Le Poisson d’or/04

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Albin Michel (p. 87-116).


IV


— Bon ami, dit la comtesse douairière de Chédéglise qui tendit la main à M. de Corbière, vous avez passé sous silence une bonne moitié du bien que vous nous fîtes en ce temps-là. Je voudrais qu’il me fût permis de raconter le restant de l’histoire.

— Non pas, non pas ! s’écria le ministre ; c’est mon premier succès de roman… j’y tiens ! et je continue. Faites la police, madame la marquise ! Quiconque interrompra donnera un gage !

Notre beau garçon de Vincent sortit de sa poche le fameux étui d’argent. Il y avait déjà six mois qu’il ne halait plus sur l’aviron. Ce fut d’une main fine et blanchette qu’il me remit le papier timbré, bien et dûment signé par ce coquin de Bruant.

— Avec ça, me dit-il, sieur l’avocat, l’affaire est dans le sac, pas vrai ?

Je soupçonne, mesdames, que vous partagez l’avis de Vincent. La possession d’une pièce si importante doit assurer à vos yeux le gain de notre cause, et vous voyez déjà le Judas confondu comme il le mérite.

Mais il y a la justice de tout le monde et la Justice avec un grand J, la vieille Thémis, qui porte une balance sur tous les frontons des temples où l’on plaide. Personne ne peut m’accuser de ne pas aimer cette Justice-là, qui m’a fait, en définitive, ce que je suis ; seulement j’aime encore mieux l’autre. Je ne sais pourquoi cette balance elle-même me fait peur ; je la comprendrais entourée d’un fort grillage, afin qu’aucune main subtile ne pût adroitement y glisser un faux poids.

Il y avait déjà moitié de chose jugée. Devant le premier tribunal, cette pièce, miraculeusement retrouvée, nous aurait sans doute donné la victoire. Sans doute, ici, on peut dire un peu plus que peut-être, mais pas beaucoup, à cause de l’absence du grillage. Maintenant il fallait faire casser le jugement. Remercions Dieu, qui nous vient en aide, mais n’entonnons pas encore le chant triomphal.

Pendant que je réfléchissais, tournant et retournant dans mes mains la quittance, qui était fraîche et intacte comme si elle eût dormi depuis le temps dans les cartons d’un garde-notes. Goton entra à grand bruit, précédant un commissionnaire qui portait la caisse de vin d’Espagne. Voyez déjà l’utilité du grillage ! L’avocat ne tient pas la balance, il est vrai, mais ces perfides petits cadeaux se trompent parfois de porte et montent plus haut que l’avocat. Pour ma part, je le voudrais si serré, le grillage, qu’il pût servir de parapluie à Danaé, et d’écran aussi contre vos rayons, belles dames !

Surtout contre vos rayons. Pour Thémis, en effet, je ne crains pas trop l’argent, fi donc ! Je me moque des caisses de vins d’Espagne, quoique Thémis ait contracté sur l’Olympe même l’habitude du nectar ; mais sur le marbre austère de cette statue sait-on l’effet que produit un sourire !

L’arrivée de la caisse changea subitement le cours de mes pensées. Cela dut paraître sur mon visage, car notre Vincent, qui restait inquiet devant mon silence, respira bruyamment tout à coup et s’écria :

— Ça mord, monsieur l’avocat, pas vrai ?

Ça mordait Et c’était le poisson d’or cette fois qui chatouillait mon hameçon ! la vue de cette caisse de sapin m’éblouit ; mon cerveau vibra au contact d’en de ces grandes idées qui gagnent les batailles.

– Monsieur de Chédéglise, dis-je, il faut entrer au lycée de Rennes et regagner le temps perdu. Vous allez être un riche gentilhomme !

Vincent changea de couleur.

— Il ne s’agit pas de moi, monsieur l’avocat, murmura-t-il.

– Aidez le commissionnaire à recharger sa caisse, Vincent… Il s’agit de vous mon ami ! M. Bruant n’a-t-il pas le château de Penilis comme il a le château de Keroulaz ?

Il resta immobile, et ses yeux semblèrent s’agrandir en se fixant sur moi.

Puis sa prunelle brilla et il pensa tout haut :

— Si on pouvait fouiller le fond de la mer.

— Il y a quelque chose de plus difficile à sonder que la mer, monsieur de Chédéglise, interrompis-je, c’est la conscience d’un scélérat. Et pourtant Dieu permet tôt ou tard qu’une lumière se fasse au fond de ce gouffre… Aidez à recharger la caisse. La bataille est commencée, entendez-vous, et je vous donne ma parole d’honneur d’y perdre tout mon latin, ce qui est le sang de l’avocat, avant de reculer d’une semelle !

Je riais en parlant, mais mon accent démentait ma moquerie, car j’avais, en vérité, de l’enthousiasme plein le cœur.

Vincent obéit ; il prit la caisse de vin d’Espagne et la remit sur le dos du commissionnaire étonné. Je dis à ce dernier :

— Reportez cette caisse aux messageries pour compte de M. Bruant, propriétaire à Port-Louis.

Vincent murmura :

— Ah ! ah ! c’était Judas !…

Goton regarda partir la caisse avec chagrin et me dit sans façon :

— Quoique vous ne rouliez pas beaucoup, vous n’amasserez jamais de mousse !

Vincent avait apporté la procuration notariée de M. Keroulaz. Dès le lendemain, je consignai l’amende d’appel au greffe de la cour impériale, et l’affaire fut mise au rôle. Le lendemain aussi, je plaçai sous bande la missive de M. Bruant et je la lui renvoyai. Séparément, je lui écrivis la lettre suivante :

« M. Corbière, avocat, prie M. J. B. Bruant de vouloir bien, dans le plus bref délai possible, passer à son cabinet, pour affaire grave qui le concerne. »

Personne, je le pense, dans l’heureux et noble auditoire qui m’entoure n’a reçu de pareils billets. On se dérange quand on veut vous entretenir, mesdames, et vous aussi, messieurs, fût-on notaire et s’agit-il de vous annoncer la mort d’un onde avec la naissance d’un héritage. Vous ne pouvez savoir, par conséquent, quelle impression singulière produisent sur le commun des mortels, ces lignes laconiques et mystérieuses.

Tout homme qui s’occupe d’affaires et qui écrit sur du papier timbré possède ce pouvoir exorbitant de procurer une mauvaise nuit au meilleur dormeur de son département et une migraine à la plus forte tête.

Ici-bas, entre ces deux catégories bien tranchées, les gens honnêtes et ceux qui ne le sont pas, il existe une infinité de nuances : toutes les dégradations prismatiques qui séparent le noir du blanc.

Il en est jusqu’à trois que je pourrais citer,
disait cet insolent Despréaux en parlant d’autre chose que des gens de probité absolue. Moi, je ne précise rien, mais j’ai rencontré dans ma vie bien peu d’âmes assez vigoureuses pour éviter le petit mouvement de fièvre que procure cet avis de l’avocat, de l’huissier ou du notaire. Je ne parle pas même de la cédule, émanant du parquet ou de la préfecture de police.

Connaissez-vous beaucoup de consciences qui aient gardé intacte la blancheur de la robe nuptiale ! Notre-Seigneur ne trouva personne pour jeter la première pierre, dès qu’il y eut mis la condition de se sentir sans péché.

N’eût-on point véritablement de péché, il y a le doute.

N’eût-on pas même le doute, car, je sais des gascons qui se croient absolument sûrs de tomber comme des plombs au fin fond du paradis, reste encore cette crainte salutaire qu’inspire la Justice avec un grand J. Dès que ces respectables ferrailles, qu’une raillerie du hasard appelle des fléaux, se mettent en branle, tout le monde tremble. Gare à la balance infaillible ! Elle à ses jours. L’œil de Thémis, auquel rien n’échappe, joue parfois à collin-maillard d’une façon lamentable. J’ai fait ce rêve, qu’il y avait au monde un portrait vivant de votre serviteur, nommé Duboscq, comme le Sosie de Lesurque, ou autrement, cela importe peu, et que je m’éveillais guillotiné, parce que cette seconde épreuve de moi-même avait eu l’indélicatesse d’arrêter la diligence. Ce sont là des songes pénibles. Et tenez ! je vis hier la fille de ce Lesurque, dont la femme est morte folle. J’ai voulu railler, mais me voilà qui tremble. La fille de Lesurque venait me demander la réhabilitation de son père, déshonoré peut-être par erreur, assassiné peut-être par mégarde. Moi, ministre, je n’ai pas pu : la statue de Thémis ne veut pas. Nous sommes allés chez le roi, la fille de Lesurque et moi, et, en chemin, elle me disait :

— L’Empereur n’a pas pu, le Roi ne pourra pas…

Elle disait vrai. Vous voyez bien ! Dés que bouge un des suppôts de la déesse, l’innocent a quelques raisons pour trembler. — Mais le coupable ?

Ah ! vous ne savez pas, et nul ne sait, je l’affirme, dans quelle étrange proportion la conscience humaine est troublée. Ce n’est pas l’homme d’État qui vous parle ici, c’est le vieil avocat, vétéran de l’inquisition de Palais, le légiste qui passait pour retors et qui, à tout le moins, peut se vanter d’en avoir vu de toutes les couleurs.

Il y a des milliers de degrés dans le mal, comme il y a des milliers de nuances dans l’inquiétude produite par cette vague menace de la loi.

Chose singulière ! devant ce premier symptôme du réveil de la Providence, tel homme hardi s’abaisse qui résisterait vaillamment à une accusation plus formelle. C’est l’inconnu ; ce sont les ténèbres ; c’est la voix redoutable, venant on ne sait d’où, et prononçant à l’oreille un nom oublié, une date perdue…

Qui nie les revenants ? Moi, j’ai vu des centaines de fantômes !

Mais, pour arriver tout d’un coup à notre cas spécial, quand il s’agit vraiment d’un criminel, l’effet produit par une lettre semblable est pour la plupart du temps le vertige.

Je reçus poste pour poste une très longue réponse de M. Bruant, dans laquelle il rejetait bien loin l’idée de me venir trouver. Quelle qualité avais-je pour déranger un personnage de la sorte ? Il me faisait le compte de ses revenus ; il plaidait la différence de nos âges ; il me demandait si j’étais fou.

Le soir même il était dans mon cabinet, arrivant ainsi deux heures après sa lettre.

Je ne vous ai donné jusqu’à présent, mesdames, aucune idée de la personne physique de M. Bruant, parce que je désirais vous mettre dans la position où je fus moi-même la première fois qu’il se présenta devant mes yeux. Je m’étais fait un Bruant d’imagination, un Judas de fantaisie, selon la coutume ; son aspect m’étonna ; je m’attendais à toute autre chose.

M. Bruant était un homme de haute taille qui gardait la tournure de la jeunesse, bien qu’il fût près d’atteindre les plus extrêmes limites de l’âge mûr : il louvoyait, en effet, selon le dire de patron Seveno, entre cinquante-cinq et soixante ans. Ses cheveux nuancés de gris, mais gardant des reflets blonds dans leur masse étaient disposés avec soin ; il ne portait pas de barbe ; ses traits étaient aquilins fortement, son front un peu fuyant avait de la hauteur ; ses yeux d’un gris très clair et presque perlé, tachaient leur prunelle de rouge comme s’il& eussent été de jaspe ; ils brillaient subitement parfois comme des yeux de chat sauvage ; d’autres fois, et le plus souvent, ils fixaient dans le vide leurs regards atones. L’impression qu’il faisait était celle d’un homme bien élevé ; je peindrai plus vivement ma pensée en disant qu’il avait l’air d’un vieux noble admirablement conservé.

Buffon ne le connaissait pas quand il écrivit son fameux apophthegme sur le style et sur l’homme ; il est, du reste, acquis que cet illustre auteur ne connaissait pas beaucoup les animaux qu’il a si agréablement décrits. On se serait trompé du tout au tout en jugeant M. Bruant d’après son style, lors même qu’on eût amendé sa coupable orthographe.

Il fit grande impression sur Goton, qui me dit tout bas, en l’introduisant :

— Excusez ! voilà un ci-devant qu’a du foin dans ses bottes !

Il entra d’un pas brusque, mais qui ne sonnait point sur le carreau. Ses mouvements étaient ceux d’un homme de trente ans. Il n’est pas, du reste, hors de propos de faire observer ici qu’il était rompu à tous les exercices du corps, excellent tireur d’armes, chasseur hors ligne ; de rappeler surtout qu’il avait acquis en Bretagne une véritable renommée par son étonnante habileté comme nageur. On racontait qu’il était parti de Port-Louis avec le jusant, qu’il avait fait le tour de Groix et qu’il était revenu avec la marée, ce qui donne pour le moins six lieues de pays.

— Bonjour, mon cher monsieur Corbière, me dit-il très doucement, mais d’un ton de protection que lui permettait, certes, sa position de fortune vis-à-vis d’un pauvre praticien tel que moi. J’ai réfléchi. Vous devez être accablé de travail, avec votre talent, et moi le n’ai rien à faire ; vous ne roulez pas sur l’or, et moi je suis fort à mon aise : c’était à moi de me déranger évidemment… évidemment… Comment va ? Et les affaires ? La pêche s’annonce à miracle, chez nous, cette année… Vous ne croyez pas aux bruits de guerre ? Assez de guerre, hein ? Qu’on nous laisse souffler. Ce sont les travailleurs qui manquent. Misère ! j’ai eu assez de peine à former mes équipages… Il y avait longtemps que j’avais envie de faire votre connaissance.

Il dit ces diverses choses, qui n’avaient pas beaucoup de suite, à la file et sans reprendre haleine. Son débit, en parlant, ne manquait pas d’aisance, mais sa présence même trahissait ses craintes, et je devinais son trouble au travers de ses efforts.

– Veuillez prendre un siège, monsieur Bruant, lui dis-je avec toute la froideur dont on peut faire usage sans tomber jusqu’à l’impolitesse.

– Bien honnête, répliqua-t-il, bien honnête. J’ai de bonnes connaissances à Rennes. J’ai eu le préfet chez moi, au château, lors de la tournée, quand il était à Vannes et j’ai dîné avec le procureur général, à Lorient, chez l’amiral. Voyons de quoi retourne-t-il, monsieur Corbière ? J’ai idée que vous allez faire, ce soir, une bonne affaire avec moi, hé hé !

De la lettre renvoyée ni de la caisse de vin d’Espagne, pas un mot.

— Personnellement, monsieur, répliquai-je, je ne suppose pas que je puisse avoir aucune affaire avec vous. J’ai mon client, dont les intérêts sont opposés aux vôtres.

– Mais du tout ! s’écria-t-il, mais du tout ! Voilà l’erreur ! En quoi opposée ? Ce bon vieux Keroulaz est entêté comme une mule. Je lui ai dit : Donnez-moi votre fille en mariage…

— Pardonnez-moi si je vous interromps, monsieur Bruant, prononçai-je avec sécheresse. Mes instants sont précieux, et il ne s’agit absolument pas de Mlle Keroulaz.

Il fronça le sourcil et pâlit d’une manière visible.

— Est-ce que vous avez la prétention de m’enrayer ? murmura-t-il assez hors de propos.

Et, voyant tout de suite sa maladresse, il ajouta :

— Cartes sur tables, monsieur Corbière. Le billet que vous m’avez écrit a paru, à mes amis comme à moi, fort peu convenable.

Je souris involontairement, et mon sourire signifiait si bien « Vous n’avez montré ma lettre à personne, » qu’il intercala précipitamment :

— Si fait, monsieur, si fait, j’ai consulté à ce propos. Je consulte toujours… Oh ! Oh ! vous avez écouté les clabaudages… les clabaudages… les clabaudages !

Il répéta ce mot par trois fois, et ajouta :

— Je suis en règle, voyez-vous, j’ai tous mes titres, moi. Bah ! bah ! L’expérience vient avec l’âge. Savez-vous ce que c’est qu’une petite ville, vous ? Je soigne ma fortune : ça empêche-t-il les blés du voisin de pousser ? Pour leur plaire, faudrait-il jeter mes écus de six livres par la fenêtre ? Combien gagnez-vous bon an, mal an, vous ?

— Monsieur… voulus-je interrompre ?

— Je vous dis : cartes sur tables ! Que diantre ! on ne peut pas devenir riche sans exciter l’envie de ceux qui restent pauvres ; admettez-vous cela ? Oui. Eh bien, tout se suit. Les ivrognes ne m’aiment pas, parce que je ne bois que de l’eau rougie. Les ci-devant me détestent, parce je sors du peuple. J’ai été domestique, et me voilà maître : ça m’honore… J’ai donc une marotte comme tout le monde, c’est d’épouser une fillette dont je serais le père grandement… voilà ! faut-il me pendre ? Je n’y vais pas par quatre chemins, moi, et je dis les choses comme elles sont : je n’ai ni vices, ni défauts, ni habitudes ; je voudrais une femme pour lui donner mes cent cinquante mille livres de rentes, comme à un petit enfant chéri… oui… oui…

Sa voix se prit à trembler et son œil devint larmoyant.

Il disait vrai : il n’avait ni vices, ni défauts, ni habitudes, tout ce qui sert à dépenser l’argent lui manquait. Il ne connaissait aucun goût, aucune manie ; son avarice était d’une stérilité absolue. Il aimait l’argent pour l’argent. Avec son argent conquis, il faisait trop bon ménage ; il s’ennuyait ; son avarice n’était pas assez robuste pour lui donner le bonheur complet.

Ou plutôt, le véritable avare a besoin d’une passion coûteuse à combattre ; il faut cela pour la lutte nécessaire à toute existence. M. Bruant n’avait pas de passion. Quand il avait remué ses écus, tout était dit ; il ne leur voyait point cette paire d’ailes qui rend les écus bien plus chers. C’étaient toujours les mêmes écus. Jolis écus, mais qu’on ne craignait point de perdre.

M. Bruant n’avait, pour se divertir un peu, que ses vilenies. Il en faisait tant qu’il pouvait.

J’ai dit que l’intérêt avait été le premier mobile du désir de se marier, chez ce bizarre personnage, l’intérêt ou la peur de perdre, ce qui est tout un. C’est mon appréciation ; mais quel que fût le point de départ, le désir était solidement enraciné désormais, enraciné si bien, que la peur ne pouvait plus lui imposer silence.

— Monsieur Corbière, reprit-il, je vous mets cent louis dans la main… cent louis… si vous voulez faire quelque chose pour moi. Ne vous fâchez pas, je sais que vous êtes un jeune avocat bien vertueux, mais c’est une bonne œuvre… une vraie bonne œuvre ; cela éteint des procès… et quand elle sera Mme Bruant, voyez-vous…

— Elle ne sera jamais Mme Bruant ! dis-je avec une impatience où se mêlait quelque peu de pitié.

— Deux cents louis, monsieur Corbière ! Il y a des jours où j’agis, où je parle comme un fou. Je m’y suis mal pris n’est-ce pas ? Il fallait l’enlever, ça tombe sous le sens. Avec la fortune que j’ai… et toutes mes pièces en règle… Écoutez ! vous avez vu le jeune Chédéglise, je sais cela. On clabaude… on clabaude… Je suis capable de faire quelque chose pour ce garçon-là, s’il veut quitter le pays.

M. de Chédéglise ne quittera pas le pays.

— Oh ! Oh ! M. de Chédéglise ! répéta Bruant avec un timide sarcasme. Pourquoi pas tout de suite M. le comte ? Comment gagne-t-il sa vie depuis qu’il n’est plus mousse ? Vous verrez que la police se mêlera de tout cela, monsieur Corbière !

— Je le crains pour vous, monsieur Bruant, répartis-je aussi froidement qu’il me fut possible.

C’était la première menace. Il n’en comprit point la portée et me demanda, d’un ton provocant :

— Les Bourbons seraient-ils revenus, cette nuit, en cachette, par hasard ?

Toujours froidement, mais appuyant un peu plus sur les mots, je répondis :

— L’empereur, à votre avis, n’est-il pas assez puissant pour faire justice ?

— Bon ! bon ! murmura-t-il. L’empereur connaît ses amis…

Puis, avec une sourde colère :

— J’ai acheté à la nation, monsieur ! j’ai mes titrer en règle ! je suis ferré à glace… à glace ! Voyez-vous bien, vous êtes dans les clabaudages jusqu’au cou ! Sans pièces, on ne peut pas soutenir un procès. Je joue cartes sur table, moi. Mes contrats sont chez M. Le Hordec, notaire à Lorient, et il y en a plein trois cartons… Oh mais ! Oh mais ! Je veux bien faire la charité à cet innocent, M. le mousse ou M. le comte mais si on me pousse à bout, morbleu !…

Il s’interrompit brusquement. Depuis une minute, je jouais avec la quittance de douze mille francs que je tenais pliée entre mes doigts. Il était de ceux que le papier timbré attire et fascine. Certes, il ne pouvait deviner l’étrange importance de cette pièce, mais elle lui sautait aux yeux, en quelque sorte ; elle le troublait, il n’en pouvait détacher son regard.

— Monsieur Bruant, lui dis-je d’un ton qui le fit tressaillir, vous nous avez dépouillés cruellement. Voici longtemps que nous n’avons plus besoin de notaire, et nous pouvons nous passer de cartons pour serrer la seule pièce qui nous reste.

Je tenais la quittance entre l’index et le pouce. Je vis de grosses gouttes de sueur qui perlaient sous ses cheveux gris.

Ses prunelles, tout à l’heure incolores, mais qui maintenant avaient d’ardents reflets, essayaient de percer l’épaisseur du papier, C’était un regard de chat-tigre, et j’eus conscience un instant de n’être pas en sûreté vis-à-vis de cet homme.

Le papier disparut dans ma poche.

Il fit un effort pour sourire.

— Je suis bon, grommela-t-il, je suis trop bon. Ils savent bien cela et ils me traitent comme un enfant. Est-ce pour me vendre ce chiffon que vous m’avez dérangé, monsieur Corbière ?

— Pas précisément, monsieur Bruant… et néanmoins, si vous en donniez un prix sortable…

— Qu’appelez-vous un prix sortable ?

— En argent, je ne sais pas, n’ayant point sous la main les éléments d’un pareil compte, mais, en nature, je vous demanderais le château de Keroulaz, ses dépendances, les futaies du Cosquer, les trois fermes du Mettray, le moulin de Locmener la grande pêcherie de Kermoro et généralement tout ce que possédait avant vous l’illustre et honorable famille dont je viens de prononcer le nom.

M. Bruant, cette fois, se mit à rire.

— Voilà une bonne pièce s’écria-t-il, et qui vaut gros ! j’ai donné aux biens de Keroulaz une jolie plus-value, monsieur Corbière : ça va à quatre-vingt mille livres de rentes, savez-vous cela ? et j’en possède presque autant d’un autre côté avec l’ancien avoir des Penilis et autres. Le tout en règle. Pas un pouce de terrain qui n’ait son titre Je ne voudrais pas d’un million sans contrat ! Eh bien, eh bien, mon jeune ami, je ne déteste pas la plaisanterie ; on peut rire avec moi, et je vous invite à souper à l’hôtel de la Corne de cerf, où je suis descendu ; en êtes-vous ?

— J’ai le regret de vous prédire, monsieur Bruant répondis-je, que vous ne serez pas en appétit ce soir.

Il fronça le sourcil et me regarda en face.

J’avais fait le premier pas, mesdames. Il fallait aller de l’avant, mais Dieu sait ce que j’aurais donné pour avoir une heure de réflexion et tracer à tête reposée mon plan de bataille.

Je n’hésite pas à déclarer, contrairement peut-être à l’honnêteté de vos impressions, que mon attaque était téméraire et folle. Au point de vue des affaires, cet homme était bardé de pied en cap, et je n’avais, moi, qu’une arme de hasard, bonne tout au plus à provoquer la révision d’un tout petit procès. Je parlais de millions et il ne s’agissait que de douze mille francs dans ma quittance.

À un point de vue plus élevé, quelle preuve, je dis même quelle preuve morale avais-je contre cet homme que mon instinct accusait d’assassinat ?

La fortune, dit-on, favorise les audacieux, mais encore faut-il que l’audacieux ne soit pas un extravagant appelant en duel, le fourreau vide à la main, un maître d’escrime qui brandit une épée.

— Monsieur Corbière, reprit le Judas avec calme, vous êtes beaucoup plus jeune que je ne croyais. Ceci n’est pas un mauvais compliment, bien au contraire : la preuve, c’est que j’augmente mes offres, tant pour vous que pour vos amis et clients dont le sort m’intéresse. Je consens à doter le jeune Chédéglise, quoique je ne lui doive rien ; je m’engage à tester en faveur de Mlle de Keroulaz, par-devant notaire, s’entend, si Mlle de Keroulaz, comble mes vœux en devenant ma femme. Ainsi finiront toutes les contestations et… voyons, ne liardons pas : mille louis pour vous, monsieur Corbière, cela vous va-t-il ?

Mille louis d’un coup ! Ce pince-maille qui, tant en revenu qu’en gain de commerce, touchait plus de cent mille francs par an et trouvait moyen de ne pas dépenser mille écus ! Ce fut comme le son de trompette qui réveille l’ardeur engourdie du soldat.

— Monsieur Bruant, répliquai-je, poussé malgré moi dans cette voie aventureuse ou j’étais entré un peu aveugle, oseriez-vous demander la main de Mlle de Keroulaz à son père ?

— À son grand-père, voulez-vous dire ?

— J’ai voulu dire et j’ai dit : à son père, M. Yves de Keroulaz.

Le cercle de ses yeux se teignit de sombre.

— Il est mort… balbutia-t-il.

Je tirai pour la seconde fois de ma poche la quittance et je la dépliai lentement.

Ce fut comme un voile livide qui tomba sur son visage. Il répéta pourtant, sans avoir conscience de ce qu’il disait :

— Il est mort… bien mort !

Ces gens ont la mémoire du papier timbré comme les brocanteurs se souviennent d’un tableau, ou les maquignons, d’un cheval. Au premier coup d’œil, il avait reconnu la quittance que je lui montrais pourtant à distance respectueuse.

Il resta un instant comme frappé de la foudre, puis il frotta ses paupières injectées de rouge, et tout son corps eut un mouvement convulsif.

— Vous voyez, dis-je, que j’avais mes motifs pour vous déranger, monsieur Bruant.

— Clabaudages ! fit-il par habitude, clabaudages ! j’ai des ennemis… Tous les ci-devant sont ligués contre les patriotes, mais je suis en règle. Laissez-moi examiner cela.

Il mettait déjà ses lunettes. Je refusai catégoriquement de lui confier la quittance.

— Alors, c’est un faux ! s’écria-t-il. D’où cela sort-il ?

— Ce n’est pas un faux, et vous le savez bien, monsieur Bruant. Regardez attentivement M. Yves de Keroulaz passe pour s’être noyé il y a quatre ans. Ce papier a-t-il l’air d’être resté sous l’eau pendant quatre années ?

Le Judas jeta sournoisementun regard rapide autour de la chambre, Ses yeux sanglants roulaient et il ressemblait à une bête fauve qui va s’élancer, mais il était moins terrible au fond qu’en apparence et je ne peux pas me vanter d’avoir eu la moindre lutte à soutenir. J’ai vu cela plus d’une fois dans ma carrière, mesdames : un coquin enrichi manque de courage comme un loup repu.

Il voulut parler, et sa voix resta dans sa gorge ; il essaya de se lever et retomba sur son siège, en proie à une terrible attaque de nerfs. Nul ne peut savoir ce qu’il m’eût accordé en ce premier instant d’épouvante.

Me voilà donc dans cette singulière position d’être l’hôte forcé de mon Judas. L’attaque de nerfs fut suivie d’une longue syncope. Je mis la maison sens dessus dessous ; les médecins furent appelés, et M. Bruant coucha dans mon propre lit.

Vers deux heures après minuit, je m’étais jeté sur un matelas, à côté de ma table de travail, et je cherchais en vain le sommeil, malgré ma fatigue extrême. J’étais tourmenté plus que je ne puis le dire ; je me demandais laborieusement ce qui pourrait résulter de tout ceci. Le premier mouvement de bravoure était passé : je jugeais sévèrement et justement mon escarmouche que l’impromptu seul pouvait excuser. Toute cette histoire me semblait désormais un roman mal fait, dont l’absurde agencement ne pouvait pas avoir une chute heureuse.

Et cependant mon instinct, sinon ma raison, s’obstinait à voir au fond de cette mêlée des éléments de victoire. En tout cas, mon hésitation n’allait point jusqu’à concevoir seulement la pensée d’abandonner mes amis Keroulaz. La quittance n’était plus pour moi une pièce valant douze mille francs ; au fond même de mon embarras, je voulais mes millions ou rien. Le sort en était jeté.

La sonnette de ma chambre à coucher retentit faiblement dans le silence nocturne. J’entendis le bruit d’un pied nu dans le corridor, et la voix effrayée de Goton me dit tout bas :

— Dormez-vous, monsieur Corbière ?

— Qu’y a-t-il, demandai-je en sautant, tout habillé que j’étais sur mes pieds.

— C’est le monsieur de Lorient qui a le grolet (le râle) de la mort et qui ne veut pas de prêtre. Madame est avec lui qui le prêche, mais il dit comme ça qu’il n’y a pas de bon Dieu.

Je ne fis qu’un bond jusqu’à ma chambre à coucher, où M. Bruant ne râlait pas du tout, mais bien se lamentait en criant que c’était sa dernière heure. Il voulait, disait-il, me faire sa confession avant de mourir.

J’ai ouï prétendre par les voyageurs que les crocodiles ont aisément la larme à l’œil. Personne ne pleurait plus volontiers ni mieux que M. Bruant. Dans les livres de cette époque, vous savez comme on abuse de cette alliance de mots : les cœurs sensibles. Eh bien ! notre Judas était de la confrérie des cœurs sensibles, dont Jean-Jacques Rousseau est le président, et qui eut l’honneur de compter Marat parmi ses membres les plus humides.

Il fondait en eau quand j’entrai ; je lui trouvai néanmoins assez bon visage, et je rassurai maman Corbière, qui croyait sentir déjà une odeur de soufre autour de lui.

— Vertueux jeune homme ! s’écria M. Bruant dès qu’il me vit, je suis bien près de mon dernier soupir. Je m’incline devant l’Être suprême, mais ma raison repousse tous ces dogmes, inventés par des pontifes astucieux…

— Entends-tu garçon 1 s’écria ma mère. Il est roussi à fond !

Je lui fis signe de sortir et je dis au Judas :

— Nous voilà seuls : pas de phrases. Si vous avez une révélation à me faire, faites.

Après avoir poussé deux ou trois longues plaintes, il étancha ses paupières, qui coulaient comme deux fontaines et commença ainsi :

— Monsieur Corbière, j’ai été mal jugé, croyez-moi, la parole des mourants est sacrée. Mon ambition était de réparer les torts de la fortune envers une famille respectable qui ne s’est pas bien conduite avec moi. Je ne suis pas né sous des lambris dorés, et les convenances d’âge n’y sont pas, j’accorde cela ; mais, à part ces deux circonstances, indépendantes de ma volonté, j’ai vécu et je meurs digne de Mlle Jeanne de Keroulaz, à qui, si l’Éternel me prête vie, je veux faire don de toute ma fortune.

Ce disant, il s’accouda sur son lit et me regarda d’un air si étrange, que je reculai mon siège involontairement. Déjà, dans la soirée, j’avais cru apercevoir en lui des symptômes de dérangement intellectuel, mais ce regard parlait tout haut de folie.

-Toute ma fortune répéta-t-il avec emphase. Que dites-vous de cela, monsieur Corbière ? vous ne dites rien ? Parbleu ! Et j’ajoute que je suis à bout de patience… et qu’on me forcera à prendre une autre femme ! et que la jeune personne n’aura pas un sou de moi ! pas un sou ! pas un traître sou ! Croit-on que je sois en peine de trouver un parti ? Le croit-on ? Qu’on le dise !

Il s’arrêta comme pour attendre ma réponse. J’en cherchais une qui fût désormais en rapport avec sa situation mentale apparente, lorsqu’il poursuivit brusquement :

— Des mendiants, mon cher monsieur, voilà ce que c’est ! Pas l’ombre d’une ressource ! Vous me faites rire avec votre quittance ! Je distingue un papier faux d’une lieue, moi, voyez-vous ! Triste affaire ! Vous êtes dans le pétrin jusqu’au cou ! Savez-vous ce qui arriverait si vous vouliez m’assassiner ? Avant d’entrer chez vous, j’ai fait ma déclaration au commissaire de police. Et j’ai dit aux deux médecins qui m’ont tâté le pouls ici : Méfiance ! il y a un coup monté contre moi. Tout ça vous étonne. Hé ! hé ! on prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Si la quittance n’était pas fausse, elle porterait des traces d’eau de mer. Il fallait être gentil à mon égard et me donner la demoiselle. Ça saute aux yeux. Vous êtes roulé.

J’étais abasourdi. M. Bruant, qui avait en ce moment la figure d’un homme ivre, se mit à battre des mains et à chanter la Marseillaise.

Puis il reprit d’un ton comparativement calme :

— S’il était vivant, vous me l’auriez montré, jeune homme, c’est clair ! On vous aura dit que j’étais fou ? Va-z-y voir ! S’il était vivant, vous l’auriez fait sortir de quelque trou, comme un diable d’une tabatière, pour m’épouvanter. Et qui sait si je n’aurais pas trouvé réponse, même à cela ? Je suis rusé comme un singe, hé ! hé ! vous verrez bien ! Pas plus fou que vous, dites donc ! Voulez-vous parier trois francs que tout s’arrangera, en fin de compte, et qu’elle sera Mme Bruant bel et bien ? C’est mon idée ; quand j’ai une idée, je n’en démords pas, c’est moi qui vous le dis !… Et vous aurez perdu mille louis avec une caisse de vin d’Espagne !

Je ne savais plus que penser. Il y a des folies qui raisonnent. Les yeux du Judas devenaient hagards de plus en plus, mais son effrontée divagation était pleine de logique, et sous le décousu de sa parole il y avait une argumentation serrée.

— Avez-vous sommeil, monsieur Corbière ? me demanda-t-il tout à coup en fixant sur moi sa prunelle moqueuse. Moi, je ne cache pas que je passerais bien encore une petite heure à causer avec vous. Rapprochez votre chaise, pour écouter la confession d’un mourant… hé ! hé ! c’est curieux… Je n’ai confiance qu’en vous et je ne voudrais pas d’oreilles indiscrètes derrière les portes. Je n’ai jamais dit à personne comment se fait la pêche du poisson d’or. Ce sera pour vous tout seul. Y êtes-vous ?

Son sourire essayait toujours de railler, mais un voile de pâleur tombait sur son visage. Je rapprochai mon siège et je dis :

— J’y suis.

Un instant je pus croire qu’il allait reculer, car il hésita visiblement et ses paupières vibrèrent avant de se baisser. Mais elles se relevèrent ; ses yeux gris avaient changé d’expression et brillaient d’un feu sombre.

— Chacun son tour commença-t-il d’une voix très basse et avec un singulier accent de résolution. J’ai été domestique. Les chiens aiment leur maître : je ne suis pas un chien. On dit que les Penilis étaient bons pour leurs serviteurs. Est-ce que je sais ? Quand j’étais tout petit, chaque fois qu’un cheval ruait devant moi et jetait son cavalier, je disais : C’est bien fait ! S’il allait plus loin, écrasant la tête d’un coup de pied, je criais : À la bonne heure ! Mais c’est tout ; le cheval qui se venge de son maître ne peut pas prendre sa place et devenir cavalier à son tour. Ce n’est jamais qu’un cheval.

Il n’y a que l’homme pour se venger comme il faut. La vengeance, c’est d’hériter. Pendant dix ans, j’ai rêvé de coucher dans les draps du comte de Chédéglise.

Voilà le poisson d’or, c’est d’être riche avec l’argent de ceux qui vous ont humilié. On le pêche comme on peut. Moi, j’y ai risqué ma peau bravement. Qu’ils fassent moitié de ce que j’ai fait, ceux qui m’appellent propre à rien ! Et ceux qui me traitent de fou, qu’ils essayent de jouer mon jeu !

Combien payeriez-vous la présence d’un témoin, monsieur Corbière ? Vous entendrez cela tout seul : j’ai acheté les biens de Chédéglise à ma manière. C’est le couteau, ce n’est pas l’hameçon qui pique le poisson d’or ? Allez m’accuser devant les juges, ils ne vous croiront pas. Vous êtes seul : j’ai de l’argent. Jamais je ne me suis si bien amusé que cette nuit. Vous saurez tout, et ce sera comme si vous ne saviez rien. Dites un mot, et vous allez en prison ! Pas si fou, hein ? J’aurai Mlle Jeanne ; les Keroulaz ont été insolents avec moi au temps jadis. À la revanche !

Dieu m’a vu. Il n’a donc ni bras ni jambes, puisqu’il ne m’a pas puni ! Au commencement, j’ai eu peur de Dieu. Bêtise ! mettez Dieu avec votre quittance, et n’en parlons plus !

Il eut un rire rauque, et continua sans s’arrêter :

— Avez-vous ouï dire, jeune homme, que j’étais bon nageur ? Ce n’était rien que le Penilis, car il ne se défiait pas de moi. La tempête, voilà l’ennemi ! Quand je fus dans la plate du sous-brigadier, mes mains étaient plus froides que le marbre, et je tremblais comme la feuille en pesant sur mes avirons. Il fallait doubler la pointe de Gavre. J’aurais donné la moitié de l’affaire à Seveno pour l’avoir sur le banc derrière moi. Une plate, ça ne gouverne pas par le gros temps. C’est égal ! va toujours ! J’allais.

Doublée la pointe ! c’était pourtant bien facile au bon Dieu de m’arrêter là, dites donc ? Je vis et j’entendis Seveno qui me hélait de la grève. Tâche ! Le fils aîné de Chédéglise m’attendait sur l’autre grève, entre Loc-Malo et le château. Il voulait émigrer. Croyez-vous que j’aurai favorisé la fuite d’un traître à la patrie ? La frégate anglaise peut croiser au vent de Croix. Hé, hé ! le Chédéglise emportait le restant de ses écus. Je hêlai :

— Ho hé notre monsieur !

— Est-ce toi Bruant ?

— C’est moi embarque !

Le feu de Loc Malo brillait rouge, et quand la lune se dégageait d’un nuage, je voyais le clocher de Plouhinec pointu comme un poignard. Ma tête brûlait, j’avais du sang dans les yeux c’est égal ! va toujours ! J’allais.

Il me dit :

— Attention ! prends le sac de cuir, mon ami Bruant,

Il était dans l’eau jusqu’aux reins, car la plate ne pouvait pas accoster. Je pris le sac ; il pesait lourd. Embarque !

— Garçon, nous aurons du bonheur, si nous pouvons doubler les Chats cette nuit !

Les Chats, c’est la pointe est de Groix ; je ne comptais pas aller si loin que cela.

— Vous donnerez un coup de main, notre maître, et nous doublerons le diable !

Il s’assit devant moi, nous commençâmes à tirer. Quelles lames ! La mer flamait : avez-vous vu ça quelquefois ? Nos avirons trempaient dans du feu : un feu blanchâtre et livide. La plate craquait. Va toujours ! c’est égal ! J’allais.

Le sac était au fond du bateau. C’est noir, le cuir, et c’est épais. Comment se fait-il que je voyais l’argent reluire au travers ?

Je le touchais avec mon pied et cela me donnait la fièvre. Je dis au Chédéglise :

— Allumons ! nous sommes encore dans les eaux de Gavre. Hardi, à moi, là ! poussons ! la lame sera longue une fois la pointe doublée et, dans une heure, nous aurons courant de jusant, Ferme !

Il tirait de son mieux, et moi, donc !

Ferme ! En poussant, mon pied avait glissé sur le sac de cuir, où les louis d’or parlèrent. Avais-je besoin de cela ? J’étais derrière le Chédéglise, je me levai sur mes deux jambes, et, reculant jusqu’à l’avant de la plate, je lui déchargeai un coup d’aviron sur le crâne… Vous vous attendiez à cela, monsieur Corbière ? Il y a des lois contre les calomniateurs. Essayez de faire croire aux conseillers de la Cour impériale que je voua ai moi-même raconté cette histoire ! Essayez !

Le Judas s’arrêta. Il eut un rire sec et pénible. Il y avait des instants où je doutais encore, ne sachant si c’était forfanterie ou démence.

Il avait raison, du reste, de le dire je m’attendais à cela. Et pourtant, je croyais faire un mauvais rêve. L’horreur figeait mon sang dans mes veines.

Le regard de M. Bruant était maintenant fixe et froid.

— Après m’avoir entendu, poursuivit-il avec lenteur, vous saurez mieux à qui vous aurez à faire. Ce que j’ai fait pour gagner ma fortune vous dira ce que je puis faire pour la garder. Je n’ai pas fini. Essayez ! Il n’y avait pas de témoins là-bas, il n’y a pas de témoins ici. Quand j’agis ou je parle, il n’y a jamais de témoins.

Je ne me vante pas : j’étais un bon nageur, vous allez voir ! Aussitôt que mon aviron ne fit plus contrepoids à celui de Penilis la barque vint en travers et fut remplie en un clin d’œil. Le roulis violent qui eut lieu dérangea mon coup ; le tranchant du bois tomba sur l’épaule du ci-devant et la brisa, il se retourna en criant. Je voulus redoubler, mais je glissai dans l’eau et m’en allai à la renverse ; la barque ne coula pas tout de suite ; il eut le temps de se jeter sur moi. Sa main serra ma gorge ; une lame nous sépara, submergeant la misérable plate. Est-ce le bon Dieu qui fit cela, jeune homme ? Alors, il est pour moi.

Le sac de cuir hé, hé ! Le vent avait sauté ; nous dérivions vers l’est ; nous étions à une demi-lieue de terre. Un jeu d’enfant, n’est-ce pas, pour un vrai nageur ? oui, mais le sac et le jusant venait qui allait nous pousser au large Songez à cela, monsieur Corbière !

Au moment où la plate sombrait, je saisis le sac à deux mains et je coulai ; l’idée de m’aider me vint quand j’eus besoin de respirer. Jusque-là, j’avais embrassé le sac comme un noyé s’accroche à ce qu’il tient. Le sac était lourd, mais je remontai d’un seul effort, et je vis Penilis qui se débattait d’une main ; l’autre était morte. Penilis était mon élève, c’est moi qui le menais baigner quand il était enfant. S’il avait eu ses deux bras, cette nuit, j’aurais eu de la peine, car le sac me pesait, et, pour ma vie, je n’aurais pas lâché le sac, maintenant qu’il était à moi. Il y avait sur la lune des nuages épais comme une muraille ; la pluie commençait à tomber en larges gouttes, et des zigzags de feu déchiraient le ciel. Oh ! oh ! cette nuit-là m’est restée, et je peux bien dire que je suis un bon nageur ! Je n’ai pas gagné mon argent à la loterie, non !

Un éclair me montra Penilis à vingt brasses de moi ; il tournait comme un poisson blessé, mais de l’autre côté de lui un aviron flottait, et il essayait d’atteindre l’aviron. J’eus beau faire, il toucha l’aviron avant moi et parvint à le passer sous son bras malade : comme cela, il ne tourna plus.

Je l’aurais laissé mourir tranquille, si je n’avais pas eu besoin de l’aviron.

J’attendis l’éclair ; il fut longtemps à venir. Les deux feux de Groix nous regardaient comme une paire d’yeux, et il me semblait bien que nous dérivions toujours au large. Il ne fallait pas que l’attente fût trop longue.

Savez-vous ? Penilis me croyait mort, car je l’entendis qui disait « Dieu l’a puni. » Je ris quand j’y pense ! Je nageais debout pour prendre mon couteau dans ma poche. Dès que je l’eus, je l’ouvris avec mes dents.

Bien sûr, monsieur Corbière, si vous racontiez la chose à l’innocent de Vincent, il ferait un mauvais coup contre moi, et je serais débarrassé de lui à tout jamais. C’est mon rival, hé, hé ! je tiens à Jeanne comme je tenais au sac de cuir.

Depuis que le monde est monde, on n’a pas vu ce que vous voyez : un homme qui se met le cou sous la guillotine. Hé, hé ! je vous défie de tirer la ficelle. Ça brûle, monsieur Corbière. Il n’y a pas seulement un tout petit endroit pour la prendre !

L’éclair vint, je mis ma tête sous l’eau. Avez-vous vu tomber le tonnerre ? Ils disent que Dieu dirige la foudre, failli canonnier alors, car j’étais là, et il me manqua ! le tonnerre tomba à trente brasses de moi. J’eus peur, mais qu’est-ce que cela fait ?

Le tonnerre ne tombe pas deux fois à la même place ; je me coulai jusqu’à Penilis et je lui donnai de mon couteau dans l’estomac. Il poussa un grand soupir et dit : « Mon Dieu, ayez pitié de moi. »

Toujours Dieu qu’on invoque et qui n’entend pas !

J’avais l’aviron, je mis la sacoche à cheval dessus et je nageais tranquillement vers Gavre. L’Anglais tira trois coups de canon pour presser celui qui était en retard, mais Penilis avait fait son dernier voyage. C’était bien changé, depuis le temps où je cirais ses souliers, dites donc ? Bien changé, oui. Bonsoir, Penilis en breton, Chédéglise en français, bonsoir, mon maître !

Le moment était fameux ; ils vendaient beaucoup de terres pour peu d’argent. Mon poisson d’or et moi nous arrivâmes a la grève. Dieu dormait. J’achetai un domaine de prince.

À bas les privilèges des nobles, monsieur Corbière ! À bas les privilèges des prêtres et tous les privilèges, excepté les miens ! J’ai cinquante mille écus de rentes au soleil. J’en aurai cent mille dans dix ans. Qui s’y frotte s’y pique ! Hé, hé ! Voilà le jour qui vient et je vais m’en aller tranquille.

Il se leva avec un calme si insolent, que je renonce à le peindre.

Je ne tenterai même pas non plus, mesdames, de vous dire la figure que je faisais en écoutant cette incroyable bravade. Il y a dans la campagne bretonne une effrayante histoire qui ne doit pas être vraie, mais qui court : l’histoire d’un cynique bandit venant dire à un jeune prêtre, sous le sceau de la confession, comme quoi il avait déshonoré, ruiné et tué par le chagrin son père et sa mère : J’entends le père et la mère du jeune prêtre. C’est horrible à penser. Eh bien, j’étais dans la position du jeune prêtre. Nul vœu ne fermait ma bouche, mais je ne pouvais pas parler. Le scélérat avait mille fois raison dans son extravagante audace. À quoi bon parler ? Quelle créance espérer ? Comment persuader aux juges ou au monde que l’assassin était venu chez moi, avocat de ses victimes, tout exprès pour me confier son sanglant secret ?

J’étais garroté, j’avais un bâillon ; l’idée de mon impuissance me peignait à tel degré, qu’à mon tour j’aurais été peut-être capable d’un acte de folie. Je ne connais guère de vie plus paisible que la mienne, mesdames, et pourtant il ne faudrait pas me demander ce que j’eusse fait si le démon, à cette heure de fièvre furieuse, m’avait mis un pistolet chargé dans la main.

Il n’y avait plus trace de malaise chez M. Bruant, qui se portait comme vous et moi. Il fredonnait en rajustant les plis de son ample cravate, et se regardait dans son miroir avec la complaisance d’un bon bourgeois qui fait sa toilette.

— Une autre fois, reprit-il en venant à moi pour prendre congé, je vous dirai la petite anecdote de la quittance… l’affaire de M. Yves Keroulaz… hé, hé !… ça ne manque pas non plus d’intérêt. À tous ces gens-là, il faut tenir la tête au-dessous de l’eau. Mais c’est assez pour aujourd’hui. Bien le bonjour, monsieur Corbière.

Il ma salua fort poliment et se dirigea vers la porte.

Avant de passer le seuil, il hésita, puis il se retourna vers moi, qui restait comme pétrifié. Son regard était craintif et cauteleux ; il eut un rire contraint évidemment sa pensée venait de tourner.

— Vous avez bien compris, n’est-ce pas, jeune homme ? murmura-t-il. Pas un mot de sérieux dans tout cela : histoire de plaisanter, hein ? Je n’ai jamais fait de mal à une mouche. Je vous ai rendu seulement la monnaie de votre pièce pour la fausse quittance que vous m’avez montrée, car elle est fausse, ce n’est pas ma signature. Peine perdue de jouer ce jeu-là avec moi. Les morts ne reviennent pas… et Jeanne de Keroulaz sera ma petite femme, et nous finirons par nous entendre nous deux le grand-papa… hé, hé, hé, j’en réponds !

Il poussa la porte. Je pus suivre son pas dans mon corridor, tandis qu’il allait répétant doucement :

— Bien le bonjour, bien le bonjour ! histoire de plaisanter… Pas un mot de vrai dans tout cela, comme de juste !