Le Porte-Chaîne/Chapitre 17

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 172-184).


CHAPITRE XVII.


Il s’approcha du fauteuil du monarque, puis, avec une simplicité rustique, sans incliner ni la tête ni le corps, il dit à peu près ces paroles.
Marmion.


Tandis que le squatter était ainsi occupé à faire sa toilette avant de prendre son repas du matin, j’eus un moment de loisir pour regarder autour de moi. Nous étions montés sur la hauteur où s’élevait le moulin, et il s’y trouvait un espace d’une soixantaine d’acres, qui avait été déblayé en partie et qui offrait quelques traces de culture. On voyait que l’occupation devait être d’une date assez récente, et, en effet, je sus plus tard qu’elle ne remontait pas à plus de quatre ans. C’était alors que Mille-Acres, avec sa nombreuse famille, qui se composait de vingt membres, était venu s’établir dans cet endroit. L’emplacement était admirablement choisi pour un moulin ; la nature semblait avoir tout disposé pour une semblable destination ; mais l’art avait fait très-peu de chose pour seconder la nature, et la construction était des plus grossières. L’agriculture n’était évidemment pour la famille qu’une occupation tout à fait accessoire ; la terre n’était cultivée que tout juste ce qu’il fallait pour donner la nourriture strictement nécessaire ; tandis que tout ce qui tenait au commerce des bois était l’objet des soins les plus empressés. Un grand nombre de pins magnifiques avaient été abattus, et l’on voyait, de tous côtés, des monceaux de planches. On n’en expédiait, pour le moment, qu’une petite quantité, pour fournir le marché ; mais l’intention était d’attendre la prochaine crue des eaux pour faire les grands envois, et recueillir alors le fruit de toutes les peines qu’on s’était données pendant l’année.

Je vis aussi que la famille devait s’être successivement accrue par des mariages, car je ne comptai pas moins de cinq huttes, toutes de construction récente, et ayant une apparence de solidité qu’on ne se serait pas attendu à trouver, lorsque les titres de propriété étaient si précaires. C’était du moins un indice qu’on n’avait pas l’intention de s’éloigner de sitôt. Il était probable que les plus âgés des fils et des filles étaient mariés, et que le patriarche voyait déjà une nouvelle génération de petits squatters s’élever autour de lui ; on apercevait quelques jeunes garçons qui rôdaient à l’entrée des habitations, et le moulin faisait ce bruit particulier qui avait attiré si particulièrement l’attention de Susquesus.

— Entrez, Sans-Traces, s’écria Mille-Acres avec une cordialité qui prouvait que s’il était prêt à prendre, il n’était pas moins prêt à donner ; — entrez aussi, vous son ami — je ne sais pas votre nom, mais peu importe. Il y a assez pour tous, et vous serez toujours le bienvenu. Tenez, voilà la mère, qui vous servira de bon cœur, et qui est aussi avenante qu’une fille de quinze ans.

Cette dernière assertion était au moins contestable. Mistress Mille-Acres ne nous reçut nullement avec le sourire sur les lèvres. Ses yeux gris, son air sec et grave, n’annonçaient pas des dispositions très-bienveillantes. Elle avait été la mère de quatorze enfants, dont douze vivaient encore. Tous avaient été élevés au milieu des privations et des périls d’une existence passée dans la solitude des forêts, sous des toits toujours précaires. Cette femme avait éprouvé des souffrances de nature à briser vingt tempéraments ordinaires ; mais elle avait résisté à toutes les épreuves, toujours aussi patiente, aussi laborieuse, aussi résignée, que dans les jours de sa beauté. Ce dernier mot aurait pu paraître une dérision à qui aurait vu la vieille Prudence, ridée, amaigrie, les joues creuses, les yeux éteints, la bouche pendante, telle qu’elle me parut alors ; et cependant il était certain qu’elle avait passé pour la belle des belles dans ses montagnes natales. Dans tous les rapports que j’eus par la suite avec sa famille, cette femme me parut toujours ombrageuse, défiante, aux aguets, comme la lice qui veille sur ses petits. Quant à la réception qu’elle nous fit, elle n’eut rien de remarquable ; c’était une chose toute simple pour un Américain qu’un étranger vint s’asseoir à sa table ; il n’y avait là matière ni à beaucoup de réflexions, ni à beaucoup de paroles.

Malgré l’accroissement de la famille de Mille-Acres, la hutte où il demeurait n’était pas encombrée. Les enfants, de l’âge de quatre à douze ans, semblaient répartis au hasard dans toutes les habitations, allant prendre leur nourriture indifféremment là où ils trouvaient moyen d’allonger la main jusqu’au plat. Le repas commença simultanément dans toute l’étendue de l’établissement, Prudence ayant donné le signal en soufflant dans une conque marine. J’étais trop affamé pour perdre le temps en paroles, et je me mis aussitôt à faire honneur au grossier repas qui nous était servi. Mon exemple fut imité par ceux qui m’entouraient. C’est une habitude d’un état de civilisation plus avancé de causer en mangeant. Les squatters étaient encore trop plongés dans la vie purement animale pour songer à autre chose que satisfaire leur appétit.

Mais, la faim une fois assouvie, je remarquai que ceux qui étaient assis auprès de moi commençaient à m’examiner avec un peu plus de curiosité qu’ils n’en avaient manifesté jusqu’alors. Il n’y avait rien dans mon habillement qui fût de nature à exciter de grands soupçons. À cette époque, le costume établissait une ligne de démarcation très-prononcée entre les diverses classes de la société ; et jamais on ne se serait permis aucun empiétement pour la franchir. Cependant l’usage était de déposer toute prétention quand on voyageait dans les bois, et je portais, comme je l’ai déjà dit, une blouse de chasse. Les vêtements qui auraient pu trahir ma position sociale étaient donc cachés, et pouvaient échapper à l’observation. Les convives de notre petite table n’étaient pas nombreux. Ils se composaient du père et de la mère, de nous deux, d’un garçon de vingt-deux ans et d’une jeune fille de seize ans, qui portaient les noms ambitieux, l’un de Zéphane, l’autre de Laviny. Les deux jeunes gens se comportèrent à table avec une grande modestie. Le vieux Mille-Acres et sa femme, malgré leur vie vagabonde, avaient toujours maintenu parmi leurs enfants quelque chose de l’ancienne discipline puritaine. J’étais frappé du contraste singulier qu’offrait cette déférence tacite et de certaines habitudes sociales, avec la vie en opposition constante, non-seulement avec les lois du pays, mais avec les principes éternels du droit, que ces gens avaient toujours menée.

— Vous êtes-vous informé du porte-chaîne ? demanda Prudence brusquement, dès que les couteaux et les fourchettes furent déposés, mais pendant que nous étions encore assis à table. Cet homme me tourmente plus qu’aucun autre ne l’a jamais fait.

— Ne craignez point le porte-chaîne, femme, répondit son mari, il a de la besogne pour tout l’été, sans venir près de nous. D’après les dernières nouvelles, ce jeune Littlepage, que son vieux coquin de père vient d’envoyer par ici, l’occupe sur sa propriété personnelle, et je calcule qu’il y restera jusqu’aux froids. Que j’aie le temps de me défaire de tout le bois que nous avons coupé, et je me moque du porte-chaîne et de son maître.

— Vous en parlez bien à votre aise, Aaron. Songez donc que nous n’en sommes pas à notre début. Calculez combien de fois nous nous sommes établis dans un lieu, pour en déguerpir ensuite. Je présume que je parle devant des amis ?

— Soyez tranquille, femme. Sans-Traces est une vieille connaissance qui n’a pas plus de goût que nous pour les titres légaux ; et son ami est notre ami.

J’avoue que cette remarque me mit assez mal à l’aise ; mais le squatter ne me permit pas de prendre la parole, si j’en avais été tenté, car il reprit aussitôt : — Pour ce qui est de déguerpir, je n’ai jamais déguerpi que deux fois sans m’être fait payer mes constructions. Je dis que ce n’est pas mal pour un homme qui a fait déjà dix-sept déménagements. Mettons les choses au pis ; eh bien ! je suis encore assez jeune pour faire le dix-huitième. Je le répète, le bois une fois vendu, je me soucie fort peu de tous les Littlepage, grands ou petits. Le moulin n’est pas grand’chose sans la roue ; et celle-ci a déjà voyagé depuis qu’elle a quitté Vermont avec nous ; elle est habituée au mouvement ; elle peut aller plus loin.

— Oui, mais le bois, Aaron ! L’eau est basse à présent, et il faut trois grands mois avant que nous puissions espérer de l’avoir transporté entièrement. Pensez combien il nous a fallu à tous de journées de travail pour le préparer, et dire que toutes ces peines seraient en pure perte !

— Qui dit cela, femme ? répondit Mille-Acres en serrant les lèvres, et en fermant le poing de manière à montrer à quel point il avait le sentiment de la propriété, quelque contestable qu’en fût l’origine ; — ces planches ont été arrosées de nos sueurs, et c’est assez pour qu’elles m’appartiennent.

C’était une morale assez relâchée, sans doute ; car un homme pourrait très-bien arroser de ses sueurs des objets qu’il emporterait après les avoir volés ; mais, que de gens se font ainsi des principes de circonstance, qu’ils invoquent ensuite avec un aplomb imperturbable !

— C’est que je ne voudrais pas vous voir perdre le fruit de vos travaux, non, non ! reprit la femme. Vous avez travaillé, vous et les garçons, rudement et honnêtement, depuis que vous êtes ici ; et il serait par trop dur — Prudence me jeta en ce moment un regard expressif — d’avoir abattu les arbres, de les avoir portés au moulin, et d’avoir scié les planches, pour qu’un autre homme vînt se présenter et nous dire : Tout cela est à moi ! Voilà ce qui ne peut jamais être juste, pas plus à New-York qu’à Vermont. — Mais, dites-nous, jeune homme, je suppose qu’il n’y a pas grand mal à vous demander votre nom ?

— Aucun, madame, répondis-je avec un sang-froid qui me valut l’approbation de l’Onondago ; je me nomme Mordaunt.

— Mordaunt ! répéta vivement la femme ; connaissons-nous quelqu’un de ce nom ? Qu’en dites-vous, mon homme ?

— C’est la première fois que je l’entends prononcer. Au surplus, pourvu que ce ne soit pas Littlepage, le reste m’est indifférent.

Je me sentis soulagé par cette réponse ; car j’avoue que l’idée de tomber au pouvoir de ces hommes sans foi ni loi était loin de m’être agréable. C’étaient tous des gaillards qui avaient près de six pieds, aux épaules carrées, aux formes athlétiques. Il ne pouvait être question d’employer la force pour se défendre. J’étais sans armes ; l’Indien était mieux pourvu ; mais dans la hutte seule où nous étions, il n’y avait pas moins de quatre carabines accrochées à la muraille, et je ne faisais aucun doute que chaque membre de la famille n’eût son arme particulière. La carabine était une chose de première nécessité pour des hommes de cette trempe, puisqu’elle leur servait pour se procurer de la nourriture en même temps que pour se défendre contre leurs ennemis.

Dans ce moment Prudence se leva de table pour reprendre ses travaux domestiques. Laviny l’aida en silence, et les hommes sortirent à la porte de la hutte, ce qui me permit d’examiner plus attentivement la nature de l’établissement que Mille-Acres avait fondé, ou plutôt l’étendue des déprédations qu’il avait commises. Ces déprédations n’étaient pas peu de chose ; et, plus tard, elles furent estimées, par des juges compétents, à mille dollars. C’étaient donc mille dollars bien définitivement perdus ; car il n’y avait point d’indemnité pécuniaire à attendre d’hommes tels que Mille-Acres et ses fils. Cette sorte de gens sont toujours prêts à dire : je réponds de tout, je garantis tout. En effet, ce sont ceux qui n’ont rien, qui sont le plus prodigues de semblables promesses.

— C’est un joli morceau, dit Mille-Acres, dont le véritable nom était Aaron Timherman, un joli morceau, monsieur Mordaunt, et il serait vraiment dommage de le voir prendre par un homme qui ne l’a pas seulement vu. Entendez-vous quelque chose à la loi ?

— Pas grand’chose, — ce qu’on en apprend en traversant la vie.

— C’est un voyage dans lequel vous n’êtes pas encore très-avancé, jeune homme, on le voit à votre figure. Mais on reconnaît à votre langage, à votre manière de vous exprimer, que vous avez été éduqué d’une certaine manière, et vous devez en savoir plus que nous autres habitants des bois.

— Si j’ai reçu quelque instruction, répondis-je d’un ton modeste, cela ne m’a pas empêché, comme vous voyez, de mener la vie des forêts.

— Quand l’inclination y est, il faut bien la satisfaire. Essayez donc de clouer dans un établissement ceux qui ont besoin du grand air ! Mais, dites-moi, pourriez-vous me dire ce que le bois de construction pourra se vendre cet automne ?

— Tout est à la hausse depuis la paix, et il est probable que le commerce des bois se ressentira de cette heureuse influence.

— Ma foi, il est grand temps ! Pendant toute la guerre, une belle et bonne planche n’avait pas plus de valeur qu’un morceau d’écorce. Nous avons eu huit dures années à passer, et j’ai été tenté plus d’une fois de laisser tout là, et d’aller m’établir dans quelque clairière comme tous vos gens pacifiques. Mais je me suis dit que puisque tout doit prendre fin dans ce monde, la guerre finirait aussi quelque jour.

— C’était bien raisonner. En effet la guerre a dû être un mauvais temps pour vous ?

— Détestable ; et cependant la guerre a aussi son bon côté, comme la paix. Un jour l’ennemi n’avait-il pas fait main basse sur un nombreux convoi d’approvisionnements, du porc, du blé, du rhum de la Nouvelle-Angleterre, que sais-je ? — Pour emporter son butin, il mit en réquisition tous les attelages qu’il put trouver ; mes chevaux et ma charrette durent marcher comme les autres. Je me résignai, et je vous assure que mes pauvres bêtes en avaient bien leur charge. C’était un assortiment de denrées qui faisait plaisir à voir. Nous étions dans un pays de bois, car autrement vous pensez bien que je n’aurais pas été là. Comme je connaissais tous les sentiers détournés, j’épiai le bon moment, je n’esquivai sans être vu, et je regagnai ma hutte aussi tranquillement que si je revenais du marché le plus voisin. Jamais je n’ai fait de voyage plus profitable, et il ne dura pas longtemps.

Le vieux squatter s’interrompit pour rire, et il le fit aussi franchement et d’aussi bon cœur que si sa conscience ne lui eût jamais rien reproché. C’était une anecdote qui lui semblait charmante, et je la lui entendis raconter trois fois pendant le peu de temps que je passai avec lui. Je surpris pour la première fois un léger sourire sur la figure de Zéphane ; mais je n’avais pu m’empêcher de remarquer que ce jeune homme, qui avait un aspect mâle et rude, avait constamment les yeux fixés sur moi, de manière à m’embarrasser.

— Voilà une corvée qui fut très-heureuse pour vous, lui dis-je quand sa gaieté se fut modérée, surtout si vous ne vous crûtes pas obligé à restitution.

— Et pourquoi donc ? le congrès était assez pauvre, j’en conviens ; mais, après tout, il était plus riche que je n’étais et que je ne serai jamais. Quand un objet change de mains, le titre passe avec la chose, et il y en à qui prétendent que ces terres, venant du roi, doivent à présent retourner au peuple, suivant que chacun en a besoin. Cela me semble assez juste, et je ne serais pas étonné qu’un jour ou l’autre, la loi elle-même en jugeât ainsi. Hélas ! pauvre nature humaine, on te retrouve toujours !

L’homme qui a mal agi s’ingénie toujours à trouver quelque excuse. Lorsque son esprit est perverti par l’influence de ses passions, et surtout de la rapacité, il ne manque jamais d’invoquer des principes nouveaux pour sa défense, et il en inventerait au besoin qui pourraient être très-bons, s’ils étaient appliqués avec vérité et de bonne foi. C’est précisément là le côté faible de nos institutions. Tant que la loi représente l’autorité d’un individu, elle est active, elle est vigilante, à cause même de l’intérêt particulier qu’elle protège ; mais quand elle représente l’autorité du peuple, la responsabilité se partageant à l’infini, il ne faut rien moins que des abus criants pour l’exciter à se mettre sur la défensive. Nouvelle preuve que, dans la conduite des affaires ordinaires de la vie, l’intérêt est plus fort que les principes.

— Avez-vous jamais eu l’occasion de soutenir vos prétentions devant quelque tribunal ? me hasardai-je à lui demander après un moment de réflexion.

Mille-Acres réfléchit aussi avant de me répondre. — Oui, me dit-il enfin, on a voulu me persuader qu’ayant le bon droit pour moi, je pouvais très-bien me défendre contre un propriétaire régulier. Je me présentai donc en justice, mais, monsieur Mordaunt, je fus plumé comme un poulet, et l’on ne m’y reprendra plus. Il y a pourtant longtemps de cela, puisque c’était avant la guerre contre les Français. La justice peut être une bonne chose pour ceux qui sont riches, et qui s’inquiètent peu de perdre ou de gagner ; mais c’est une chose détestable pour ceux qui n’ont pas d’argent, et qui ne peuvent pas entamer l’affaire par le bon bout.

— Et si M. Littlepage découvre que vous êtes ici, et qu’il se montre disposé à entrer en arrangement avec vous, quelles seraient vos conditions ?

— Oh ! j’aime beaucoup les marchés. C’est l’âme de la vie, et comme le général Littlepage peut avoir quelques droits, je ne me montrerais pas rigoureux avec lui. S’il voulait ne pas faire de bruit, et s’entendre tout doucement avec nous, comme on le doit entre hommes, je ne serais pas difficile. Je n’aime pas la justice, je suis payé pour cela ; aussi, je n’y vais pas par quatre chemins, et il n’aurait jamais trouvé d’homme plus accommodant.

— Mais quelles seraient vos conditions ? vous ne me l’avez pas dit.

— Mes conditions ? elles seraient très-douces. On n’a jamais vu le vieux Mille-Acres se montrer récalcitrant, quand il a le droit et la raison pour lui ; ce n’est pas dans sa nature. Voici où en sont les choses entre ce Littlepage et moi. Il a un titre sur du papier, à ce qu’on dit, moi j’ai la possession, ce qui a toujours constitué le droit du squatter, et cette possession n’est pas à dédaigner, quand on y trouve des pins en quantité, l’emplacement d’un moulin, et qu’on a des débouchés sous la main.

Mille-Acres s’arrêta pour rire de nouveau, car lorsqu’il s’abandonnait à sa bonne humeur, c’était d’une manière si franche et si bruyante qu’il était forcé de s’interrompre. L’accès passé, il reprit :

— Quiconque entend quelque chose aux forêts ne niera pas que ce ne soient de grands avantages, et ces avantages, j’en jouis maintenant. Voilà soixante-trois ares de terres, nues comme la main, telles qu’on n’en trouverait pas de mieux défrichées dans tout le canton.

— Pensez-vous que le général Littlepage regarde comme une grande amélioration que tous les pins aient été coupés ? Vous savez aussi bien que moi que les pins ajoutent beaucoup à la valeur des terres de ce côté, à cause de la facilité qu’offre l’Hudson pour les transports.

— Mon Dieu ! jeune adolescent, pensez-vous que je n’y aie pas bien réfléchi, quand j’ai dressé ici ma tente ? Ce n’est pas vous qui apprendrez à une vieille cervelle comme moi où il convient mieux de donner le premier coup de hache. J’ai à présent sur la rivière, ou empilés sur le bord, ou dans la cour du moulin, cent vingt mille des plus belles planches qui aient été sciées, et il y a des bois tout prêts en assez grand nombre pour en faire au moins autant. Je suis tenté de croire, à votre langage, que vous n’êtes pas sans connaître ce Littlepage, et comme je n’y vais pas, moi, par quatre chemins, et que d’homme à homme j’aime ce qui est juste, Je vais vous dire mes intentions, afin que, si vous venez à le rencontrer, il puisse savoir que le vieux Mille-Acres est un homme raisonnable. Mais, par exemple, je n’en démordrai pas. Si le général veut me laisser porter tranquillement au marché tous nos bois, faire ma récolte, emporter les portes, les fenêtres, toutes les ferrures, ainsi que tout ce qui peut se détacher du moulin, je consens à me retirer au commencement du printemps, assez à temps pour que celui qu’il lui plaira d’envoyer puisse faire ses semences. Voilà ! ce sont mes conditions ; je n’en rabattrai rien. Mais j’irai jusque-là par amour de la paix. Car c’est étonnant, dit ma femme, à quel point j’aime la paix et la tranquillité !

J’allais répondre à cette communication caractéristique, lorsque Zéphane, l’aîné des fils du squatter, prit tout à coup son père par le bras et l’emmena à l’écart. Ce jeune homme, pendant notre conversation à l’entrée de la hutte, n’avait pas cessé de m’examiner. Je l’attribuai d’abord à un mouvement de curiosité assez naturel, lorsqu’il voyait pour la première fois quelqu’un qui pouvait lui donner une idée des modes les plus nouvelles. C’est un sentiment général dans la basse classe en Amérique, et il n’était pas déraisonnable de supposer que ce jeune squatter en ressentait l’influence. Mais je m’aperçus bientôt que je m’étais complètement trompé. C’était par suite d’impressions toutes différentes que l’attention du frère et de la sœur se dirigeait si opiniâtrement sur moi.

Ce qui me mit d’abord sur la voie, et me fit comprendre ma méprise, ce fut le changement immédiat qui se fit dans les manières de Mille-Acres, dès que son fils lui eut parlé. Il se retourna tout à coup et se mit à m’observer d’un air de défiance et de menace en même temps. Puis il donna toute son attention à son fils ; après quoi je subis un nouvel examen. Une pareille scène ne pouvait se prolonger longtemps, et je me retrouvai face à face avec l’homme que je ne pouvais plus considérer que comme un ennemi.

— Écoutez, jeune homme, reprit Mille-Acres, dès qu’il fut revenu près de moi ; mon garçon, Zéphane, a conçu sur vous des soupçons qu’il vaut mieux éclaircir avant que nous nous quittions. Je vous l’ai déjà dit, j’aime la franchise, et je méprise du fond du cœur toutes les cachotteries. Zéphane à une idée que vous êtes le fils de ce Littlepage, et que vous êtes venu nous espionner et nous tirer les vers du nez avant d’exécuter vos mauvaises intentions ! Est-ce vrai, oui ou non ?

— D’où peuvent naître les soupçons de Zéphane ? répondis-je avec tout le sang-froid que je pus appeler à mon aide. Il ne me connaît pas, et c’est, je crois, la première fois que nous nous trouvons ensemble.

— Rien de plus juste ; mais on peut voir quelquefois certaines choses, sans qu’il soit besoin qu’elles vous crèvent les yeux. Mon fils va et vient souvent entre l’établissement de Ravensnest et le nôtre, et il est resté deux grands mois de suite par là-bas à travailler. Je me sers de lui de temps en temps pour faire un brin de commerce avec l’écuyer Newcome.

— M. Jason Newcome ?

— Oui, l’écuyer Newcome, comme il a droit d’être appelé. Il faut donner au diable ce qui lui revient ; c’est mon principe. Zéphane est donc resté longtemps à Ravensnest cet été, et je lui disais qu’il fallait que quelque jeune fille lui eût donné dans l’œil ; il ne veut pas en convenir ; mais enfin il a lanterné par là, et il m’a dit que le fils de ce Littlepage était attendu au moment où il est parti.

— Vous connaissez l’écuyer Newcome ? dis-je pour maintenir la conversation sur un terrain moins embarrassant ; et vous avez fait quelques affaires avec lui ?

— Beaucoup d’affaires. L’écuyer a pris tous les bois que nous avons coupés le printemps dernier, nous donnant en échange des étoffes, du rhum, des objets d’épicerie, et il les a vendus pour son propre compte. Il n’a pas fait un mauvais marché, à ce que j’ai entendu dire, et il voudrait bien s’arranger aussi pour ce qui reste, mais je crois que j’enverrai les garçons accompagner le train. Au surplus, peu importe, et ce n’est pas ce qui doit nous occuper à présent. Ne m’avez-vous pas dit, jeune homme, que vous vous appeliez Mordaunt ?

— Oui, et je n’ai fait que dire la vérité.

— Et votre nom donné, quel est-il ? Après tout, femme, dit-il en se tournant vers Prudence, qui s’était rapprochée de nous pour écouter, ayant été sans doute instruite par son fils des soupçons qu’il avait conçus, — après tout, il peut y avoir eu méprise, et ce garçon peut être aussi innocent que ceux de votre chair et de votre sang.

— Mordaunt est ce que vous appelez mon nom donné, répondis-je dédaignant tout subterfuge, et Littlepage…

La main de l’Indien, placée tout à coup sur ma bouche, m’empêcha d’en dire davantage. Mais il était trop tard ; les squatters avaient compris ce que j’allais dire. Prudence se retira à l’écart ; et je l’entendis appeler ses enfants l’un après l’autre, comme une poule qui rassemble ses poussins sous son aile. Mille-Acres prit la chose tout autrement. Sa figure se rembrunit ; il dit un mot tout bas à Laviny, qui partit pour quelque message secret d’un air de répugnance, et en regardant souvent dans une direction autre que celle qu’elle suivait.

— Je vois ce que c’est ! je vois ce que c’est ! s’écria le squatter en laissant percer dans sa voix et dans ses manières autant d’indignation que si sa cause eût été celle de l’innocence offensée ; nous avons un espion au milieu de nous, et il n’y a pas assez longtemps que la guerre est finie pour que nous ayons oublié comment se traitent les espions. Jeune homme, qu’êtes-vous venu faire ici dans mes défrichements et sous mon propre toit ?

— Je viens surveiller la propriété qui m’est confiée. Je suis le fils du général Littlepage, j’ai la procuration des propriétaires de ces terres, et je suis chargé de leurs affaires.

— Oui, quelque homme d’affaires, quelque procureur ? Toute cette engeance se vaut, s’écria le squatter avec violence. Si vous pensez qu’Aaron Mille-Acres soit homme à laisser envahir ses terres par l’ennemi, et à rester tranquillement les bras croisés, vous vous trompez d’étrange sorte. Rassemble les garçons, Laviny, rassemble-les, et nous verrons si nous ne pourrons pas coffrer quelque part monsieur l’homme d’affaires.

Décidément l’horizon s’assombrissait. Les hostilités avaient commencé en quelque sorte, et il était temps de me mettre sur mes gardes. Je savais que l’Indien était armé ; et, décidé à vendre chèrement ma vie, j’étendis la main pour prendre sa carabine, dans le cas où je serais obligé de m’en servir. Mais, à mon grand étonnement, je m’aperçus que Susquesus avait disparu.