Le Portrait (Gogol)/Partie 1

La bibliothèque libre.
Le Portrait
Traduction par Henri Mongault.
(p. 103-151).

Première partie

Nulle boutique du Marché Chtchoukine n’attirait tant la foule que celle du marchand de tableaux. Elle offrait à vrai dire aux regards le plus amusant, le plus hétéroclite des bric-à-brac. Dans des cadres dorés et voyants s’étalaient des tableaux peints pour la plupart à l’huile et recouverts d’une couche de vernis vert foncé. Un hiver aux arbres de céruse ; un ciel embrasé par le rouge vif d’un crépuscule qu’on pouvait prendre pour un incendie ; un paysan flamand qui, avec sa pipe et son bras désarticulé, rappelait moins un être humain qu’un dindon en manchettes ; tels en étaient les sujets courants. Ajoutez à cela quelques portraits gravés : celui de Khozrev-Mirza en bonnet d’astrakan ; ceux de je ne sais quels généraux, le tricorne en bataille et le nez de guingois. En outre, comme il est de règle en pareil lieu, la devanture était tout entière tapissée de ces grossières estampes, imprimées à la diable, mais qui pourtant témoignent des dons naturels du peuple russe. Sur l’une se pavane la princesse Milikitrisse Kirbitievna[1] ; sur une autre s’étale la ville de Jérusalem, dont un pinceau sans vergogne a enluminé de vermillon les maisons, les églises, une bonne partie du sol et jusqu’aux mains emmouflées de deux paysans russes en prières. Ces œuvres, que dédaignent les acheteurs, font les délices des badauds. On est toujours sûr de trouver, bâillant devant elles, tantôt un musard de valet rapportant de la gargote la cantine où repose le dîner de son maître, lequel ne risquera certes pas de se brûler en mangeant la soupe ; tantôt l’un de ces « chevaliers » du carreau des fripiers, militaires retraités qui gagnent leur vie en vendant des canifs ; tantôt quelque marchande ambulante du faubourg d’Okhta colportant un éventaire chargé de savates. Chacun s’extasie à sa façon : d’ordinaire les rustauds montrent les images du doigt ; les militaires les examinent avec des airs dignes ; les grooms et les apprentis s’esclaffent devant les caricatures, y trouvant prétexte à taquineries mutuelles ; les vieux domestiques en manteau de frise s’arrêtent là, histoire de flâner, et les jeunes marchandes s’y précipitent d’instinct, en braves femmes russes avides d’entendre ce que racontent les gens et de voir ce qu’ils sont en train de regarder.

Cependant le jeune peintre Tchartkov, qui traversait la Galerie, s’arrêta lui aussi involontairement devant la boutique. Son vieux manteau, son costume plus que modeste décelaient le travailleur acharné pour qui l’élégance n’a point cet attrait fascinateur qu’elle exerce d’ordinaire sur les jeunes hommes. Il s’arrêta donc devant la boutique ; après s’être gaussé à part soi de ces grotesques enluminures, il en vint à se demander à qui elles pouvaient bien être utiles. « Que le peuple russe se complaise à reluquer Iérouslane Lazarévitch[2], l’Ivrogne et le Glouton, Thomas et Jérémie et autres sujets pleinement à sa portée, passe encore ! se disait-il. Mais qui diantre peut acheter ces abominables croûtes, paysanneries flamandes, paysages bariolés de rouge et de bleu, qui soulignent, hélas, le profond avilissement de cet art dont elles prétendent relever ? Si encore c’étaient là les essais d’un pinceau enfantin, autodidacte ! Quelque vive promesse trancherait sans doute sur le morne ensemble caricatural. Mais on ne voit ici qu’hébétude, impuissance, et cette sénile incapacité qui prétend s’immiscer parmi les arts au lieu de prendre rang parmi les métiers les plus bas ; elle demeure fidèle à sa vocation en introduisant le métier dans l’art même. On reconnaît sur toutes ces toiles les couleurs, la facture, la main lourde d’un artisan, celle d’un grossier automate plutôt que d’un être humain. »

Tout en rêvant devant ces barbouillages, Tchartkov avait fini par les oublier. Il ne s’apercevait même pas que depuis un bon moment le boutiquier, un petit bonhomme en manteau de frise dont la barbe datait du dimanche, discourait, bonimentait, fixait des prix sans s’inquiéter le moins du monde des goûts et des intentions de sa pratique.

« C’est comme je vous le dis : vingt-cinq roubles pour ces gentils paysans et ce charmant petit paysage. Quelle peinture, monsieur, elle vous crève l’œil tout simplement ! Je viens de les recevoir de la salle des ventes… Ou encore cet Hiver, prenez-le pour quinze roubles ! Le cadre à lui seul vaut davantage. »

Ici le vendeur donna une légère chiquenaude à la toile pour montrer sans doute toute la valeur de cet Hiver.

« Faut-il les attacher ensemble et les faire porter derrière vous ? Où habitez-vous ? Eh, là-bas, l’apprenti ! apporte une ficelle !

– Un instant, mon brave, pas si vite ! » dit le peintre revenu à lui, en voyant que le madré compère ficelait déjà les tableaux pour de bon.

Et comme il éprouvait quelque gêne à s’en aller les mains vides, après s’être si longtemps attardé dans la boutique, il ajouta aussitôt :

« Attendez, je vais voir si je trouve là-dedans quelque chose à ma convenance. »

Il se baissa pour tirer d’un énorme tas empilé par terre de vieilles peintures poussiéreuses et ternies qui ne jouissaient évidemment d’aucune considération. Il y avait là d’anciens portraits de famille, dont on n’aurait sans doute jamais pu retrouver les descendants ; des tableaux dont la toile crevée ne permettait plus de reconnaître le sujet ; des cadres dédorés ; bref un ramassis d’antiquailles. Notre peintre ne les examinait pas moins en conscience. « Peut-être, se disait-il, dénicherai-je là quelque chose. » Il avait plus d’une fois entendu parler de trouvailles surprenantes, de chefs-d’œuvre découverts parmi le fatras des regrattiers.

En voyant où il fourrait le nez, le marchand cessa de l’importuner et, retrouvant son importance, reprit près de la porte sa faction habituelle. Il invitait, du geste et de la voix, les passants à pénétrer dans sa boutique.

« Par ici, s’il vous plaît, monsieur. Entrez, entrez. Voyez les beaux tableaux, tout frais reçus de la salle des ventes. »

Quand il fut las de s’époumoner, le plus souvent en vain, et qu’il eut bavardé tout son saoul avec le fripier d’en face, posté lui aussi sur le seuil de son antre, il se rappela soudain le client oublié à l’intérieur de la boutique.

« Eh bien, mon cher monsieur, lui demanda-t-il le rejoignant, avez-vous trouvé quelque chose ? »

Depuis un bon moment, le peintre était planté devant un tableau dont l’énorme cadre, jadis magnifique, ne laissait plus apercevoir que des lambeaux de dorure. C’était le portrait d’un vieillard drapé dans un ample costume asiatique ; la fauve ardeur du midi consumait ce visage bronzé, parcheminé, aux pommettes saillantes, et dont les traits semblaient avoir été saisis dans un moment d’agitation convulsive. Si poussiéreuse, si endommagée que fût cette toile, Tchartkov, quand il l’eut légèrement nettoyée, y reconnut la main d’un maître.

Bien qu’elle parût inachevée, la puissance du pinceau s’y révélait stupéfiante, notamment dans les yeux, des yeux extraordinaires auxquels l’artiste avait sans doute accordé tous ses soins. Ces yeux-là étaient vraiment doués de « regard », d’un regard qui surgissait du fond du tableau et dont l’étrange vivacité semblait même en détruire l’harmonie. Quand Tchartkov approcha le portrait de la porte, le regard se fit encore plus intense, et la foule elle-même en fut comme fascinée.

« Il regarde, il regarde ! » s’écria une femme en reculant.

Cédant à un indéfinissable malaise, Tchartkov posa le tableau par terre.

« Alors, vous le prenez ? s’enquit le marchand.

– Combien ? demanda le peintre.

– Oh, pas cher ! Soixante-quinze kopeks.

– Non.

– Combien en donnez-vous ?

– Vingt kopeks, dit le peintre, prêt à s’en aller.

– Vingt kopeks ! Vous voulez rire ! Le cadre vaut davantage. Vous avez sans doute l’intention de ne l’acheter que demain… Monsieur, monsieur, revenez : ajoutez au moins dix kopeks… Non ? Eh bien, prenez-le pour vingt kopeks… Vrai, c’est seulement pour que vous m’étrenniez. Vous avez de la chance d’être mon premier acheteur. »

Et il eut un geste qui signifiait : « Allons, tant pis, voilà un tableau de perdu ! »

Par pur hasard, Tchartkov se trouva donc avoir fait l’emplette du vieux portrait. « Ah ça, songea-t-il, pourquoi diantre l’ai-je acheté ? Qu’en ai-je besoin ? » Mais force lui fut de s’exécuter. Il sortit de sa poche une pièce de vingt kopeks, la tendit au marchand et emporta le tableau sous son bras. Chemin faisant, il se souvint, non sans dépit, que cette pièce était la dernière qu’il possédât. Une vague amertume l’envahit : « Dieu, que le monde est mal fait ! » se dit-il avec la conviction d’un Russe dont les affaires ne sont guère brillantes. Insensible à tout, il marchait à grands pas machinaux. Le crépuscule couvrait encore la moitié du ciel, caressant d’un tiède reflet les édifices tournés vers le couchant. Mais déjà la lune épandait son rayonnement froid et bleuâtre ; déjà les maisons, les passants, projetaient sur le sol des ombres légères, quasi transparentes. Peu à peu le ciel, qu’illuminait une clarté douteuse, diaphane et fragile, retint l’œil du peintre, cependant que sa bouche laissait échapper presque simultanément des exclamations dans le genre de « Quels tons délicats ! » ou « Zut, quelle bougre de sottise ! » Puis il hâtait le pas en remontant le portrait qui glissait sans cesse de dessous son aisselle.

Harassé, essoufflé, tout en nage, il regagna enfin ses pénates sises dans la « Quinzième Ligne », tout au bout de l’île Basile[3]. Il grimpa péniblement l’escalier où, parmi des flots d’eaux ménagères, chiens et chats avaient laissé force souvenirs. Il heurta à la porte : comme personne ne répondait, il s’appuya à la fenêtre et attendit patiemment que retentissent derrière lui les pas d’un gars en chemise bleue, l’homme à tout faire qui lui servait de modèle, broyait ses couleurs et balayait à l’occasion le plancher, que ses bottes resalissaient aussitôt. Quand son maître était absent, ce personnage, qui avait nom Nikita, passait dans la rue le plus clair de son temps ; l’obscurité l’empêcha un bon moment d’introduire la clef dans le trou de la serrure ; mais enfin il y parvint ; alors Tchartkov put mettre le pied dans son antichambre, où sévissait un froid intense, comme chez tous les peintres, qui d’ailleurs ne prennent nulle garde à cet inconvénient. Sans tendre son manteau à Nikita, il pénétra dans son atelier, vaste pièce carrée mais basse de plafond, aux vitres gelées, encombrée de tout un bric-à-brac artistique : fragments de bras en plâtre, toiles encadrées, esquisses abandonnées, draperies suspendues aux chaises. Très las, il rejeta son manteau, posa distraitement le portrait entre deux petites toiles et se laissa choir sur un étroit divan dont on n’aurait pu dire qu’il était tendu de cuir, la rangée de clous qui fixait ledit cuir s’en étant depuis longtemps séparée ; aussi Nikita pouvait-il maintenant fourrer dessous les bas noirs, les chemises, tout le linge sale de son maître. Quand il se fut étendu, autant qu’il était possible de s’étendre, sur cet étroit divan, Tchartkov demanda une bougie.

« Il n’y en a pas, dit Nikita.

– Comment cela ?

– Mais hier déjà il n’y en avait plus. »

Le peintre se rappela qu’en effet « hier déjà » il n’y en avait plus. Il jugea bon de se taire, se laissa dévêtir, puis endossa sa vieille robe de chambre, laquelle était usée et même plus qu’usée.

« Faut vous dire que le propriétaire est venu, déclara soudain Nikita.

– Réclamer son argent, bien sûr ? s’enquit Tchartkov avec un geste d’impatience.

– Oui, mais il n’est pas venu seul.

– Et avec qui donc ?

– Je ne sais pas au juste…, comme qui dirait avec un commissaire.

– Un commissaire ? Pour quoi faire ?

– Je ne sais pas au juste… Paraît que c’est par rapport au terme.

– Qu’est-ce qu’il peut bien me vouloir ?

– Je ne sais pas au juste… « S’il ne peut pas payer, qu’il a dit, alors faudra qu’il décampe ! » Ils vont revenir demain tous les deux.

– Eh bien, qu’ils reviennent ! » dit Tchartkov avec une sombre indifférence.

Et il s’abandonna sans rémission à ses idées noires.

Le jeune Tchartkov était un garçon bien doué et qui promettait beaucoup. Son pinceau connaissait de brusques accès de vigueur, de naturel, d’observation réfléchie. « Écoute, mon petit, lui disait souvent son maître ; tu as du talent, ce serait péché que de l’étouffer ; par malheur, tu manques de patience : dès qu’une chose t’attire, tu te jettes dessus sans te soucier du reste. Attention, ne va pas devenir un peintre à la mode : tes couleurs sont déjà un peu criardes, ton dessin pas assez ferme, tes lignes trop floues ; tu recherches les effets faciles, les brusques éclairages à la moderne. Prends garde de tomber dans le genre anglais. Le monde te séduit, j’en ai peur ; je te vois parfois un foulard élégant au cou, un chapeau bien lustré… C’est tentant, à coup sûr, de peindre des images à la mode et de petits portraits bien payés ; mais, crois-moi, cela tue un talent au lieu de le développer. Patiente ; mûris longuement chacune de tes œuvres ; laisse les autres ramasser l’argent ; ce qui est en toi ne te quittera point. »

Le maître n’avait qu’en partie raison. Certes notre peintre éprouvait parfois le désir de mener joyeuse vie, de s’habiller avec élégance, en un mot d’être jeune, mais il parvenait presque toujours à se dominer. Bien souvent, une fois le pinceau en main, il oubliait tout et ne le quittait que comme un songe exquis, brusquement interrompu. Son goût se formait de plus en plus. S’il ne comprenait pas encore toute la profondeur de Raphaël, il se laissait séduire par la touche large et rapide du Guide, il s’arrêtait devant les portraits du Titien, il admirait fort les Flamands. Les chefs-d’œuvre anciens ne lui avaient point encore livré tout leur secret ; il commençait pourtant à soulever les voiles derrière lesquels ils se dérobent aux profanes, encore qu’en son for intérieur il ne partageât point pleinement l’opinion de son professeur, pour qui les vieux maîtres planaient à des hauteurs inaccessibles. Il lui semblait même que, sous certains rapports, le XIXème siècle les avait sensiblement dépassés, que l’imitation de la nature était devenue plus précise, plus vivante, plus rigoureuse ; bref, il pensait sur ce point en jeune homme dont les efforts ont déjà été couronnés de quelque succès et qui éprouve de ce chef une légitime fierté. Parfois il s’irritait de voir un peintre de passage, français ou allemand, et qui peut-être n’était même pas artiste par vocation, en imposer par des procédés routiniers, le brio du pinceau, l’éclat de la couleur, et amasser une vraie fortune en moins de rien. Ces pensées ne l’assaillaient pas les jours où, plongé dans son travail, il en oubliait le boire, le manger, tout l’univers ; elles fondaient sur lui aux heures d’affreuse gêne, où il n’avait pas de quoi acheter ni pinceaux ni couleurs, où l’importun propriétaire le relançait du matin au soir. Alors son imagination d’affamé lui dépeignait comme fort digne d’envie le sort du peintre riche, et l’idée bien russe lui venait de tout planter là pour noyer son chagrin dans l’ivresse et la débauche. Il traversait précisément une de ces mauvaises passes.

« Patiente ! Patiente ! grommelait-il. La patience ne peut pourtant pas être éternelle. C’est très joli de patienter, mais encore faut-il que je mange demain ! Qui me prêtera de l’argent ? personne. Et si j’allais vendre mes tableaux, mes dessins, on ne me donnerait pas vingt kopeks du tout ! Ces études m’ont été utiles, je le sens bien ; aucune n’a été entreprise en vain ; chacune d’elles m’a appris quelque chose. Mais à quoi bon tous ces essais sans fin ? Qui les achètera sans connaître mon nom ? Et d’ailleurs qui pourrait bien s’intéresser à des dessins d’après l’antique ou le modèle, ou encore à ma Psyché inachevée, à la perspective de ma chambre, au portrait de mon Nikita, encore que franchement il vaille mieux que ceux de n’importe quel peintre à la mode ?… En vérité, pourquoi suis-je là à tirer le diable par la queue, à suer sang et eau sur l’a b c de mon art, quand je pourrais briller aussi bien que les autres et faire fortune tout comme eux ? »

Comme il disait ces mots, Tchartkov pâlit soudain et se prit à trembler : un visage convulsé, qui paraissait sortir d’une toile déposée devant lui, fixait sur lui deux yeux prêts à le dévorer, tandis que le pli impérieux de la bouche commandait le silence. Dans son effroi, il voulut crier, appeler Nikita, qui déjà emplissait l’antichambre de ses ronflements épiques, mais le cri mourut sur ses lèvres, cédant la place à un sonore éclat de rire : il venait de reconnaître le fameux portrait, auquel il ne songeait déjà plus, et que le clair de lune, qui baignait la pièce, animait d’une vie étrange. Il s’empara aussitôt de la toile, l’examina, enleva à l’aide d’une éponge presque toute la poussière et la saleté qui s’y étaient accumulées ; puis, quand il l’eut suspendue au mur, il en admira encore davantage l’extraordinaire puissance. Tout le visage vivait maintenant et posait sur lui un regard qui le fit bientôt tressaillir, reculer, balbutier :

« Il regarde, il regarde avec des yeux humains ! »

Une histoire que lui avait jadis contée son professeur lui revint à la mémoire. L’illustre Léonard de Vinci avait peiné, dit-on, plusieurs années sur un portrait qu’il considéra toujours comme inachevé ; cependant, à en croire Vasari, tout le monde le tenait pour l’œuvre la mieux réussie, la plus parfaite qui fût ; les contemporains admiraient surtout les yeux, où le grand artiste avait su rendre jusqu’aux plus imperceptibles veinules. Dans le cas présent, il ne s’agissait point d’un tour d’adresse, mais d’un phénomène étrange et qui nuisait même à l’harmonie du tableau : le peintre semblait avoir encastré dans sa toile des yeux arrachés à un être humain. Au lieu de la noble jouissance qui exalte l’âme à la vue d’une belle œuvre d’art, si repoussant qu’en soit le sujet, on éprouvait devant celle-ci une pénible impression.

« Qu’est-ce à dire ? se demandait involontairement Tchartkov. J’ai pourtant devant moi la nature, la nature vivante. Son imitation servile est-elle donc un crime, résonne-t-elle comme un cri discordant ? Ou peut-être, si l’on se montre indifférent, insensible envers son sujet, le rend-on nécessairement dans sa seule et odieuse réalité, sans que l’illumine la clarté de cette pensée impossible à saisir mais qui n’en est pas moins latente au fond de tout ; et il apparaît alors sous cet aspect qui se présente à quiconque, avide de comprendre la beauté d’un être humain, s’arme du bistouri pour le disséquer et ne découvre qu’un spectacle hideux ? Pourquoi, chez tel peintre, la simple, la vile nature s’auréole-t-elle de clarté, pourquoi vous procure-t-elle une jouissance exquise, comme si tout autour de vous coulait et se mouvait suivant un rythme plus égal, plus paisible ? Pourquoi, chez tel autre, qui lui a été tout aussi fidèle, cette même nature semble-t-elle abjecte et sordide ? La faute en est au manque de lumière. Le plus merveilleux paysage paraît lui aussi incomplet quand le soleil ne l’illumine point. »

Tchartkov s’approcha encore une fois du portrait pour examiner ces yeux extraordinaires et s’aperçut non sans effroi qu’ils le regardaient. Ce n’était plus là une copie de la nature, mais bien la vie étrange dont aurait pu s’animer le visage d’un cadavre sorti du tombeau. Était-ce un effet de la clarté lunaire, cette messagère du délire qui donne à toutes choses un aspect irréel ? Je ne sais, mais il éprouva un malaise soudain à se trouver seul dans la pièce. Il s’éloigna lentement du portrait, se détourna, s’efforça de ne plus le regarder, mais, malgré qu’il en eût, son œil, impuissant à s’en détacher, louchait sans cesse de ce côté. Finalement, il eut même peur d’arpenter ainsi la pièce : il croyait toujours que quelqu’un allait se mettre à le suivre, et se retournait craintivement. Sans être peureux, il avait les nerfs et l’imagination fort sensibles, et ce soir-là il ne pouvait s’expliquer sa frayeur instinctive. Il s’assit dans un coin, et là encore il eut l’impression qu’un inconnu allait se pencher sur son épaule et le dévisager. Les ronflements de Nikita, qui lui arrivaient de l’antichambre, ne dissipaient point sa terreur. Il quitta craintivement sa place, sans lever les yeux, se dirigea vers son lit et se coucha. À travers les fentes du paravent, il pouvait voir sa chambre éclairée par la lune, ainsi que le portrait accroché bien droit au mur et dont les yeux, toujours fixés sur lui avec une expression de plus en plus effrayante, semblaient décidément ne vouloir regarder rien d’autre que lui. Haletant d’angoisse, il se leva, saisit un drap et, s’approchant du portrait, l’en recouvrit tout entier.

Quelque peu tranquillisé, il se recoucha et se prit à songer à la pauvreté, au destin misérable des peintres, au chemin semé d’épines qu’ils doivent parcourir sur cette terre ; cependant, à travers une fente du paravent, le portrait attirait toujours invinciblement son regard. Le rayonnement de la lune avivait la blancheur du drap, à travers lequel les terribles yeux semblaient maintenant transparaître. Tchartkov écarquilla les siens, comme pour bien se convaincre qu’il ne rêvait point. Mais non, … il voit pour de bon, il voit nettement : le drap a disparu et, dédaignant tout ce qui l’entoure, le portrait entièrement découvert regarde droit vers lui, plonge, oui, c’est le mot exact, plonge au tréfonds de son âme…

Son cœur se glaça. Et soudain il vit le vieillard remuer, s’appuyer des deux mains au cadre, sortir les deux jambes, sauter dans la pièce. La fente ne laissait plus entrevoir que le cadre vide. Un bruit de pas retentit, se rapprocha. Le cœur du pauvre peintre battit violemment. La respiration coupée par l’effroi, il s’attendait à voir le vieillard surgir auprès de lui. Il surgit bientôt en effet, roulant ses grands yeux dans son impassible visage de bronze. Tchartkov voulut crier : il n’avait plus de voix ; il voulut remuer : ses membres ne remuaient point. La bouche bée, le souffle court, il contemplait l’étrange fantôme dont la haute stature se drapait dans son bizarre costume asiatique. Qu’allait-il entreprendre ? Le vieillard s’assit presque à ses pieds et tira un objet dissimulé sous les plis de son ample vêtement. C’était un sac. Il le dénoua, le saisit par les deux bouts, le secoua : de lourds rouleaux, pareils à de minces colonnettes, en tombèrent avec un bruit sourd ; chacun d’eux était enveloppé d’un papier bleu et portait l’inscription : « 1 000 ducats. » Le vieil homme dégagea de ses larges manches ses longues mains osseuses et se mit à défaire les rouleaux. Des pièces d’or brillèrent. Surmontant son indicible terreur, Tchartkov, immobile, couvait des yeux cet or, le regardait couler avec un tintement frêle entre les mains décharnées, étinceler, disparaître. Tout à coup, il s’aperçut qu’un des rouleaux avait glissé jusqu’au pied même du lit, près de son chevet. Il s’en empara presque convulsivement et, aussitôt, effrayé de son audace, jeta un coup d’œil craintif du côté du vieillard. Mais celui-ci semblait très occupé : il avait ramassé tous ses rouleaux et les remettait dans le sac ; puis, sans même lui accorder un regard, il s’en alla de l’autre côté du paravent. Tout en prêtant l’oreille au bruit des pas qui s’éloignaient, Tchartkov sentait son cœur battre à coups précipités. Il serrait le rouleau d’une main crispée et tremblait de tout le corps à la pensée de le perdre. Soudain les pas se rapprochèrent : le vieillard s’était sans doute aperçu qu’un rouleau manquait. Et de nouveau le terrible regard transperça le paravent, se posa sur lui. Le peintre serra le rouleau avec toute la force du désespoir ; il fit un suprême effort pour bouger, poussa un cri et… se réveilla.

Une sueur froide l’inondait ; son cœur battait à se rompre ; de sa poitrine oppressée, son dernier souffle semblait prêt à s’envoler. « C’était donc un songe ? » se dit-il en se prenant la tête à deux mains. Pourtant l’effroyable apparition avait eu tout le relief de la réalité. Maintenant encore qu’il ne dormait plus, ne voyait-il pas le vieillard rentrer dans le cadre, n’apercevait-il pas un pan de l’ample costume, tandis que sa main gardait la sensation du poids qu’elle avait tenu quelques instants plus tôt ? La lune se jouait toujours à travers la pièce, arrachant à l’ombre ici une toile, là une main de plâtre, ailleurs une draperie abandonnée, sur une chaise un pantalon, des bottes non cirées. À cet instant seulement Tchartkov s’aperçut qu’il était non plus couché dans son lit, mais bien planté juste devant le tableau. Il n’arrivait pas à comprendre ni comment il se trouvait là, ni surtout pourquoi le portrait s’offrait à lui entièrement découvert : le drap avait disparu. Il contemplait avec une terreur figée ces yeux vivants, ces yeux humains qui le fixaient. Une sueur froide inonda son visage ; il voulait s’éloigner, mais ses pieds semblaient rivés au sol. Et il vit, – non, ce n’était pas un songe, – il vit les traits du vieillard bouger, ses lèvres s’allonger vers lui comme si elles voulaient l’aspirer… Il bondit en arrière en jetant une clameur d’épouvante, et brusquement… se réveilla.

« Comment, c’était encore un rêve ! » Le cœur battant à se rompre, il reconnut à tâtons qu’il reposait toujours dans son lit, dans la position même où il s’était endormi. ! À travers la fente du paravent, qui s’étendait toujours devant lui, le clair de lune lui permettait d’apercevoir le portrait, toujours soigneusement enveloppé du drap. Ainsi donc il avait de nouveau rêvé. Pourtant sa main crispée semblait encore tenir quelque chose. Son oppression, ses battements de cœur devenaient insupportables. Par-delà la fente, il couva le drap du regard. Soudain il le vit nettement s’entrouvrir, comme si des mains s’efforçaient par-derrière de le rejeter. « Que se passe-t-il, mon Dieu ? » s’écria-t-il en se signant désespérément… et il se réveilla.

Cela aussi n’était qu’un rêve ! Cette fois il sauta du lit, à moitié fou, incapable de s’expliquer l’aventure : était-ce un cauchemar, le délire, une vision ? Pour calmer quelque peu son émoi et les pulsations désordonnées de ses artères, il s’approcha de la fenêtre, ouvrit le vasistas. Une brise embaumée le ranima. Le clair de lune baignait toujours les toits et les blanches murailles des maisons ; mais déjà de petits nuages couraient, de plus en plus nombreux, sur le ciel. Tout était calme ; de temps en temps montait d’une ruelle invisible le cahotement lointain d’un fiacre, dont le cocher somnolait sans doute au bercement de sa rosse paresseuse, dans l’attente de quelque client attardé. Tchartkov resta longtemps à regarder, la tête hors du vasistas. Les signes précurseurs de l’aurore se montraient déjà au firmament lorsqu’il sentit le sommeil le gagner ; il ferma le vasistas, regagna son lit, s’y allongea et s’endormit, cette fois, profondément.

Il s’éveilla très tard, la tête lourde, en proie à ce malaise que l’on éprouve dans une chambre enfumée. Un jour blafard, une désagréable humidité s’insinuaient dans l’atelier à travers les fentes des fenêtres, que bouchaient des tableaux et des toiles préparées. Sombre et maussade comme un coq trempé, Tchartkov s’assit sur son divan en lambeaux ; il ne savait trop qu’entreprendre, quand, soudain, tout son rêve lui revint en mémoire ; et son imagination le fit revivre avec une intensité si poignante qu’il finit par se demander s’il n’avait point réellement vu le fantôme. Arrachant aussitôt le drap, il examina le portrait à la lumière du jour. Si les yeux surprenaient toujours par leur vie extraordinaire, il n’y découvrait rien de particulièrement effrayant ; malgré tout, un sentiment pénible, inexplicable, demeurait au fond de son âme : il ne pouvait acquérir la certitude d’avoir vraiment rêvé. En tout cas, une étrange part de réalité avait dû se glisser dans ce rêve : le regard même et l’expression du vieillard semblaient confirmer sa visite nocturne ; la main du peintre éprouvait encore le poids d’un objet qu’on lui aurait arraché quelques instants plus tôt. Que n’avait-il serré le rouleau plus fort ? sans doute l’aurait-il conservé dans sa main, même après son réveil.

« Mon Dieu, que n’ai-je au moins une partie de cet argent ! » se dit-il en poussant un profond soupir. Il revoyait sortir du sac les rouleaux à l’inscription alléchante « 1 000 ducats » ; ils s’ouvraient, éparpillant leur or, puis se refermaient, disparaissaient, tandis que lui demeurait stupide, les yeux fixés dans le vide, incapable de s’arracher à ce spectacle, comme un enfant à qui l’eau vient à la bouche en voyant les autres se régaler d’un entremets défendu.

Un coup frappé à la porte le fit fâcheusement revenir à lui. Et son propriétaire entra, accompagné du commissaire de quartier, personnage dont l’apparition est, comme nul ne l’ignore, plus désagréable aux gens de peu que ne l’est aux gens riches la vue d’un solliciteur. Ledit propriétaire ressemblait à tous les propriétaires d’immeubles sis dans la quinzième ligne de l’île Basile, dans quelque coin du Vieux Pétersbourg ou tout au fond du faubourg de Kolomna ; c’était un de ces individus – fort nombreux dans notre bonne Russie dont le caractère serait aussi difficile à définir que la couleur d’une redingote usée. Aux temps lointains de sa jeunesse, il avait été capitaine dans l’armée et je ne sais trop quoi dans le civil ; grand brailleur, grand fustigeur, débrouillard et mirliflore ; au demeurant un sot. Depuis qu’il avait vieilli, toutes ces particularités distinctives s’étaient fondues en un morne ensemble indécis. Veuf et retraité, il ne faisait plus ni le fendant ni le vantard, ni le casseur d’assiettes ; il n’aimait qu’à prendre le thé en débitant toutes sortes de fadaises ; il arpentait sa chambre, mouchait sa chandelle, s’en allait tous les trente du mois réclamer son argent à ses locataires, sortait dans la rue, sa clef à la main pour examiner son toit, chassait le portier de sa tanière toutes les fois que le pauvre diable s’y enfermait pour faire un somme ; bref c’était un homme à la retraite qui, après avoir jeté sa gourme et passablement roulé sa bosse, ne gardait plus que de mesquines habitudes.

« Rendez-vous compte vous-même, Baruch Kouzmitch, dit le propriétaire en écartant les bras : il ne paye pas son terme, il ne le paye pas !

– Que voulez-vous que j’y fasse ? Je n’ai pas d’argent pour le moment. Patientez quelque peu. »

Le propriétaire jeta les hauts cris.

« Patienter ! Impossible, mon ami. Savez-vous qui j’ai pour locataires, monsieur ? Le lieutenant-colonel Potogonkine, monsieur, et depuis sept ans, s’il vous plaît ! Mme Anna Pétrovna Boukhmistérov, une personne qui a trois domestiques, monsieur, et à qui je loue encore ma remise ainsi qu’une écurie à deux boxes. Chez moi, voyez-vous, on paye son terme, je vous le dis tout franc. Veuillez donc vous exécuter sur-le-champ et de plus quitter ma maison sans retard.

– Oui, évidemment, puisque vous avez loué, vous devez payer la somme convenue, dit le commissaire avec un léger hochement de tête, un doigt planté derrière un bouton de son uniforme.

– Où voulez-vous que je la prenne ? Je n’ai pas le sou.

– Dans ce cas, veuillez donner satisfaction à Ivan Ivanovitch par des travaux de votre profession. Il acceptera peut-être d’être payé en tableaux ?

– En tableaux ? Merci bien, mon cher ! Encore si c’étaient des peintures à sujets nobles, qu’on pourrait pendre au mur : un général et ses crachats, le prince Koutouzov, ou quelque chose de ce genre ! Mais non, monsieur ne peint que des croquants : tenez, voilà le portrait du gaillard qui lui broie ses couleurs. À-t-on idée de prendre pour modèle un saligaud pareil ! Celui-là, la main me démange de lui flanquer une volée : il m’a enlevé tous les clous des targettes, le bandit !… Regardez-moi ces sujets !… Tenez, voilà sa chambre : si encore il la représentait propre et bien soignée ; mais non, il la peint avec toutes les saletés qui traînent dedans. Voyez un peu comme il m’a souillé cette pièce ; regardez, regardez vous-même… Moi chez qui des gens comme il faut passent des sept ans entiers : un lieutenant-colonel, Mme Boukhmistérov… Non, décidément, il n’y a pas de pire locataire qu’un artiste : ça vit comme un pourceau ! Dieu nous préserve de mener jamais pareille existence ! »

Le pauvre peintre devait patiemment écouter tout ce fatras. Cependant le commissaire reluquait études et tableaux ; il montra bientôt que son âme, plus vivante que celle du propriétaire, était même accessible aux impressions artistiques.

« Hé, hé, fit-il, en désignant du doigt une toile sur laquelle était peinte une femme nue, voilà un sujet plutôt… folâtre… Et ce bonhomme-là, pourquoi a-t-il une tache noire sous le nez ? Il s’est peut-être sali avec du tabac ?

– C’est l’ombre, répondit sèchement Tchartkov sans tourner les yeux vers lui.

– Vous auriez bien dû la transporter ailleurs ; sous le nez, ça se voit trop, dit le commissaire. Et celui-là, qui est-ce ? continua-t-il en s’approchant du fameux portrait. Il fait peur à voir. Avait-il l’air si terrible en réalité ?… Ah mais, il nous regarde, tout simplement. Quel croquemitaine ! Qui vous a donc servi de modèle ?

– Oh, c’est un… », voulut dire Tchartkov, mais un craquement lui coupa la parole.

Le commissaire avait sans doute serré trop fort le cadre dans ses lourdes mains d’argousin ; les bordures cédèrent ; l’une tomba par terre et, en même temps qu’elle un rouleau enveloppé de papier bleu qui tinta lourdement. L’inscription « 1 000 ducats » sauta aux yeux de Tchartkov. Il se précipita comme un insensé sur le rouleau, le ramassa, le serra convulsivement dans sa main, abaissée par le poids de l’objet.

« N’est-ce pas de l’argent qui a tinté ? » dit le commissaire.

Il avait bien entendu tomber quelque chose sans que la promptitude de Tchartkov lui eût permis de voir ce que c’était au juste.

« En quoi cela vous regarde-t-il ?

– En ceci, monsieur, que vous devez un terme à votre propriétaire et que, tout en ayant de l’argent, refusez de le payer. Compris ?

– Bon, je le lui payerai dès aujourd’hui.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît, refusiez-vous de le faire ? Pourquoi lui occasionnez-vous du dérangement, à ce digne homme… et à la police par-dessus le marché ?

– Parce que je ne voulais pas toucher à cet argent. Mais je vous répète que je lui réglerai ma dette ce soir même ; et je quitterai dès demain sa maison, car je ne veux pas rester plus longtemps chez un pareil propriétaire.

– Allons, Ivan Ivanovitch, il vous payera… Et s’il ne vous donne pas entière satisfaction, dès ce soir, alors… alors, monsieur l’artiste, vous aurez affaire à nous. »

Sur ce, il se coiffa de son tricorne et gagna l’antichambre, suivi du propriétaire, qui baissait la tête et semblait rêveur.

« Bon débarras, Dieu merci » s’exclama Tchartkov, quand il entendit la porte d’entrée se refermer.

Il jeta un coup d’œil dans l’antichambre, envoya Nikita en course pour être complètement seul, et, revenu dans son atelier, se mit, le cœur palpitant, à défaire son trésor. Le rouleau, semblable en tous points à ceux qu’il avait vus en rêve, contenait exactement mille ducats, flambant neufs et brûlants comme du feu. « N’est-ce point un songe ? » se demanda-t-il encore en contemplant, à demi-fou, ce flot d’or, qu’il palpait éperdument, sans pouvoir reprendre ses esprits. Des histoires de trésors cachés, de cassettes à tiroirs secrets léguées par de prévoyants ancêtres à des arrière-neveux dont ils pressentaient la ruine, obsédaient en foule son imagination. Il en vint à se croire devant un cas de ce genre : sans doute quelque aïeul avait-il imaginé de laisser à son petit-fils ce cadeau, enclos dans le cadre d’un portrait de famille ? Emporté par un délire romanesque, il se demanda même s’il n’y avait pas là un rapport secret avec son propre destin : l’existence du portrait n’était-elle pas liée à la sienne, et son acquisition prédestinée ? Il examina très attentivement le cadre : une rainure avait été pratiquée sur l’un des côtés, puis recouverte d’une planchette, mais avec tant d’adresse et de façon si peu visible que, n’était la grosse patte du commissaire, les ducats y auraient reposé jusqu’à la consommation des siècles. Sa vue s’étant, du cadre, reportée sur le tableau, il en admira une fois de plus la superbe facture, et, singulièrement, l’extraordinaire fini des yeux : il les regardait maintenant sans crainte, mais toujours avec un certain malaise.

« Allons, se dit-il, de qui que tu sois l’aïeul, je te mettrai sous verre et, en échange de CECI, je te donnerai un beau cadre doré. »

Ce disant, il laissa tomber sa main sur le tas d’or étalé devant lui ; son cœur précipita ses battements.

« Qu’en faire ? se demandait-il en le couvant du regard. Voilà ma vie assurée pour trois ans au moins. J’ai de quoi acheter des couleurs, payer mon dîner, mon thé, mon entretien, mon logement. Je puis m’enfermer dans mon atelier et y travailler tranquillement ; nul ne viendra plus m’importuner. Je vais faire l’emplette d’un excellent mannequin, me commander un torse de plâtre et y modeler des jambes, cela me fera une Vénus, acheter enfin des gravures d’après les meilleurs tableaux. Si je travaille trois ans sans me dépêcher, sans songer à la vente, je les enfoncerai tous et pourrai devenir un bon peintre. »

Voilà ce que lui dictait la raison, mais au fond de lui-même s’élevait une voix plus puissante. Et quand il eut jeté un nouveau regard sur le tas d’or, ses vingt-deux ans, son ardente jeunesse lui tinrent un bien autre langage. Tout ce qu’il avait contemplé jusqu’alors avec des yeux envieux, tout ce qu’il avait admiré de loin, l’eau à la bouche, se trouvait maintenant à sa portée. Ah, comme son cœur ardent se mit à battre dès que cette pensée lui vint ! S’habiller à la dernière mode, faire bombance après ces longs jours de jeûne, louer un bel appartement, aller tout de suite au théâtre, au café, au… Il avait déjà sauté sur son or et se trouvait dans la rue.

Il entra tout d’abord chez un tailleur et une fois vêtu de neuf des pieds à la tête, ne cessa plus de s’admirer comme un enfant. Il loua sans marchander le premier appartement qui se trouva libre sur la Perspective, un appartement magnifique avec de grands trumeaux et des vitres d’un seul carreau. Il acheta des parfums, des pommades, une lorgnette fort coûteuse dont il n’avait que faire et beaucoup plus de cravates qu’il n’en avait besoin. Il se fit friser par un coiffeur, parcourut deux fois la ville en landau sans la moindre nécessité, se bourra de bonbons dans une confiserie, et s’en alla dîner chez un traiteur français, sur lequel il avait jusqu’alors des notions aussi vagues que sur l’empereur de Chine. Tout en dînant il se donnait de grands airs, regardait d’assez haut ses voisins, et réparait sans cesse le désordre de ses boucles en se mirant dans la glace qui lui faisait face. Il se commanda une bouteille de champagne, boisson qu’il ne connaissait que de réputation, et qui lui monta légèrement à la tête. Il se retrouva dans la rue de fort belle humeur et prit des allures de conquérant. Il déambula tout guilleret le long du trottoir en braquant sa lorgnette sur les passants. Il aperçut sur le pont son ancien maître et fila crânement devant lui, comme s’il ne l’avait pas vu : le bonhomme en demeura longtemps stupide, le visage transformé en point d’interrogation.

Le soir même, Tchartkov fit transporter son chevalet, ses toiles, ses tableaux, toutes ses affaires dans le superbe appartement. Après avoir disposé bien en vue ce qu’il avait de mieux et jeté le reste dans un coin, il se mit à arpenter les pièces en jetant de fréquentes œillades aux miroirs. Il sentait sourdre en lui le désir invincible de violenter la gloire et de faire voir à l’univers ce dont il était capable. Il croyait déjà entendre les cris : « Tchartkov ! Tchartkov ! Avez-vous vu le tableau de Tchartkov ? Quelle touche ferme et rapide ! Quel vigoureux talent ! » Une extase fébrile l’emportait Dieu sait où.

Le matin venu, il prit une dizaine de ducats, et s’en alla demander une aide généreuse au directeur d’un journal en vogue. Le directeur le reçut cordialement, lui donna du « cher maître », lui pressa les deux mains, s’enquit par le menu de ses nom, prénoms et domicile. Et dès le lendemain, le journal publiait, à la suite d’une annonce vantant les qualités d’une nouvelle chandelle, un article intitulé : « L’extraordinaire talent de Tchartkov. »

« Hâtons-nous de complimenter les habitants éclairés de notre capitale : ils viennent de faire une acquisition qu’on nous permettra de qualifier de magnifique à tous les points de vue. Chacun se plaît à reconnaître qu’on trouve chez nous un grand nombre de charmants visages et d’heureuses physionomies ; mais nous ne possédions pas encore le moyen de les faire passer à la postérité par l’entremise miraculeuse du pinceau. Cette lacune est désormais comblée : un peintre est apparu qui réunit en lui toutes les qualités nécessaires. Dorénavant nos beautés seront sûres de se voir rendues dans toute leur grâce exquise, aérienne, enchanteresse, semblable à celle des papillons qui voltigent parmi les fleurs printanières. Le respectable père de famille se verra entouré de tous les siens. Le négociant comme le militaire, l’homme d’État comme le simple citoyen, chacun continuera sa carrière avec un zèle redoublé. Hâtez-vous, hâtez-vous, entrez chez lui, au retour d’une promenade, d’une visite à un ami, à une cousine, à un beau magasin ; hâtez-vous d’y aller d’où que vous veniez. Vous verrez dans son magnifique atelier (Perspective Nevski, n°…) une multitude de portraits dignes des Van Dyck et des Titien. On ne sait trop qu’admirer davantage en eux : la vigueur de la touche, l’éclat de la palette ou la ressemblance avec l’original. Soyez loué, ô peintre, vous avez tiré un bon numéro à la loterie ! Bravo, André Pétrovitch ! (Le journaliste aimait évidemment la familiarité.) Travaillez à votre gloire et à la nôtre. Nous savons vous apprécier. L’affluence du public et la fortune (encore que certains de nos confrères s’élèvent contre elle) seront votre récompense. »

Tchartkov lut et relut cette annonce avec un secret plaisir ; son visage rayonnait. Enfin la presse parlait de lui ! La comparaison avec Van Dyck et Titien le flatta énormément. L’exclamation « Bravo, André Pétrovitch ! » ne fut pas non plus pour lui déplaire : les journaux le nommaient familièrement par ses prénoms ; quel honneur insoupçonné ! Dans sa joie, il entreprit à travers l’atelier une promenade sans fin, en ébouriffant ses cheveux d’une main nerveuse ; tantôt il se laissait choir dans un fauteuil, puis bondissait et s’installait sur le canapé, essayant d’imaginer comment il allait recevoir les visiteurs et les visiteuses ; tantôt il s’approchait d’une toile, esquissant des gestes susceptibles de mettre en valeur tant le charme de sa main que la hardiesse de son pinceau.

Le lendemain, on sonna à sa porte ; il courut ouvrir. Une dame entra, suivie d’une jeune personne de dix-huit ans, sa fille ; un valet en manteau de livrée doublé de fourrure les accompagnait.

« Vous êtes bien M. Tchartkov ? » s’enquit la dame.

Le peintre s’inclina.

« On parle beaucoup de vous ; on prétend que vos portraits sont le comble de la perfection. »

Sans attendre de réponse, la dame, levant son face-à-main, s’en fut d’un pas léger examiner les murs ; mais comme elle les trouva vides :

« Où donc sont vos portraits ? demanda-t-elle.

– On les a emportés, dit le peintre quelque peu confus. … Je viens d’emménager ici…, ils sont encore en route.

– Vous êtes allé en Italie ? demanda encore la dame en braquant vers lui son face-à-main, faute d’autre objet à lorgner.

– Non…, pas encore… J’en avais bien l’intention… mais j’ai remis mon voyage… Mais voici des fauteuils ; vous devez être fatiguées ?

– Merci, je suis longtemps restée assise en voiture… Ah, ah, je vois enfin de vos œuvres ! » s’écria la dame, dirigeant cette fois son face-à-main vers la paroi au pied de laquelle Tchartkov avait déposé ses études, ses portraits, ses essais de perspective. Elle y courut aussitôt. « C’est charmant. Lise, Lise, venez ici. Un intérieur à la manière de Téniers. Tu vois ? Du désordre, du désordre partout ; une table et un buste dessus, une main, une palette… et jusqu’à de la poussière… Tu vois, tu vois la poussière ? C’est charmant… Tiens, une femme qui se lave le visage ! Quelle jolie figure !… Ah, un moujik !… Lise, Lise, regarde : un petit moujik en blouse russe !… Je croyais que vous ne peigniez que des portraits ?

– Oh, tout cela n’est que bagatelles… Histoire de m’amuser… De simples études !

– Dites, que pensez-vous des portraitistes contemporains ? N’est-ce pas qu’aucun d’eux n’approche du Titien ? On ne trouve plus cette puissance de coloris, cette… Quel dommage que je ne puisse vous exprimer ma pensée en russe ! » La dame, férue de peinture, avait parcouru avec son face-à-main toutes les galeries d’Italie… « Cependant M. Nol… Ah, celui-là comme il peint… Je trouve ses visages plus expressifs même que ceux du Titien !… Vous ne connaissez pas M. Nol ?

– Qui est ce Nol ?

– M. Nol ! Ah, quel talent ! Il a peint le portrait de Lise lorsqu’elle n’avait que douze ans… Il faut absolument que vous veniez le voir. Lise, montre-lui ton album. Vous savez que nous sommes ici pour que vous commenciez son portrait, séance tenante.

– Comment donc !… À l’instant même !… »

En un clin d’œil il avança son chevalet chargé d’une toile, prit sa palette, attacha son regard sur le pâle visage de la jeune fille. Tout connaisseur du cœur humain aurait aussitôt déchiffré sur ces traits : un engouement enfantin pour les bals ; pas mal d’ennui et des plaintes sur la longueur du temps, avant comme après le dîner ; un vif désir de faire voir ses robes neuves à la promenade ; les lourdes traces d’une application indifférente à des arts divers, inspirée par sa mère en vue d’élever son âme. Tchartkov, lui, ne voyait sur cette figure délicate qu’une transparence de chair rappelant presque la porcelaine et bien faite pour tenter le pinceau ; une molle langueur, le cou fin et blanc, la taille d’une sveltesse aristocratique le séduisait. Il se préparait d’avance à triompher, à montrer l’éclat, la légèreté d’un pinceau qui n’avait eu jusqu’ici affaire qu’à de vils modèles aux traits heurtés, à de sévères antiques, à quelques copies de grands maîtres. Il voyait déjà ce gentil minois rendu par lui.

« Savez-vous quoi ? fit la dame, dont le visage prit une expression quasi touchante. Je voudrais… Elle porte une robe… Je préférerais, voyez-vous, ne pas la voir peinte dans la robe à laquelle nous sommes si habituées. J’aimerais qu’elle fût vêtue simplement, assise à l’ombre de verdures, au sein de quelque prairie… avec un troupeau ou des bois dans le lointain…, qu’elle n’eût pas l’air d’aller à un bal ou à une soirée à la mode. Les bals, je vous l’avoue, sont mortels pour nos âmes ; ils atrophient ce qui nous reste encore de sentiments… Il faudrait, voyez-vous, plus de simplicité. » (Les visages de cire de la mère et de la fille prouvaient, hélas, qu’elles avaient un peu trop fréquenté les dits bals.)

Tchartkov se mit à l’ouvrage. Il installa son modèle, réfléchit quelques instants, prit ses points de repère en battant l’air du pinceau, cligna d’un œil, se recula pour mieux juger de l’effet. Au bout d’une heure, la préparation terminée à son gré, il commença de peindre. Tout entier à son œuvre, il en oublia jusqu’à la présence de ses aristocratiques clientes et céda bientôt à ses façons de rapin : il chantonnait, poussait des exclamations, faisait sans la moindre cérémonie, d’un simple mouvement de pinceau, lever la tête à son modèle, qui finit par s’agiter et témoigner d’une fatigue extrême.

« Assez pour aujourd’hui, dit la mère.

– Encore quelques instants, supplia le peintre.

– Non, il est temps de partir… Trois heures déjà, Lise. Ah mon Dieu, qu’il est tard ! s’écria-t-elle en tirant une petite montre accrochée par une chaîne d’or à sa ceinture.

– Rien qu’une petite minute ! » implora Tchartkov, d’une voix naïve, enfantine.

Mais la dame ne paraissait nullement disposée à satisfaire, ce jour-là, les exigences artistiques de son peintre ; elle lui promit, en revanche, de rester davantage une autre fois.

« C’est bien ennuyeux, se dit Tchartkov, ma main commençait à se dégourdir ! » Il se souvint que, dans son atelier de l’île Basile, personne n’interrompait son travail : Nikita gardait la pose indéfiniment et s’endormait même dans cette position. Il abandonna, tout dépité, son pinceau, sa palette, et se figea dans la contemplation de sa toile.

Un compliment de la grande dame le tira de cette rêverie. Il se précipita pour accompagner les visiteuses jusqu’à la porte de la maison ; sur l’escalier il fut autorisé à les venir voir, prié à dîner pour la semaine suivante. Il rentra chez lui tout rasséréné, entièrement captivé par les charmes de la grande dame. Jusqu’alors il avait jugé ces êtres-là inaccessibles, uniquement créés et mis au monde pour rouler dans de belles voitures, avec cochers et valets de pied de grand style, et n’accordant aux pauvres piétons que des regards indifférents. Et voilà qu’une de ces nobles créatures avait pénétré chez lui pour lui commander le portrait de sa fille et l’inviter dans son aristocratique demeure. Une joie délirante l’envahit ; pour fêter ce grand événement, il s’offrit un bon dîner, passa la soirée au spectacle et parcourut de nouveau la ville en landau, toujours sans la moindre nécessité.

Les jours suivants, il ne parvint pas à s’intéresser à ses travaux en cours. Il ne faisait que se préparer, qu’attendre le moment où l’on sonnerait à la porte. Enfin la grande dame et sa pâle enfant arrivèrent. Il les fit asseoir, avança la toile – avec adresse cette fois et des prétentions à l’élégance – et se mit à peindre. La journée ensoleillée, le vif éclairage lui permirent d’apercevoir sur son fragile modèle certains détails qui, traduits sur la toile, donneraient une grande valeur au portrait. Il comprit que, s’il arrivait à les reproduire avec la même perfection que les lui offrait la nature, il ferait quelque chose d’extraordinaire. Son cœur commença même à battre légèrement quand il sentit qu’il allait exprimer ce dont nul avant lui ne s’était encore aperçu. Tout à son art, il oublia de nouveau la noble origine de son modèle. À voir si bien rendus par son pinceau ces traits délicats, cette chair exquise, quasi diaphane, il se sentait défaillir. Il tâchait de saisir la moindre nuance, un léger reflet jaune, une tache bleuâtre à peine visible sous les yeux et copiait déjà un petit bouton poussé sur le front, quand il entendit au-dessus de lui la voix de la maman :

« Eh non, voyons… Pourquoi cela ? C’est inutile… Et puis il me semble qu’à certains endroits vous avez fait… un peu jaune… Et ici, tenez, on dirait de petites taches sombres. »

Le peintre voulut expliquer que précisément ces taches et ces reflets jaunes mettaient en valeur l’agréable et tendre coloris du visage. Il lui fut répondu qu’elles ne mettaient rien du tout en valeur, que c’était là une illusion de sa part.

« Permettez-moi pourtant une légère touche de jaune, une seule, ici tenez », insista le naïf Tchartkov.

On ne lui permit même pas cela. Il lui fut déclaré que Lise n’était pas très bien disposée ce jour-là, que d’habitude son visage, d’une fraîcheur surprenante, n’offrait pas la moindre trace de jaune.

Bon gré mal gré, Tchartkov dut effacer ce que son pinceau avait fait naître sur la toile. Bien des traits presque invisibles disparurent et avec eux s’évanouit une partie de la ressemblance. Il se mit à donner machinalement au tableau cette note uniforme qui se peint de mémoire et transforme les portraits d’êtres vivants en figures froidement irréelles, semblables à des modèles de dessin. Mais la disparition des tons déplaisants satisfit pleinement la noble dame. Elle marqua toutefois sa surprise de voir le travail traîner si longtemps : M. Tchartkov, lui avait-on dit, terminait ses portraits en deux séances.

L’artiste ne trouva rien à lui répondre. Il déposa son pinceau et, quand il eut accompagné ces dames jusqu’à la porte, demeura longtemps, immobile et songeur, devant sa toile.

Il revoyait avec une douleur stupide les nuances légères, les tons vaporeux qu’il avait saisis puis effacés d’un pinceau impitoyable. Plein de ces impressions, il écarta le portrait, alla chercher une tête de Psyché, qu’il avait naguère ébauchée puis abandonnée dans un coin. C’était une figure dessinée avec art, mais froide, banale, conventionnelle. Il la reprit maintenant dans le dessein d’y fixer les traits qu’il avait pu observer sur son aristocratique visiteuse, et qui se pressaient en foule dans sa mémoire. Il réussit en effet à les y transposer sous cette forme épurée que leur donnent les grands artistes, alors qu’imprégnés de la nature ils s’en éloignent pour la recréer. Psyché parut s’animer : ce qui n’était qu’une implacable abstraction se transforma peu à peu en un corps vivant ; les traits de la jeune mondaine lui furent involontairement communiqués et elle acquit de ce fait cette expression particulière qui donne à l’œuvre d’art un cachet d’indéniable originalité.

Tout en utilisant les détails, Tchartkov semblait avoir réussi à dégager le caractère général de son modèle. Son travail le passionnait ; il s’y consacra entièrement durant plusieurs jours et les deux dames l’y surprirent. Avant qu’il eût eu le temps d’éloigner son tableau, elles battirent des mains, poussèrent des cris joyeux.

« Lise, Lise, ah, que c’est ressemblant ! Superbe, superbe ! Quelle bonne idée vous avez eue de l’habiller d’un costume grec ! Ah quelle surprise ! »

Le peintre ne savait comment les tirer de cette agréable erreur. Mal à l’aise, baissant les yeux, il murmura :

« C’est Psyché.

– Psyché ! Ah ! charmant ! dit la mère en le gratifiant d’un sourire que la fille imita aussitôt. N’est-ce pas, Lise, tu ne saurais être mieux qu’en Psyché ? Quelle idée délicieuse ! Mais quel art ! On dirait un Corrège. J’ai beaucoup entendu parler de vous. J’ai lu bien des choses sur votre compte, mais, vous l’avouerai-je ? je ne vous savais pas un pareil talent. Allons, il faut que vous fassiez aussi mon portrait. »

Évidemment la bonne dame se voyait, elle aussi, sous les traits de quelque Psyché.

« Tant pis ! se dit Tchartkov. Puisqu’elles ne veulent pas être dissuadées, Psyché passera pour ce qu’elles désirent. »

« Ayez la bonté de vous asseoir un moment, proféra-t-il ; j’ai quelques retouches à faire.

– Ah, je crains que vous… Elle est si ressemblante ! »

Comprenant que leur appréhension avait surtout trait aux tons jaunes, le peintre s’empressa de rassurer ces dames : il voulait seulement souligner le brillant et l’expression des yeux. En réalité, il éprouvait une honte extrême et, de peur qu’on ne lui reprochât son impudence, il tenait à pousser la ressemblance aussi loin que possible. Bientôt en effet le visage de Psyché prit de plus en plus nettement les traits de la pâle jeune fille.

« Assez ! » dit la mère redoutant que la ressemblance ne devînt trop parfaite.

Un sourire, de l’argent, des compliments, une poignée de main fort cordiale, une invitation à dîner, bref mille récompenses flatteuses payèrent le peintre de ses peines.

Le portrait fit sensation. La dame le montra à ses amies : toutes admirèrent – non sans qu’une légère rougeur leur montât au visage – l’art avec lequel le peintre avait su à la fois garder la ressemblance et mettre en valeur la beauté du modèle. Et Tchartkov fut soudain assailli de commandes ; toute la ville semblait vouloir se faire portraiturer par lui ; on sonnait à chaque instant à sa porte. Évidemment la diversité de toutes ces figures pouvait lui permettre d’acquérir une pratique extraordinaire. Par malheur, c’étaient des gens difficiles à satisfaire, des gens pressés, fort occupés, ou des mondains, c’est-à-dire encore plus occupés que les autres et par conséquent très impatients. Tous tenaient à un travail rapide et bien fait. Tchartkov comprit que dans ces conditions il ne pouvait rechercher le fini ; la prestesse du pinceau devait lui tenir lieu de toute autre qualité. Il suffisait de saisir l’ensemble, l’expression générale, sans vouloir approfondir les détails, poursuivre la nature jusqu’en son intime perfection. En outre, chacun – ou presque chacun – de ses modèles avait ses prétentions particulières. Les dames demandaient que le portrait rendît avant tout l’âme et le caractère, le reste devant être parfois complètement négligé ; que les angles fussent tous arrondis, les défauts atténués, voire supprimés ; bref, que le visage, s’il ne pouvait provoquer des coups de foudre, inspirât tout au moins l’admiration. Aussi prenaient-elles en s’installant pour la pose des expressions bien faites pour déconcerter Tchartkov : l’une jouait la rêveuse, l’autre la mélancolique ; pour amenuiser sa bouche, une troisième se pinçait les lèvres jusqu’à donner l’illusion d’un point gros comme une tête d’épingle. Elles ne laissaient pas pour autant d’exiger de lui la ressemblance, le naturel, l’absence d’apprêts.

Les hommes ne le cédaient en rien au sexe faible. Celui-ci voulait se voir rendu avec un port de tête énergique, celui-là avec les yeux levés au ciel d’un air inspiré. Un lieutenant de la garde désirait que son regard fît songer à Mars ; un fonctionnaire, que son visage exprimât au plus haut degré la noblesse jointe à la droiture ; sa main devait s’appuyer sur un livre où s’inscriraient très apparemment, ces mots : « J’ai toujours défendu la vérité. »

Au début ces exigences affolaient Tchartkov : impossible de les satisfaire sérieusement dans un laps de temps aussi court ! Mais bientôt il comprit de quoi il retournait et cessa de se mettre martel en tête. Deux ou trois mots lui faisaient deviner les désirs du modèle. Celui qui se voulait en Mars l’était. À celui qui prétendait jouer les Byron, il octroyait une pose et un port de tête byroniens. Qu’une dame désirât être Corinne, Ondine, Aspasie ou Dieu sait quoi encore, il y consentait sur-le-champ. Il avait seulement soin d’ajouter une dose suffisante de beauté, de distinction, ce qui, chacun le sait, ne gâte jamais les choses et peut faire pardonner au peintre jusqu’au manque de ressemblance. L’étonnante prestesse de son pinceau finit par le surprendre lui-même. Quant à ses modèles, ils se déclaraient naturellement enchantés et proclamaient partout son génie.

Tchartkov devint alors, sous tous les rapports, un peintre à la mode. Il dînait à droite et à gauche, accompagnait les dames aux expositions, voire à la promenade, s’habillait en dandy, affirmait publiquement qu’un peintre appartient à la société et ne doit point déroger à son rang. Les artistes, à l’en croire, avaient grand tort de s’accoutrer comme des savetiers, d’ignorer les belles manières, de manquer totalement d’éducation. Il portait maintenant des jugements tranchants sur l’art et les artistes. À l’entendre on prônait trop les vieux maîtres : « Les préraphaélites n’ont peint que des écorchés ; la prétendue sainteté de leurs œuvres n’existe que dans l’imagination de ceux qui les contemplent ; Raphaël lui-même n’est pas toujours excellent, et seule une tradition bien enracinée assure la célébrité à bon nombre de ses tableaux ; Michel-Ange est entièrement dénué de grâce, ce fanfaron ne songe qu’à faire parade de sa science de l’anatomie ; l’éclat, la puissance du pinceau et du coloris sont l’apanage exclusif de notre siècle. » Par une transition bien naturelle, Tchartkov arrivait alors à lui-même.

« Non, disait-il, je ne comprends pas ceux qui peinent et pâlissent sur leur travail. Quiconque traîne des mois sur une toile n’est qu’un artisan ; je ne croirai jamais qu’il a du talent ; le génie crée avec audace et rapidité. Tenez, moi, par exemple, j’ai peint ce portrait en deux jours, cette tête en un seul, ceci en quelques heures, cela en une heure au plus… Non, voyez-vous, je n’appelle pas art ce qui se fabrique au compte-gouttes ; c’est du métier, si vous voulez, mais de l’art, non pas ! »

Tels étaient les propos qu’il tenait à ses visiteurs ; ceux-ci à leur tour admiraient la hardiesse, la puissance de son pinceau ; cette rapidité d’exécution leur arrachait même des exclamations de surprise et ils se confiaient ensuite l’un à l’autre.

« C’est un homme de talent, de grand talent ! Écoutez-le parler, voyez comme ses yeux brillent. Il y a quelque chose d’extraordinaire dans toute sa figure ! »

L’écho de ces louanges flattait Tchartkov. Quand les feuilles publiques le complimentaient, il se réjouissait comme un enfant, encore qu’il eût payé de sa poche ces beaux éloges. Il prenait une joie naïve à ces articles, les colportait partout, les montrait comme par hasard à ses amis et connaissances. Sa vogue grandissait, les commandes affluaient. Cependant ces portraits, ces personnages dont il connaissait par cœur les attitudes et les mouvements, commençaient à lui peser. Il les peignait sans grand plaisir, se bornant à esquisser tant bien que mal la tête et laissant ses élèves achever le reste. Au début il avait encore inventé des effets hardis, des poses originales ; maintenant cette recherche même lui semblait fastidieuse. Réfléchir, imaginer étaient pour son esprit de trop pénibles efforts, auxquels il n’avait d’ailleurs pas le temps de se livrer : son existence dissipée, le rôle d’homme du monde qu’il s’efforçait de jouer, tout cela l’emportait loin du travail et de la réflexion. Son pinceau perdait son brio, sa chaleur, se cantonnait placidement dans les poncifs les plus désuets. Les visages froids, monotones, toujours fermés, toujours boutonnés si l’on peut dire, des fonctionnaires, tant civils que militaires, ne lui offraient point un champ bien vaste : il en oubliait les somptueuses draperies, les gestes hardis, les passions. Il ne pouvait être question de grouper des personnages, de nouer quelque noble action dramatique. Tchartkov n’avait devant lui que des uniformes, des corsets, des habits noirs, tous objets bien propres à glacer l’artiste et à tuer l’inspiration. Aussi ses ouvrages étaient-ils maintenant dépourvus des qualités les plus ordinaires ; ils jouissaient toujours de la vogue, mais les vrais connaisseurs haussaient les épaules en les regardant. Certains d’entre eux, qui avaient connu Tchartkov autrefois, n’arrivaient pas à comprendre comment, à peine parvenu à son plein épanouissement, ce garçon bien doué avait soudain perdu un talent dont il avait donné dès ses débuts des preuves si manifestes.

Le peintre enivré ignorait ces critiques. Il avait acquis la gravité de l’âge et de l’esprit ; il engraissait, s’épanouissait en largeur. Journaux et revues l’appelaient déjà « notre éminent André Pétrovitch » ; on lui offrait des postes honorifiques ; on le nommait membre de jurys, de comités divers. Comme il est de règle à cet âge respectable, il prenait maintenant le parti de Raphaël et des vieux maîtres, non point qu’il se fût pleinement convaincu de leur valeur, mais pour s’en faire une arme contre ses jeunes confrères. Car, toujours comme de règle à cet âge, il reprochait à la jeunesse son immoralité, son mauvais esprit. Il commençait à croire que tout en ce bas monde s’accomplit aisément, à condition d’être rigoureusement soumis à la discipline de l’ordre et de l’uniformité ; l’inspiration n’est qu’un vain mot. Bref, il atteignait le moment où l’homme sent mourir en lui tout élan, où l’archet inspiré n’exhale plus autour de son cœur que des sons languissants. Alors le contact de la beauté n’enflamme plus les forces vierges de son être. En revanche les sens émoussés deviennent plus attentifs au tintement de l’or, se laissent insensiblement endormir par sa musique fascinatrice. La gloire ne peut apporter de joie à qui l’a volée : elle ne fait palpiter que les cœurs dignes d’elle. Aussi tous ses sens, tous ses instincts s’orientèrent-ils vers l’or. L’or devient sa passion, son idéal, sa terreur, sa volupté, son but. Les billets s’amoncelaient dans ses coffres, et comme tous ceux à qui est départi cet effroyable lot, il devint triste, inaccessible, indifférent à tout ce qui n’était pas l’or, lésinant sans besoin, amassant sans méthode. Il allait bientôt se muer en l’un de ces êtres étranges, si nombreux dans notre univers insensible, que l’homme doué de cœur et de vie considère avec épouvante : ils lui semblent des tombeaux mouvants qui portent un cadavre en eux, un cadavre en place de cœur. Un événement imprévu devait cependant ébranler son inertie, réveiller toutes ses forces vives.

Un beau jour il trouva un billet sur sa table : l’Académie des Beaux-Arts le priait, en tant qu’un de ses membres les plus en vue, de venir donner son opinion sur une œuvre envoyée d’Italie par un peintre russe qui s’y perfectionnait dans son art. Ce peintre était un de ses anciens camarades : passionné depuis l’enfance pour la peinture, il s’y était consacré de toute son âme ardente ; abandonnant ses amis, sa famille, ses chères habitudes, il s’était précipité vers le pays où sous un ciel sans nuages mûrit la grandiose pépinière de l’art, cette superbe Rome dont le nom seul fait battre si violemment le grand cœur de l’artiste. Il y vécut en ermite, plongé dans un labeur sans trêve et sans merci. Peu lui importait que l’on critiquât son caractère, ses maladresses, son manque d’usage et que la modestie de son costume fît rougir ses confrères : il se souciait fort peu de leur opinion. Voué corps et âme à l’art, il méprisait tout le reste. Visiteur inlassable des musées, il passait des heures entières devant les œuvres des grands peintres, acharné à poursuivre le secret de leur pinceau. Il ne terminait rien sans s’être confié à ces maîtres, sans avoir tiré de leurs ouvrages un conseil éloquent encore que muet. Il se tenait à l’écart des discussions orageuses et ne prenait parti ni pour ni contre les puristes. Comme il ne s’attachait qu’aux qualités, il savait rendre justice à chacun, mais finalement il ne garda qu’un seul maître, le divin Raphaël – tel ce grand poète qui après avoir lu bien des ouvrages exquis ou grandioses, choisit comme livre de chevet la seule Iliade, pour avoir découvert qu’elle renferme tout ce qu’on peut désirer, que tout s’y trouve évoqué avec la plus sublime perfection.

Quand Tchartkov arriva à l’Académie, il trouva réunis devant le tableau une foule de curieux qui observaient un silence pénétré, fort insolite en pareille occurrence. Il s’empressa de prendre une mine grave de connaisseur et s’approcha de la toile. Dieu du ciel, quelle surprise l’attendait !

L’œuvre du peintre s’offrait à lui avec l’adorable pureté d’une fiancée. Innocente et divine comme le génie, elle planait au-dessus de tout. On eût dit que, surprises par tant de regards fixés sur elles, ces figures célestes baissaient modestement leurs paupières. L’étonnement béat des connaisseurs devant ce chef-d’œuvre d’un inconnu était pleinement justifié. Toutes les qualités semblaient ici réunies : si la noblesse hautaine des poses révélait l’étude approfondie de Raphaël et la perfection du pinceau, celle du Corrège, la puissance créatrice appartenait en propre à l’artiste et dominait le reste. Il avait approfondi le moindre détail, pénétré le sens secret, la norme et la règle de toutes choses, saisi partout l’harmonieuse fluidité de lignes qu’offre la nature et que seul aperçoit l’œil du peintre créateur, alors que le copiste la traduit en contours anguleux. On devinait que l’artiste avait tout d’abord enfermé en son âme ce qu’il tirait du monde ambiant, pour le faire ensuite jaillir de cette source intérieure en un seul chant harmonieux et solennel. Les profanes eux-mêmes devaient reconnaître qu’un abîme incommensurable sépare l’œuvre créatrice de la copie servile. Figés dans un silence impressionnant, que n’interrompait nul bruit, nul murmure, les spectateurs sentaient sous leurs yeux émerveillés l’œuvre devenir d’instant en instant plus hautaine, plus lumineuse, plus distante, jusqu’à sembler bientôt un simple éclair, fruit d’une inspiration d’en haut et que toute une vie humaine ne sert qu’à préparer. Tous les yeux étaient gros de larmes. Les goûts les plus divers aussi bien que les écarts les plus insolents du goût semblaient s’unir pour adresser un hymne muet à cet ouvrage divin.

Tchartkov demeurait, lui aussi, immobile et bouche bée. Au bout d’un long moment, curieux et connaisseurs osèrent enfin élever peu à peu la voix et discuter la valeur de l’œuvre ; comme ils lui demandaient son opinion, il retrouva enfin ses esprits. Il voulut prendre l’expression blasée qui lui était habituelle ; émettre un de ces jugements banals chers aux peintres à l’âme racornie : « Oui, évidemment, on ne peut nier le talent de ce peintre ; son tableau n’est pas sans mérite ; on voit qu’il a voulu exprimer quelque chose ; cependant l’essentiel… » ; puis décocher en guise de conclusion certains compliments qui laisseraient pantelant le meilleur des peintres. Mais des larmes, des sanglots lui coupèrent la voix et il s’enfuit comme un dément.

Il demeura quelque temps immobile, inerte au milieu de son magnifique atelier. Un instant avait suffi à réveiller tout son être ; sa jeunesse lui semblait rendue, les étincelles de son talent éteint prêtes à se rallumer. Le bandeau était tombé de ses yeux. Dieu ! perdre ainsi sans pitié ses meilleures années, détruire, éteindre ce feu qui couvait dans sa poitrine et qui, développé en tout son éclat, aurait peut-être lui aussi arraché des larmes de reconnaissance et d’émerveillement ! Et tuer tout cela, le tuer implacablement !…

Soudain et tous à la fois, les élans, les ardeurs, qu’il avait connus autrefois parurent renaître en son tréfonds. Il saisit son pinceau, s’approcha d’une toile. La sueur de l’effort perla à son front. Une seule pensée l’animait, un seul désir l’enflammait : représenter l’ange déchu. Nul sujet n’eût mieux convenu à son état d’âme ; mais, hélas, ses personnages, ses poses, ses groupes, tout manquait d’aisance et d’harmonie. Trop longtemps son pinceau, son imagination s’étaient renfermés dans la banalité ; il avait trop dédaigné le chemin montueux des efforts progressifs, trop fait fi des lois primordiales de la grandeur future, pour que n’échouât point piteusement cette tentative de briser les chaînes qu’il s’était lui-même imposées. Exaspéré par cet insuccès, il fit emporter toutes ses œuvres récentes, les gravures de modes, les portraits de hussards, de dames, de conseillers d’État ; puis, après avoir donné ordre de n’y laisser entrer personne, il s’enferma dans son atelier et se replongea dans le travail. Mais il eut beau déployer le patient acharnement d’un jeune apprenti, tout ce qui naissait sous son pinceau était irrémédiablement manqué. À tout instant son ignorance des principes les plus élémentaires le paralysait ; le simple métier glaçait sa verve, opposait à son imagination une barrière infranchissable. Son pinceau revenait invariablement aux formes apprises, les mains se joignaient dans un geste familier, la tête se refusait à toute pose insolite, les plis des vêtements eux-mêmes ne voulaient point se draper sur des corps aux attitudes conventionnelles. Tout cela, Tchartkov ne le sentait, ne le voyait que trop.

« Ai-je jamais eu du talent ? finit-il par se dire. Ne me serais-je point trompé ? »

Voulant en avoir le cœur net, il alla droit à ses premiers ouvrages, ces tableaux qu’il avait peints avec tant d’amour et de désintéressement là-bas dans son misérable taudis de l’île Basile, loin des hommes, loin du luxe, loin de tout raffinement. Tandis qu’il les étudiait attentivement, sa pauvre vie d’autrefois ressuscitait devant lui. « Oui, décida-t-il avec désespoir, j’ai eu du talent ; on en voit partout les preuves et les traces ! »

Il s’arrêta soudain, tremblant de tout le corps : ses yeux venaient de croiser un regard immobile fixé sur lui. C’était le portrait extraordinaire, jadis acheté au Marché Chtchoukine et dont Tchartkov avait entre-temps perdu jusqu’au souvenir, enfoui qu’il était derrière d’autres toiles. Comme par un fait exprès, maintenant qu’on avait débarrassé l’atelier de tous les tableaux à la mode qui l’encombraient, le fatal portrait réapparaissait en même temps que ses ouvrages de jeunesse. Cette vieille histoire lui revint à la mémoire, et quand il se rappela que cette étrange effigie avait en quelque sorte causé sa transformation, que le trésor si miraculeusement reçu avait fait naître en lui ces vaines convoitises funestes à son talent, il céda à un transport de rage. Il eut beau faire aussitôt emporter l’odieuse peinture, son trouble ne s’apaisa point pour autant. Son être était bouleversé de fond en comble, et il connut cette affreuse torture qui ronge parfois les talents médiocres quand ils essaient vainement de dépasser leurs limites. Pareil tourment peut inspirer de grandes œuvres à la jeunesse, mais hélas ! pour quiconque a passé l’âge des rêves, il n’est qu’une soif stérile et peut mener l’homme au crime.

L’envie, une envie furieuse, s’était emparée de Tchartkov. Dès qu’il voyait une œuvre marquée au sceau du talent, le fiel lui montait au visage, il grinçait des dents et la dévorait d’un œil de basilic. Le projet le plus satanique qu’homme ait jamais conçu germa en son âme, et bientôt il l’exécuta avec une ardeur effroyable. Il se mit à acheter tout ce que l’art produisait de plus achevé. Quand il avait payé très cher un tableau, il l’apportait précautionneusement chez lui et se jetait dessus comme un tigre pour le lacérer, le mettre en pièces, le piétiner en riant de plaisir. Les grandes richesses qu’il avait amassées lui permettaient de satisfaire son infernale manie. Il ouvrit tous ses coffres, éventra tous ses sacs d’or. Jamais aucun monstre d’ignorance n’avait détruit autant de merveilles que ce féroce vengeur. Dès qu’il apparaissait à une vente publique, chacun désespérait de pouvoir acquérir la moindre œuvre d’art. Le ciel en courroux semblait avoir envoyé ce terrible fléau à l’univers dans le dessein de lui enlever toute beauté. Cette monstrueuse passion se reflétait en traits atroces sur son visage toujours empreint de fiel et de malédiction. Il semblait incarner l’épouvantable démon imaginé par Pouchkine. Sa bouche ne proférait que des paroles empoisonnées, que d’éternels anathèmes. Il faisait aux passants l’effet d’une harpie : du plus loin qu’ils l’apercevaient ses amis eux-mêmes évitaient une rencontre qui, à les entendre, eût empoisonné toute leur journée.

Fort heureusement pour l’art et pour le monde une existence si tendue ne pouvait se prolonger longtemps ; des passions maladives, exaspérées ont tôt fait de ruiner les faibles organismes. Les accès de rage devinrent de plus en plus fréquents. Bientôt une fièvre maligne se joignit à la phtisie galopante pour faire de lui une ombre en trois jours. Les symptômes d’une démence incurable vinrent s’ajouter à ces maux. Par moments, plusieurs personnes n’arrivaient pas à le tenir. Il croyait revoir les yeux depuis longtemps oubliés, les yeux vivants de l’extravagant portrait. Tous ceux qui entouraient son lit lui semblaient de terribles portraits. Chacun d’eux se dédoublait, se quadruplait à ses yeux, tous les murs se tapissaient de ces portraits qui le fixaient de leurs yeux immobiles et vivants ; du plafond au plancher ce n’étaient que regards effrayants, et, pour en contenir davantage, la pièce s’élargissait, se prolongeait à l’infini. Le médecin qui avait entrepris de le soigner et connaissait vaguement son étrange histoire, cherchait en vain quel lien secret ces hallucinations pouvaient avoir avec la vie de son malade. Mais le malheureux avait déjà perdu tout sentiment hormis celui de ses tortures et n’entrecoupait que de paroles décousues ses abominables lamentations. Enfin, dans un dernier accès, muet celui-là, sa vie se brisa, et il n’offrit plus qu’un cadavre épouvantable à voir. On ne découvrit rien de ses immenses richesses ; mais, quand on aperçut en lambeaux tant de superbes œuvres d’art dont la valeur dépassait plusieurs millions, on comprit quel monstrueux emploi il en avait fait.

  1. La reine (et non princesse) Milikitrisse est un personnage du conte populaire Bova Korolévitch, dérivé, par l’entremise de l’italien et du serbe, d’une chanson de geste française, Beuves de Hanstone. Milikitrisse (déformation du nom commun italien meretrice, courtisane), mère de Bova, y incarne la ruse, l’astuce féminine (Note du traducteur.)
  2. Héros d’un autre conte populaire, emprunté à la Perse, le Roustem des légendes orientales. Les sujets mentionnés ensuite sont empruntés à des contes moraux ou satiriques importés de l’Occident (Note du traducteur.)
  3. À l’extrême ouest de Pétersbourg. Elle est percée de rues parallèles ou Lignes, désignées par des numéros (Note du traducteur.)