestait Adrien. Pour moi cela ne représente rien.

Il était vrai qu’il n’avait encore perdu aucun des siens.

— … Franchement, je trouve que l’on fait beaucoup trop d’histoires autour du cadavre. Même à l’église ! Ce n’est pas très chrétien. Non. C’est l’âme seule qui devrait compter.

Robert ne disait rien. Il se promenait lentement, suivant instinctivement les allées effacées par les herbes drues.

Ce carré à l’abandon, avec ses tiges de pierre et, le long du mur, ses bouquets de lilas et de cerisiers sauvages, était singulièrement isolé du reste du monde. On n’apercevait par-dessus la crête du mur que les pignons calmes où rien de vivant ne se montrait. Dans l’air accablant du midi, aucune fumée ne se pouvait voir. Il régnait là un calme parfait, un repos sans regret ni remords, sans nostalgie non plus ; une détente infinie qui des morts souterrains semblaient passer aux vivants par une insensible communion.

Assis sur une dalle, Adrien se mit à griffonner.

— Qu’est-ce que tu fais là, chéri ?

— Je prends des notes pour un conte dont l’idée vient de me venir.

Robert s’était écarté un peu, marchant à travers les broussailles qui donnaient à ce champ l’aspect d’un jardin perdu. Instinctivement il évitait les tombes encore récentes ; et aussi celles où le tassement du sol marquait en creux la forme de la fosse. De l’une à l’autre, il lisait les inscriptions.

Quelques-unes touchantes. Plusieurs extraordinaires ou même cocasses. « Adieu, mon Zacharie ! » « Un ange s’est envolé. » « Je te rejoindrai bientôt. » « Nous nous retrouverons au ciel. » Et les mêmes noms répétés d’une pierre à l’autre : Biron, Legault, Casaubon, Garneau ; Hélène Garneau. Il s’arrêta foudroyé. Il avait bien lu : HÉLÈNE GARNEAU !

Des lichens remplissaient à moitié les traits du ciseau. Il se pencha et gratta de l’ongle. Alors il put lire mieux :

Marie-HÉLÈNE GARCEAU. Et au-dessous, deux dates : 1837-1924. Automatiquement son esprit fit le calcul : 37 de 1900 : 63, plus 24 égale 87. Quatre-vingt-sept ans. À côté, sur la face grise de la stèle, presque effacé, un autre nom : David Garceau, 1832-1882. Et sur deux colonnes parallèles, les noms de quatorze enfants, tous, ou quasi, morts en bas âge.

Quatre-vingt-sept ans ! Sa mère à lui était morte à ?… Il dut chercher un moment la réponse qui ne venait pas. À… quarante-deux ans. Si jeune ! il s’en rendait compte aujourd’hui.

Et sa tombe devait être comme celle-ci : à l’abandon. Des herbes ébouriffées enlisaient l’humble mémento. L’humidité rongeait la pierre. Le vent opiniâtre le poussait méchamment. La mousse sournoise comblait l’inscription et allait la rendre illisible.

La tombe de là-bas devait être comme celle-ci ; et plus encore. Personne pour y voir jamais. Personne pour s’y agenouiller jamais. Personne pour y prier jamais.

Peut-être en ce moment même, comme lui à Saint-Mathias, des gens passaient-ils dans ce cimetière de Louiseville où il n’avait pas mis le pied depuis quinze jours après… Lorsque l’on avait installé la stèle. Devant le piètre monument, déjà penchant parmi les ronces, ceux-là songeraient que c’était là la tombe presque effacée d’un mort oublié de tous.

Peut-être même se trouverait-il quelqu’un pour dire :

— Tiens ! Mais c’est la tombe de la mère à Michel Garneau ! Ce qu’elle était jolie dans son temps. Et lui, qu’est-ce qu’il est devenu ? Il ne vient pas souvent sur la tombe de sa mère. Il pourrait tout de même voir à la faire entretenir un peu. C’est honteux !

Quelque chose lui revenait maintenant. Anthime Crête, le tailleur de pierre, avait de lui-même fait le monument pour deux. À côté de : Hélène Garneau, il avait gravé : Ludovic Garneau. Et il avait laissé libre tout le bas, un large espace.

— Pourquoi est-ce comme cela ? avait demandé Michel.

— Ben ! Faut laisser de la place pour toé, quand ce sera ton tour. Quand tu viendras les rejoindre.

L’esprit ailleurs, Robert-Michel se pencha. À deux mains, il se mit à arracher mollement les tiges de bardanes qui envahissaient la tombe étrangère de celle qui dormait sous ses pieds.

Mais il reprit soudain conscience. Son geste lui fit honte. Se redressant vivement, il jeta un coup d’œil inquiet du côté de ses enfants.

Occupés tous deux à guetter un nid d’oiseau dans un fourré de lilas, ils n’avaient heureusement rien vu.

CHAPITRE

XII


– OH  ! Si ça continue, il ne me restera pas une cerise, cette année. Moi qui les aime tant. Regardez !

— Il n’y a qu’à mettre un peureux, dit Gagnon. Par exemple une vieille chemise à monsieur Garneau. Je vous l’installerai au beau milieu de l’arbre, sur un bâton en croix. Les mangeux-de-cerises vont laisser vos cerises tranquilles.

— Oui, mais,… Alors, ils n’auront plus à manger ! Et ils sont si jolis, reprit Jocelyne avec un illogisme déconcertant. Pourtant, je voudrais bien garder mes cerises.

— Comme vous voudrez, dit le boiteux. Vous me le direz.

Ils se tournèrent vers la maison. Les oiseaux se jetèrent sur les fruits.

— Pétrus ! dit Garneau, quand est-ce que tu vas faire quelque chose pour les rosiers de Jocelyne ?

Il disait « les rosiers de Jocelyne » ; mais il disait « mon verger ».

— Oui, monsieur Garneau.

— Les poux les mangent ! Ça n’a pas de bon sens !

— Bien, monsieur Garneau. Lundi, sans faute.

Le père était ce jour-là d’humeur harassante. Depuis quelques jours d’ailleurs. Depuis que ralentissant leur avance, les armées alliées semblaient temporairement hésiter et reprendre haleine. Visiblement, les hostilités en Europe se prolongeraient dans l’année suivante.

— Mais qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce qu’ils font donc ? disait-il en laissant tomber son journal. Du train où ils vont, jamais nous ne gagnerons la guerre pour Noël. Vrai ! Si on avait Patton à la place de Eisenhower, il y aurait belle lurette qu’on serait à Berlin. C’est à se demander si sans nos amis les Russes, nous arriverions à quelque chose !

Adrien avait ramassé le journal et y jetait un coup d’œil.

— Mais, c’est encourageant, monsieur Garneau.

— Encourageant ! Encourageant ! Tu n’est pas difficile. Je me demande aussi pourquoi Hitler ne dételle pas tout de suite. Il voit bien pourtant qu’il est battu.

Adrien ne répondait pas.

Étendu sur une chaise longue, il faisait une heure de cure. Jocelyne, assise par terre à ses côtés sur un coussin, tricotait ce vêtement d’enfant qu’elle avait naguère abandonné dans les larmes et qu’elle avait, depuis peu, repris dans la joie.

Sans le retirer de la vie active, son médecin avait recommandé à Léger quelques précautions de santé. Le retour à la ville serait remis à un an ou deux. En outre, il valait mieux qu’il prît chaque jour si possible un peu de repos. Aussi bien cela lui était-il la meilleure des excuses pour n’avoir pas à participer aux travaux de la maison ou du jardin.

Il aimait certes la campagne. Mais il l’aimait d’une façon singulière. Comme souvent les gens de la ville, il y voyait une espèce de spectacle, un tableau des dimanches. Il y trouvait une poésie statique que l’homme devait se garder de troubler par des mouvements qui n’ajoutaient rien au large rythme de la nature. Il lui eût paru souhaitable que les fruits restassent aux arbres, les roses en bouton ; que le busard se contentât de planer noblement sans toucher jamais aux écureuils gracieux. Il en voulait à l’automne de venir faner l’été, comme il en avait voulu à l’été d’avoir terni les feuilles et séché les violettes. Il regrettait les arrosages chimiques qui protégeaient bien les fruits mais au dépens des lucioles, des coléoptères à la carapace verte si bizarrement géométrique, des chermès écarlates, minuscules gouttelettes de sang dont il suivait le cheminement avec curiosité.

Le père non plus ne travaillait guère aux menus travaux domestiques. Il avait le souffle court et des palpitations au moindre effort. Mais il y voyait de son mieux, mettant son orgueil à avoir des légumes qui fussent beaux et des fleurs qui fissent s’écrier les visiteurs, Lafrenière ou Geneviève Lanteigne. Il ne sortait point sans son sécateur.

Secrètement il allait voir son médecin tous les mois.

C’était Jocelyne dont la santé était la meilleure. D’être enceinte la faisait s’épanouir. Ses traits ne s’étaient point masqués ni ses yeux tirés ; et elle échappait cette fois aux ennuis fréquents des débuts de grossesse. C’est avec allégresse qu’elle portait son fardeau encore à peine perceptible.

Ils étaient deux qui la guettaient constamment, qui voyaient en chaque meuble, en chaque pierre un piège tendu. Ces soins lui faisaient les jours savoureux et aimables.

— Attention ! il y a un creux dans l’herbe, disait Crétac dans le verger.

— Il ne fait pas chaud ce soir, mets quelque chose sur tes épaules, disait Adrien en partant pour la promenade… Tu es sûre au moins de ne pas être trop fatiguée pour aller marcher ?

— Laisse-moi tranquille, protestait-elle, riante. Mais elle était heureuse de cette surveillance qui faisait d’elle la reine incontestée de leur petit monde. Elle avait le sentiment de porter en ses flancs la promesse splendide d’une vie plus belle et pour elle et pour ceux qui l’entouraient.

Adrien regardait sa femme avec une tendresse redoublée. Janvier, où elle lui donnerait un fils, lui apparaissait sur le calendrier encadré de lumière magique. Les mois passés en commun depuis leur mariage lui avaient révélé le peu de profondeur de son esprit. Ayant plus de bonne volonté que de réel entendement, elle en était d’autant plus malléable. Il l’aimait néanmoins pour sa douceur, pour sa joliesse blonde qui restait enfantine, pour son sourire fugace, pour son intelligence qu’elle avait développée par ses lectures mais qui jamais n’avait complètement mûri. Comme à tous les hommes, il plaisait à Adrien que sa femme gardât quelque chose de la poupée.

En fait, les idées de Jocelyne avaient toujours été colorées par un voisinage. Pendant des années elle avait reflété sa mère. Puis tante Mary. Avec Jerry Côté, elle avait parlé musique. Avec Geneviève Lanteigne, regardé les plantes. Avec Adrien, observé les oiseaux, puis lu des livres dont elle n’osait pas toujours avouer qu’elle ne les comprenait pas entièrement.

Cela, qui eût pu la diminuer aux yeux de certains, ne lui donnait que plus de prix aux yeux d’Hermas Lafrenière. Il l’adorait littéralement. Voyant en elle la perfection, il lui était reconnaissant de rester humaine. Plus élevée, ils n’eussent plus parlé le même langage.

— Ma Josse ! Viens ici que je t’embrasse…

Il lui plaquait sur la joue un gros baiser bruyant.

— … Toi ! t’es la plus belle et la plus fine de toutes !

— Voyons, monsieur Lafrenière ! Et Marielle ? et Manon ?

C’étaient là ses deux filles restées à Val-d’Or avec madame Lafrenière. Il en parlait rarement, comme de sa femme, bien qu’il vantât volontiers les joies de la famille.

Marielle et Manon venaient parfois à Montréal. Jocelyne, pour faire plaisir à leur père et au sien, les avait quelques fois accompagnées dans les grands magasins lorsqu’elles allaient s’y habiller pour Pâques. Elle avait su corriger ce que leur goût pouvait avoir de provincial, mais si discrètement qu’elles s’étaient attribué le succès de leurs toilettes. Néanmoins, elles lui gardaient de son obligeance une gratitude qui ne fût pas allée sans quelque envie, si elles ne se fussent reconnues plus riches que les Garneau. Cela, à leurs yeux, rétablissait l’équilibre. De son côté, Jocelyne aimait réellement Lafrenière ; tant pour lui-même, car il n’était ni sot ni mesquin, que pour l’amitié touchante qu’il avait vouée à Robert Garneau.

Le gros homme s’était graduellement transformé. Bouteille, le Bouteille de l’école buissonnière et du pré de la gare, était désormais assez effacé pour qu’on le reconnût à peine. Les manières de table de Lafrenière, président de la Lorraine Gold, maire de Val-d’Or et député s’il l’eût voulu, étaient moins voyantes ; et ses complets avaient répudié les grands carreaux de jadis. Il ne lui restait de Bouteille que le langage un peu épais et une bonhomie tapageuse.

De ce qu’il avait acquis, il devait beaucoup à Josette Dallin. Leur liaison, bien qu’intermittente, durait toujours. Dernièrement, on avait même dîné à trois, Josette, Hermas et Garneau, dans un débit d’huîtres près du marché Bonsecours. Pour mettre à l’aise Robert que la situation eût pu gêner, Lafrenière avait soin de la présenter comme « mademoiselle Dallin, ma secrétaire ». Elle l’appelait « monsieur Lafrenière », le plus sérieusement du monde.

Robert avait retrouvé une Josette un peu vieillie, grisonnante et boulotte. Tout l’opposé de Marie-Claire, de madame Lafrenière, qui maintenant amaigrie et les cheveux roussis au henné avait, avec l’âge, pris de l’éclat. Car tandis que madame la Mairesse affichait des chapeaux flamboyants, des robes à paillettes et des bagues à chaque doigt, Josette Dallin était restée fidèle à ses blouses et à ses tailleurs de cheviote. Elle ne portait de bijou qu’un médaillon sans valeur et de vieux style. Des deux, c’était la « secrétaire » qui avait l’air d’une bourgeoise. Et surtout, elle avait gardé inchangé son même caractère accommodant.

— Tu sais, mon vieux, elle a pas mal de parts de la Lorraine Gold et de la Freniere Metals. Elle peut dormir tranquille, avait déclaré Hermas, tout heureux de jouer les grands seigneurs et d’annoncer qu’il avait doté sa maîtresse.

Josette avait haussé ses bonnes épaules et souri. Mais elle l’avait ensuite embrassé sur la joue d’un air amusé et quasi maternel :

— C’est un gros habitant, notre Hermas. Mais il ne s’en fait pas beaucoup comme cela, savez-vous.

Le maire de Val-d’Or avait eu la moue heureuse d’un enfant que l’on vante d’avoir été premier en classe.

Quand vint l’automne, puis l’hiver, Jocelyne fut de plus en plus souvent alitée. Par prudence, d’ailleurs. Traîner sa bosse lourde et encombrante la fatiguait un peu. Elle était énorme et ne pouvait guère travailler. Léger se demandait même :

— Jocelyne, ma chérie. Gageons que tu vas avoir des jumeaux ! Au moins.

Levée tard et couchée tôt, elle passait les journées près de son mari ou de son père, sur un vieux pouf qu’elle avait adopté. Adrien lisait près d’elle en lui caressant machinalement la nuque ou l’épaule pendant qu’elle ourlait des couches en série :

— Et encore une !… Ça fait deux douzaines.

On était au temps des fêtes quand, tôt dans l’après-midi, quelqu’un frappa à la porte. C’était par un jour de grand froid. En ouvrant, Garneau trouva, dans le porche amovible qui protégeait la porte contre la neige, un homme en bonnet de vison.

— Entrez, entrez. Qu’est-ce que c’est ?…

Puis il reconnut un prêtre à la soutane qui dépassait la pelisse.

— … Bonjour, monsieur l’abbé.

— Bonjour, dit l’arrivant. Monsieur Garneau, n’est-ce pas ?

Et sans attendre, il enleva son paletot, ses moufles et ses couvre-chaussures. Puis il se mit alternativement à se souffler dans les mains et à s’en flageller fortement les flancs pour rétablir la circulation. Pourtant son crâne dégarni était emperlé de sueur.

— Il fait un fret’ noir. Mais on transpire quand même à monter la côte à pied. L’auto est restée en bas. C’est trop glissant.

— Eh oui ! Il y a de la glace. Et c’est à pic.

— Je ne vous dérange pas, j’espère ? Je suis l’abbé Gendreau. J’avais dit à madame Léger que je viendrais vous voir un de ces jours. C’est le temps. Le temps des fêtes, pour un bon Canayen, c’est le temps des visites.

Sans attendre une autre invite, il s’était avancé dans la salle, bien à l’aise. En prêtre qui a l’habitude d’être le bienvenu dans tous les foyers ; d’être partout chez lui ; habitué à se voir offrir le meilleur fauteuil et, dans les dîners, le premier choix entre la poitrine et le pilon de la volaille.

— Asseyez-vous, asseyez-vous, dit Garneau.

Instinctivement, il eut un regard vers l’escalier. Et il avait atténué l’éclat naturel de sa voix.

— Est-ce qu’il y a quelqu’un de malade ? Madame Léger ?

— Non, non. Elle est simplement montée se reposer un peu. Vous savez que…

Il hésita un moment, ne sachant comment dire à un prêtre :

— … Vous savez que son temps est pas mal proche.

Tempus prope est, cita le visiteur en souriant avec mansuétude. Et sa main esquissa un geste de bénédiction dans la vague direction de l’escalier et des hauteurs de l’étage.

Garneau bénit intérieurement le hasard qui lui amenait ce Louisevillien un jour de semaine, où Adrien était au travail, et à l’heure où Jocelyne dormait. Peut-être ne resterait-il pas assez longuement pour qu’elle le vît.

L’abbé commença par expliquer sa présence à Saint-Hilaire. Aumônier chez les Frères, à la Pointe-du-Lac, il était venu passer quelques jours…

— … chez Cécile Duval. Elle est un peu ma parente. Son frère a marié ma plus jeune sœur. Vous avez dû la connaître, monsieur Garneau : Atala. Ma petite sœur Atala, une noire. C’est vrai qu’elle est beaucoup plus jeune que vous. Vous avez cinquante-huit, cinquante-neuf ?

— Cinquante-quatre, rectifia l’hôte.

On commença par démêler à deux l’écheveau des parentés et des connaissances. On essaya d’évoquer ceux dont le souvenir permettrait de rattacher les fils confus de ce lointain passé. Cela n’était pas facile ; Garneau aidait si peu. Le brave curé semblait s’entêter dans une tâche aussi difficile que de dénouer un nœud derrière son dos.

Mais, graduellement, l’anxiété de Garneau prit le dessous. Au début, il avait craint une curiosité malveillante chez le visiteur. Son attitude changea lorsque l’attitude de l’autre se fut montrée cordiale et sans arrière-pensée. Il fut d’autant mieux à l’aise que la différence d’âge qui avait séparé leur enfance empêchait qu’ils pussent évoquer trop de souvenirs communs. Leurs mémoires ne s’emboîtaient pas exactement l’une dans l’autre. De sorte que, après quelques instants, ce fut Garneau qui questionna monsieur Gendreau, fils de l’hôtelier de l’hôtel Canada, sur les gens et les choses d’autrefois.

Il apprit ainsi ce qu’il était advenu des compagnons de son enfance. Ils feuilletèrent à loisir un album où les images pâlies par le temps eussent été indéchiffrables s’ils n’eussent conjugué leurs efforts pour en retracer les traits.

Monsieur Garneau, avez-vous connu Arcade Langevin ? Le fils du docteur Langevin.

— Du docteur Langevin ?

Oui. Le dentiste. Son fils Arcade, le plus vieux ?

Non. C’était trop jeune pour moi. Mais qu’est-ce qu’est devenu Jean-Jacques Marois ?

Jean-Jacques Marois ?… Ah ! celui-là, je ne l’ai pas connu personnellement. Mais je pense qu’il est aujourd’hui à Sainte-Ursule. Agronome.

Peu à peu, Garneau se détendait. Cela devenait facile ; et plaisant comme une glissade en luge sur les neiges de son enfance. Il lui semblait que dans ce décor si différent de Louiseville, parmi ces choses qui n’avaient nulle couleur de son passé, devant cet homme dont le nom seul lui était un peu quelque chose, il pouvait pour la première fois évoquer sans péril la théorie des ombres. Il les invita presque toutes, les unes après les autres. II les appela sur la scène, tout en tenant soigneusement en main les ficelles. Ces poupées, il les gardait ainsi un moment devant la rampe ; puis quand il craignait d’en être gêné, un coup de doigt les faisait rentrer dans les coulisses obscures. Pour faire oublier celle-là, il suffisait d’en montrer une autre.

Il y avait aussi des jeunes filles que je connaissais. Mademoiselle Laganière, et Josette Jodoin.

— Mariées.

— Une, aussi, qui s’appelait…

Il fit semblant de fouiller sa mémoire. Mais en vérité il retenait le nom qui trop brusquement voulait fuser entre ses lèvres :

— Elle s’appelait Bédard, je crois… Non ! Béland. C’est ça. Henriette ou Georgette Béland.

— Georgette Béland ! Celle du bureau de poste ? Mais tout le monde la connaît. C’est vrai : est-ce que vous n’étiez pas sorti avec elle, dans les temps ? Non ?

— Oh ! bien vaguement. Deux ou trois fois. Comme avec d’autres.

— Bien, elle est toujours employée au bureau de poste. Elle est aussi présidente des Dames de sainte Anne.

— De quoi a-t-elle l’air ? Elle n’était pas laide, vous savez.

— Pas laide ? C’est extraordinaire. Elle est maintenant toute blanche. Et l’air vieille fille au possible.

Ils continuèrent d’errer ainsi sans hâte dans les allées du passé. Et de temps à autre, ils s’arrêtaient, voyageurs immobilisés un moment pour regarder en arrière le chemin parcouru. L’abbé fumait son cigare, confortablement enfoncé dans un fauteuil. Robert Garneau, lui, le dos à la fenêtre, se tenait encore sur le bord de sa chaise. Le front barré au début, les mains nerveuses, il s’était peu à peu relâché.

Surtout quand il avait entendu :

— Oh ! vous savez, on vous connaît à Louiseville. On ne vous a pas oublié. Et l’on est fier de vous. Fier que vous ayez réussi en affaires. Vous êtes un bon exemple pour nos jeunes.

Il y eut un silence un peu prolongé. Puis soudain :

— Savez-vous que je me souviens de votre maman ?

Robert se sentit le front subitement moite. Ce qu’il avait craint était arrivé. Fou qu’il avait été, de penser y échapper. Il eut un mouvement de répulsion envers le visage lardé, content de soi, qu’il avait devant les yeux.

— Ah !

— Mais oui. Je me rappelle qu’elle était bien jolie. Je n’avais que treize ans quand vous l’avez perdue. Mais je me souviens que j’étais étonné, à la voir, que l’on pût être si vieille — songez donc ! quarante ans ! — et être encore jolie à regarder. Son visage était si doux. D’ailleurs tout le monde l’aimait… au fond.

Au fond ? Que voulait dire ce « au fond » ? Quelle réticence était en l’esprit de celui-là ?

Il y eut du bruit dans la chambre au-dessus. Des pas à la fois lourds et feutrés. Jocelyne était éveillée.

— Elle a été pour vous une bien bonne mère, une mère parfaite. Comme celles du bon vieux temps. Je vous enviais…

— Vous…

— Oui, je vous enviais votre maman, moi qui ai à peine connu la mienne. Je me souviens même de la petite boutique de chapeaux de madame Garneau, qu’elle avait ouverte pour vivre après la mort tragique de votre père. À cause de vous, elle n’a pas voulu se remarier. Et penser qu’elle n’a pas eu la joie de connaître ses petits-enfants !

— Se remarier ? Je ne pense pas qu’il en ait jamais été question.

— Oh ! vous savez, elle peut bien en avoir eu l’occasion et ne pas vous en avoir parlé. Pour ne pas vous imposer un beau-père. Pourtant, je suis sûr que monsieur Lacerte, et monsieur Berger… Elle est morte en 1914, n’est-ce pas ?

— Non. En 1913.

— Mais non ! Mais non ! En 1914. J’en suis absolument certain. Vous vous demandez comment je peux être aussi sûr…

— C’était en 1913, l’année avant la Grande Guerre.

— En 1914, monsieur Garneau, sans vous contredire. Je le sais, parce que c’est moi qui ai chanté cette année la dernière des grand’messes annuelles pour elle ; or, c’était payé pour trente ans. C’était bien beau cela, de votre part. Et soyez certain que nous n’y avons jamais manqué.

— C’est vrai ?

— Non. Jamais. Pas plus que de voir à ce que sa tombe soit entretenue comme il était convenu et aussi payé d’avance.

Qui donc avait pu payer trente ans d’offrandes pour racheter ainsi l’âme d’Hélène Garneau ? Qui donc avait pris la place du fils renégat ? Qui pouvait avoir fait que tous les ans elle sortît ainsi des limbes de l’oubli pour être ramenée sur la pierre de l’autel, victime de nouveau offerte en sacrifice ? Et qui donc avait vu à l’avance à ce que la tombe ne soit effacée ni inculte comme celle de Saint-Mathias ? Qui donc faisait ainsi par une lointaine et constante procuration, éclore sur la tombe émondée une fleur de tendresse ?

Garneau n’avait pas à s’interroger bien longuement.

L’abbé s’était tu, son attention distraite par des oiseaux frileux qui dans le verger enneigé cherchaient patiemment quelques graines oubliées au bout des broussailles grêles.

Non, ce n’était pas lui, Robert-Michel Garneau, qui avait ainsi vu à garder allumé le souvenir. Cette lampe, il l’avait, lui, soufflée brutalement.

— Elle a eu une vie plutôt dure, votre pauvre maman. Plus dure encore que vous ne pensez, peut-être. Elle était de ces gens dont le sourire masque les soucis et qui gardent pour eux leurs tracas.

— Vous ne l’avez pas connue, pourtant.

— Non. Mais monsieur Laurendeau…

— Monsieur Laurendeau ? Je ne me souviens pas.

— Le défunt curé de la Pointe-du-Lac. Il avait été d’abord vicaire à Louiseville. Monsieur Laurendeau m’a souvent parlé de la piété de votre mère. Et de sa bonté. Il la voyait souvent. Elle a souffert, avant de mourir. Mais elle a eu une belle mort. Une mort chrétienne…

Ainsi donc cette messe dite chaque année pendant trente ans, au jour anniversaire, et ce soin de la sépulture, c’était monsieur Lacerte qui y avait pourvu. Cela lui revenait maintenant : « Pour ce qui est de l’église et du cimetière et tout, ne t’en occupe pas. J’y ai vu, mon Michel », avait-il dit.

— Et monsieur Lacerte, qu’elle n’a pas voulu épouser pour rester avec vous, qu’est-ce qu’il est devenu, finalement ? Il était pas mal riche.

— Je ne sais pas, monsieur l’abbé. Je ne sais pas. Non. Je ne sais pas.

Au dehors, sous la neige pailletée de soleil, les pierrots avaient trouvé des miettes de pain que Jocelyne y avait jetées la veille.

Des miettes oubliées sous la neige.

CHAPITRE

XIII


– APRÈS cela, du froid, puis du soleil, et ce sera une splendeur ! dit Jocelyne.

Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre dont les vitres ruisselantes de pluie déformaient le paysage.

— Oui, beau à voir ! Mais dans la côte, glissant à se casser la margoulette, protesta Adrien.

— Et ça en fait du dommage au verger ! ajouta le père.

En plein janvier, le temps s’était paradoxalement radouci. Il pleuvait depuis le matin comme en automne. Une croûte dure et brillante couvrait déjà la neige et cruinchait sous le pied.

— Mais c’est tellement beau ! s’entêta la jeune femme. Il n’y a rien au monde de plus merveilleux à voir. Un vrai jardin de fées… Passe-moi le chocolat.

— Tiens.

Elle était à préparer un colis pour Lionel. Un chaque mois. Elle se le figurait ouvrant la boîte et y trouvant le café, le savon, les lames de rasoir, les conserves, le chocolat et souriait elle-même comme il sourirait assurément alors.

— Vous vous rappelez ? En novembre il a fait un temps de même. Et au soleil du matin, chaque arbre avait l’air d’un lustre allumé.

— Et nous avions deux pommiers fendus du haut en bas. Complètement. Un beau dégât !

— Pas étonnant qu’il pleuve, dit Léger : on voyait nettement les montagnes des États-Unis, hier. C’est signe de mauvais temps. Je vous l’ai dit. C’est infaillible.

— Bah ! c’est toujours la même chose, ces signes-là. Comme dit l’autre : « Quand on voit les montagnes, c’est qu’il va pleuvoir. Quand on ne les voit, c’est qu’il pleut ».

Mais il le disait de bonne humeur.

— Tu veux finir la boîte pour moi, mon chéri ? Je me sens un peu fatiguée.

À pas glissés, Jocelyne s’en fut vers un fauteuil et s’y installa difficilement, gênée par son ventre qu’elle n’arrivait pas à caser.

— Tu m’inquiètes, mon pitou ! dit Adrien. Je pense que je vais téléphoner demain et, s’il y a moyen, te faire entrer tout de suite à Notre-Dame. Comme cela je serai plus tranquille.

— C’est curieux ce goût des femmes d’aujourd’hui, reprit le père. Elles ne veulent plus accoucher chez elles. C’est plus commode, évidemment. Surtout dans notre cas.

Pour lui, il ne se voyait pas pris seul avec une Jocelyne en douleurs pendant qu’Adrien serait à son travail. Et, surtout, forcé de l’assister tant que le docteur, qui naturellement tarderait, ne serait pas arrivé.

En fait, cela se passa quatre jours plus tard à l’hôpital.

Ce fut un fils.

On avait fermé la maison de Saint-Hilaire. Parce qu’il avait eu à l’été la précaution de ne prendre qu’une semaine de ses vacances, Adrien put rester à la ville. Chez son père. Quant à Robert, il logea encore cette fois au club où par une coïncidence heureuse se trouvait en même temps Lafrenière. Assis dans le salon, ils maudirent ensemble la température froide, humide, incommode ; et le vent, rageur ; et les tempêtes de neige dont la glu enlisait autos et tramways et paralysait la ville entière. Mais le soleil ne se remit pas à resplendir une demi-journée dans l’air pailleté de froid qu’ils s’accordèrent :

— Il fait sec. Ça fait du bien ! C’est tout de même beau, notre hiver canadien.

— Oui ! Ça fouette les sangs.

Tous deux regardaient à la dérobée les jambes des jeunes filles dont une bourrasque soulevait la jupe, les joues rougies par la bise, les yeux où étincelaient des larmes de froid. S’il leur arrivait de saisir mutuellement leur regard, ils échangeaient quelque plaisanterie qui n’était plus de leur âge.

— Sais-tu, quand même ; on serait mieux en Floride, dit un jour Hermas. Je vais pourtant finir par y aller passer quelques mois d’hiver. Il y a trop longtemps que j’en entends parler.

— Par qui ?

— Par tout le monde…

Par Jocelyne entre autres. Mais il n’en dit rien.

— Viendrais-tu ?

— Avec toi tout seul ? s’enquit Garneau, souriant.

— Ben !… J’aurais peut-être besoin d’une secrétaire.

Pour l’instant la guerre rendait le voyage impraticable sinon tout à fait impossible. Tandis que l’an prochain ; après la victoire.

— Hein ! Qu’est-ce que tu dirais de ça, jeune homme ! On pourrait y aller passer deux ou trois mois. Prendre du soleil pour nos vieux os, tandis qu’on est encore capable de les mouver.

Au baptême du petit-fils, à l’hôpital même, il y eut la famille Garneau, c’est-à-dire Robert Garneau. Et la famille Léger, soit : le père, la mère, une tante favorite, le frère aîné Conrad, avec la belle-sœur ; et enfin Bruno, le frère cadet. La seule sœur, religieuse de l’Immaculée-Conception quelque part en Ontario, s’était contentée d’envoyer une image de sainte Thérèse de Lisieux, pour la mère, et une médaille de scapulaire pour l’enfant.

— Il va s’appeler comment ? avait demandé Robert, la veille.

— Nous avions pensé l’appeler André. Mais André Léger, cela ne se dit pas bien.

— C’est vrai. Pourquoi ne l’appellerais-tu pas Garneau Léger ? Comme cela notre nom ne serait pas perdu.

— Voyons papa ! Ça n’est pas un prénom, ça ! En tout cas, on a décidé pour Michel.

— Michel ! Dans le monde !

— Mais oui. D’abord c’est un de tes noms à toi. J’ai pensé que ça te ferait plaisir. Il va s’appeler Edmond — pour son grand-père Léger — ; Edmond-Alain-Michel.

Le grand-père Garneau ne dit rien. Ce serait Michel Léger, et non pas Michel Garneau. D’ailleurs on l’appellerait probablement Michou, ou Miche, ou d’un sobriquet, comme si souvent.

— Tu es contente que ce soit un garçon ?

— Oui. D’abord, je croyais être désappointée si ça n’était pas une fille.

— Moi, j’aime mieux que ce soit un garçon, dit Adrien.

Debout au pied du lit, il resplendissait et prenait pour lui une bonne part des compliments faits à la mère.

À tout instant désormais, dans la maison de Mont-Saint-Hilaire où l’on était revenu, le nom de Michel résonna. Cet être minuscule, encore à peine humain, parut avoir pris possession du monde entier. Il y eut des couvertures éparses dans la salle, des lainages à sécher sur les lits, la voiturette dans le hall, des biberons et des tétines dans la cuisine. Jusqu’au dehors, où le grand pavois des couches étendues en permanence sur la corde annonçait à l’univers la présence d’un nouveau-né. Il vivait encore plus dans la conversation d’Adrien qui se retenait pour n’en point parler continuellement, et de Jocelyne qui, elle, ne se retenait point. Michel. Michel. Michel.

Robert commençait à se faire à ce nom qui avait été le sien mais qu’il avait répudié pour jamais vingt-cinq ans plus tôt. Les premières fois, il avait néanmoins sursauté. Il avait même failli répondre. C’est à peine s’il l’entendait désormais. Mais il ne pouvait faire taire les échos que cela éveillait en lui.

Combien d’ailleurs l’assaillaient les choses de son passé. Celles de Louiseville surtout, de ce gros village qui avait contenu les vingt premières années de son âge. Il s’en étonnait, ignorant que le passé vient occuper l’esprit de ceux à qui le présent commence à ne plus être familier. Et qu’il se fait chez ceux-là comme un remplacement des objets qu’ils n’aiment et ne comprennent point, par les choses qu’ils ont jadis aimées.

Vu de si loin, jadis paraissait avoir une fermeté qui manquait à aujourd’hui. Ce dernier, à peine le traversait-on qu’il était enfui. Tandis que les premières vingt années de sa vie, les bonnes comme les mauvaises, avaient pris la fixité des vieilles gravures.

Il n’y avait pas si longtemps que ces évocations provoquaient chez lui des sursauts amers. Il était étonné de n’éprouver plus, au lieu de la rancœur et de la violence, qu’une sourde inquiétude. Plus que tout autre événement, la visite de monsieur l’abbé Gendreau avait désorienté son aversion. Par lui, il avait connu que ce Louiseville, dont il avait toujours cru que s’il s’y présentait avec son opprobre les gamins lui jetteraient des pierres et les hommes des risées, que ce petit monde renié de lui ignorait maintenant sa tache originelle. Et que tout ce temps, il avait attribué à la petite ville une constance dont elle était incapable.

Tant de choses y avaient passé depuis. Et ceux-là qui autrefois avaient pris part à sa vie, ceux-là surtout qui avaient vécu au-dessus de lui, qui avaient été les contemporains avertis de son père, de sa mère, de monsieur Lacerte, les ouailles de monsieur le chanoine Desgroseillers et les clients du docteur Vincent, tous ceux-là étaient disparus. Il n’y avait plus d’eux qu’au cimetière une pierre sans mémoire ; et sur cette pierre, une inscription que personne ne lirait plus longtemps avant que le temps ne l’ait effacée.

Voilà ce qu’il avait oublié.

Et aussi qu’avec chacun d’eux on avait mis en fosse une partie de sa honte, une bribe de son secret. Sur lui comme sur eux avait été jetée la terre froide, à lourdes pelletées définitives qui le scellait à jamais. Jusqu’au Jour du jugement, haines et amours également oubliées.

Mieux encore. Il pouvait aujourd’hui se demander qui, à part lui-même, avait attaché de l’importance à sa catastrophe personnelle. À chacun la sienne. Il le savait, maintenant qu’il avait vécu. Cet éclatement du ciel qu’il avait cru cosmique, il avait apparemment été seul à le ressentir. Ce coup de tonnerre qui l’avait foudroyé, il avait été seul à l’entendre.

Aujourd’hui vieilli, les choses étrangères au milieu desquelles il vivait maintenant enlevaient à ses souvenirs toute acuité. Chaque fois qu’il prenait en main la médaille, il en trouvait l’empreinte un peu plus effacée. Retrouver le souvenir de ses premières années à Montréal lui était plus difficile à présent que de faire réapparaître le petit Michel, celui de la musique et des oiseaux.

Atténué par l’âge qui lentement émiettait ses forces, touché par le temps qui lentement rouillait sa violence, il lui devenait moins facile de soulever le poids de sa haine pour la brandir comme autrefois.

— Papa. Papa ! Veux-tu me surveiller Michel un moment ? Oh ! pas longtemps. Le temps d’aller en haut lui chercher des chaussons secs. Il est tout mouillé. Je te dis, ce n’est pas un enfant : c’est une éponge !

Et Jocelyne de rire. Elle savait combien son père était peu familier avec les enfants.

Le printemps vint apportant les jours tièdes et par eux les bourgeons et les fleurs. Pour Jocelyne, ce printemps ne fut pas comme les autres : car à son Michel il apporta deux dents.

La maternité n’avait donné à son esprit qu’une maturité relative. Avec son fils, elle semblait plutôt une petite fille jouant à la poupée. La gravité, d’ailleurs, ne lui seyait guère.

Physiquement, elle restait étonnamment inchangée. C’est à peine si ses cheveux avaient légèrement foncé ; leur or avait une teinte plus chaude à l’œil. Ses yeux pâles faisaient toujours dans le visage doux deux taches d’un bleu aimable qui faisaient oublier ses pommettes un peu saillantes et le nez boulu des Garneau. Ses joues s’étaient avivées. Pour la première fois de sa vie, elle constatait :

— C’est extraordinaire, mais j’ai des couleurs à moi.

Robert lisait les nouvelles de la guerre. Il avait déjà parlé de préparer une chambre pour Lionel. On prendrait à l’étage, à côté de la chambre des époux, la petite pièce dont on s’était servi comme chambre de bonne, puis comme débarras, et enfin comme nursery.

— Il faudrait pourtant que tu prennes l’auto et que tu ailles acheter ce qu’il faut pour l’arranger, cette chambre.

— Voyons, papa ! Nous avons le temps. Et les chemins sont bien mauvais pour courir les rangs. Sans compter que notre vieille voiture a joliment besoin de réparations.

— C’est ça. Et la première chose que l’on saura, c’est que Lionel arrive et que sa chambre n’est pas prête.

— Tiens ! plaisanta la jeune femme. Est-ce que les journaux d’aujourd’hui annoncent la fin de la guerre ?

— Tu ris ! Mais du train où ça va, on peut s’y attendre d’un jour à l’autre. C’est la fin.

Les nouvelles, en effet, étaient excellentes. L’armée allemande fondait comme glace au soleil. Robert reprit son journal.

Rendu aux dernières pages, il se contenta d’un regard en diagonale. Des réclames, des courriers de village sans intérêt, une colonne de notules touchant la mort de gens du commun : pompiers à la retraite, commerçants de quartier, grand-mères à nombreuse postérité, jeunes filles emportées par la tuberculose « après une longue maladie supportée chrétiennement ». Le seul qui s’arrêtât chaque jour à cette lecture était Adrien. Il s’amusait, le soir, à y relever les noms démodés des gens d’autrefois.

Pour chaque défunt, il y avait une petite photo généralement oblitérée. Garneau lut :

« Madame Dionys Cyr. » a Ces jours derniers ont eu lieu en l’église Saint-Vincent-Ferrier les funérailles de dame Dionys Cyr, née Florilda Gignac. Elle laisse pour pleurer sa perte son mari, M. Dionys Cyr, employé civil, et un fils, Aimé. »

Florilda ! Pourtant la photo était bien d’elle. Une petite photo étonnamment saisissante et jolie, découpée d’un groupe. Telle qu’il l’avait connue ; en quelle année ? Il fit des recoupements : autour de ’26.

Dix-neuf ans ! Pas possible ! Déjà ! Et quand ils avaient fait ensemble quelques sorties, c’était en ?… Un an, deux ans plutôt après la mort d’Hortense, sa femme : 1932.

Il regarda plus attentivement la photo et fut surpris qu’après tant d’années le visage n’eût pas changé. Ce qui apparaissait sur la page du journal, c’était une femme jeune encore ; une femme aux traits fins ; dont les yeux et les lèvres souriaient à quelqu’un dont les ciseaux du clicheur l’avait séparée. Puis Robert songea que c’était là un instantané visiblement ancien. Lui ressemblait-elle encore ? Et elle avait un fils. Jamais elle ne lui en avait parlé. Il relut la courte notice.

Florilda. Elle lui avait dit s’appeler Germaine. Un jour pourtant elle lui avait avoué son nom véritable qu’elle n’aimait point. Pour la taquiner, il l’avait quelquefois appelée Florilda.

Dans sa vie à lui, elle avait été si peu ! La passante qui un moment s’arrête devant une glace de magasin et qui voit, jointe à la sienne par le hasard de la rue, l’image d’un homme inconnu qui semble l’accompagner. Un regard, puis chacun s’en va de son côté. Et le couple est rompu.

Ils étaient allés au cinéma trois ou quatre soirs ; et sur le belvédère ; et souper ensemble au restaurant. Ce jour surtout où ils avaient mangé des homards avec une gaîté d’écoliers et bu du vin, du bon vin français, qui l’avait émoustillée. Au moment de la quitter, elle s’était laissé embrasser légèrement. Cette seule fois.

Depuis, sans raison apparente il lui était arrivé de penser à elle. À son visage et à son baiser. Plus peut-être qu’en tout ce temps il n’avait pensé à Hortense. Il avait revu en esprit le visage gracieux et triste qui l’avait frappé lors de leur première rencontre, dans le train d’Ottawa. Il avait retrouvé la suavité de leur courte fréquentation. Il était revenu, sans la comprendre, sur sa disparition sans bruit, lorsqu’elle était tout uniment sortie de sa vie où elle commençait à se faire une place. Qui sait ce qui fût arrivé ? De cette petite aventure — qui n’en avait pas même été une — rien d’amer ne lui restait. Rien que le regret nostalgique de ce qui aurait pu être et n’avait pas été. Si cela…

— Eh ! papa ! où es-tu rendu ? Dans la lune ?

Il sursauta :

— Quoi ? Quoi ?

— Où es-tu rendu ? Tu as l’air…

— Moi ? Rien, rien.

Il ne sourit pas. Jocelyne vit dans ses yeux un regard qu’elle ne lui connaissait pas.

Le bébé était sur le perron, dans sa voiturette, bien emmitouflé et qui dormait. Par la fenêtre elle lui jeta un coup d’œil. Puis elle prit un des coussins du divan et le jetant près du fauteuil de son père, s’y assit.

Elle n’avait rien perdu de sa grâce d’autrefois. La corbeille de ses bras posée sur ses genoux, elle laissait couler sur le tapis les fuseaux soyeux de ses jambes. Souplement, comme une chatte.

— Regarde comme il fait beau, dit le père.

Mais ses yeux, comme son esprit, étaient ailleurs.

La jeune femme ne dit rien. Sa tête se trouvait près de la main de son père, à hauteur d’appui. Le journal glissa par terre où il s’étala comme une mare. Devant eux, sur une table basse, il y avait un saladier où Crétac avait déposé une motte de terre avec sa touffe compacte de violettes. Le silence descendit sur eux, sur la maison claire, sur le monde calmé.

Garneau reprit la dérive de ses idées. Pour trouver un souvenir qui eût la douceur de celui-là, il lui eût fallu retourner dans son enfance la plus lointaine. Et même, dans sa collection de souvenirs peut-être était-ce le plus parfait, le plus aimable, le plus pur de toute souillure.

La respiration de Jocelyne s’était faite calme et régulière. Sur son coussin, la tête appuyée sur le bras du fauteuil de son père, elle s’était tout de suite endormie.

Et sans le savoir, Robert avait posé sa main sur la tête qui s’offrait ainsi. Depuis tout à l’heure, machinalement, il caressait les cheveux doux de sa fille.

Le soleil chaud jetait sur le tapis une tache anguleuse qui rampait vers eux en une marche insensible et certaine. On n’entendait plus que le souffle cadencé de la dormeuse, la pulsation mesurée de l’horloge normande et un autre bruit rythmé, lui aussi, profond, comme souterrain, qui était le bruit de son propre cœur.

En bas, dans le verger, deux hommes s’affairaient lentement : Crétac et son frère qui, suivant l’ordre nécessaire, recommençaient une fois de plus les rites annuels. Tout d’abord la taille des pommiers.

Avec précaution pour ne point éveiller Jocelyne, Robert se leva de son fauteuil. Il sortit sur le perron où dormait son petit-fils et d’où l’on dominait le paysage. Dans le ciel épuré, ailes tendues au vent insensible à fleur de terre, deux oiseaux décrivaient de longues orbes au-dessus de la forêt prochaine. Le couple de busards était revenu déjà. Fidèlement.

Louis-Joseph commençait sa rangée par les arbres à côté de la maison. D’où il était, il ne pouvait voir monsieur Garneau. Dans la lumière du jour, sa voix s’éleva sans effort, pure comme cette lumière même. Un chant sans paroles ; et les mots qu’il ne savait point, il les remplaçait par des syllabes fluides qu’il adaptait aux inflexions de la musique.

C’était un air harmonieux et sans recherche, mais un air qui fit se redresser Garneau.

Car cet air, il ne l’avait pas entendu depuis son enfance. Depuis le temps si invraisemblablement reculé où il s’essayait à le rendre sur son violon. Le thème doublé reprenait simplement après une courte phrase intermédiaire. Du vieil air de Mozart "Drink to me with thine eyes”, Louis-Joseph ne savait pas plus les mots de Ben Johnson que ne les avait sus Hélène Garneau. Mais la musique en suffisait à bouleverser le cœur de Robert-Michel Garneau comme jamais depuis des années il n’avait été bouleversé.

CHAPITRE

XIV


TOUT  avait été prévu pour l’arrivée de Lionel. Quelle fête ce serait ! On lui ouvrirait une maison vraiment paternelle, un foyer familial, à lui qui depuis dix ans n’avait connu que de tristes logis, puis la promiscuité sans chaleur des chambrées.

On irait le recevoir à la gare. Malgré les propositions tendancieuses du père, Jocelyne avait résolu d’aller à sa rencontre avec son mari et son fils. Pour sa descente de wagon tous les bras seraient là, tendus vers lui. Les voyageurs et les flâneurs de Saint-Hilaire-Station diraient :

— C’est un retour du front. Regardez-moi ces médailles !

Car il en aurait sûrement une brochette.

— C’est un prisonnier, corrigerait quelqu’un.

— Mais ! C’est le fils de monsieur Garneau, du haut de la montagne !

À quoi les gens reconnaîtraient cela. Mais, à rien, à tout. Cela se sentirait dans l’air, à la fanfare du soleil, aux guirlandes de feuilles aux arbres, aux bouquets de fleurs au revers des fossés, tout le long de la route.

La maison aussi serait fleurie ; surtout la petite chambre égayée de cretonnes à ramages bleus. Et il y aurait un dîner.

« … Un dîner à trois étages ! », affirmait Jocelyne dont le menu était fait de longtemps.

— Oui. Un vrai bon dîner canadien, complétait Robert, pour qui le ragoût de pieds de porc à la canadienne était le sommet de la gastronomie.

Mais de tout cela il ne fut rien.

Inscrit dans l’armée américaine, Lionel ne revint pas par Québec avec les rapatriés canadiens. Il ne devait pas descendre de ces trains officiels que la Croix-Rouge accueillait dans la vieille gare Bonaventure toute pavoisée; avec des jeunes filles en uniforme, accortes et jolies, qui distribuaient des sourires, des cigarettes, du café et du lait. Alors qu’on le croyait encore quelque part en Angleterre, on reçut un télégramme annonçant à la fois son arrivée à Boston et son départ pour Montréal.

Robert, Jocelyne, Adrien et le petit Michel furent en gare deux heures à l’avance. Mais le train se vida de ses derniers occupants et Lionel ne se montra pas.

En fait, il était descendu à Saint-Lambert et y avait pris un taxi pour Saint-Hilaire où il croyait qu’on l’attendrait. Si bien que lorsque, désemparés, les siens revinrent à la maison, ce fut lui qui les reçut.

Déjà en voyant ouverte la porte qu’elle était certaine d’avoir fermée bien que sans y mettre la clé, Jocelyne s’était écriée :

— Papa !… Papa !… Il est là !

Sa voix s’étranglait d’émotion.

— Qui ça ?

— Lionel, papa ! Je te dis qu’il est là.

Il était en effet debout dans la salle, le dos aux fenêtres… sans aucune béquille. Il les avait entendu arriver. Il ne bougea pas. Mais il souriait.

— Bonjour, dit-il simplement. Il tendit vers eux ses deux mains… intactes. Je me suis fait conduire ici, de Saint-Lambert. Vous ne m’attendiez pas aujourd’hui !

Il fit un pas,… solidement.

Jocelyne se jeta à son cou. Elle l’embrassait en sanglotant. Quant à son père, il tenait dans l’une des siennes la main que son fils lui avait donnée ; et de l’autre, il lui tapotait doucement l’épaule à petits coups réguliers, indéfiniment. Un peu ridiculement, comme pour l’épousseter.

— Et puis ? Et puis ? répétait-il. Ça va bien ? Tu as fait un bon voyage ? Oui, un bon voyage ? Hein ? Et puis ?

Comme si le fils fût arrivé à l’instant d’une fin de semaine à Toronto ou à New-York

— Laissez-le s’asseoir ! dit Adrien en déposant Michel dans sa voiturette. Il doit être fatigué. Un petit brandy, beau-frère ? Et c’est du bon, du trois étoiles.

— C’est ça. Laisse-le tranquille, voyons, Jocelyne ! Viens t’asseoir, Lionel, viens t’asseoir. Et raconte-nous tout ça. Tout ça.

Tout ça, c’était simplement huit années aux États-Unis, une année de guerre, dix-huit mois dans les prisons allemandes. Et la victoire. Et la libération.

Lionel s’assit sur le divan sans quitter Jocelyne qu’il tenait par la taille. Il était heureux qu’elle fût restée si jolie. Sous sa froideur d’homme et de soldat, il se sentait réchauffé par cette réception.

— Bon ! C’est vous, le fameux Adrien, le mari de ma Josse ! Enchanté ! Et pour le drink, c’est pas de refus.

— Puis ? Tu trouves ça beau, ici ? demanda le père, pour dire quelque chose. Il s’étonnait et souffrait de ne trouver rien à dire.

Sure ! C’est fine, fine. Un vrai beau spot. Et il se tourna vers le paysage.

— Ah ! dit simplement Jocelyne, en portant la main à ses lèvres.

D’un regard, elle venait de voir l’autre côté de sa figure. L’œil déformé dont la paupière tirée montrait un liseré rouge. La joue ravinée de cicatrices. Le coin de la bouche difforme et bosselé. L’oreille refaite.

— Ah oui !… Pensez-vous que c’est un beau travail ! J’ai été réparé par le professeur Kônigmann. Il m’a fait une vraie belle job. Tout ce côté-là avait été brûlé jusqu’à l’os, comme mon bras. Mais j’ai heureusement eu la chance de tomber sur le meilleur spécialiste de toute l’Allemagne. Un as !

Avec effort, les yeux de Robert quittèrent le visage méconnaissable et presque hideux ; ils se posèrent sur la poitrine. Il compta les rubans : huit. Il y avait huit rubans. Une bouffée de fierté le pénétra.

— Cré tac ! Faut croire que tu ne t’es pas mal conduit ! Huit médailles !

Car à force de l’entendre, il avait pris l’exclamation de Pétrus.

— Oh ! vous savez, papa ! Faut pas vous en faire. La plupart ne veulent pas dire grand’chose.

Le père ne le crut évidemment pas ; mais, il fut heureux de sa modestie. Adrien, lui, avait déjà de la valeur des décorations américaines une idée peu favorable. Que Lionel l’avouât ne pouvait que le satisfaire. Cela diminuait la distance qui pouvait les séparer aux yeux de certains. Il saurait à l’occasion faire état de cet aveu. Parce que cela l’eût gêné, il préférait ne pas trop regarder en son beau-frère le personnage que voyaient en lui le père et la sœur.

— Viens voir ta chambre, Lionel, dit Jocelyne. Il s’était fait un silence. Et mon Michel ! Tu n’as pas encore embrassé mon Michel, ton neveu ! Michou ! regarde, c’est ton nononcle, nononcle Ionel… Il comprend, tu sais. Mais il ne peut pas encore parler. Viens. Ta chambre est en haut.

— Oh ! Ce n’était pas la peine…

Il allait continuer ; ajouter : « … pour si peu de temps ». Mais il se retint.

Pour Robert Garneau, les jours suivants furent des jours de triomphe. Il promena son héros presque de maison en maison. Il ne manquait pas de rappeler qu’il avait lui-même fait l’impossible pour s’enrôler en 1914. On alla chez Laurier Duval qui sortit son cidre bouché. Chez monsieur Poliquin, le député, qui leur répéta un discours qu’il avait fait en Chambre trois ans plus tôt. Au magasin, où Lionel en raconta aux habitués. Et chez cousine Cécile, madame Henri Duval, qui en profita pour récapituler toute la parenté. Jusqu’à Saint-Hyacinthe, où l’on fut saluer le docteur Marcel Gauvreau. C’était maintenant le père qui imaginait les visites et organisait les excursions.

À quelques jours de là, le vieux Gladu, celui du bas de la côte, s’éteignit subitement. La veille, assis comme d’habitude sur son perron. Le lendemain, sur les planches.

La nouvelle surprit tout le monde. Il était là depuis si longtemps. Personne n’existait plus qui l’eût connu autrement que vieux, sec et sentencieux. Sa disparition faisait le même effet que si le vent eût emporté le Pain-de-sucre qui coiffait le plus haut sommet de la montagne. Sans le Pain-de-sucre ou sans le vieux Gladu, la montagne ne serait plus la même.

— Il avait quel âge ?

— Dans les quatre-vingt-dix passés. Certain !

— Mais non. Je le sais : il aurait eu seulement quatre-vingt-six à la Toussaint.

— Tiens ! Je le pensais plus vieux que ça.

Pour ses funérailles, les maisons se vidèrent de leurs hommes. Garneau n’y manqua point. Avec les autres, il suivit en auto le corbillard modeste tout au long du chemin qui ondulait au flanc de la montagne. Par moments, une échappée entre les pommiers montrait la plaine étale et muette. Puis le cortège descendit vers le village, jusqu’à l’église, dont les portes accueillantes s’ouvrirent toutes grandes pour recevoir une dernière fois celui qui y était venu tant et tant de fois, depuis quatre-vingt-six ans que, tout enfant, on l’avait porté sur les fonts baptismaux. Les mêmes arbres, un peu plus vieux, tendaient leurs branches au-dessus de l’allée. La même rivière, un peu moins boisée, coulait entre ses berges dont une demi-sécheresse exposait la boueuse nudité. Seuls étaient changés les hommes. Et les maisons que les hommes font à leur image : on voyait désormais sur les deux rives, en Belœil comme en Saint-Hilaire, plus de bois que de pierre solide.

Après le service, on monta au cimetière. Chacun jeta sa poignée de terre sur ce cercueil léger où semblait enfoui tout le passé de la montagne.

C’était un samedi. Personne n’était pressé. On était fin août, durant cet intermède, entre les travaux, où l’homme n’a plus rien à faire dans les vergers qu’attendre du soleil qu’il mette aux fruits les dernières touches de couleur. Chaque propriétaire passe entre les rangées opulentes. Il compte à l’avance le nombre de barils de sa récolte ; et, soigneusement, étaie d’une béquille fourchue la branche trop chargée qui s’écrase et menace de fendre le tronc du vieux pommier.

À la porte du cimetière, les hommes se rassemblèrent un moment. On ne parlait plus du père Gladu. Celui-là, c’était déjà le passé. Mais on parlait de tout cela qui avait été la vie du vieil homme et qui pour toujours était la leur :

— Avez-vous encore de la tavelure, dans les Trente, cette année ?

— Ça peut faire, cette année. Et vous autres ?

— Pas trop. Presque pas. Mais j’ai trouvé du ver tarière dans mes petits jeunes, du côté de la montagne.

— Vous savez que Jos. Robichon a arrosé ces arbres avec un stuff nouveau. Pour empêcher les pommes de tomber avant le temps. Il paraît que c’est bon.

— Ouais ? On verra bien.

Puis les petits groupes se fondirent en un seul. Et l’on parla du grand projet qui était dans l’air.

Il fallait faire quelque chose contre la mévente croissante des pommes de Saint-Hilaire. Autrefois si recherchées, elles cédaient peu à peu le marché aux fruits de Freyligsburg et d’Oka. Jusqu’à la Colombie-Anglaise qui venait en plein Montréal prendre la place des pommes de la Montagne.

— Savez-vous qu’il a été question de vous, monsieur Garneau, à l’assemblée de jeudi soir. Vous auriez dû venir.

— Je voulais y aller. Mais je n’ai pas pu. Avec l’arrivée de mon Lionel !…

— Je comprends. En tout cas, il faudra que je vous voie, que l’on se parle.

— De quoi donc ?

Avant que de préciser, Duval se gratta un moment la tête, en bon paysan qu’il était.

— Ben. Vous pourriez nous aider. D’abord on compte que vous allez entrer avec nous dans la coopérative. Mais, surtout, vous avez l’expérience des chiffres et des affaires. Si vous voulez… Venez donc chez nous, cet après-midi. Ou un soir de la semaine.

— Comptez sur moi, dit Garneau.

Il faisait un temps gris perle, doux et tiède. Sur la rivière, les hors-bords pétaradaient joyeusement. Par-dessus les eaux, les voix de Belœil joignaient presque celles de Saint-Hilaire. Face à face, chacune sur sa rive, les deux églises se regardaient dignement.

Garneau fut content. Pour la première fois, il eut le sentiment d’avoir été accepté par ceux-là qui jusqu’ici l’avaient tenu pour étranger. Il était maintenant un de la montagne. Et grâce à son passé d’homme d’affaires, pas l’un des moindres, apparemment.

Il remonta à la maison pour retrouver Jocelyne seule avec Michel.

— Tiens où est Lionel ? Et ton mari ?

— Adrien est en haut. Il travaille à son roman.

On entendait en effet le crépitement de la machine à écrire, avec de longs silences. Pas très sérieux, Adrien. Enfin ! Il rendait Jocelyne heureuse. Mais avec tout cela, il n’irait pas loin en affaires.

— Lionel ?

Elle se mit à rire :

Crois-le, crois-le pas ! il est allé voir les filles.

— Les filles ! Qui ça encore ?

— Angèle. Angèle Desormiers. Et elle n’est pas laide !

Quand Lionel revint, le père descendit avec lui dans le verger. Entre eux, il n’y avait pas encore eu d’explication. Le fils se contentait pour l’instant de refaire ses forces affaiblies par dix-huit mois de prison et de maigre régime. Déjà, cependant, Garneau avait retrouvé son fils tout autre qu’il n’avait cru, et surtout tout autre qu’il n’avait été jadis. Certes, il était resté terre à terre, avec une certaine dureté qui se faisait facilement jour dans ses gestes, ses paroles et même ses actes. Il semblait néanmoins que la vie aux États-Unis, le travail régulier sans appui que lui-même, puis l’armée et enfin la discipline sévère des camps allemands l’eussent singulièrement non pas tant assagi que formé. Il avait appris à ne point se buter contre la vie et ses heurts, mais à plier un peu pour résister et vaincre. Et depuis qu’il avait connu en Europe un monde différent, depuis qu’il avait vécu des heures graves et des mois pénibles, le monde où il était maintenant revenu lui paraissait plus désirable et digne d’être conquis. Mais il se taisait sur ses projets.

— Et puis ? Est-ce que les taxis, ça t’intéresse toujours ?

Les taxis ? Je n’y pense pas. Pour le moment je prends du bon temps et je fais de la graisse. J’ai le temps, encore, avant de me rapporter.

— Te rapporter ? Pas aux États-Unis ? Je pensais que tu avais fini.

— Mais non. Je n’ai pas encore ma discharge. Je ne serai pas fâché de lâcher l’uniforme.

Quelques jours plus tard, Garneau fit dériver une conversation commencée à propos de Jocelyne :

— Je ne t’ai jamais demandé Lionel… Et ta femme ? Qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Qui ? Ah ! Amy ! Je n’en sais rien. D’ailleurs ce n’est plus ma femme. On est divorcés ça fait quatre ans.

Je sais, Lionel. Je sais qu’elle t’a laissé. Mais c’est toujours ta femme quand même. Le divorce, ça ne compte pas pour nous autres catholiques.

Lionel ne dit rien. Il ne voulait pas blesser les sentiments de son père. Mais il songea : « Ça ne change guère, dans la vieille province de Québec ».

— … Tu le sais bien Lionel : ceux que le prêtre a mariés, c’est pour toujours.

— Bien !… Je ne vous l’avais jamais dit. Mais je ne me suis pas marié devant le prêtre. Je me suis marié devant un juge, comme on fait dans les États. Amy était protestante.

— Et tu n’as même pas demandé de dispense !

— Non.

Le père resta un long moment silencieux.

— Alors, Lionel, tu vas rester toute ta vie tout seul ?

— Moi ? Mais non, papa. Je vais me remarier un de ces jours et ce jour-là, ça sera pour tout de bon.

— Te remarier ?…

— Oui. Cette fois-là, devant un prêtre. Ça va peut-être m’apporter la luck.

Là encore le père se tut quelques instants. Puis il exprima la révélation qui subitement lui était venue :

— Mais, c’est vrai ! Tu peux te remarier ! Parce que, comme ça, tu n’étais pas marié pour vrai. Mais, pas marié en toute. Ça ne compte pas.

Il eut un soupir de soulagement. Ainsi, Lionel pourrait recommencer sa vie. S’il décidait de rester au Canada comme cela semblait possible, il épouserait une jeune fille de Montréal, agréable, jolie, riche.

Ils s’étaient arrêtés sous un arbre lourd de fruits. Un bruit mat. Une pomme était tombée devant eux sur le paillis. Machinalement, Lionel la prit et la fit sauter dans sa main. Puis il y mordit. Mais rouge au dehors, elle n’était point mûre encore. Crachant la bouchée dans l’herbe, il lança le fruit au loin, d’un geste précis et fort de lanceur de base-ball.

And this time, compléta-t-il en anglais, this time, I am going to marry into money.

C’est quinze jours plus tard que le fils fit part à son père de ses projets. Depuis six semaines il était parmi eux.

Père et fils étaient sortis sur la terrasse, après le dîner. Du jardin en contre-bas montaient vers eux des bouffées de parfum où se mêlaient l’alysse et l’entêtante giroflée. Dans la cuisine, Jocelyne lavait en chantant la vaisselle du repas. Quant à Adrien il était retourné à sa machine à écrire.

— Tu sais, Dad. Il faut que je m’en retourne. Dans une dizaine de jours.

— Ah ! Il n’y a pourtant pas longtemps que tu es avec nous. Tu as besoin de repos. Et tu n’es à peu près pas allé à Montréal encore.

— Il faut que je m’en retourne.

— Bon ! S’il le faut ! Et pour combien de temps ?

— Je ne sais pas quand je reviendrai. J’ai toutes mes affaires de l’armée à régler.

— Et après ?

— Après ? Je m’en vais pas mal loin.

— Mais Philadelphie, ce n’est pas loin. Une nuit en train.

— Je ne m’en vais pas à Philadelphie. En Floride.

— Qu’est-ce que tu vas faire là ?

— Je vais avoir une agence de Ford, le taxi et un garage. Avec ce que je vais recevoir de l’armée : mes arrérages de deux ans et mon argent de démobilisation, ça va faire de quoi me lancer en affaires.

— Mais pourquoi en Floride ?

— C’est tout arrangé. J’ai un buddy qui y était déjà depuis quelques années. On se met ensemble. Dans une ville qui s’appelle Pompano. On doit se retrouver à New-York le 10 octobre et descendre là-bas. Pour être prêts le plus tard en janvier.

Lionel parlait lentement. Rien ne pressait, ici, parmi cette calme nature.

— … On s’est connu en Allemagne. Il était prisonnier, lui aussi. Il a été plus malchanceux que moi. Il a perdu une jambe et un bras. Mais c’est un jolly good fellow

« … Tiens, j’oubliais de te dire : ses vieux étaient Canadiens, à lui aussi. »

— Ils s’appelaient comment ?

— Tu ne les connais pas. C’est son grand-père qui était du Canada. Son père, lui, était du Connecticut. De White Falls… Il s’appelle Moisan. Jack Moisan.

Robert attendit un moment avant que de reprendre.

— J’avais pensé,… je m’étais demandé si tu ne resterais pas au Canada. Il y a de l’argent à faire… et…

La réponse vint tout de suite. Sans violence, mais péremptoire.

— Non ! Je suis américain.

Il dit cela avec une pointe d’orgueil ; et d’une voix volontaire qui était bien celle d’un Garneau.

Le soleil glissait rapidement derrière le massif de la montagne. D’ici on ne voyait plus, tout en haut, que la frange noire des arbres qui filtrait les rayons d’or. Sur la plaine, c’est encore le jour. Mais déjà l’air fraîchissait. Le ciel était couvert d’un masque de nuages où le soleil allumait par-dessous des feux roses étranges et variables.

Ils restèrent ainsi longtemps silencieux.

Puis ils parlèrent de tout. Le père, de la vie à Montréal et à Saint-Hilaire ; surtout Lionel, de la vie aux États-Unis, celle d’hier et encore plus, celle de demain.

Ils se turent encore une fois.

— Sais-tu, papa, que tu n’es pas malchanceux, après tout.

— Tu trouves ? Pourquoi donc ?

— C’est une belle propriété, ça, ici. Et c’est tellement tranquille.

— Tu aimes ça ? Alors pourquoi est-ce que tu ne restes pas avec nous ?

— Ici ? Au Canada, c’est trop tranquille.

Il cherchait un peu ses mots français bien qu’il les eût recouvrés étonnamment en si peu de temps.

— … Il n’y a rien à batailler pour, ici. Quand j’aurai ton âge, peut-être. Mais pour le moment je veux faire autre chose, je veux faire plus.

— Gagner de l’argent ?

Sure ! Dans vingt ans je veux mon million. N’importe quel Américain peut être millionnaire à cinquante ans. En tout cas, je vais essayer. Quand je regarde mon beau-frère, je suis content de le voir heureux, de les voir heureux, Jocelyne et lui ; mais… Il faut toutes sortes de gens pour faire un monde, comme on dit.

Le soleil était maintenant caché. L’ombre gagnait rapidement. Au loin, dans la plaine, des villages inconnus allumaient des grappes de lumières. Plus près, l’antenne du poste de TSF de Marieville faisait scintiller ses feux rouges.

Jocelyne sortit et vint les retrouver.

— Il fait chaud dans la cuisine, dit-elle.

— Il fait bon ici, ma Josse, dit Lionel.

— C’est bientôt l’automne, ajouta le père.

Sa voix était un peu lourde. Mais celle de Jocelyne lui répondit, claire comme une clochette de cristal :

— Oui, c’est l’automne. Et après, l’hiver. Et ensuite, le printemps et l’été. Tant de beaux printemps et de beaux étés à venir. Ce n’est pas les payer trop cher que les payer de l’automne et de l’hiver. Et même là, il y a de beaux jours.

Elle respira un moment, puis :

— Je vais aller voir si Michel dort bien.

Parlant de printemps et d’été, c’est à son fils qu’elle était revenue. Qu’importait l’hiver de la nature quand dans le berceau le printemps était là, vivant.

Robert regardait le paysage qui une fois de plus allait s’engloutir dans le gouffre de la nuit. Une fois de plus, demain, ce décor renaîtrait purifié, éternellement jeune, vivant lui aussi dans la succession infinie des jours et des années.

Il sentit que ce lieu-ci, il ne désirait plus le quitter.

Cette plaine, cette montagne, ces arbres, ce ciel, ce verger, ces fleurs, cette douceur du soir, cette ombre même, et cet hier vécu, et ce demain promis, et les choses, et les êtres, tout, tout cela était à lui. Il se sentit riche de tout cela qu’insensiblement il avait acquis par droit d’occupant. Auprès de son fils, de cet homme de trente ans dont les tempes déjà se dégarnissaient, dont le regard était le sien, dont le front avait la barre dure des Garneau, dont le visage était marqué du stigmate de la guerre, Robert Garneau sentit son âge. Il perçut le faix de la vieillesse qui chaque jour pesait un peu plus sur ses épaules moins ardentes.

N’avait-il pas mérité enfin le repos et la paix ?

Le repos et la paix ! Pour la première fois, il en sentait distinctement le désir. Et pour que cela devînt ainsi sensible, ne fallait-il pas que cela eût longtemps couvé en lui, ignoré ?

Toute sa vie, sa vie d’homme surtout, ses quarante ans de vie d’homme, il n’avait rien trouvé de ce qu’il cherchait. Et vraiment, qu’avait-il cherché ? Une victoire. Il n’avait point vaincu. Une vengeance ? Elle ne lui avait pas été donnée. Pourtant, il avait ce soir le sentiment que ce qu’il avait si longtemps cherché, il l’avait enfin trouvé.

Les arbres déjà n’étaient plus qu’un écran noir imprécis sur le pâle horizon de l’occident.

Sans qu’ils l’eussent entendue venir, Jocelyne se trouva à côté d’eux. Ils étaient là, tous les trois, muets, sans contact ni de la main, ni de la voix. Et pourtant jamais ils n’avaient été plus unis.

— Michel dort, dit-elle.

— C’est presque la nuit, dit Lionel.

Il alluma une cigarette, la donna à Jocelyne et s’en alluma une autre, Tout là-haut, il ne restait plus que de vagues lueurs sur le plafond ininterrompu des nuages.

— Papa !… Lionel !…

— Oui, Jocelyne ?

— Quoi donc, ma Josse ?

— J’ai une nouvelle à vous donner.

— Ah ! quoi donc ?

— Je vais avoir un autre enfant… Papa ! Je suis si heureuse !…

Elle avait la tête levée vers la nuit qui de là-haut descendait sur eux. La vallée était piquée de feux minuscules. Villages, hameaux et maisons n’existaient plus que par leurs lampes claires et obstinées. Mais c’est en haut que Jocelyne cherchait vainement.

— On ne voit pas une étoile, dit-elle, déçue.

Ils restèrent un temps immobiles dans le noir, sans parler.

« … Et ce sera une fille, papa. Une fille j’en suis sûre.. » Sa voix était rêveuse.

« … Elle s’appellera Hélène. »

Ses yeux continuaient de chercher.

Insensible d’en bas, un souffle fit une déchirure dans les nuages. On ne vit d’abord qu’une tache de ciel noir.

Puis apparut une étoile, une seule.

— La voilà, dit la jeune mère. Je savais qu’elle viendrait. Je l’attendais.

FIN
5 décembre 1948.