Le Poisson d’or/01

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 7-26).
LE POISSON D’OR


SOIRÉE CHEZ LA MARQUISE



I


J’ai déjà raconté bien des histoires qui venaient du salon de la Marquise. Elles ont obtenu un certain succès, cela m’encourage. Quelques semaines après la fameuse soirée, où sir Walter Scott raconta La Grande noire, ce fut un ministre qui prit la parole.

En ce temps-là, les ministres n’étaient pas « tout le monde ». L’histoire parlera de celui-ci un petit peu, dans un petit coin.

Il avait l’honneur d’être Breton et avocat comme Saint-Yves.

C’était une figure carrée, souriante, quelque peu narquoise, sur un cou gras et trop court. Les intonations de sa voix rappelaient un peu le chant de certains oiseaux aquatiques, qualité de sons fort répandue dans le département d’Ille-et-Vilaine et qui étonna Rome par l’organe de Scipion Nasica. Le mot distinction, dont on fait un abus si cruel dans les salons situés derrière les boutiques, ne pouvait point lui être appliqué. Vous l’eussiez pris pour un riverain des Danubes de Normandie, ou pour un procureur angevin osant son premier voyage de Paris.

Dans sa personne, dans son costume, dans ses manières surtout, il y avait un sans façon qui n’était pas tout à fait de l’aisance. La bonhomie du conquérant est facile à reconnaître. Cependant, le mot cynisme serait infiniment trop gros pour caractériser les nuances de ce rôle du parvenu sachant vivre, qui ne pèche pas du tout par ignorance et calcule avec sang-froid la limite précise qui doit borner l’essor de ses audaces.

Un héritage se garde tout seul, souvenons-nous de cela, mais il faut défendre le bien venu par la victoire.

Une fois, en travaillant avec Louis XVIII, notre homme s’était oublié jusqu’à déposer sur la table royale son mouchoir et sa tabatière.

– Mettez-vous à votre aise, avait dit le père de la Charte en riant, c’est cela videz vos poches, monsieur le comte !

La réponse de notre homme est célèbre et il la laissa tomber sans s’émouvoir le moins du monde.

— Sire, dit-il, poches qui se vident valent mieux que poches qui se gonflent.

J’ai connu des ministres qui n’avaient pas cette manière de voir.

On citait de lui beaucoup de ces mots gaulois et honnêtes. Il avait quelques douzaines d’amis plus ou moins dévoués et des millions d’ennemis : c’est le succès en France. Pour comble, Barthélémy et Méry avaient pris la peine de le chanter en beaux vers qui claquaient comme des fouets de poste. La satire, chez nous, ne sert qu’à proclamer la royauté de la vogue.

Dès qu’il eut pris place dans le fauteuil attribué aux conteurs, et qu’on appelait la sellette, le cercle de la marquise fit silence ; seulement, la belle duchesse de D*** qui était la nièce de Talleyrand et qui n’aimait pas du tout le ministre, chuchota :

Son Excellence va nous révéler quelque bon petit secret d’État !

Mesdames, répliqua Son Excellence, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. J’ai dans ma poche la dernière circulaire électorale et cinq projets de lois tous plus jolis les uns que les autres. Mais, si vous m’en croyez, vous me laisserez dire à ma guise. Voilà quinze grands jours que je vous prépare, dans le silence du cabinet, un conte de ma mère l’Oie : le Poisson d’or.

Il y eut un murmure général à ces mots « un conte de ma mère l’Oie ». La marquise et ses fidèles n’entendaient point raillerie dès qu’il s’agissait de la spécialité de leur cercle. Son Excellence, sans doute, avait tenu tête à bien des orages, « dans une autre enceinte », comme on disait alors ; mais Son Excellence était ici pour plaire ; elle promena sur l’auditoire le plus souriant de ses regards et répéta :

Le Poisson d’or, mon Dieu, oui, belles dames ! Je vous supplie de ne point me condamner sans m’entendre. J’ai mission de vous divertir pendant une heure ou deux : c’est grave. Désespérant d’arriver à mon but en détachant un épisode de ma carrière politique, tout unie et surtout connue comme la biographie du loup blanc, j’ai fait appel à d’anciens souvenirs. Avant certaine soirée où Sa Majesté me fit l’honneur de me demander : « Comment va M. le comte de Corbière », je n’étais pas même M. de Corbière ; j’étais Corbière tout court, assez bon petit avocat du barreau de Rennes, et l’époque où fut pêché le poisson d’or, j’aurais été l’homme le plus étonné du monde si quelque sorcier breton m’eût prédit que je m’asseoirais un jour sur ce fauteuil, trône des illustres conteurs parisiens.

En l’an de grâce 1376, Jean II, chevalier, sire de Penilis…

— Eh quoi s’écria la duchesse, vos souvenirs de jeunesse remontent-ils vraiment jusque-là, monseigneur ?

— Belle dame, répartit le ministre, votre chère et charmante sœur, la comtesse de Chédéglise, porte mon poisson d’or sur champ d’azur dans son écusson d’alliance, et M. le prince de Talleyrand, votre digne oncle, qui a la bonté de croire en Dieu de temps en temps, quoi qu’on en dise, a tenu pendant toute une soirée le vieux curé de Plœmeur par un bouton de sa soutane pour écouter mieux la légende du merlus du Trou-Tonnerre, que je vais vous raconter ce soir.

Et, à ce propos, vous me permettrez d’autant plus volontiers une petite digression préliminaire, que vous semblez moins curieuses de connaître mon pauvre conte. Le merlus, autrement dit la merluche, est un poisson du genre très commun sur nos côtes de Bretagne et de Normandie ; on l’appelle, à Paris morue fraîche ou cabillaud. Il me paraît donc bien établi, tout d’abord, que le merlus en lui-même n’est pas un personnage fantastique comme les dragons et les mandragnes des récits de chevalerie.

On dit là-bas, en manière de proverbe : « Maigre comme un merlus ». C’est le vendredi du chrétien pauvre. Entre Avranches et Saint-Nazaire, on fait une soupe de merlus pour deux sous : une cotriade, si vous voulez le vrai nom de la bouillabaisse bretonne.

Il n’est personne ici, excepté moi, qui n’ait ses raisons pour connaître quelque peu la noble science du blason. Ces dames n’ont peut-être pas toutes lu Jean d’Arras, le père Étienne, ou même Brantôme, mais ces messieurs pourront témoigner que l’histoire héraldique des maisons de Lusignan, de Sassenage, de Luxembourg et de Rohan, serait on ne peut plus pâle sans la fée Mélusine. La fée Mélusine était un poisson, au moins par sa queue. Presque tous les vieux auteurs écrivent Merlusine. De merlusine à merlus, je m’adresse à votre conscience et je vous demande s’il y a plus large que le doigt !

Or, si l’on établissait devant vous, preuves en mains, que cette merveilleuse sirène des temps chevaleresques Mélusine, fille de Pessine, tête de vierge sur un corps d’anguille, est venue, ces années dernières, en plein dix-neuvième siècle, pousser ses trois cris fatidiques pour sauver un descendant du premier baron chrétien, un fils des ducs de Bretagne ou un héritier des rois de Jérusalem, votre curiosité serait vivement excitée, n’est-ce pas ? Eh bien en Bretagne, Penilis s’allie, depuis cinq cents ans, à Rohan, à Rieux, à Chateaubriand, et son merlus vaut la mélusine.

J’ajoute, pour clore ma préface, que Penilis est aussi noblement apparenté à Paris qu’à Quimper. Mme la duchesse, qui a appris un peu le breton, à l’occasion du mariage de sa sœur, sait que Chédéglise (chef ou tête d’église) est la traduction exacte du nom celtique Pen-Ilis.

Ce fut, disais-je, en l’an de grâce 1376, le quatorzième jour de juin, un dimanche, que les chartes constatent pour la première fois la pêche du poisson d’or, opérée à l’aide de certaines pratiques, déjà traditionnelles à cette époque, par Jean II, chevalier, seigneur de Penilis, de Lok-Eltas-en-l’Île, de Kerpape et du Talud.

Le bon gentilhomme avait été ruiné par procès et par guerres. Il ne possédait plus ce qu’il fallait pour aller en décent équipage à la croisade. La pêche miraculeuse lui fournit de quoi mettre à cheval sept lances, qui accompagnèrent avec lui le Riche-Duc en Palestine.

Cinq autre fois, et dans des circonstances diverses, le poisson d’or vint au secours des descendants de la maison de Penilis comme il appert de chartes authentiques déposées au château de Chédéglise. La septième et dernière pêche, qui eut lieu au mois de juillet 1804, est le sujet de la présente histoire.

J’étais jeune, je travaillais ardemment à me faire un nom, mais Rennes, ma patrie, est une admirable pépinière d’avocats, et malgré tous mes efforts, je restais étouffé sous le boisseau de la concurrence. Pour briller au barreau il faut choisir ces causes. Or, Dieu sait qu’il ne m’était pas permis de faire le difficile ; le plus pauvre des clients étaient pour moi une aubaine et je me cramponnais à lui comme à une proie.

Un matin, le bedeau de la paroisse de Toussaints, où j’avais coutume d’accomplir mes dévotions, vint me voir avec un personnage de haute taille, très maigre et dont le costume annonçait la gêne. Je reconnus en lui l’éternel client du jeune avocat le plaideur pour qui l’on parle gratis et à qui, par-dessus le marché, on est obligé de faire un peu d’aumône.

— Voilà M. Keroulaz, de Port-Louis, me dit mon bedeau d’un air triomphant ça avait des mille et des cents avant la révolution, mais dame ! vas-y voir !

Hélas ! de mon bureau où j’étais, je le voyais assez. M. Keroulaz, de Port-Louis, me fit un grave salut, et Fayet, notre bedeau, reprit :

– Vous savez bien le proverbe « Avocats, lèche-plats », pas vrai ? « Procureurs, voleurs », allez donc ! Ceux de Lorient ne veulent pas plaider pour lui rapport au Judas riche comme un puits et qui a le bras long. Larrons en foires, dites donc ! Si vous priez Mandrin d’arrêter Cartouche, il vous répond Serviteur !… Voilà, J’ai donc dit : Il y a le petit Corbière qui mange son pain sec, quand sa maman oublie de cuire le pot-au-feu, c’est votre affaire. Il irait plaider à Rome et donnerait encore un écu pour la peine. Hé hé hé hé ! dites donc ! Le mot pour rire ! Ah dame ! je l’ai, que voulez-vous !

Ici, Fayet me pointa son doigt dans la poitrine. Avant d’être d’église, il avait balayé les salles d’armes.

J’examinais M. Keroulaz, qui restait debout et découvert devant moi, Sa figure m’intéressait, d’autant qu’il ne prêtait aucune attention au bavardage impertinent du bedeau. J’étais, ce matin, d’humeur ombrageuse ; si M. Keroulaz eût seulement souri, je l’envoyais chercher fortune ailleurs. Mais le pauvre homme n’avait garde de sourire ; il souffrait, cela se voyait, et rien qu’à le regarder le cœur se serrait. L’idée me vint qu’il avait faim, Aussi, dès que Fayet, remercié, fut retourné à ses affaires, je fis asseoir M. Keroulaz et lui proposai à rafraîchir. Il me refusa en rougissant. Je ne suis ni trop délicat, m trop timide ; pourtant, je n’osai pas insister.

– Y-a-t-il longtemps que vous êtes à Rennes, monsieur ? demandai-je.

– Trois jours, me fut-il répondu.

— Avez-vous déjà consulté quelque avocat ?

— Cinq avocats.

Ma physionomie dut parler, car il baissa les yeux et reprit d’une voix où je sentais les larmes :

— J’aurais bien renoncé, mais j’ai ma petite-fille…

Je ne sais pas dire l’effet que produit sur moi une violente émotion modérément exprimée. J’étais déjà l’avocat de M. Keroulaz. J’aime mieux ce mot que celui d’ami, mesdames. Il y a des choses si grandes que la raillerie du vulgaire, cette dent de serpent patiente et envenimée, s’use à les vouloir mordre. Les gens les plus raillés parmi nous sont les prêtres, les avocats et les médecins. Cherchez bien vous trouverez sous chaque épigramme au moins une ingratitude.

Sur mon invitation, M. Keroulaz me fit l’exposé de son procès. C’était une de ces affaires très simples au point de départ, mais qui, par la mauvaise foi d’un côté, par l’imprudence de l’autre, deviennent à la longue inextricables. Il ne s’agissait que d’une presse à sardines. M. de Keroulaz (il avait supprimé le de), homme de qualité, réduit au besoin par suite des événements, s’était mis dans le commerce. À partir de l’embouchure de la Vilaine jusqu’à Brest, la principale industrie de nos côtes est la pêche et la manipulation de la sardine ; M. Keroulaz, habitué depuis son enfance à vivre parmi les pêcheurs, avait embrassé avec résignation son nouvel et modeste état. La presse, située sur la plage de Gavre, derrière Port-Louis, lui avait été cédée par le citoyen Bruant, arabe de première force, que les sardiniers appelaient le Judas, moyennant une somme de douze mille francs, dont M. Keroulaz avait, à son dire, effectué le payement intégral. Aucune quittance, néanmoins, n’existait entre ses mains, et ceci vous sera expliqué plus tard. Des années avaient passé, sans qu’il y eût eu réclamation, lorsque tout à coup le citoyen Bruant intenta une action en revendication de l’objet vendu, affirmant qu’il n’avait jamais reçu un centime.

Il faudrait beaucoup de paroles, mesdames, pour vous faire comprendre comment un homme de loi, en l’absence de toutes preuves, en l’absence même de ce que la jurisprudence nomme présomptions, peut se faire, du premier coup, sur le plus ténébreux conflit, une conviction lucide et inébranlable. Après avoir entendu M. Keroulaz, je demeurai persuadé de son bon droit et j’en fus presque fâché, tant je voyais peu de jour à le tirer de peine. Aussi, lorsqu’il me dit, complétant loyalement ses explications, que son adversaire n’était pas éloigné de transiger, m’écriai-je :

— C’est un coup du ciel ! Transigez, à tout prix, transigez !

– Cela ne se peut pas, monsieur, répliqua froidement le vieillard. Il demande trop.

— Pourquoi ? Que demande-t-il ?

– La main de ma petite-fille.

Ici, M. de Corbière fut interrompu par un mouvement qui se fit dans le salon. Chez la marquise, il y avait défense d’annoncer, fût-ce le roi, quand une histoire était entamée, et la personne qui venait d’entrer faisait de son mieux pour passer inaperçue, mais son nom courut de bouche en bouche. Le récit du ministre n’était pas de ceux qui saisissent brusquement la curiosité, l’intérêt y grandissait peu à peu l’aide de certaines habiletés oratoires. On sait que le hasard aime à favoriser les habiles : le nom de la nouvelle venue rehaussa tout d’un coup de cent pour cent les actions du conteur.

Le murmure discret des invités allait répétant : « Mme la comtesse douairière de Chédéglise. »

C’était l’actualité du récit qui entrait.

La duchesse de D… courut à la rencontre de la nouvelle venue, et la prit par la main. La comtesse douairière de Chédéglise était la belle-mère de sa sœur.

— Chère dame, dit-elle étourdiment, vous devez connaître l’histoire du poisson d’or et de M. Keroulaz, le marchand de sardines, qui avait un procès avec Judas ?…

La comtesse était une femme de quarante ans à peine, très belle encore, et dont la physionomie remarquablement expressive annonçait la fermeté des grands cœurs. Elle fut frappée, car elle pâlit et son regard inquiet fit le tour du cercle. À la vue du ministre qui restait un peu décontenancé, une nuance d’étonnement passa sur son visage et fut remplacée bientôt par le calme souriant qui rarement l’abandonnait.

— Mignonne, répliqua-t-elle, vous ne dites pas tout le nom de ce marchand de sardines qui avait un procès avec Judas. Je l’ai beaucoup connu, en effet ; il s’appelait Yves-Marie Cosquer du Mettray, marquis de Keroulaz, et c’était mon grand-père.

Elle déposa un baiser sur le front de la duchesse décontenancée à son tour, et passa.

— J’ai fini, murmura Son Excellence, qui fit mine de quitter la sellette.

Ce fut un terrible moment pour la marquise. Ses deux mains se crispèrent comme pour retenir l’histoire qui fuyait. Mais Mme de Chédéglise la rassura d’un sourire.

Que ma présence n’empêche rien, dit-elle.

Puis, s’adressant au conteur :

— Monsieur Corbière, ajouta-t-elle sans lui donner ni titre ni particule, si votre mémoire fait défaut, je vous viendrai en aide.

En même temps elle s’approcha de lui et lui tendit sa joue, où le ministre, rougissant comme une fillette, déposa un gros baiser tout ému.

Pour le coup, la belle duchesse s’assit sans mot dire ; la marquise se casa solidement dans son fauteuil. Parmi l’auditoire silencieux, vous eussiez entendu la souris courir.

— Où en étais-je ! demanda brusquement le ministre. Je ne vous savais pas à Paris, madame et bien bonne amie… Enfin, n’importe… À la fin de mon entrevue avec M. Keroulaz, j’étais parfaitement fixé sur ce point, qu’il ne pouvait accorder la main de sa fille à M. Bruant dit Judas, détestable coquin s’il en fût, et sur point, que, devant le tribunal, sa cause était perdue d’avance.

Néanmoins, le lendemain matin, je dis adieu à mon monde et je pris place dans la diligence de Lorient.

C’est une ville toute neuve, née du commerce, vivant de l’administration, et qui s’inquiète peu des souvenirs. Tout le monde y mange le pain du budget et tout le monde, par conséquent, y fait un peu d’opposition. Je ne puis pas me vanter d’être un voyageur, mais, parmi les villes que j’ai parcourues, je n’en ai rencontré aucune où l’on soit si ardent au plaisir. C’est preuve d’ennui, comme la gloutonnerie démontre la famine. Toute l’année, Lorient danse, court le spectacle, se promène à la mer, étale les pique-nique sur l’herbe et bâille à tire-larigot.

Mais sa rade est un miracle, il n’y a pas au monde un plus riant point de vue. La première fois que je vis le soleil se lever derrière les grands pins de Cauden éclairant Penmané, le roc couronné de ruines, le vieux couvent de Sainte-Catherine, l’île Saint-Michel, Port-Louis, qui ressemble à une ville des Antilles, Kernevel, pareil à une bourgade de l’Hindoustan, Keroman, l’antique manoir perdu dans ses futaies, et ce joyeux château du Ter, au sommet d’un amphithéâtre de forêts, je restai en extase. La rade étincelait au milieu de tout cela, baignant les quais, balançant par-dessus les maisons les mâts des navires de guerre ; d’un côté, pénétrant profondément la côte par le canal du Scorff et la verte tranchée du Blavet, de l’autre, par l’étroite passe qui est entre la citadelle et Larmor, s’élançant vers l’immensité. Je me sentis marin des pieds à la tête, et j’affrontai sans trembler ces ondes plus unies qu’une glace, pour aller à Port-Louis rendre visite à M. Keroulaz.

La traversée, mesdames, ne fut signalée par aucun événement dramatique. J’arrivai sain et sauf chez M. Keroulaz, qui me fit remise d’un volumineux dossier. Il habitait le plus haut étage d’une grande maison grise, dont les croisées regardaient le sud. Par-dessus les ormes des terre-pleins, inclinés sous le vent, il voyait l’île de Groix, coupant la ligne bleue du large. Dans sa chambre, il n’y avait qu’un lit, une table, une chaise, et un grand écusson à vingt-quatre cantons qui parlait du passé mélancoliquement. M. Keroulaz n’était pas de ces hommes qui expliquent leur affaire à tout bout de champ. Il ne se plaignait jamais. Au milieu de l’absolu dénûment où je le trouvais, son air restait libre et digne ; je n’aperçus réellement aucun changement dans la douce noblesse de ses manières. Je ne veux pas employer de grands mots et pourtant je voudrais rendre la grande émotion que j’éprouvai près de lui. Ces choses sont difficiles à dire. Tout est difficile, maintenant, dans cette histoire.

Au moment où je prenais congé, il appela Jeanne… Je ne cache pas que j’avais préparé un portrait charmant ; je comptais beaucoup là-dessus c’était un vrai médaillon, mais comment voulez-vous que je vous fasse le portrait de Jeanne, puisque Mme de Chédéglise a jugé à propos de venir ?…

Ce fut la comtesse elle-même qui répondit à cette question.

— Bon ami, dit-elle en souriant, je vous permets de faire le portrait de Jeanne, qui avait alors seize ans, et que personne ne reconnaîtra aujourd’hui. Vous avez carte blanche.

– C’est égal ! c’est égal ! murmura le ministre ; vous me gâtez tous mes effets !

Puis, d’une voix légèrement attendrie et avec une grâce que sa tournure ne promettait point, il reprit :

— Jeanne était Mlle de Keroulaz. On ne fait pas le portrait des anges. Tant pis pour vous, madame et bonne amie, je dirai tout uniment ce que je ressentis : il me sembla qu’un rayon de soleil éclairait l’austère nudité de cette cellule. J’eus un sentiment de respect pieux, et ma paupière se mouilla quand le vieillard me dit du haut de son orgueil paternel :

– Monsieur Corbière, vous voyez bien que je ne suis pas si pauvre !

Jeanne était venue là pour me remercier. Je ne sais pas ce qu’elle me dit, mais je sais bien qu’en quittant M. Keroulaz, je m’écriai, dans mon enthousiasme imprudent :

– Quand ce Bruant serait le diable, nous aurons raison de lui !

Il était environ dix heures du matin. C’était une journée de juin radieuse, mais brûlante. Il n’y avait pas un nuage au ciel. Au lieu de retourner vers Lorient, je passai le bras de Loc-Malo et je me dirigeai du côté du Gavre. Mon prétexte, vis-à-vis de moi-même, était de visiter la presse à sardines, objet du procès. Je ferai six fois le tour de Paris pour ne point traverser la place de la Concorde en plein soleil, tant je suis poltron contre la chaleur, et pourtant je m’engageai sans sourciller dans ces sables arides où la réverbération de l’eau chauffait l’atmosphère à plus de quarante degrés centigrades. Je me creusais la tête pour trouver des moyens, comme on dit au Palais, et en dépit des rayons qui m’aveuglaient, j’essayais de lire mon dossier. Mesdames, plus de vingt ans se sont écoulés depuis cette journée, qui, selon moi, a décidé de tout mon avenir. J’ai gardé de chacune de mes impressions un souvenir si net et si vif, qu’il ne m’est pas possible de les taire.

Je me vois encore sur cette plage, marchant à grands pas et ne cherchant même plus le but de mon excursion. J’aillais, je me croyais absorbé dans une lecture qui, par le fait, n’occupait que mes yeux. J’étais chrétien, marié déjà et déjà père ; je ne voudrais même pas que l’idée d’un sentiment romanesque vous vînt un seul instant à l’esprit. Et cependant, cela est bien certain, mon trouble était excessif.

Ce n’était pas à moi que je songeais. Il n’y avait, oh ! je l’affirme, rien de personnel dans ma préoccupation. Et néanmoins, tant il est vrai que l’égoïsme est l’essence même de notre nature, c’était moi qui étais, à mon insu, au fond de ma propre émotion. Je m’explique : tout enfantement dégage une fièvre, et cette heure était grosse de ma destinée. Mon étoile baissait, dirais-je, si je n’étais trop peu de chose pour avoir une étoile.

Pendant que je m’efforçais, sollicitant mon cerveau comme s’il eût été en mon pouvoir de convertir à mon gré les faits de la cause ou la conscience du tribunal, un grand mouvement commença de se faire autour de moi, à Gavre où j’étais, au village de Larmor, dont les vitres brillaient parmi les roches sur l’autre rive et aussi sur les grèves lointaines de l’île de Groix, silhouette sombre au milieu de la mer enflammée. Le long des sentiers, des groupes nombreux descendaient égayés déjà par le cidre, malgré l’heure matinale. Les hommes étaient en plein costume des dimanches : je ne connaissais pas encore le langage de ces costumes si variés et pour la plupart si beaux, proclamant au loin le pays de ceux qui les portaient ; sans cela, j’aurais reconnu d’un coup d’œil le noir uniforme d’Hennebon, la chemise plissée de Carnac, le vaste bragou-bras de Belz, où le démon bâtit un pont pour saint Cado en une nuit, et le feutre chevaleresque des gars de Saint-Anne l’Auray. Quelques-uns venaient de bien plus loin encore avec leurs femmes, semblables à des bonnes sœurs, allant à pied d’un pas viril, quand elles n’étaient pas juchées sur de hauts chevaux de labour ou entassées dans des charrettes dont les essieux travaillaient avec des cris d’aigle. C’était fête. Les rubans éclataient à tous les corsages et, en tournant mes regards vers la mer, je vis que toutes les barques aussi étaient pavoisées. C’était grande fête.

Chez M. Keroulaz, on ne m’avait prévenu de rien. Dans ces maisons de la douleur, on ne sait pas parler de fêtes. J’interrogeai une charretée de femmes dont le retentissant babil devait s’entendre à trois lieues au large, et il me fut répondu par dix bouches à la fois :

— Celui-là veut se moquer de nous ! Ça se peut-il qu’on ne sache pas que c’est aujourd’hui la bénédiction des Couraux, la messe des sardines et le pardon de la mer ?

— C’est un Français ! ajouta-t-on avec tout le mépris suprême contenu dans cette outrageante dénomination.

Et la charretée de bonnes femmes continua de descendre vers la côte, en s’étonnant que Dieu, auteur de tant de belles choses, eût commis cette erreur de créer aussi des Français !

Je regardai mieux et je fus distrait un instant, car le spectacle prenait des proportions grandioses. Au milieu du splendide décor, une mise en scène inattendue se faisait. Des deux côtés de l’écueil la Jument, marqué par une tour noire, la rade vomissait une véritable cohue de barques grandes et petites, toutes chargées à couler bas. Il y en avait de mille sortes, depuis le lourd bateau de passage jusqu’à la barque de pêche appelant de son énorme misaine la brise qui ne venait point, depuis l’humble plate du douanier jusqu’aux vaniteux canot, tout rempli de dames voyantes et protégées par la marine de l’État ; depuis le sloop de plaisance, fin, haut voilé et lesté à outrance, jusqu’à la baleinière volage roulant à la crête du flot comme une coquille d’œuf. Tout cela glissait et grouillait, forêt vivante, agitant avec paresse, aux haleines essoufflés du calme, tout un feuillage, de drapeaux et d’oriflammes. On n’eût point su dire lequel brillait le plus violemment des dames amies de l’administration, des embarcations repeintes à neuf ou des plis onduleux du drapeau tricolore, je vis des cousines d’enseignes de vaisseau qui étaient plus tricolores que le drapeau lui-même. Je vous parle de longtemps et j’espère que, depuis lors, la plus belle moitié de Lorient a mis une sourdine à sa toilette.

Pendant que la mer présentait cet aspect, le clocher de Port-Louis sonna un carillon lent et grave auquel répondit sur le même ton la tour de Notre-Dame de Larmor, cône de granit terne et rugueux, semblable à un gigantesque coquillage. Et de loin, de bien loin, la brise faible apporta une sorte de soupir métallique qui était le son fêlé des cloches de l’île de Groix, là-bas, au delà de la mer.

Le tambour invisible battit aux champs derrière ces robustes murailles que Vauban inclina autour de Port-Louis ; on entendit le sonore écho des commandements militaires, et une triple ligne de mousquets étincela sur les remparts.

En même temps, la porte de la citadelle s’ouvrit. Bannière et croix en tête, le clergé mit le pied sur la grève, escortant le dais, sous lequel rayonnait ce soleil d’amour, le Saint-Sacrement, joie et salut du monde. Les blancs surplis éployèrent leurs ailes de gaze, la broderie des chappes scintilla, tandis que le serpent d’airain soutenait de son mâle accompagnement les phrases courtes et fermes de la psalmodie catholique.

C’était pareillement à Larmor où la procession, descendant la jetée cyclopéenne, me renvoyait comme un reflet de ces religieuses magnificences avec un écho affaibli du plain-chant. L’encens brûlait sur l’une et sur l’autre rive, et tout là-bas, sur la plage de Groix, une troisième théorie, que la distance faisait muette, apparaissait au travers de la brume poudroyante des beaux jours, semblable à un mystérieux mirage.

Quand la liturgie se taisait, la musique militaire embouchait ses cuivres et battait ses cymbales vibrantes, qui remuent si étrangement le cœur.

Et de loin comme de près, les cloches sonnaient toujours, disant aux pélerins attardés sur la lande : Hâtez-vous vers la fête de l’été, venez sanctifier la moisson de l’Océan, ce sont aujourd’hui les grandes Rogations de la mer !

D’où sortaient toutes ces barques ? Elles couvraient l’eau entre Gavre et Larmor comme l’écaille habille le poisson. Nul n’aurait su en dire le nombre. Il y en avait pour tous et pour toutes. Plus les chevaux abondaient, plus les charrettes foisonnaient, plus les piétons se serraient à la grève comme les fourmis, quand un pas imprudent a bouleversé leur république, plus il y avait de barques vides, attendant les nouveaux venus.

— Quatre sous la place pour la bénédiction des couraux, aller, retour et séjour ! Quatre sous pour entendre parler le sous-préfet, pour voir les trois curés et la marine On s’arrête à Larmor, si l’on veut, pour boire une écuellée de cidre chez maman Tabac et dire un Ave à Notre Dame. Quatre sous les hommes et les femmes, deux sous les petits enfants et la troupe.

Comme par enchantement, les barques vides s’emplissaient, enfonçant leur plat-bord au niveau de l’eau. Et d’autres venaient : quatre sous ! C’était le cours. On marchandait bien un peu, mais on y passait. Ce n’est pas tous les jours fête.

Le bateau du clergé, orné comme une chapelle, poussa au large au bruit du canon de la citadelle ; les cloches redoublèrent leurs carillons, et, dès que la poudre se tut, un cantique chanté par dix mille voix monta jusqu’au ciel.

Au même instant les prêtres de Larmor et ceux de l’île de Groix avaient quitté le rivage. Ils voguaient à la rencontre les uns des autres, lentement et suivis à distance par la foule des embarcations profanes.

Bientôt l’espace entre Larmor et Gavre fut complétement dégagé. Les cortèges, formant trois flottes distinctes, convergeaient vers le milieu des couraux où était à l’ancre une cabotaine de l’île de Groix, surmontée d’un dais de velours. Malgré la distance, je pouvais distinguer sur le pont l’autel dressé et les berges qui attendaient l’allumoir.

Le bruit des cantiques s’adoucissait à mesure que les chœurs s’éloignaient, et toutes ces voix rauques arrivaient à former ainsi une belle harmonie. Il ne restait sur la plage que moi et ceux qui n’avaient pas quatre sous. Chacun suivait la cérémonie avec recueillement. Le silence, pourtant, était rompu parfois par un murmure soudain et sourd. Chacun montrait alors la mer, que je voyais briller à de certains endroits comme si elle eût été parsemée de clous d’acier taillés à facette. Et, tout autour de moi, on répétait à voix basse :

– La sardine ! la sardine !

Bon augure ! la sardine était aussi de la fête ; la sardine, manne de ces pauvres contrées, richesse des forts, pain des faibles.

Sois le bienvenu, petit poisson d’argent, la plus éblouissante des perles de la mer. Tu ne viens là que pour périr, hélas ! Mais l’homme vit-il autrement que par la mort de tout ce qui le sert ? Nage à fleur d’eau, éclaire de tes reflets la fête de tes propres funérailles.

Je n’ai pas l’esprit très poétique, mais cette solennité produisait une impression profonde sur mes nerfs déjà ébranlés. Le spectacle était grand, malgré l’immensité écrasante du décor. Ces cantiques lointains berçaient en moi l’enchantement d’un rêve.

Involontairement je songeais à ces fiançailles d’or où Venise la Belle mariait son doge à l’Adriatique esclave. La mer est la beauté idéale. J’excuse et j’aime toutes les idolâtries de la mer qui mire l’immensité de de Dieu.

Il se fit soudain un grand silence. Les trois cortèges se rejoignaient, formant désormais trois points mobiles et plus sombres dans l’espace ruisselant d’étincelles. Je vis les trois croix s’incliner et s’embrasser, selon l’expression consacrée. Les clergés quittèrent leurs barques et montèrent sur la cabotaine. Tout le monde autour de moi se mit à genoux sur le sable et pria. Je m’agenouillai et priai.