Le Porte-Chaîne/Chapitre 29

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Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Furne, C. Gosselin (Œuvres, tome 26p. 318-329).


CHAPITRE XXIX.


Doux et calme comme l’enfant qui se penche pour goûter le repos, et qui dort en souriant sur l’épaule de sa mère, animé de la même confiance et du même espoir que les patriarches, il donna son âme au ciel et son corps à la tombe.
Harth.


Je vis que le porte-chaîne et Ursule évitaient de regarder du côté du lit de Mille-Acres, depuis que cet être égoïste et opiniâtre avait cessé d’exister. Je fis préparer aussitôt une autre hutte pour le recevoir, et le corps y fut transporté sans délai. Prudence l’y suivit, et elle y passa le reste de la journée et toute la nuit suivante avec Laviny. Parmi les hommes venus avec le magistrat, il se trouvait quelques charpentiers, qui firent un cercueil, et le corps y fut placé de la manière ordinaire. D’autres creusèrent une fosse au milieu d’une de ces plaines grossières où le squatter avait fait quelques essais de culture ; de sorte que tout était prêt pour l’enterrement, dès que le coroner serait arrivé pour remplir les formalités d’usage.

Quand le corps de Mille-Acres eut été emporté, une sorte de tranquillité religieuse régna dans la hutte du porte-chaîne. Mon vieil ami s’affaiblissait de plus en plus, et il ne disait presque plus rien. Il conserva sa connaissance jusqu’au dernier moment, et Ursule passa presque toute la journée en prières à côté de lui. Vers le soir, nous eûmes beaucoup de peine à la décider, Frank et moi, à monter au grenier pour y prendre quelques instants de repos après tant de fatigues. Ce fut pendant son absence que le vieil André m’adressa de nouveau la parole.

— Je sens que j’irai jusqu’à demain matin, Mordaunt, me dit-il ; mais, que la mort vienne quand elle voudra : elle est envoyée par mon Créateur et elle sera la bienvenue. La mort n’a rien qui m’effraie.

— Vous l’avez affrontée assez de fois sur les champs de bataille pour ne pas la craindre, capitaine Coejemans.

— Ah ! c’est là que pendant longtemps j’ai désiré mourir, avec les Montgomery, les Laurens, les Warren, et tant de braves, morts les armes à la main ! Toutes ces idées sont passées aujourd’hui. Je suis comme un voyageur qui, suivant une plaine immense, lorsque enfin il est arrivé à l’extrémité, voit à ses pieds un abîme qu’il lui faut franchir. Qu’est-ce en effet que toutes les peines, les travaux, les tribulations de la vie auprès de l’éternité ! ce n’est pas que cette éternité ait pour moi quelque chose d’effrayant. Dieu m’a fait la grâce de m’éclairer, et il ne reste plus place dans mon âme qu’à des sentiments d’amour et de désir pour mon Créateur. Ah ! Mordaunt, vous ne trouverez pas mauvais, n’est-ce pas, que votre vieil ami, avant de vous quitter, vous parle une dernière fois de ce sujet sacré ?

— Parlez, parlez en toute liberté, mon cher porte-chaîne. Vos avis m’ont été précieux dans tous les temps ; ils me le seront encore davantage dans un moment aussi solennel.

— Merci, Mordaunt, merci de tout mon cœur ; Vous savez, mon ami, comment s’était écoulée mon enfance ; je vous l’ai raconté assez souvent dans nos campagnes. Resté tout jeune sans père ni mère, n’ayant ni guide, ni protecteur, je ne connaissais pas Dieu, et je n’avais aucune idée de mes devoirs envers lui. Il a fallu qu’une enfant m’apprît ma religion, dont je ne savais pas le premier mot. Aussi, graduellement, et à mesure que cette chère Ursule n’instruisait, quel changement se faisait dans mes goûts et dans mes habitudes ! Autrefois je faisais souvent la ribotte ; j’aimais le rhum, l’eau-de-vie, toutes les liqueurs fortes ; eh bien ! Ursule a réformé tout cela. Vous avez pu observer, depuis que vous êtes avec moi, que je n’ai plus à tous moments le verre à la main comme jadis. C’est le résultat des conversations que j’ai eues avec elle ! Vous auriez joui, Mordaunt, à voir la chère enfant assise sur mes genoux, jouant avec mes cheveux gris, et caressant de ses jolies petites mains mes joues rudes et flétries, comme l’enfant caresse sa mère, tandis qu’elle me racontait l’histoire de Jésus-Christ, et ses souffrances pour nous tous, et combien nous devions l’aimer ! Ursule vous paraît jolie ; vous avez du plaisir à la voir et à l’entendre ? Que serait-ce si vous l’entendiez parler de Dieu et de la Rédemption !

— Rien ne m’étonne de la part d’Ursule, mon cher porte-chaîne ; et rien ne saurait m’être plus agréable que de vous entendre ainsi faire son éloge !

Le porte-chaîne avait bien prévu l’instant de sa mort. Jamais je n’ai vu de fin plus tranquille. Ses souffrances avaient cessé avant qu’il rendît le dernier soupir ; mais elles avaient été atroces par moments, comme il me l’avait confié dans le cours de la journée. — Tâchons surtout qu’Ursule n’en sache rien, m’avait-il dit tout bas ; la pauvre enfant ignore que ces sortes de blessures sont toujours douloureuses ; n’ajoutons pas à ses peines.

À moins d’être dans le secret, on n’aurait pu soupçonner qu’André souffrît autant. Ursule fut trompée, et elle ne sait pas encore la vérité. Mais, comme je l’ai dit, les douleurs cessèrent vers le soir, et le porte-chaîne eut même, à divers intervalles, quelques instants de repos.

Il se réveilla avec le jour et ne s’endormit plus que du dernier sommeil. Par suite sans doute de son grand âge, ses sens s’éteignirent en quelque sorte l’un après l’autre. Il répétait plusieurs fois les questions auxquelles nous venions de répondre ; et, au moment même où Ursule, qui était descendue dès cinq heures du matin, priait et veillait auprès de lui comme un ange gardien, il demanda avec anxiété où elle était.

— Me voici, mon oncle, répondit la chère enfant d’une voix tremblante, me voici, devant vous ; je vais humecter un peu vos lèvres.

— Frank ou Malbone, appelez-la ; je voudrais qu’elle fût près de moi au moment où mon âme monte au ciel !

— Mon bon oncle, c’est moi qui vous serre dans mes bras ! répondit Ursule en élevant la voix pour se faire entendre, effort qui lui coûta beaucoup ; ne croyez pas que je puisse vous quitter un seul instant !

— Je le sais ! dit le porte-chaîne, en cherchant à soulever sa main défaillante pour sentir sa nièce. Vous n’oublierez pas, Ursule, ce que je vous ai demandé au sujet de Mordaunt. Si cependant il obtient le consentement de toute sa famille, épousez-le, ma fille, et recevez ma bénédiction. — Embrassez-moi, Ursule. Comme vos lèvres sont froides ! ce n’est pas comme votre cœur, mon enfant. — Embrassez-moi aussi, Mordaunt. — Ah ! cela fait du bien. — Adieu, Frank, mon ami, — je suis votre débiteur ; votre sœur vous paiera… Le général Littlepage me doit encore… dites-lui bien, ainsi qu’à madame Littlepage, que le respect… — Adieu, Frank, Ursule. — Oh ! mon Sauveur, recevez mon… Ces mots furent a peine balbutiés, et la vie s’éteignit avec le dernier son. Jamais je n’avais vu de fin plus calme, plus propre à raviver les espérances du chrétien. Mon amour, mon admiration pour Ursule s’en accrurent encore, puisque cette sérénité était en quelque sorte son ouvrage.

Il fallut bien songer alors à prendre les dispositions nécessaires, et à remplir les formalités légales. Ursule, accompagnée de Laviny, qui ne nous quittait plus, fut conduite dans une autre hutte, pendant qu’on déposait le porte-chaîne dans un cercueil préparé par les mêmes mains qui avaient fait celui du squatter. Vers midi, le coroner arriva ; un jury fut formé ; les événements qui s’étaient passés furent racontés brièvement ; et le jury déclara que la mort du porte-chaîne était le résultat d’un meurtre commis par quelque personne inconnue, et que celle de Mille-Acres était accidentelle. Cette dernière déclaration ne me paraît pas aussi fondée que la première ; car je crois que jamais balle ne fut lancée d’une main plus ferme et d’un œil plus sûr que celle qui frappa le squatter ; mais enfin tel fut le verdict ; et j’en étais réduit à mes conjectures sur la part que l’Indien avait prise à ce qu’il regardait comme un grand acte de justice.

Le soir même, nous ensevelîmes Mille-Acres au milieu de la plaine dont j’ai parlé. De toute sa nombreuse famille, Prudence et Laviny seules étaient présentes. La cérémonie fut courte ; les hommes qui avaient porté le corps, le peu de spectateurs qui se trouvaient là, remplirent la fosse, la recouvrirent avec soin de mottes de gazon. Ils se retiraient paisiblement, quand le silence solennel qui n’avait pas cessé de régner fut interrompu par la voix retentissante de Prudence, et chacun s’arrêta.

— Hommes et frères, dit cette femme extraordinaire, qui rachetait par la plupart des vertus naturelles à son sexe, les vices qui semblaient inhérents à sa condition, — hommes et frères, car je ne puis vous appeler voisins, et je ne veux pas vous nommer ennemis, merci de vos attentions pour celui qui n’est plus comme pour celle qui lui survit, — merci d’avoir prêté votre aide pour ensevelir le défunt !

Ces paroles étaient à peu près celles qu’il est d’usage de prononcer à la fin de pareilles cérémonies ; mais personne ne s’attendait à les entendre, et elles nous surprirent et nous firent tous tressaillir. Lorsque le cortège se fut dispersé, et que chacun se dirigeait de son côté vers les huttes, je me trouvai rester seul avec Prudence, qui était debout à côté de la tombe.

— La nuit sera froide, lui dis-je, et vous feriez mieux de rentrer.

— Rentrer ? et où ? et avec qui ? Aaron n’est plus, les garçons sont partis, leurs femmes et leurs enfants aussi ! Il ne reste dans cette clairière que Laviny qui est plus des vôtres que de ma race, et le corps qui est étendu sous ces mottes de terre ! — Il y a dans la maison quelques effets que je suppose que la loi elle-même ne nous contesterait pas, et qui peuvent être utiles à l’un ou à l’autre. Donnez-les-moi, major Littlepage, et je ne vous importunerai plus. On ne traitera plus Aaron de squatter, j’espère, pour le petit coin de terre qu’il occupe à présent ? et un jour, peut-être, vous ne me refuserez pas une petite place auprès de lui. Je n’irai pas bien loin, je le sens, et à la première tente que je dresserai sera la dernière.

— Je n’ai aucune envie d’aggraver votre position, pauvre femme. Vos effets vous seront rendus quand vous le voudrez, et je vous aiderai même à les emporter, sans que vos fils soient obligés de reparaître ici. Il me semble que j’ai vu un bateau sur la rivière, au-dessous du moulin ?

— Pourquoi pas ? les garçons l’ont construit il y a deux ans, et il n’est pas probable qu’il s’en soit allé tout seul.

— Eh bien, donc ! tout ce qui vous appartient ici sera transporté à bord de ce bateau. Demain matin, mon nègre et l’Indien le conduiront à un ou deux milles plus bas sur la rivière, et vous pourrez envoyer qui vous voudrez en prendre possession.

Prudence parut surprise, et même touchée de cette proposition, quoiqu’elle conservât un peu de défiance.

— Puis-je y compter, major Littlepage ? demanda-t-elle d’un air de doute. Tobit et ses frères ne me pardonneraient jamais, si cette offre cachait quelque piège pour les arrêter.

— Tobit et ses frères n’ont à craindre aucune trahison de ma part. Ne savez-vous pas ce que vaut la parole d’un homme d’honneur ?

— Il suffit, major, je me fie à vous, et l’on ira chercher le bateau à l’endroit que vous indiquez. Que Dieu vous récompense de cette bonne action, et accomplisse vos plus chers désirs ! Nous ne nous reverrons jamais. — Adieu.

— Vous allez rentrer, et passer du moins la nuit dans une des habitations ?

— Non, je vous quitte ici. Les maisons ne renferment plus rien que j’aime, et je serai plus heureuse dans les bois.

— La nuit est froide, et vous allez souffrir cruellement, pauvre femme !

— Il fait plus froid dans cette tombe, répondit Prudence en montrant tristement de son long doigt décharné le monticule de terre qui recouvrait les restes de son mari. Je suis accoutumée à la forêt, et il faut que j’aille rejoindre mes enfants. La mère qui est séparée de ses enfants n’est arrêtée ni par le froid ni par le vent. Adieu donc, major Littlepage. Merci encore une fois !

— Mais vous oubliez votre fille. Que va-t-elle devenir ?

— Laviny s’est prise de passion pour Ursule Malbone, et tout son désir est de rester avec elle, tant que celle-ci voudra bien la garder. Quand elles seront lasses l’une de l’autre, ma fille saura bien me trouver. Ce n’est pas un de mes enfants qui se livrerait sans succès à une pareille recherche.

Je n’avais plus d’objections à faire. Prudence agita la main en signe d’adieu, et elle s’éloigna à travers la sombre clairière, du pas allongé d’un homme. Bientôt elle s’enfonça dans l’ombre des bois avec aussi peu d’hésitation qu’un autre fût entré dans l’avenue conduisant à une grande ville. Jamais je ne la revis.

Comme je rentrais, Jaap et Sans-Traces revenaient de leur excursion. Leur rapport fut complètement satisfaisant. Ils avaient suivi les traces des squatters jusqu’à une très-grande distance, et ne les avaient point aperçus. Il était évident que les fils de Mille-Acres avaient pris leur parti, et qu’ils avaient quitté pour toujours cette partie du pays. Le mobilier appartenant à la famille n’était ni somptueux, ni considérable. Je tins ma promesse, et tout était transporté à bord du bateau le lendemain matin. J’appris indirectement par Laviny que Prudence avait reçu la cargaison, et qu’elle me remerciait de cette faveur. Une grande partie des trains de bois qui étaient déjà sur la rivière tombèrent entre les mains des squatters, que je ne cherchai plus à inquiéter, et le reste fut vendu pour indemniser les hommes qui avaient montré un louable empressement à prêter main-forte à la loi en venant à notre secours.

Le lendemain nous fîmes nos apprêts pour quitter la clairière abandonnée. Des dispositions furent prises pour transporter le corps du porte-chaîne à Ravensnest. Ursule prit les devants avec Laviny, accompagnée de son frère. Nous fîmes une halte aux huttes du porte-chaîne, où nous passâmes la nuit. À la pointe du jour, notre lugubre cortège se remit en marche. Ursule et Frank nous précédèrent encore ; ils arrivèrent à Ravensnest une heure avant le dîner ; mais ceux qui escortaient le corps ne pouvaient aller aussi vite, et le soleil allait se coucher lorsque la maison parut à nos yeux.

En approchant, je vis un certain nombre de chariots et de chevaux dans le verger qui s’étendait à l’entour. Je crus d’abord que c’étaient les fermiers qui s’étaient réunis pour rendre un dernier hommage au porte-chaîne ; mais la vérité ne tarda pas à m’être révélée. Quelques pas plus loin, j’aperçus mes chers parents en personne, le colonel Follock, Kate, Priscilla Bayard et son frère, et jusqu’à ma sœur Kettletas. Par derrière, accourait, aussi vite que la faiblesse de ses jambes le permettait, ma vieille et respectable grand’mère elle-même !

Ainsi se trouvait rassemblée presque toute la famille Littlepage, avec quelques bons et intimes amis. Frank Malbone était avec eux, et sans doute il leur avait déjà raconté ce qui s’était passé, de sorte qu’on ne fut pas surpris de voir paraître notre triste cortège. Il m’était facile de m’expliquer de mon côté comment mes parents se trouvaient là. À la réception du message de Frank, tout le monde s’était mis en route, comme je m’y étais attendu.

Kate me dit ensuite que la marche du cortège était vraiment imposante, lorsque nous arrivâmes à l’entrée de la maison, portant le corps du porte-chaîne. En avant marchaient Susquesus et Jaap, l’un et l’autre armés, et le dernier portant de plus une hache, comme remplissant les fonctions de pionnier. Les porteurs venaient ensuite, avec les hommes de l’escorte, rangés deux par deux, le havresac sur le dos et la carabine sur l’épaule. C’était moi qui conduisais le deuil, et les pauvres esclaves du porte-chaîne suivaient le corps de leur maître, portant sa boussole, ses chaînes et les autres emblèmes de sa profession.

Nous passâmes, sans nous arrêter, au milieu de la foule rassemblée sur la pelouse ; nous entrâmes, et ce ne fut que lorsque nous fûmes arrivés au milieu de la cour que le cercueil fut déposé un instant. Comme toutes les dispositions avaient été prises d’avance, il ne restait plus qu’à procéder à l’enterrement. Je savais que le général Littlepage avait souvent présidé à des cérémonies semblables, et Tom Bayard le pria de réciter les prières d’usage. Pour moi, je n’adressai la parole à aucun membre de ma famille ; je me serais reproché de m’accorder cette jouissance, avant d’avoir rendu les derniers devoirs à mon vieil ami. En une demi-heure tout était prêt, et le cortège se remit en marche. Comme précédemment, Susquesus et Jaap ouvrirent la marche. Celui-ci, qui alors devait remplir le rôle de fossoyeur, avait une pelle à la main. L’Indien portait une torche de pin enflammé, car l’obscurité était alors profonde. D’autres personnes avaient aussi de ces flambeaux naturels, ce qui ajoutait à l’effet de la cérémonie. Le général Littlepage marchait devant le corps, un livre de prières à la main. Venaient ensuite les porteurs avec le cercueil. Ursule suivait, vêtue de noir des pieds à la tête, et appuyée sur Frank. Quoique ce ne fût pas conforme à l’usage dans l’État de New-York, personne ne songea à empêcher cette infraction, si naturelle, dans une telle circonstance, à la réserve imposée à son sexe. Hommes et femmes, tout ce qui habitait Ravensnest ou les environs, s’étaient empressés de venir montrer leur respect pour la mémoire du porte-chaîne, et Ursule conduisit le deuil. Priscilla Bayard, appuyée sur le bras de son frère, suivait son amie, bien qu’elles n’eussent pas encore échangé une seule parole ; et, après la cérémonie, Priscilla me dit que c’était le premier convoi funèbre qu’elle eût accompagné. Il en était de même de ma mère et de mes sœurs. Je mentionne cette circonstance, de peur que quelque antiquaire, dans quelques mille ans d’ici, ne vienne à tomber sur ce manuscrit, et ne se méprenne sur nos usages. Depuis quelques années, on juge convenable, dans la Nouvelle-Angleterre, de déroger à cette coutume comme à beaucoup d’autres ; mais dans toutes les familles respectables de l’État de New-York, aucune femme, même aujourd’hui, n’assiste aux funérailles. Je crois qu’en cela nous suivons l’usage de l’Angleterre, où ce n’est que parmi le peuple que les femmes se montrent dans des cérémonies semblables. Je ne tire point les conséquences, je me borne à mentionner le fait.

Toutes nos dames suivirent donc le convoi du porte-chaîne. Je venais derrière Tom et Priscilla, et je sentis le bras de Kate qui venait se poser doucement sur le mien. Elle le pressa tendrement, comme pour m’exprimer tout le plaisir qu’elle éprouvait à me voir sain et sauf, hors des mains des Philistins. Le reste des parents et des amis se rangea à la suite, et dès que l’Indien vit que tout le monde était placé, il se mit lentement en marche, tenant sa torche assez haut pour éclairer ceux qui se trouvaient auprès de lui.

L’ordre avait été donné d’avance de creuser une fosse pour André dans le verger, à peu de distance de l’extrémité des rochers. C’était un endroit où s’était passé, à ce qu’il paraît, un des événements les plus mémorables de la vie du général ; événement dans lequel Jaap et Susquesus avaient joué tous deux un rôle important. Nous nous y rendîmes lentement et en bon ordre, à la lueur des torches qui jetaient leur clarté lugubre sur cette scène. Jamais cérémonie religieuse ne m’avait paru si imposante. La voix de mon père avait une gravité, une onction toute particulière. Les prières furent récitées, non pas machinalement, mais avec un sentiment de piété remarquable ; car le général n’était pas seulement l’ami intime du défunt, c’était un fervent chrétien.

J’éprouvai un vif serrement de cœur, lorsque la première pelletée de terre tomba sur le cercueil du porte-chaîne ; mais la réflexion me rendit plus calme, et, de ce moment, Ursule me devint doublement chère. Je sentais qu’elle devait retrouver en moi les soins et l’attachement de son oncle, et que c’était un devoir sacré pour moi de le remplacer auprès d’elle. Ursule ne laissa pas échapper un seul sanglot pendant toute la cérémonie ; sans doute ses larmes coulèrent abondamment, mais en silence et elle eut assez d’empire sur elle-même pour contenir sa douleur. Nous restâmes tous autour de la fosse jusqu’à ce que Jaap l’eût remplie entièrement et eût formé le tertre qui devait la recouvrir. Alors le cortège se réunit de nouveau pour accompagner Frank et Ursule jusqu’à la porte de la maison, où elle entra seule ; nous restâmes en dehors. Cependant Priscilla Bayard se glissa après son amie, et à la clarté du feu de la cheminée, je les vis, par la fenêtre du parloir, entrelacées dans les bras l’une de l’autre. Un instant après, elles se retirèrent dans la petite chambre qu’Ursule avait choisie pour elle.

Je pus enfin alors m’occuper de mes chers parents, et je me jetai dans les bras de ma mère, qui me tint longtemps embrassé, les yeux baignés de larmes, en m’appelant son cher, son bien cher enfant. Mes sœurs me prodiguèrent aussi les plus tendres caresses. Ma grand-mère, qui était derrière elles, me demanda d’un air de reproche si je l’oubliais, et elle se dédommagea de venir la dernière, en me retenant plus longtemps dans ses bras. Elle protesta que j’étais de plus en plus tout le portrait des Littlepage, et elle ne se laissait pas de remercier Dieu de m’avoir tiré sain et sauf de cet affreux guet-apens. La tante Mary m’embrassa avec son afflection ordinaire.

Le colonel Follock vint me serrer la main. — Savez-vous, mon garçon, me dit notre vieil ami, que le général officie admirablement ? J’ai toujours dit que Corny Littlepage eût fait un excellent ministre. Il est vrai qu’alors nous aurions eu un excellent militaire de moins. C’est un homme extraordinaire, Mordaunt, et je vous prédis qu’un jour il sera gouverneur.

Le colonel avait beaucoup d’ambition pour mon père. Il répétait sans cesse qu’il n’y avait rien d’assez bon pour son ami, et qu’il n’y avait point de position élevée à laquelle il ne pût prétendre. Je ne sais si ces insinuations, sans cesse répétées, n’y furent pas pour quelque chose ; ce qui est certain, c’est que mon père fut nommé membre du congrès aussitôt après la promulgation de la nouvelle constitution, et qu’il y siégea tant que ses forces le lui permirent.

Le souper nous réunit bientôt à table. Frank et Ursule n’y parurent pas, et Priscilla Bayard tint compagnie à son amie. Nous ne les revîmes pas de la soirée. Après le souper, je fus prié de raconter mes aventures. J’étais à côté de ma bonne grand-mère, qui, pendant mon récit, ne cessa pas de me tenir la main.

— Ah ! voilà bien ces Yankees ! s’écria le colonel Follock quand j’eus terminé. Ils ont toujours le mot de religion à la bouche ; mais voyez-les à l’œuvre ! Je parierais, Corny, que ce misérable Mille-Acres eût prêché au besoin !

— Il y a des malhonnêtes gens partout, colonel, répondit mon père, à New-York aussi bien que dans la Nouvelle-Angleterre. L’existence des squatters tient à l’état même du pays. Quand des propriétés ne sont ni surveillées ni gardées, il est tout simple qu’on les respecte moins ; ce sont les circonstances qui font les squatters, plutôt que la disposition particulière de telle ou telle partie de la population à s’approprier le bien d’autrui. Il en serait de même de nos bestiaux et de nos chevaux, s’ils étaient également exposés aux déprédations d’hommes sans principes, quelle que fût l’origine de ces hommes.

— Eh bien, que j’en surprenne un dans mon écurie ! répondit le colonel en agitant la tête d’un air menaçant ; car, en bon Hollandais, il avait une prédilection toute particulière pour les Yankees ; je lui tondrai de près la peau, sans l’intervention de juges ni de jury !

— Ce serait tomber dans un autre excès qui ne serait pas moins funeste, reprit mon père.

— À propos, m’écriai-je pour donner un autre cours à la conversation, car je savais que le colonel Follock, malgré les extravagances qu’il débitait quelquefois sur de pareils sujets, était le meilleur des hommes, j’ai oublié de vous parler d’une circonstance qui peut n’être pas sans intérêt pour vous, car il me semble que l’écuyer Newcome est une de vos vieilles connaissances.

Je leur racontai alors la visite de M. Jason Newcome à la clairière de Mille-Acres, et la substance de la conversation que j’avais entendue entre le squatter et cet intègre magistrat. Mon père m’écouta tranquillement ; mais le colonel cligna les yeux, grommela, rit autant que le lui permettait la pipe qu’il tenait à la bouche, et dit aussi distinctement qu’il le pouvait dans les circonstances données, et d’un ton sentencieux : Du Danbury tout pur !

— Allons, vous voilà encore, Dirck ! répondit mon père. Il n’est pas juste de rejeter tous ces vices et tous ces excès sur nos voisins ; car il en est qui prennent racine sur notre sol même. Je connais cet homme ; et si je lui ai accorde plus de confiance que je ne l’aurais dû, c’est que, sans le croire d’une délicatesse extrême, je le supposais du moins ce que nous appelons légalement honnête. Il paraît que je me suis trompé ; mais je n’irai pas en accuser le lieu de sa naissance.

— Soyez de bonne foi, Corny, et convenez qu’ils sont tous de même. Pourquoi laisser votre fils se faire de fausses idées ? Il faudra bien que tôt ou tard il découvre la vérité.

— Je serais désolé, Dirck, que mon fils entretînt des préjugés étroits. La dernière guerre m’a mis en rapport avec un grand nombre d’officiers de la Nouvelle-Angleterre, et j’ai appris à estimer cette portion de nos concitoyens plus que nous n’étions dans l’habitude de le faire avant la révolution.

— Estimez, estimez tout à votre aise, Corny ! Il n’en est pas moins vrai que ce sont de damnés squatters, et que, si nous n’y prenons pas garde, les Yankees nous prendront toutes nos terres.

Cette petite guerre se prolongea encore quelque temps ; après quoi, chacun alla chercher le repos dont il avait grand besoin après une journée si fertile en incidents et en émotions de tout genre.