Le Poisson d’or/02

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Albin Michel (p. 27-51).


II.


Pendant que le conteur reprenait haleine, essuyant la sueur de son front avec ce célèbre mouchoir à carreaux qui s’était égaré un jour jusque sur la table du roi de France, nous traduirons au lecteur deux expressions locales fréquemment employées dans son récit.

Sur nos côtes de l’Ouest, les couraux sont des passes situées entre les îles et la terre ferme. Il y a les couraux de Belle-Isle, ceux de Groix, ceux de Glenan et d’autres. Les courants de marée, qui sont l’origine de leur nom, y amènent le poisson, et ces divers couraux sont renommés pour la pêche.

Une cabotaine est un petit navire ponté, servant à transporter la sardine fraîche à Nantes, à la Rochelle ou à Bordeaux : un roulage maritime. Les marins de Groix, réputés pour les plus hardis de la côte, ont des cabotaines d’une marche tout à fait supérieure.

Groix, dont l’étymologie celtique parle de sorcellerie et de druidisme, est une petite île située en face de la rade de Lorient, à deux lieues au large. Les ) Grésillons, comme on appelle vulgairement ses habitants, n’ont pas une renommée de probité à toute épreuve.

— Ces descriptions, dit cependant la marquise, prenant d’un grand regard l’opinion de son cercle, sont intéressantes au dernier point ; mais l’histoire, monseigneur, l’histoire !

L’excellente et fanatique marquise !

– Nous y voici, répartit Son Excellence docile à la critique. Avec la meilleure volonté du monde, je ne pourrais d’ailleurs achever cette description qui vous ennuie, mais à laquelle les événements qui suivirent donnent pour moi une importance presque solennelle. Sans le savoir, et peu à peu, j’avais continué de marcher, longeant toujours la grève, afin de me rapprocher d’autant du point où se faisait la cérémonie. J’avais dépassé le village, la chapelle antique qui sert de marque aux gens de mer, et même la presse du citoyen Bruant, objet du procès. J’arrivais aux roches qui ferrent l’extrême pointe de Gavre, et j’allais encore entouré déjà par le ressac dont la blanche écume se jouait en festons de toutes parts. Je n’étais pas l’homme du grand air ; mes jours et mes nuits, acharnés au travail du cabinet, ne m’avaient pas aguerri contre ces impressions extérieures que supporte si aisément la jeunesse. Je me souviens qu’à un certain instant j’eus vaguement frayeur, parce qu’un éblouissement teignit en rouge les goëmons qui m’environnaient ; la frange d’écume elle-même prit une nuance de sang. Cela dura le quart d’une minute à peine, puis j’eus une fugitive sensation de langueur, après quoi j’éprouvai un grand mouvement de force et de gaieté. L’idée me vint que j’étais capable de rejoindre à la nage toutes ces barques groupées au milieu des couraux. Je m’assis, néanmoins, parce que ma tête tournait, et je me mis à rire tranquillement, comme j’ai vu faire aux ivrognes qui ont le vin paisible. À dater de ce moment ce fut un rêve ; la cérémonie lointaine surgit à mes yeux comme un mirage, puis disparut. Je m’endormis, à moins que ce ne fût l’évanouissement qui accompagne les congestions cérébrales.

Je m’éveillai au contact de ce qui me parut être un plein seau d’eau vigoureusement lancé à ma figure. Je sautai sur mes pieds et je demeurai frappé de stupeur. Mon prétendu seau d’eau était une lame. Le vent du sud poussait la marée montante, et le flot dansait tout autour de moi dans les roches. La seconde lame, qui vint en faisant gros dos, et que je ne songeai même pas à éviter, me terrassa. Je me relevai d’instinct et je pris tout bonnement ma course vers le sec, où j’eus le bonheur d’arriver sain et sauf, mais trempé comme une soupe.

Quelques minutes après, j’étais assis, enveloppé dans une couverture de laine, sous le manteau enfumé de la cheminée du père Mikelic, à l’enseigne du Cygne de la croix. C’est le meilleur cabaret de Gavre ; il balance la renommée de la mère Tabac, qui est l’orgueil et la consolation de Larmor. On m’avait revêtu de cette couverture, afin de passer à l’eau douce mes vêtements imprégnés de sel, et qui, sans cette précaution, n’auraient pu sécher.

Le jour allait baissant, Je ne puis pas dire que je fusse absolument remis de la secousse qui avait ébranlé mon intelligence. Ma pensée restait un peu étonnée et confuse. Cependant je n’éprouvais aucun malaise et je me sentais un très bel appétit.

Beaucoup à boire, chez le père Mikelic, mais rien à ranger, comme me le déclara Monette, sa servante, demoiselle d’une cinquantaine d’années, qui fumait dans un coin une petite pipe noire dont les vapeurs me tordaient la gorge. Les cabarets de la côte ne font, en effet, que prêter la marmite aux équipages pour la cotriade, et les équipages les payent en consommant abondamment le cidre. Monette était un peu plus noire que le fourneau de sa pipe, et son parler ressemblait au bruit d’une poignée de cailloux qu’on remuerait dans un sac. Bonne fille, du reste, et qui buvait ses trois chopines d’eau-de-vie quand les messieurs de Lorient voulaient s’amuser à voir cela.

— Et ne pourriez-vous, demandai-je, m’aller chercher un morceau de viande froide quelque part ?

— De la viande froide répéta-t-elle.

Elle ôta sa pipe pour rire à son aise, et dit en breton, pour ne point m’humilier :

— Sont-ils bêtes, ces Français ! mon Dieu, sont-ils bêtes ! »

En ce moment, le père Mikelic remonta de la cave, portant un pot de cidre dans chaque main. Il ouvrit une petite porte, située à droite de la cheminée, et au travers de laquelle j’entendais rire et chanter depuis mon arrivée. La porte ouverte donna passage à une bonne odeur de cuisine qui exalta incontinent mon appétit. Je glissai mon regard de ce côté : cinq ou six bons gaillards étaient assis autour d’une table dans un trou. C’est peine si le crépuscule permettait de distinguer leurs visages.

— Amène ! papa Mikelic ! s’écria l’un d’eux d’une voix forte, mais enrouée, et laisse la porte ouverte, rapport à Vincent, qu’à l’estomac délicate comme une demoiselle… On te donne le restant de la marmitée, comme quoi on a eu, ce soir, les yeux plus grand que le ventre… et file !

— Par alors, me glissa Monette à l’oreille vous êtes un chanceux : vous aurez de quoi qui vaut mieux que de la viande froide !

On ne mangeait pas souvent des ortolans, chez maman Corbière ; mais le peu qui paraissait sur notre modeste table, à Rennes, brillait du moins par une exquise propreté. L’idée de partager la gamelle de ces braves me causa une certaine frayeur, et, quand Monette eut mis sur mes genoux une épaisse assiette de terre brune remplie d’une sorte de brouet sans forme ni couleur, j’éprouvai un instant d’hésitation. Mais l’odorat rectifia le jugement de la vue, tandis que l’appétit combattait avec avantage mes répugnances d’enfant gâté. Cela sentait merveilleusement bon. Je trempai une croûte de pain dans mon brouet et j’en mis la grosseur d’un pois sur le bout de ma langue. Il ne fallut qu’une épreuve. L’instant d’après, je dévorais à belles dents.

Une cotriade, mijotée selon l’art, est un des mets les plus délicieux qui se puissent goûter.

Monette me dit la composition de celle que je savourais avec tant de plaisir ; deux congres noirs, deux raies bouclées, quatre mulets, une dorade, six maquereaux et un demi-cent de pelons (petites dorades de la deuxième année), avec poivre, sel, oignons, piments et filet de vinaigre en tout, une soixantaine de livres de poissons. À Paris, ce serait beaucoup plus cher qu’un plat de gibier aux truffes.

Monette me quitta parce qu’on demandait :

— De la chandelle ! de la chandelle !

Ce soir mes voisins du trou ne se refusaient rien.

Une voix ajouta :

— Deux pots du plus raide ! Seveno va conter une histoire.

— Cric ! prononça Seveno solennellement.

— Crac ! fut-il répondu en chœur.

— Le feu chez Mikelic !

— La goutte chez la Tabac !… voilà donc qui est comme ça, mes garçailles ! Le Judas, aujourd’hui, a je ne sais plus combien de navires, son chantier de Nantes et son chantier de Lorient, quatre presses, trois fricasseries, et plus de bonnes terres qu’il ne nous en faudrait à tretous pour la passer douce jusqu’ad vitam æternam amen. Nage à bâbord, Vincent : charge mon écuelle. N’empêche qu’il était gueux comme un rat à l’époque, j’en lève la main, et failli pêcheur, par-dessus le marché ; qu’il n’étrennait pas quelquefois, quand nous amenions la dorade, deux à deux, là-bas, au Grand-Bac ou la Baleine. Ah ! mais ! et je peux-t-en parler, l’ayant-z-eu un temps pour mon pilotin, fainéant, rapia comme un Grésillon, ficelle comme un marin du levant, et tous les défauts, quoi, en grand, v’la sa ressemblance. N’ayant rien pour lui, sauf de bien tirer la brasse et la coupe, nager, plonger et faire des tours de force dans l’eau pour deux sous… qui n’est pas digne d’un Breton. Hé ho ! passe le pot ! Le Judas à bas ! Regarde voir au bout de ton nez d’où vient le vent. Toute fleur n’est pas des pommes ! Pare à boire un coup, mes garçailles ! ho hé ! houp !

Le salon de la marquise rendit ce murmure qu’on entend au théâtre, quand la pièce arrive à un effet d’auteur ou d’acteurs. C’était ici un effet d’acteur. Son Excellence, changeant de note brusquement et quittant le ton du récit pour jouer la comédie, présentait à son auditoire le matelot conteur avec une telle franchise et une telle perfection, qu’il enlevait le succès. Ce n’était pas seulement le langage qui était reproduit, il y avait aussi la voix, l’accent et jusqu’au geste. On était, en vérité, à Gavre, au cabaret du père Mikelic, à la porte de ce paradis où la chandelle fumait aussi généreusement que les pipes.

— Pendant qu’on boit un coup, mesdames, poursuivit le ministre ouvrant une parenthèse, j’ai besoin de vous avertir que vous êtes ici en présence de personnages très importants. Ce Vincent, dont le nom a été prononcé en passant et qui a reçu mission de charger l’écuelle de Seveno, est tout uniment notre héros, et je proclame avec plaisir que je lui dois les trois quarts des suffrages qui m’envoyèrent à la Chambre des députés aux premiers jours de la Restauration. C’était lui que je voyais le mieux ; il s’asseyait en face de mot sur un billot. Sa tête, couverte de grands cheveux blonds embrouillés, recevait en plein la lumière de la chandelle. Il était très-jeune et me parut tout d’abord appartenir à cette catégorie d’enfants sacrifiés qu’on appelle en Bretagne des innocents, catégorie d’où sortent, chose bizarre, presque tous ceux qui font leur chemin au travers de la vie. Chez nos Bretons, l’innocent est celui qui ne ressemble pas à tout le monde.

Vincent ne ressemblait pas à tout le monde. Le hâle n’avait pu voiler entièrement la blancheur de sa peau, et sa chevelure en désordre faisait ressortir la délicatesse singulière de ses traits. Au milieu de ses compagnons trapus et carrés, la longueur juvénile de sa taille lui prêtait une apparence de faiblesse. Bien qu’il fut vêtu de toile à voile comme les autres, sa vareuse avait je ne sais quelle grâce qui ne venait point de l’art du coupeur. Vincent était beau, et me sembla bon. Il occupait l’emploi de mousse à bord de la Saint-Anne, barque sardinière dont Seveno était le patron. Sur le rôle d’équipage, il avait nom Vincent tout court, mais chacun savait bien qu’il était le quatrième fils du comte de Penilis, mort à Quiberon, et que les Français appelaient le colonel de Chédéglise.

Le quatrième et le dernier, il ne restait que lui pour souffrir de la ruine complète de sa famille.

Là-bas, je ne sais pourquoi les décadences sont si rapides et si vites acceptées. Je connais chez nous des centaines de gentilshommes en sabots. Il y a dans le caractère breton une résignation qui rehausse les chutes, mais les fait parfois irréparables au point de vue humain.

Vincent était un mousse, et rien de plus. Il buvait mal, il fumait peu ; on n’avait guère l’espoir de le voir homme un jour venant. Il ne savait ni lire ni écrire pourtant, et c’était la seule chose dont on pût lui tenir compte.

Je mentirais si je vous disais que Vincent attira très fortement mon attention. Seveno était de tout point beaucoup plus remarquable. Seveno avait des épaules d’Atlas, supportant une grosse tête celtique, couleur de bronze rouge. Ses cheveux coupés ras laissaient voir un crâne montueux, où toutes les bosses du docteur Gall mauvaises et bonnes, se développaient outre mesure. Sous deux touffes énormes de sourcils grisonnants, ses yeux rieurs clignotaient et raillaient. Il avait la plus belle figure à pipe qu’il m’ait été donné d admirer ; figure à pipe dans l’honnête acception du mot s’entend, et qui ne ressemblait en rien aux têtes de butors ou de vautours qui peuplent les brouillards de nos cabarets civilisés.

Malgré la chaleur, Seveno boutonnait un épais norouas ou paletot de futaine anglaise sur sa chemise de toile brune. C’était la marque de sa position élevée. Il avait des boucles d’oreilles en or, une tabatière de corne, une blague en cuir et une boîte de chiqueur en laiton. Rien ne lui manquait.

Les trois autres convives, Jean-Pierre, Marec et Courtecuisse, équipage réglementaire de la Sainte-Anne, ressemblaient à tout le monde et n’étaient par conséquent pas des innocents. La Sainte-Anne avait pour armateur M. Bruant, dit Judas, ma partie adverse et l’un des plus riches négociants du Morbihan.

– Ça y est-il ?

— Dame oui : cric !

— Crac !

— Le feu chez Mikelic !

– La goutte chez la Tabac !… Comme quoi vous allez voir que le Judas pêcha tout de même le poisson d’or ! C’était du temps de la Terreur, comme l’on dit ; mauvaise affaire : notre paroisse de Riantec restait ouverte, mais il n’y avait plus de prêtres, ni à Lorient ni à Port-Louis les nobles s’en allaient de leurs châteaux et le reste. Vous pouvez bien vous souvenir de ça, vous autres, excepté le Vincent, qu’était trop jeune.

Vincent rougit et baissa les yeux.

– Quoique, reprit Seveno dont la voix s’adoucit pendant qu’il le regardait il la dérobée, l’enfant a mangé son pain blanc le premier, et qu’il doit se rappeler qu’il couchait dans de la fine toile, à l’époque, avec quinze domestiques au château, dix chevaux à l’écurie… Écoutez donc ! Le colonel était not’maître, au bourg de Riantec, il aimait le bon Dieu et le roi ! il est mort pour eux, faut pas lui en vouloir. Non.

Il y avait donc que patron Bruant avait été domestique au château. On a dit et redit qu’il s’était fait mettre dehors pour avoir volé ; connais pas, mais pour en être bien capable, ça y est. Il venait à la pêche avec nous sur un ligneur de Loc-Malo ; je n’avais pas de pilotin, je le pris. Pas de chance !

Un soir, il paya à boire. — Es-tu malade ? que je lui dis. — Je veux te demander un conseil, qu’il me répondit. — Nage !

Voilà donc qu’il me fait : — Matelot, nous sommes tous des citoyens égaux devant la loi, pas vrai ? Je répondis : — À preuve que tu n’es qu’un propre à rien et moi toujours solide au poste. Navigue !

— Matelot, étant tous égaux devant la loi, il n’y a plus aucun passe-droit de privilège ni autres.

— À preuve qu’il reste éternellement des commissaires plein le port et que c’est pas moi qui mange le turbot que je pêche. Allume !

— Matelot, c’est pour dire que ci-devant les gueux de Penilis avaient seuls la chose de pêcher le poisson d’or au Trou-Tonnerre, et que maintenant…

— Je te défends d’insolenter les Penilis, qu’est mes anciens maîtres. File ton câble.

— Et que maintenant, matelot, tout un chacun peut s’en donner l’agrément. Voilà !

Il est sûr, mes garçailles, que chacun savait ça d’autrefois. C’était peine perdue de couler son plomb au Trou-Tonnerre, si on n’était pas un Chédéglise. J’ai souvent ouï dire à not’papa, qu’était pilote lamaneur, qu’il en connaissait plus d’un pour avoir essayé. Mais la ligne filait toujours, toujours, quand même elle avait cent brasses de long, sans pouvoir toucher jamais le fond de la mer… À quoi que tu penses, Vincent, failli ? Charge ma tasse, bourre ma pipe et pare à écouter !

Bien au contraire, quand un Penilis voulait tenter l’aventure, il n’avait qu’à parer son hameçon avec ce qui n’est ni ver de vase, ni blanc de morgatte, ni cancre franc, et du premier coup le grand merlus avalait son fer. C’est connu, Guillaume de Penilis, le père du colonel, et ton aïeul, Vincent sans cœur qui n’écoute pas, alla mouiller comme ça a l’ouest de Groix en l’an 65, au mois de juin, la nuit même qui suivit la bénédiction des couraux ; car il faut ça les autres nuits, rien à faire ! Il venait de Paris, où il avait mangé ses fermes, ses moulins et ses châteaux ; c’était une moitié de Français, et ce fut lui le premier qui se laissa appeler M. de Chédéglise.

H était seul dans sa barque, comme de juste ; ceux de Groix le virent au clair de la lune, depuis neuf heures du soir jusqu’aux environs de minuit, et ils l’entendirent aussi, car il chantait en vidant ses bouteilles de vin mousseux qui avaient un goulot d’argent. Il avait l’air d’attendre quelqu’un ou quelque chose, et sa ligne restait enroulée sur son chevalet. Comme il y a un jour, il y a une heure. La boîte endiablée doit toucher l’hameçon au moment où le premier coup de minuit tinte au petit clocher de la chapelle de Lokeltas-en-l’Île.

Ici Vincent demanda, et la mâle sonorité de sa voix me fit tressaillir :

— Patron Seveno, quelle est donc cette boîte où l’on ne peut piquer l’hameçon sans pécher mortellement, et qui n’est ni cancre franc, ni ver de vase, ni blanc de morgatte ?

Je dois vous dire, mesdames, que le mot celtique boît, dont la langue anglaise a fait bait, est absolument technique sur les côtes de Bretagne, même dans les localités où l’on parle le français. Il désigne la matière, quelle qu’elle soit, qui sert d’appât pour prendre le poisson. Seveno vient de nous énumérer trois des principales boîtes en usage dans les couraux de Groix. Il faut y ajouter la chair du pelon et du mulet, les crevettes, le contenu de la moule, et surtout les abattis de sardines, qui constituent la plus abondante et la meilleure de toutes les boîtes.

— Père Mikelic ! s’écria Seveno, un pot de dur, l’innocent a parlé !

Et les quatre matelots demandèrent en riant :

— Mousse, as-tu la fièvre ?

Il paraît que, d’ordinaire, ce beau Vincent n’était pas bavard.

— Les uns disent que c’est ceci, reprit le patron d’un ton grave, les autres cela ; mais tous s’accordent à convenir que la chose se prend au cimetière ou à l’église… et qu’elle coûte cher, l’enfant !… Car entre ceux qui ont péché le poisson d’or il n’y en a pas un qui soit mort dans son lit… Et cric !

— Et crac !

— Où M. Guillaume avait pris sa boîte, ça ne nous regarde pas. Il en avait de la bonne, voilà qui est sûr. Quand le premier coup de minuit tinta à la chapelle de Lokeltas, on cessa de l’entendre chanter. Mais voilà le plus drôle : la barque, que le clair de lune montrait comme en plein jour, disparut tout à coup dans une brume si épaisse, qu’on l’aurait prise à poignée comme du blé noir. Au bout d’une demi-douzaine de minutes, juste le temps de parer la ligne et de la couler, un cri s’éleva au-dedans du brouillard, puis une lueur brilla comme qui dirait au travers d’une serpillière. C’était fait. L’instant d’après, on vit l’embarcation de M. Guillaume sortir de la brume et filer comme un goéland sous sa brigantine, sa flèche et ses deux focs ; car c’était un cotre qu’il avait. Le brouillard resta jusqu’au matin à la même place, haut et rond comme une tour. Avec sa pêche de cette nuit-là, M. Guillaume racheta ses moulins, ses fermes, ses futaies ; mais trois ans après, jour pour jour, heure pour heure, il fut tué à Rennes, en duel, sous un réverbère, par un diable déguisé en officier du roi.

Vincent leva la tête et demanda :

— Patron Seveno, quelqu’un de Groix ou d’ailleurs a-t-il vu le poisson d’or pêché par mon aïeul, M. Guillaume ?

— Bourrez ma pipe et taisez ton bec !… Comme quoi le Bruant n’était pas du pays, c’est vrai, puisqu’on n’a jamais su d’où il sort, mais ayant servi au château, il savait cette histoire-là et bien d’autres avec. Et vous allez comprendre : son idée de tenter le poisson d’or n’était pas si bête, à cause que, dans la république il n’y avait plus de privilèges. On avait fait rasibus de tout, excepté des commissaires.

Voilà donc qui est bon. Le vent soufflait d’aval à décorner les vaches. C’était marée. On entendait la barre d’Etel qui hurlait comme cent loups. Ce n’est pas que j’aimais beaucoup le Bruant : mais, étant son matelot et le voyant décidé à tenter la chose, je lui dis :

— Ta voile ne te servira de rien cette nuit ; si tu veux, je te donnerai la main jusqu’à Groix, où je coucherai chez Kergren, au fort de l’Ouest.

– Pas de danger, me répondit-il en riant tout jaune. Ils ont béni les couraux cette après-dînée, et la mer n’est pas assez fond pour me noyer.

J’avais oublié de vous faire mention que c’était le soir de la fête. Malgré le malheur des temps, le curé de Riantec avait monté en barque et fait la cérémonie tout seul, pour obtenir du bon Dieu le pain du pauvre monde.

Ça m’étonna que le Judas ne voulait point de mon aide. Il était poltron comme un lièvre à la mer, quoique nageant mieux qu’un poisson. Mais ça me fit plaisir aussi, car un chrétien n’aime pas à se mêler peu ni beaucoup dans des affaires pareilles, et rien que de tirer sur l’aviron avec lui jusqu’au lieu de sa pêche damnée, ça devait être un péché pas mal lourd.

Va bien. On est curieux, pas vrai ? Je lui demandai s’il avait la boîte qu’il fallait, et il me répondit que le sacristain lui avait vendu pour un écu de six livres… dame ! c’était sous la république, et le monde se moquait pas mal du bon Dieu.

— Vendu quoi ? demanda Vincent ardemment, parce que Seveno s’était arrêté.

Le rude matelot eut une pâleur qui lui passa sur le visage. Il se signa maladroitement et murmura :

— Ça ne se dit pas, l’enfant. Au prochain gros temps on pourrait s’en ressentir. Je vous ai promis de vous conter comment le Judas fit sa fortune, et voilà. Il avait la boîte qu’il fallait, et le sacristain s’était damné sans rémission pour un écu de six livres.

Dès huit heures du soir, le Bruant poussa au large, et il n’était que temps, vu le vent qui soufflait en tourmente, droit debout à sa route. Pour un failli matelot comme lui, quatre heures de godille, ce n’était pas de trop pour doubler les couraux. Si quelqu’un m’eût demandé mon avis, j’aurais dit « Mon Bruant n’ira pas seulement jusqu’aux Errants qui sont à demi-lieue de Larmor. »

Il s’embarqua ici près, au milieu de la grève de Porpus, sur une plate appartenant au sous-brigadier de la douane. Il nagea d’abord tout le long de la côte pour profiter du remous et s’abriter contre le vent. Il mit une grande heure d’horloge à gagner la pointe. Je restais là à le regarder. Il ramait de son mieux, mais la fatigue le gagnait déjà, car je le voyais à chaque instant essuyer la sueur de son front avec sa manche. Neuf heures sonnant, je cessai de l’apercevoir, parce que la nuit tombait tout à fait. Il était en train de doubler les roches et n’avait pas fait le demi quart de son chemin.

Je passai par Gavre, où je bus chopine pour me réchauffer le cœur, car j’avais le malaise en pensant à cet homme qui peut-être allait mourir en état de grand péché mortel, puis je regagnai ma case, sur l’autre grève, du côté de l’est. Il ne faut pas dit minutes pour traverser à pied la langue de terre, mais j’avais trouvé des amis d’auberge, et Port-Louis sonnait dix heures quand j’arrivai à ma porte. Avant de rentrer, je regardai la mer pour deviner le temps du lendemain. Je m’attendais bien à ne pas voir une coque de noix sur l’eau entre Gavre et Quiberon ; l’orage venait ; la côte était blanche d’écume.

À quatre ou cinq cents pas au large, une embarcation allait avec le flot, menée par un seul homme. Du premier coup d’œil, j’aurais juré que je reconnaissais le bateau du sous-brigadier et mon Judas nageant comme un perdu.

Ce n’était pas sa route pourtant ; il tournait le dos à Groix en grand et naviguait vers l’anse, entre le feu de Loc-Malo et le clocher de Plouhinec.

— Ho ! du bateau ! que je criai.

Point de réponse.

— Ho ! hé ! ho ! Bruant ! matelot.

Rien ; la barque glissait comme un bois mort monté par un revenant, voilà qui est vrai.

Je pensai : Bruant est-il déjà au fond de la mer ? Est-ce son avènement que je vois-là sous le vent ?

Je récitai un bout de prière et j’allai au lit tout triste, quoique le Judas n’en valait pas beaucoup la peine. C’était un matelot.

Le lendemain, au petit jour, je m’éveillai et je crus faire un rêve. Il y avait quelqu’un qui soufflait le feu dans ma cheminée. J’avais encore mes idées de la veille et je demandai tout bas :

— Matelot Bruant, es-tu vivant ou mort ?

— Je suis mouillé, me répondit-il en ricanant avec effort, et je me sèche.

Je me mis sur le coude. Il était mouillé, en effet ; ses habits ruisselaient.

— Viens-tu du Trou-Tonnerre ?

— Avec la marée et le vent, oui.

— Ce n’était donc pas toi, hier, que j’ai vu le long de la côte, ici dedans ?

Il haussa les épaules, mais en tournant la tête, et je cessai d’apercevoir son visage.

– Êtes-tu arrivé à temps au lieu de pêche, matelot ?

— J’avais jeté mon grappin depuis cinq minutes, quand l’heure a sonné à la chapelle de Lokeltas, oui.

— Minuit ?

— Minuit.

— Après ?… As-tu eu le merlus tout en or ?

Sa voix trembla un peu pendant qu’il répondait :

— Je l’ai eu.

— Montre ! m’écriai-je sans croire, mais pris par la curiosité.

Il fit un pas vers la table et vida dessus un long sac de cuir où il y avait beaucoup de pièes jaunes.

Jamais je n’ai ouvert les yeux si grands de ma vie.

— Et tout ça est à toi ? que je fis.

— Je l’ai bien gagné !

— Tu l’as trouvé dans le merlus ?

— Dans le merlus, oui.

— Et c’est de la bonne argent de monnaie ?

— Regarde et touche !

Il versa dans ma main une poignée de louis de vingt-quatre francs avec la tête du roi Louis XV. C’est pour le coup que j’avais la berlue ! Je sautai à bas de mon lit. Il mit aussitôt le couteau à la main, car il me jugea d’après lui-même, et il crut que je voulais le voler. Mais je ne me fâchai pas, j’étais content pour lui.

— Et que vas-tu faire de ce trésor-là, matelot ?

— La commune de Port-Louis a mis les biens des émigrés en vente, me répondit-il, en serrant ses louis dans le sac de cuir.

— Tu vas les acheter ?

— Je vas acheter le château de Chédéglise et les terres de Keroulaz…

Mes garçailles, c’est beau à voir un tas d’or qui reluit au soleil. Le premier rayon du matin entrait par la fenêtre, et les louis brillaient comme si chacun d’eux eût été un petit jour. J’étais pire qu’un enfant. Je voulus savoir comme était fait le merlus du diable, et par quelle manigance on lui faisait rendre les louis d’or qu’il avait comme ça dans le ventre. Bruant ne voulait pas ; il disait que le poisson lui avait bien recommandé de ne pas bavarder, mais enfin il céda, et voici son récit… Qu’as-tu donc, toi, l’enfant ?

Vincent essuyait à pleines mains son front, d’où ruisselait la sueur.

— Rien ! répliqua-t-il d’une voix très-altérée, dites, patron Seveno ?… dites vite !

— Paraît que ça vous amuse, mes bijoux ? Je n’ai fait le cric crac que trois fois, preuve qu’on ne s’endort pas… Va bien… Il y a donc que le Bruant en avait mis pour six francs au bout de sa ligne après un hameçon à congre, premier numéro. Minuit sonnait encore que le merlus avait déjà mordu. Mais ce n’est pas le tout de crocher une bête de c’te qualité-là, faut l’amariner. Et c’est fort. Comme parlait Bruant, il croyait avoir un remorqueur au bout de sa ligne… c’est pas l’embarras, hé ! là-bas ! appuie ! tiens bon ! souque !… va-z-y voir ! le poisson l’emportait en grand, et si Bruant n’avait pas filé sa corde, il passait par-dessus le bord. Comme quoi ça aurait été le merlus, pour lors, qui aurait péché le Judas. Faut bien rire un peu, mes neveux, plait-il ? Mais tant y a que ce nom de nom de farceur de merlus avait tout de même trouvé son maître. Mon Bruant, après avoir joué avec lui pendant un gros quart d’heure, finit par le haler à bord… Ah ! ah ! ça vous tient de savoir comment qu’il était bâti de sa personne ? Ouvre l’oreille partout ! Il était gros comme un veau de quatre semaines ; il avait une tête de grondin rouge avec deux cornes, quatre z-yeux, un corps de homard et une queue d’hirondelle… Aussi vrai comme la mer est salée ! Et il parlait…

— Et il parlait ! répéta d’une seule voix l’équipage de la Sainte-Anne.

— Comme père et mère. Qu’il dit donc au Judas d’une voix de bœuf : « T’es-t-un fin finaud de matelot, ma vieille ! T’as deviné que les privilèges des ci-devant étaient à tout le monde, et tu les as pris pour toi tout seul ; t’as mon estime. Découds-moi le ventre proprement, si c’est un effet de la complaisance, et, comme de juste, tu y trouveras ta fortune. »

Voilà donc qui est bon ! Mon Bruant ne se le fit pas dire deux fois. Ces tonnerres de merlus, ça a au milieu du ventre une couture à surjet, rabattue avec du fil à voile, qu’un point ne dépasse pas l’autre, et tapée à la papa ! Mon Bruant prit son eustache et coupa mignonnement le fil sans faire crier la bête. Va bien. Au lieu de boyaux, le merlus rendit un sac de cuir contenant douze mille francs en pièces de vingt-quatre livres. Après quoi il fit une culbute par-dessus le bord et s’en retourna chez lui. Excusez.

Seveno fit une pause pour boire d’un seul trait sa chopine. Il y avait silence. Seul, Vincent grommela :

— Douze mille francs !

En présence de ce récit qui touchait de si près aux infortunes de sa race, ne songeait-il donc qu’à l’argent ce fier et beau jeune homme dont le front pensif attirait de plus en mon intérêt ?

Il se leva, et je vis que son pas chancelait. Il était le seul pourtant qui eût laissé son écuelle pleine.

— Où vas-tu, l’enfant ? lui demanda Seveno avec un singulier mélange de tendresse et de pitié.

— Ma tête brûle, répliqua l’innocent.

— Alors fais un tour, mon canard, et tâche de voir sur la grève si j’y suis.

Seveno secoua la tête en le regardant s’éloigner.

— Un joli brin de mâle pourtant ! pensa-t-il tout haut. Mais on dirait que ça ne lui fait rien d’être le fils de son père. Je le guette quand il regarde le Judas… Le sang ne vient jamais à ses yeux.

— Le Bruant a agi comme bien d’autres, dit Courtecuisse ; quoi donc ! il a acheté du bien national sous la République…

— Coupe ta langue, toi… Un pot de dur, Mikelic ! N’empêche que si l’enfant était resté là, je n’aurais pas pu tout dire, car il y a du sang là dedans. Ces Chédéglise étaient des cœurs de lion. Si le dernier d’entre eux dort, ce n’est pas à moi de réveiller…

Autour de la table, il y eut à ces mots un mouvement. Les matelots de la Sainte-Anne se rapprochèrent du patron, qui avait perdu son air gouailleur et qui était tout pâle.

Il y avait longtemps que mon brouet était achevé. J’écoutais depuis plus d’une heure, et je ne songeais point à me retirer.

— Comme quoi, reprit le vieux Seveno, le nom de Judas ne lui est tout de même pas venu pour des prunes. Vous vous souvenez bien que, la veille au soir, avant de rentrer chez moi, j’avais signalé, de l’autre côté de Gavre, une barque qui ressemblait au bateau du sous-brigadier de la douane ? Il n’y a rien de changé, depuis le temps, voyez-vous, mes garçailles, malgré la révolution ; ce qui était est encore, comme dit cet autre. Le poisson d’or ne peut mordre qu’à l’hameçon d’un Penilis. Voilà le vrai.

Le Bruant, quand même il eût valu deux fois ce qu’il valait, n’aurait pu gagner cette nuit-là contre le vent et la mer. Il y a loin des roches de Gavre à la pointe ouest de Groix.

Et d’un. Alors, d’où lui venait le sac de cuir avec les douze mille francs en louis d’or ?

La barque que j’avais cru reconnaître pour le bateau du sous-brigadier avait le cap sur les grèves, entre le feu de Loc-Malo et la tour de Plouhinec. C’est là qu’est le château de Penilis.

Était-ce bien le bateau du sous-brigadier, et Bruant était-il dans le bateau ? Il faisait trop noir pour bien voir ; ne pourrais pas en lever la main devant des juges. Mais voici ce qui se passa cette nuit-là entre la tour de Plouhinec et le feu de Loc-Malo :

Tous les Penilis étaient déjà en émigration, sauf le fils aîné, M. Jean, qui s’était laissé embobiner un petit peu par les papiers de Paris. Il croyait à la révolution. M. Jean était bon, généreux et brave comme ceux de sa race ; à époque où Bruant fut soupçonné et chassé, c’était M. Jean qui l’avait empêché d’aller en prison. Bruant venait bien souvent lui demander l’aumône, et bien souvent aussi Bruant disait qu’il se ferait couper par morceaux pour M. Jean, vicomte de Penilis.

Or, ce n’était pas l’amitié des nobles que les commissaires de la République souhaitaient, ils voulaient leurs biens, et puis c’est tout. M. Jean, malgré qu’il était membre du club de Port-Louis, fut mis hors la loi, comme on disait, sous prétexte qu’il entretenait des relations avec son père et ses frères. Il fit argent de tout ce qu’il put et se décida enfin à sauver sa peau. Il n’était que temps.

Ses mesures étaient prises. Cette nuit dont nous parlons, une goélette anglaise l’attendait au vent de Groix. Il dut s’adresser à quelqu’un pour qu’on le mit à bord. À qui s’adressa-t-il ? Je ne peux pas dire que ce fut à Bruant, puisque je n’en sais rien, mais Bruant avait sa confiance.

Ce que je peux dire, c’est que Bruant devint riche cette nuit-là et que cette nuit-là M. Jean fut assassiné par l’homme à qui il avait donné sa confiance. Ça, c’est la vérité.

On trouva, le lendemain matin, son corps sur le sable, entre Loc-Malo et la tour de Plouhinec. Il avait une grande plaie au bas de la poitrine et l’épaule droite écrasée d’un coup d’aviron.

— Et la justice ?… demanda un des matelots.

Le patron haussa les épaules.

— La justice avait le bonnet rouge répliqua-t-il : ce n’était qu’un ci-devant de moins. On mit les terres de Penilis en vente, et Bruant les acheta pour un morceau de pain.

— Mais depuis ?

— Depuis ?… Quand depuis arriva, le citoyen Bruant était archimillionnaire. Cric !

— Crac !

— Le feu chez Mikelic !

— La goutte chez la Tabac ! À la niche, caniches !… On embarque demain à trois heures… bon temps, bonne brise ; je nous souhaite cinquante mille de sardines et premiers au quai de Larmor. Eh ho !

Ils se levèrent tous et quittèrent l’auberge. Je fis comme eux, après avoir repris mes vêtements.

Je n’en avais pas fini pourtant avec cette étrange histoire. Comme je cheminais vers le passage de Loc-Malo pour rentrer à Port-Louis, j’aperçus deux ombres qui marchaient lentement côte à côte. Je reconnus d’un coup d’œil la taille élancée du mousse et la carrure du patron.

Vincent et Seveno causaient. Le sable étouffait le bruit de mes pas. Je pus les approcher d’assez près pour entendre ce lambeau de leur conversation :

— L’enfant, disait le patron doucement, tu n’as plus Madame ta mère à soutenir, et tu es trop jeune pour aimer l’argent pour l’argent.

— Il me faut douze mille francs, répondit le mousse d’un ton ferme.

— Crois-tu donc à cette bête d’histoire du poisson d’or ?

— J’y crois.

Seveno s’arrêta.

— Monsieur Vincent, dit-il tout à coup avec une gravité qui me frappa vivement, vous êtes le fils de mes maîtres. Ce qui est mort peut ressusciter. Si vous me dites : Je veux, j’obéirai.

— Je veux, prononça résolument le jeune homme, je veux savoir au juste quelle boîte ceux qui tentèrent cette pêche accrochèrent à leur hameçon.

Le patron répondit, après une courte hésitation :

— Je l’ai ouï dire par plus de cent, et toujours de la même manière. On a le choix entre deux boîtes dont l’emploi est pareillement un péché mortel.

— La première ? fit Vincent avec impatience.

— La première est un morceau de la Sainte Hostie.

Vincent recula de plusieurs pas et prononça d’une voix pleine d’horreur :

— Jamais ! ah ! jamais !

Puis il demanda :

— Et la seconde !

— La seconde est un lambeau de la chair d’un chrétien…

Vincent resta immobile et muet.

— Voulez-vous toujours ? demanda Seveno après un silence.

Vincent ne répondit pas tout suite, et je le vis essuyer la sueur de son front. Mais tout à coup il redressa d’un mouvement plein d’orgueil la richesse déjà virile de sa taille.

— Je suis un Penilis, dit-il, j’ai droit. Minuit sonnant, je serai au Trou-Tonnerre, le poisson damné aura la boite qu’il lui faut, et je jure que je ne commettrai pas un sacrilège !

Il s’éloigna à grands pas.

— Veux-tu de moi pour nager, cette nuit, l’enfant ? lui cria de loin Seveno.

— Mon grand-père n’eut besoin de personne répliqua le mousse, dont la silhouette se perdait dans le noir.

Les nuits de Port-Louis sont désertes de bonne heure. Les gens de Port-Louis qui rendent des visites le soir reviennent avec des falots ou lanternes à main, comme on faisait à Paris sous Louis le Débonnaire. En traversant la ville pour gagner les quais, je passai sous les fenêtres de mon pauvre client, M. Keroulaz, il y avait encore chez lui une croisée qui brillait. De l’autre côté de la rue, dans l’embrasure d’une porte, une ombre immobile se dressait. J’allais passer, sans remarquer autrement cette ombre, lorsqu’une lanterne, précédant pompeusement deux vieilles joueuses de boston ou de reversi, éclaira l’enfoncement de la porte.

Je reconnus le beau visage de Vincent, qui avait les yeux pleins de larmes.

Si peu que ce soit, chacun a en soi son petit grain de poésie. Le roman ici prenait corps et me sautait aux yeux.

C’était douze mille francs, en effet, que l’enfant superstitieux et hardi allait chercher au Trou-Tonnerre c’était aussi douze mille francs que M. Bruant réclamait son client, M. Keroulaz.

Et là-haut, à cette croisée qui brillait, le modeste rideau de percale me laissa deviner une pieuse silhouette de jeune fille agenouillée.