Le Pont des Soupirs (1868)/Acte III
ACTE TROISIÈME
LE CONSEIL DES DIX.
Scène PREMIÈRE.
Au lever du rideau les conseillers sont assis autour de la table et sont profondément endormis — Les huissiers dorment appuyés au mur. — Gibetto est assis sur le premier siège à gauche et Paillumido sur le dernier à droite. — Il y a deux sièges vides, dont un à la gauche du Chef des Dix.
Voilà, messieurs, le résumé consciencieux de nos débats, auxquels vous vous intéressez si manifestement : les Matalosses à repousser, le siège de Candie qui n’en finit pas, un doge à élire, puisque le nôtre ne vaut plus rien, et enfin… (Paillumido ronfle.) N’interrompez pas… Et enfin… (Gibetto ronfle.) N’interrompez pas… Et enfin…
C’est moi, ne faites pas attention…
Toujours en retard, seigneur Magnifico.
J’ai vingt ans.
Ce n’est pas une raison.
Et puis, c’était fête au Lido, hier soir…
À la bonne heure… placez-vous vite… La séance est commencée depuis un grand quart d’heure.
Oh ! dans une minute je serai au courant.
Je disais donc… Le siège de Candie qui n’en finit pas, un doge à élire, puisque le nôtre ne vaut plus rien, et enfin !… (Il s’arrête et regarde Magnifico qui déjà dort profondément.) En effet, le voilà au courant… Merveilleuse organisation ! (Reprenant.) Et enfin… (Les ronflements de tous les conseillers couvrent la voix de l’orateur.) Et dire que c’est tous les jours la même chose… (Il agite une sonnette fêlée, puis, voyant que ça ne produit aucun effet, il prend sous la table une grosse crécelle qu’il fait sonner.) Heureusement l’austère Fabiano Malatromba n’est pas là !… Ah ! j’ai un moyen de réveiller l’attention de ces nobles pères de la patrie… Messieurs, c’est demain que commence le carnaval.
Le carnaval ! Qui a parlé du carnaval ?…
De charmantes jeunes filles… les plus jolies du Lido…
Des jeunes filles ! qui a parlé de jeunes filles ?
Elles nous demandent audience. Elles sollicitent pour la durée du carnaval, le privilège des gondoles vénitiennes… Voulez-vous les recevoir ?
Qu’elles entrent ! qu’elles entrent !
Cette question est de la plus grande importance.
Oui ! oui !…
D’ailleurs, un ancien l’a dit avant moi : « Le chant, la danse et la conversation des femmes, mulierum conversatio, adoucissent les mœurs. » Huissier, faites entrer !
Un huissier va ouvrir la porte de gauche. Entrent alors les gondolières, qui font le tour de la table et viennent se placer, moitié à gauche moitié à droite.
Scène II.
Vole, vole, vole,
Ma gondole,
Mon chant te bercera sur les flots.
Vole, vole, vole,
Ma gondole,
Vole, vole, vole sur les eaux.
Nous prenons la place Deuxième gondolière.
Place à nos gondoles ! Tous les gondolières.
Vole, vole, vole. Troisième gondolière.
Au milieu du bruit, Nous vous attendrons, Toutes les gondolières.
Vole, vole, vole. Quatrième gondolière.
Au signal Cinquième gondolière.
Nous mettrons Toutes les gondolières.
Vole, vole, vole, |
Pendant ce dernier refrain, les conseillers se sont levés et se sont mêlés aux gondolières. Le chef des Dix s’est animé peu à peu ; quand arrive la fin du chant, il est debout sur la table du conseil, battant la mesure.
Bravo ! bravo !
Cette petite mélodie est ravissante !
Je demande qu’elle soit notée au procès-verbal.
Adopté ! adopté !
Et reprenons encore et en chœur :
Vole, vole, vole,
Ma gondole !
Mon chant te bercera sur les flots !
Vole, vole, vole,
Ma gondole,
Vole, vole, vole sur les eaux !
Sur ce refrain, les conseillers dansent avec les gondolières ; au moment où la danse est le plus animée, Malatromba entre par la porte de droite.
Scène III.
Bon appétit, messieurs ! Très-joli ! très-joli !
Mouvement d’effroi général. Les gondolières se réfugient à droite, les conseillers à gauche. Le chef des Dix descend de la table.
Hagne ! L’austère Malatromba !
Quoi ! vous n’avez que quelques heures à consacrer au repos, celles de la séance, et quand je vous crois paisiblement endormis sur vos sièges, je vous trouve roucoulant aux pieds de ces colombes !
COUPLETS. |
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I |
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Je comprends la joie et le rire, | |||
(Parlé.) | Mais, messieurs les Dix… | ||
Les affaires sont les affaires, |
(Bis en chœur.) | ||
II |
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Oui, messieurs, je comprends Venise, | |||
(Parlé.) | Mais, messieurs les Dix… | ||
Les affaires sont les affaires, |
(Bis en chœur.) |
(Aux gondolières.) Et vous, jeunes filles, que faites-vous ici ? Depuis trop longtemps, votre conduite est un scandale public ! Rangez vos gondoles, mesdemoiselles, place aux honnêtes femmes qui vont à pied !
Fabiano ! mon petit Fabiano !
Il n’y a pas de mon petit Fabiano ! Vous faites de mes collègues un tas d’arlequins !
Oh !
Malatromba ! Comment nous avez-vous appelés ? Tas d’arlequins ?
Diable ! Ménageons-les ! J’ai besoin d’eux pour mon élection ! (Haut.) Messieurs, vous ne m’avez pas compris. — J’ai dit : Tas de Charles-Quints !
Le conseil admet vos loyales explications.
Le chef des Dix est ferme.
C’est un beau caractère !
Apprenez que vous nous auriez injustement attaqués. — Ces aimables jeunes filles étaient ici pour affaires sérieuses. Elles sollicitent le monopole de l’exploitation des gondoles vénitiennes.
Et le leur avez-vous accordé ?
Sans hésiter…
Eh bien donc, qu’elles se retirent et nous laissent causer de l’importante affaire qui m’amène auprès de vous. Huissier ! Accompagnez-les !
Reconduisez ces demoiselles
Avec vos plus jolis gants bancs ;
Ayez bien soin d’avoir pour elles
Tous les égards dus à leurs rangs !
Vos gondolières très-fidèles
Vous présentent leurs compliments.
À demain donc, dans nos nacelles,
À demain, conseillers puissants !
Reconduisez ces demoiselles, etc.
Les gondolières défilent et sortent par la gauche, l’huissier en tête. — Les conseillers les suivent jusqu’à la porte. — Magnifico sort derrière elles. — L’huissier rentre après leur sortie.
Scène IV.
Quelle séance, mon Dieu, quelle séance ! (Désignant Malatromba.) Trouble-fête, va !
Vite ! Messieurs, prenons place, je vous apporte de grandes nouvelles.
Nouvelles de qui ? Nouvelles de quoi ?
De qui ? de celui qui a si piteusement compromis la gloire de notre patrie, de celui que je rougis d’appeler mon cousin, de l’amiral Cornarino Cornarini !
Bah ! Eh bien, qu’est-il devenu ?
C’est ce que vont vous dire deux hommes que j’ai rencontrés ce matin, dans une des nombreuses tournées que je fais pour le bonheur de l’État… Ces hommes sont là, voulez-vous les entendre ?
Sans doute ! Des nouvelles de Cornarino Cornarini ! — Huissier, allez chercher ces gens. Et nous, messieurs, soyons graves…
Ô ambition… ma mignonne… patience… Si ces hommes ont dit vrai, tu touches au but !
Scène V.
Isolina, 22, quai des Esclavons… Elle m’a donné sa carte…
Laquelle était-ce ?
La petite blonde à gauche… Vous ne l’avez pas remarquée ?
Je l’ai parfaitement remarquée… Mulier formosa superne…
Et l’adresse, vous dites ?…
22, quai des Esclavons.
Seigneurs, de grâce…
22, quai des Esclavons.
La petite Isolina… peuh !
Il la connaît déjà !
Voici ces deux messieurs !
En séance, messieurs, en séance ! —
Les conseillers prennent place autour de la table, Le chef des Dix au milieu, ayant à sa droite Gibetto et à sa gauche Paillumido, Malatromba sur le premier siège à gauche et Magnifico sur le dernier à droite.
Qu’ils entrent !
Musique à l’orchestre. L’huissier introduit Baptiste et Cornarino qui entrent par la droite suivis de deux gardes qui restent à la porte. Après l’entrée, l’huissier sort.
Scène VI.
Ils ont toujours leurs bandeaux.
Me voilà donc dans cette enceinte où j’ai si souvent parlé en maître !
Triste retour des choses d’ici-bas !
Qui êtes-vous ?
Deux vieux loups de terre et de mer.
De père et de mère. — (À ses voisins.) Aimez-vous les approximatifs ?…
Oui, mais je ne les comprends pas.
Ma femme en raffole.
Silence, messieurs !
Parlez… mais ôtez d’abord ces cravates.
Ce ne sont pas des cravates.
Que sont-ce ?
Ce sont des bandeaux.
Soit… Alors ôtez ces bandeaux.
C’est impossible…
Ils ont peut-être mal à l’œil.
En effet, nous avons des compères Loriot.
Quand j’étais petit, j’avais des compères Loriot ; ma mère me bassinait avec de l’eau de plantain.
Vous aviez une bonne mère.
Moi, j’avais des engelures.
Messieurs, je vous en prie, laissez parler ces gens, vous vous éloignez de la question.
C’est bien possible ! mais si l’on ne s’éloignait pas de la question, on n’aurait aucun mérite à y revenir.
Cet homme a parfois des pensées d’une profondeur étonnante !…
Le chef des Dix est ferme.
C’est un beau caractère…
Revenons-y cependant, à la question. Qu’est-ce qu’on disait ?
Ces hommes vous annonçaient des nouvelles de l’amiral Cornarino…
Oui !
Ah ! Et sa santé ?
Merci, pas mal et v…
Malheureux ! (Haut.) Il est mort !
Mort ! Cornarino mort !
Oui, mort, bien mort !…
Mort ! chose étrange que la vie !… Aujourd’hui je suis chef des Dix, je vais, je viens, je me promène, je cause de choses et d’autres, et demain peut-être… chose étrange que la vie !… Et comment savez-vous cela ?
Nous le savons, parce que nous l’avons tué.
Hein ?
Oui… au coin d’un bois…
Ah ! bah !… et comment avez-vous fait ?
Nous avons fait comme cela… (Il fait le geste de donner un coup de poignard.) haigne ! haigne !
Il n’en faut quelquefois pas plus pour tuer un homme.
Surtout quand il a l’imprudence de se trouver au coin d’un bois !
Il était vaincu… il était sans défense… c’est très-bien !
Il faut toujours frapper l’homme qui tombe !
Vous le voyez, messieurs, le doge n’est plus !
Pardon… un mot encore !… On rencontre comme cela des gens qui vous disent : nous avons tué le doge… et ils n’ont pas tué le Doge du tout… quand on a tué quelqu’un, il y a un cadavre. — (À Baptiste.) Son cadavre, où est-il ?
Nous l’avons jeté à la mer qui passait par là.
Quelles preuves en avons-nous ?
La mer !
Fouillez-la.
Si elle est honnête, elle doit l’avoir encore.
Est-ce que vous vous chargez de fouiller la mer, vous ?… (à Cornarino et à Baptiste.) Vous n’avez pas d’autres preuves ?… Ah !… nous avions demandé l’anneau et les éperons de l’amiral ?
Par le lion de Saint Marc ! Aurez-vous bientôt fini vos questions ?
Vous parlez comme si vous étiez notre maître.
Je le serai bientôt.
C’est moi qui tiens la sonnette !
Tu ne la tiendras pas longtemps.
Vite ! Ces éperons, cet anneau ?…
Nous les avons ! nous les avons ! (Bas à Cornarino.) monsieur, passez-moi votre anneau.
Voici l’anneau !
Et voici les éperons de l’amiral !
Ces éperons, ces compagnons de gloire,
Ces éperons noircis dans les combats,
Ces éperons, grande page d’histoire,
Que burina le sang de nos soldats
Ces éperons aujourd’hui peu mettables,
Rouillés, tordus par de nobles atouts,
Ces éperons méconnaissables,
Ces éperons, les reconnaissez-vous ?
Ces éperons, ces éperons,
Nous les reconnaissons !
Oh ! Ces éperons, c’est le pouvoir !… Et puisqu’il ne peut plus les porter, c’est à moi qu’ils appartiennent !
C’est bien ! Le conseil déclare que vous avez bien mérité de la patrie… et que vous avez droit aux dix mille sequins promis pour la tête de Cornarino.
Sauvés !…
Je triomphe !
L’huissier entre vivement par la gauche, un rouleau de papier à la main.
Scène VII.
Seigneur, un messager ruisselant…
Essuyez-le.
Apporte ventre-à-terre ce pli très-pressé du secrétaire de la flotte, Paolo Broggino.
Celui à qui j’avais confié le soin de tout surveiller !
Pourvu que cela ne vienne pas compliquer la situation.
Une lettre ?… merci, je vais la lire.
Ce n’est pas tout. — Deux hommes masqués demandent à être introduits.
Deux hommes masqués ?
Ils apportent, disent-ils, des nouvelles de Cornarino Cornarini.
Hein ?…
Encore ! Ah ! ça, cela devient une manie ! Qu’ils entrent, cependant !
Serait-ce quelque trahison ? (Haut.) Le premier rapport suffisait.
Non, il faut les entendre également.
Et puis, les premiers ne nous ont pas fait rire. Les autres, qui sont masqués, seront peut-être plus amusants. Huissier, faites entrer les masques.
L’huissier introduit par la porte de gauche Amoroso et Catarina, puis se retire au fond.
Scène VIII
Nous sommes deux aventuriers, Amoroso.
Que votre esprit s’éveille ! Les membres du conseil.
Messieurs les Dix. Catarina.
Gais porteurs de nouvelles, Les membres du conseil.
Messieurs les Dix. Amoroso et Catarina.
Nous sommes deux aventuriers, Amoroso.
II.
La chose est merveilleuse Les membres du conseil.
Messieurs les Dix. Catarina.
Les uns pourront en rire, Regardant Cornarino et Baptiste. Les autres riront gris, Les membres du conseil.
Messieurs les Dix. Amoroso et Catarina.
Nous sommes deux aventuriers, |
Fort bien !… mais quel rapport entre cette mélodie et Cornarino ?…
Nous venons vous donner de ses nouvelles !
Nous en avons déjà et de bien mauvaises.
Par qui ?
Par ces deux messieurs qui l’ont tué !…
Ces deux hommes disent qu’ils ont tué Cornarino…
Ce sont des imposteurs… Cornarino est vivant !
Vivant !…
C’est faux !…
C’est votre récit qui est faux. (Montrant Malatromba.) Et voilà l’homme qui vous aura payés pour le faire !
Moi ! On m’attaque dans ma loyauté !
Moi ! faire alliance avec lui !… Vous ne me connaissez pas !
Heureusement pour nous !
Chef des Dix, faites-les taire !
Dans un instant ; ils m’intéressent.
Comment pouvez-vous croire à de semblables mines de coquins ?… Voyez donc ce regard louche…
Permettez… un compère-loriot n’est pas forcément le signe d’une conscience troublée…
Si fait, lorsque le bandeau, à droite le matin, est à gauche le soir…
Ah ! ciel !
Ah ! ciel !
Ah ! ciel ! quoi donc ?
Mon mari ?
Ma femme !…
L’écuyer !…
Le petit page !…
Son mari ! Qu’est-ce qu’il dit ?
Eh bien, oui !… je le dis hardiment, maintenant qu’on le sait !… Voilà assez longtemps que ça m’étouffe ! Je suis le doge Cornarino Cornarini !
Corna ?…
Rino !…
Corna…
Rini !…
Cornarino vivant !
Je le savais. Je n’y comprends absolument rien : ils l’ont tué… il vit toujours !… et il est marié avec le petit !… C’est égal… c’est bien Cornarino !… Que d’incidents !… Je vais le saluer. (Il va s’approcher de Cornarino, Malatromba l’arrête et lui parle bas.) C’est juste !… Messieurs, retirons-nous dans la ruelle des délibérations. Cependant, je voudrais bien le saluer !…
Venez donc ! venez donc vite dans la ruelle !
Les Conseillers se retirent au fond du théâtre et délibèrent. — Pendant ce temps, s’échangent les répliques suivantes.
Chère femme !…
Cher époux !…
Tu m’as perdu !
En voulant te sauver. Oh ! c’est affreux !… C’est affreux ce que j’ai fait là !…
Ce n’est pas affreux ! C’est stupide !
M. Baptiste !
Mais, mon pauvre ami, pouvions-nous supposer que sous ces habits ?…
Laissez-moi, j’avais toujours été contre ce mariage-là !
Silence, M. Baptiste ! (Se plaçant entre Catarina et Amoroso.)[15] Chère femme, et vous, cher Amoroso, gardien de mon honneur…
Oui, oui, oui !
La vie allait s’ouvrir douce et facile entre ma femme et mon ami…
Oui, oui, oui ! (Haut.) Et tout à l’heure peut-être grâce à… (Avec violence, désignant Catarina.) Pintade, va !
Le Conseil !…
Le Conseil reprend place. — Cette fois Magnifico occupe le premier siège de gauche et Malatromba le dernier de droite.
Huissier, faites retirer les masques !
Ah ! mon ami !
Hâtez-vous… ça m’émeut.
L’huissier fait sortir Catarina et Amoroso par la porte de droite. — Le Chef des Dix donne alors un coup de sonnette.
J’ai entendu lire bien des arrêts de mort dans ma vie, mais jamais avec une pareille émotion.
Silence !
Quand on a tourné le dernier feuillet de son existence, y a-t-il un second volume ?… cruelle incertitude ! Le doute, toujours le doute !…
L’arrêt ! l’arrêt !
C’est juste ! De quoi parlait-on ? (Il trouve sous sa main la lettre de Paolo Broggino.) Qu’est-ce que c’est que cela ? Ah ! cette lettre que je devrais peut-être lire…
L’arrêt, l’arrêt d’abord…
Enfin, je la lirai après. (à Cornarino.) Cornarino, mon cher ami, vous vous êtes laissé battre honteusement…
Oh ! ne revenons pas là-dessus…
Mon ami, je suis fâché de vous le dire… honteusement… Et le Conseil, à l’unanimité… (Paillumido lui parle bas.) plus une voix… vient de vous condamner au trépas !
Au trépas !
Voyons, vous vous y attendiez, n’est-ce pas ?… Mais écoutez… Une fois ce point capital réglé… j’ai intercédé pour vous, mon cousin, et j’ai obtenu qu’on serait coulant sur les détails… D’abord, vous pourrez emmener Baptiste.
Qu’est-ce que vous entendez par emmener Baptiste ?
Couic… tu verras cela, mon ami… couic…
Ah ! mon Dieu !…
Ce n’est pas tout… Le Conseil a décidé, et cela est flatteur pour vous, qu’on vous laisserait le choix du supplice, ce qu’on n’a pas fait, remarquez-le, pour Marino Faliero…
C’était mon oncle !…
Voyons, quel genre de supplice vous serait le plus agréable ?
Mon Dieu, j’aimerais assez les infirmités que la vieillesse mène après elle.
Vous sortez de la question… autre chose…
Passez-lui la carte des supplices.
Faites votre choix… Il y a des primeurs… il y a de tout.
Non, je ne vois rien. (Avec indifférence.) Ce que vous voudrez.
Le pal, est-ce trop ?
Oh ! nous ne sommes pas des Turcs !… (Gibetto lui parle à l’oreille.) Ah ! oui… ça n’est pas mal… (À Cornarino.) Pendu alors ?… Pendu ?… ça vous va-t-il, pendu ? c’est ça, pendu !
Quelle position pour Monsieur !
Et maintenant qu’on fasse entrer les invités ! (Musique à l’orchestre. — L’huissier ouvre la porte de gauche ; entrent quatre gardes qui viennent chercher les condamnés. — Pendant ce temps, le Chef des Dix s’est approché de Cornarino et lui dit d’un ton pénétré :)[17] On vous attend, cher ami… vous ne m’en voulez pas ?… J’aurais voulu faire mieux… mais je ne suis pas seul… il y a des exigences… vous savez… ne faites pas attendre Baptiste.
L’instinct ne trompe jamais… j’avais toujours eu pour la mort une grande répugnance. — Allons, viens, Baptiste.
Je vous suis, monsieur, mais sans enthousiasme.
Mon Dieu !… J’aimais pourtant bien la vie !… La vie, c’est encore ce que nous avons de meilleur en ce monde !
Ah ! on cherchera bien longtemps avant de trouver quelque chose qui vaille mieux que ça !
Dieu ! que ça m’ennuie de sortir aujourd’hui !
Eh bien, restons, monsieur.
Impossible !… Les affaires avant tout !… Allons !… (Fièrement, à Malatromba.) Adieu, Malatromba !
Adieu, Malatromba !
Le ciel ait pitié de mon âme !
Et de l’âme à Baptiste !
Cornarino et Baptiste sortent par la porte de gauche emmenés par les gardes. — La musique a accompagné tout ce jeu de scène.
Scène IX.
Ah, çà ! est-ce que nous n’allons pas aller voir ça ?
Rien ne presse, seigneur Magnifico. J’ai dit au chef des gardes de ne faire la chose que dans une demi-heure.
Pourquoi ça ?
Parce que si la petite formalité avait lieu tout de suite, cette foule, qui est là sous vos fenêtres, serait allée voir pendre Cornarino.
Eh bien ! qu’est-ce que cela aurait fait ?
Ce que cela aurait fait ?… Vous allez le comprendre. Venise est sans doge… Il faut nommer un doge.
Ah ! je vous comprends, vous…
Ah ! vous me comprenez… seigneur Magnifico… eh bien… (Il l’amène sur le devant et lui dit bas d’un ton terrible.) Écoute, petit père. Tu fais semblant d’être un homme de plaisirs… mais je t’ai percé à jour… tu es un profond politique…
C’est vrai.
Tu es un ambitieux…
C’est vrai.
Il y a du Catilina sous ce petit crâne pointu.
Je suis découvert.
Suis mon conseil, Magnifico, je ne te veux point de mal, tu m’intéresses même, mais pour Dieu ! ne te mets pas dans mon chemin… (Avec un geste menaçant.) ou je te… Garde tes courtisanes et laisse-moi Venise… petit père !…
Il va au chef des Dix qui est descendu à droite, devant la table, autour de laquelle les autres conseillers restent debout.
Il veut m’effrayer, mais qu’importe… rien ne m’empêchera de voter pour moi.
Votons, messieurs, votons… Nommons un doge.
Ne pourrait-on attendre à demain ?
À demain !… Je ne vous le conseille pas et je crois que le peuple qui est là, sous ces fenêtres, n’est pas d’avis d’attendre à demain… Voulez-vous écouter un peu la voix du peuple ?
Mon Dieu ! ça ne peut pas faire de mal.
Écoutez alors… (Il va à la fenêtre de gauche qu’il ouvre. — Cris très-faibles de : VIVE MALATROMBA !) Comprenez-vous ce que cela veut dire ?
Oui, mais ils ne crient pas bien fort.
Je vous demande pardon… C’est la distance… (Parlant dehors.) Allez donc… allez donc !… (Cris très-faibles VIVE MALATROMBA !)
Non, ils ne crient pas bien fort.
Attendez un peu… prêtez-moi votre bourse.
Voilà.
V’lan ! v’lan !
Que faites-vous ?
Écoutez… (Cris, plus forts. Il continue à jeter de l’argent ; les cris deviennent tout à fait énergiques.) Eh bien ! qu’en dites-vous maintenant ?
À la bonne heure… Ça, c’est de l’enthousiasme… Mais vous m’avez pris ma bourse… il y avait cinquante francs.
Oh ! je vous ferai un billet.
Très-bien, alors…
Payable après l’élection.
Oh ! la canaille !… Il me tient ! (Haut et avec énergie.) Messieurs, il faut nommer Malatromba.
Oui, nommons Malatromba !…
Aux voix !… Aux voix !…
Aux voix !… Aux voix !…
Ils vont tous écrire et voter debout à la table. Le chef des Dix dépose son bulletin dans l’urne le premier.
Quelle journée !… Que d’incidents ! Dépouillez le scrutin, Paillumido… (Il revient sur le devant.) On a des semaines entières où l’on n’a rien à faire… On se dit : Si j’avais quelque chose à faire !… Et puis, un jour, on a tout à la fois… Alors on se dit : Ah ! c’est trop ! Et puis, il y a d’autres jours où c’est mélangé. (Remontant à son fauteuil, mais debout.) Eh bien, es-ce fait ?
Oui… neuf voix pour Malatromba et une pour Magnifico.
La mienne !
Vive Malatromba !
Vive le doge Malatromba !
Quel coup de feu, mon Dieu ! Voyons un peu ce que devient ce pauvre Cornarino… La demi-heure est passée.
Aussi voyez… on l’emmène.
Vous avez de bons yeux… Moi, je ne vois rien du tout… Ah ! que je regrette de ne pas avoir apporté mes jumelles !… (Il va à la table, prend le rouleau qu’on lui a apporté au commencement de l’acte et s’en sert comme d’une lorgnette.) Ah ! ceci… cette lettre de Paolo Broggino !…
Vous auriez dû la lire depuis longtemps.
C’est juste. Mais venez donc voir… Ah ! je vois très-bien… Cornarino s’avance… Baptiste est plus grand, il se voit mieux…
Malatromba est derrière le chef des Dix. Les autres conseillers sont montés sur leurs sièges, les regards tournés vers la fenêtre.
Ah ! qu’il est drôle !
Ah ! comme il est bien dans ce rôle !
Ah ! qu’il est drôle !
Ah ! comme il est bien dans ce rôle !
La musique continue piano à l’orchestre pendant le dialogue suivant.
Ah ! ciel ! que vois-je ?…
Qu’est-ce que c’est ?…
Arrêtez !… arrêtez !… Il est vainqueur !…
Comment, il est vainqueur !…
Oui, vainqueur, il a battu les Matalosses !
En disant ces mots, il a descendu la scène, qu’il arpente suivi de tous les conseillers, Malatromba en tête.
Où voyez-vous ça ?
Là ! là !… dans cette lettre de Paolo Broggino.
Comment ?
Oui, dans cette lettre que j’aurais dû lire depuis si longtemps. — Tenez, lisez ! — « La fuite de Cornarino, ruse de guerre. — Admirable manœuvre qui a trompé les Matalosses. — Fausse retraite. — Victoire complète ! » — Et il ne le disait pas ! quelle modestie !
C’est admirable !
Il est vainqueur ! courons là-bas,
Courons empêcher qu’on le pende
Il est vainqueur ! courons là-bas,
Courons empêcher qu’on le pende !
Tous se précipitent vers la porte de gauche devant laquelle ils trouvent Malatromba qui les arrête et les ramène en scène.
Tout beau ! vous ne sortirez pas.
Je suis doge, moi ! Je commande !
Et je ne veux pas qu’on dépende
Un si joli, joli pendu !
Voyez donc le joli pendu !
Il gigote,
Il ballotte !
Ça dénote
Un caractère irrésolu.
Ah ! le joli pendu !
Oui, c’est un très-joli pendu,
Mais quoi qu’il soit joli pendu,
Il faut dépendre ce pendu !
Allons dépendre ce pendu !
Tous les conseillers se précipitent de nouveau vers la gauche, qu’ils franchissent malgré les efforts de Malatromba pour les retenir. — Le rideau tombe sur ce tableau.
- ↑ Gibetto, Chef des Dix, Paillumido, Magnifico.
- ↑ Gibetto, Chef des Dix, Magnifico, Paillumido.
- ↑ Cinquième gondolière, Quatrième gondolière, le Conseil, Première gondolière, Deuxième gondolière, Troisième gondolière. — Les autres au deuxième plan à gauche et à droite.
- ↑ Deuxième gondolière, Cinquième gondolière, Gibetto, Quatrième gondolière, Paillumido, Troisième gondolière, Magnifico, Première gondolière, Chef des Dix sur la table.
- ↑ Magnifico, Gibetto, Paillumido, Chef des Dix, Malatromba, Gondolières, les cinq premières sur le devant.
- ↑ Magnifico, Gibetto et Paillumido au deuxième plan. — Malatromba, Chef des Dix, l’Huissier, Gondolières.
- ↑ Gibetto, Paillumido, Magnifico, Chef des Dix, Malatromba.
- ↑ Le Conseil, Cornarino Cornarini, Baptiste.
- ↑ Le Conseil, Baptiste, Cornarino.
- ↑ Le Conseil, Cornarino, Baptiste.
- ↑ L’Huissier, le Conseil, Cornarino, Baptiste.
- ↑ Catarina, le Conseil, Amoroso, Cornarino, Baptiste.
- ↑ Le Conseil, Catarina, Cornarino, Amoroso, Baptiste.
- ↑ Baptiste, Cornarino, le Conseil, Catarina, Amoroso.
- ↑ Le Conseil au fond. — Baptiste, Catarina, Cornarino et Amoroso sur le devant.
- ↑ Baptiste, le Conseil, Cornarino, l’Huissier.
- ↑ Baptiste, le Conseil, Chef des Dix, Cornarino.
- ↑ Cornarino, Baptiste, le Conseil.
- ↑ Magnifico, Malatromba, Paillumido, Chef des Dix, Gibetto.
- ↑ Malatromba, Chef des Dix, Paillumido, Gibetto, Magnifico.
- ↑ Malatromba, Gibetto, Chef des Dix, Paillumido, Magnifico.
- ↑ Chef des Dix, Malatromba, Gibetto, Paillumido, Magnifico.
- ↑ Chef des Dix, Magnifico, Paillumido, Cibetto.
- ↑ Malatromba, Chef des Dix, Magnifico, Paillumido, Gibetto.