Le Positivisme à propos d'un livre de M. Littré/01

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Le Positivisme à propos d'un livre de M. Littré
Revue des Deux Mondes (p. 545-576).
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LE
POSITIVISME
À PROPOS D’UN LIVRE DE M. LITTRÉ.

I.
LES CAUSES DU POSITIVISME.

Vous pouvez définir en deux mots le positivisme : c’est la science affirmant qu’elle suffit à l’homme, quand elle fait profession de ne connaître que la matière, les propriétés de la matière, les lois de la matière. Tout à l’heure on montrera comment ceci n’est pas le pur matérialisme. Quoi qu’il en soit, pour premier effet de cette affirmation, vous voyez disparaître de l’esprit humain la religion et la philosophie, ces glorieuses conjectures dont l’objet, tout immatériel, n’est pas moins que notre origine, notre spiritualité, notre survivance aux organes qui constituent la vie actuelle et apparente. Ces aperçus, le philosophe positif les traite de spéculation excessive, de méthode vicieuse, et pour ce méfait il renvoie philosophie et religion aux premiers âges du monde, comme un début informe, comme un exercice puéril et véniel de l’humanité naissante.

La science n’est pas d’hier. Pourquoi donc est-ce aujourd’hui seulement qu’elle a pris cette arrogance de régner seule sur l’esprit humain, de le remplir et de l’assouvir tout entier, d’en exclure tout ce qui n’est pas elle, et qui en était un certain aliment, une quête habituelle? Il faut que quelque chose soit arrivé à la science ou à l’esprit humain. Aurions-nous perdu quelques-unes de nos curiosités sur une autre vie, sur notre valeur et notre persistance éternelles? ou bien la science s’est-elle étendue à ces choses que la religion et la philosophie éclairaient à leur manière? Non, il n’est rien advenu de pareil ; rien n’a péri dans l’homme des ambitions et des anxiétés qui l’élèvent si fort au-dessus du singe le plus compliqué, le plus accompli. Le « problème de la destinée, » comme dit Jouffroy, n’a pas cessé d’apparaître aux hommes, visitant à ses heures les plus pauvres d’esprit, les plus humbles de condition; mais de nouvelles questions, de nouveaux intérêts, de nouveaux droits ont paru dans le monde, qui le passionnent étrangement : tout un trésor où il a mis son cœur. Sur cet ensemble de nouveautés, la religion et la philosophie sont sans voix, sans traditions, je ne dis pas sans principes; mais la vertu de ces principes est latente et ne s’est produite encore ni en établissemens ni même en raisonnemens. Cependant ces questions sont grandes, encore que bornées à l’horizon d’ici-bas : elles dépassent le bien-être, elles touchent à l’honneur des peuples, aux devoirs de la société, elles invoquent le commandement divin de la charité. Quand on ne sait que dire aux hommes là-dessus, les eût-on conduits et dominés longtemps, on perd quelque chose de cette domination, on passe à l’ombre, on touche au déclin et à l’effacement : telle est l’aventure des anciennes autorités morales.

D’un autre côté, la science, avec toutes ses méthodes et ses interprétations, n’a rien trouvé sur ce problème de la destinée dont nous parlions tout à l’heure : elle n’a rien cherché, il est vrai, elle dédaigne et supprime le problème, ni plus ni moins. Cela ne suffit point au monde. Parce que le monde s’est pris d’impatience contre la métaphysique et la religion, muettes ou hostiles sur tant de questions nouvelles et impérieuses, parce que des sciences nouvelles sont nées, chacune à titre de solution partielle, parce que la philosophie positive a entrepris de coordonner toutes les sciences et d’en tirer une notion suprême, magistrale, exclusive, — ce n’est pas à dire que le monde va se contenter de cette philosophie, n’y trouvant rien pour ses curiosités d’outre-tombe, dont il s’entretenait avec la métaphysique et la religion.

Il faut avouer cependant que la science s’est accrue sensiblement aux mains des philosophes positifs. Elle compte aujourd’hui le développement des sociétés parmi les choses de son observation; elle a découvert une loi de ce développement, qui est le progrès; elle s’élève ainsi jusqu’à la morale, qui fait partie de ce progrès, et dans les développemens de la morale en reconnaît les commandemens. À cette hauteur, dès qu’elle tient pareille école, la science met le pied dans le domaine des religions et des philosophies, elle en fait le service et prend quelque chose de leur grandeur, de leur transcendance; elle ne laisse en dehors d’elle-même, — et cet hiatus, il faut en convenir, est un vide affreux, — que les sanctions de la morale, c’est-à-dire la persistance de l’individu pour être puni ou récompensé ailleurs.

Ainsi la philosophie et la religion nous donnent le spectacle d’une certaine disproportion avec le monde tel qu’il s’est développé, tandis que la science, appliquée à l’état social et à ses lois, comme à celles de la nature, a pris des dimensions et des clartés nouvelles, a grandi sur l’horizon et s’est élevée par de nouveaux services dans l’estime des hommes. À ce compte, la philosophie positive n’est pas l’avènement capricieux d’une doctrine purement fausse et chimérique : elle est née du silence obstinément gardé par la religion et la philosophie sur certaines obsessions de la conscience moderne; mais parce qu’une doctrine est venue à son heure et porte avec elle son à-propos, ce n’est pas à dire qu’elle soit vraie, et qu’avec l’intention de suppléer un vide, un silence, elle y parvienne. En tout cas, son mérite serait médiocre, si, comblant certaines lacunes, elle en ouvrait d’autres, et de plus profondes, de plus dévorantes.

Nous avons donc trois choses à prouver : d’abord la déchéance moderne, relative, de la religion et de la philosophie, puis l’avènement et le progrès de la science du côté des choses morales, politiques et sociales; enfin nous avons surtout à montrer quelle est l’insigne erreur de la science quand, du haut de ses ascensions et sous prétexte de ses développemens, elle prétend interdire à l’homme toute curiosité sur son origine et sa fin, l’identifiant et le bornant à l’humanité, l’enchaînant à la terre et lui disant : Tu n’iras pas plus haut. Il faut conter cela aux taupes. Et s’il me plaît à moi de regarder le soleil en face ! si je souffre moins sur les sommets où l’on peut être ébloui que dans la pâle clarté d’un sillon étroit et court! Il vous souvient peut-être de certain tableau du Dominiquin, le Ravissement de saint Paul. Le saint gagne les cieux sous l’haleine et la main des anges, drapé d’un nuage de pourpre, l’œil perdu d’extase. L’infini l’attire, il monte à tire d’aile, et du train dont il s’élève, si l’infini a quelque part un autel, un monarque, le bienheureux va rouler à ses pieds et le contempler face à face... Nous ne sommes pas des saints en général; les anges ne nous portent pas, ne nous obéissent pas. Toutefois nous avons à l’esprit quelque chose comme des ailes, une véritable impatience du pur terre à terre, un appétit d’espace, et c’en est assez pour ne pas ramper ; mais nous verrons tout cela de plus près et sans phrase, en prenant le scepticisme corps à corps. Pour le moment, les trois points que nous venons d’indiquer sont à développer amplement, avec un retour préalable sur les principaux traits de la philosophie positive.


I.

Le positivisme est donc avant tout une excommunication de la religion et de la philosophie, éliminées, répudiées péremptoirement, comme étrangères ou comme malsaines à l’esprit humain. La science les traite de théologie et de métaphysique, ce qui est gros d’insinuations malveillantes, tandis qu’elle parle d’elle-même avec une foi, avec une jactance incomparables. Aujourd’hui, dit-elle, j’ai réponse à tout, j’explique le cosmos, je raconte les cieux, je fonde la société. Avec mes procédés, avec mes pouvoirs, qui sont l’observation et l’induction, je suffis à l’homme adulte et purgé de fantaisies, puériles. Je remplis et je rassasie l’esprit humain tel que je l’ai réformé. Voyez plutôt jusqu’où je monte avec ces ailes, et tout ce que j’embrasse dans cette étreinte, sans lacune, sans hiatus. Je vous ouvre, je vous déploie le monde (je cite textuellement une communication écrite de M. Littré), « où apparaissent des propriétés numériques, géométriques et mécaniques, des propriétés physiques, des propriétés chimiques et des propriétés vitales. Il n’y a rien au-delà, et avec cela on a l’ensemble de tout ce qui peut être su. »


« Cet ensemble constitue six sciences ainsi rangées : mathématiques, astronomie, physique, chimie, biologie ou science des corps vivans, et sociologie ou science des sociétés. Cet ordre n’est pas arbitraire : il satisfait à trois conditions qui le déterminent.

« Il représente un ordre naturel. La nature en effet offre trois ordres de phénomènes où la hiérarchie est marquée : les phénomènes physiques, les phénomènes chimiques, qui ne peuvent exister sans les phénomènes physiques, et les phénomènes vitaux, qui ne peuvent exister sans les phénomènes physiques et chimiques.

«Il représente un ordre didactique. En effet la mathématique est la seule qu’on puisse apprendre indépendamment des autres. L’astronomie et la physique ne peuvent pas se passer du secours des mathématiques. La chimie a besoin de la physique comme de son support. Dans la biologie, toute la partie végétative exige des connaissances profondes en chimie. Enfin les premiers principes de la sociologie ont leur point de départ dans les aptitudes inhérentes aux êtres vivans. La subordination didactique est irréfragable.

« Il représente un ordre historique. Les sciences ne se sont constituées que suivant la hiérarchie indiquée. La mathématique a précédé toutes les autres; puis viennent l’astronomie et la physique; plus tard, quand on cesse d’appliquer aux phénomènes de combinaison moléculaire des théories illusoires ou des théories physiques, l’alchimie disparaît et la chimie se fonde; plus tard encore, quand on cesse d’appliquer aux phénomènes de la vie les interprétations physiques ou chimiques, la biologie arrive à son tour; enfin la fondation de la sociologie est encore plus récente : elle est due à M. Comte.

« C’est parce qu’elle satisfait à ces trois conditions, ordre naturel, ordre didactique, ordre historique, que la philosophie positive fournit, en toutes les questions, un fil et une lumière; c’est parce qu’elle émane des sciences qu’elle échappe aux vices et aux illusions de la subjectivité; c’est parce qu’elle emprunte aux sciences ainsi rangées hiérarchiquement ses généralités qu’elle est non une science particulière, mais une philosophie.

« La philosophie positive est à ses débuts, les développemens lui viendront; il en est un qui se présente déjà : la sociologie, puisqu’elle contient l’évolution de l’humanité, renferme implicitement l’histoire de la morale de l’esthétique et de la psychologie, mais d’une manière implicite seulement. Aussi faut-il les extraire de ce bloc où elles sont confondues, les considérer dans leur ensemble et leur connexion comme une seule science dite théorie du sujet, les établir en septième science à la suite des six sciences déjà hiérarchisées, et leur faire fournir, suivant la méthode employée par M. Comte, leur contingent d’idées générales pour étendre et éclairer le domaine de la philosophie positive. »


Telle est cette fameuse classification des sciences, qui est faite pour en montrer la base, la filiation, l’achèvement et la portée souveraine sur l’ordre moral et politique. Tel est le champ de la connaissance humaine exploré désormais dans toutes ses parties, non pas sans doute approfondi et sondé comme il le sera quelque jour, mais délimité et fermé. Vous ne voyez là, dit le philosophe positif, aucune notion sur l’essence, l’origine et la fin des choses, c’est-à-dire rien d’absolu; mais les choses nous sont inaccessibles en ces replis. Je ne m’enquiers pas de ces abîmes, j’observe et je compare; cela fait, j’élimine le particulier, je m’arrête au général, je néglige l’absolu. Toutefois, dans ces limites où je me contiens, je ne laisse pas de rencontrer tout ce qui intéresse l’individu et la société; par-delà ces bornes, rien n’est à découvrir, et même rien n’importe. Regardez bien en effet : la science comprend la vie des sociétés, les lois de cette vie, le progrès entre autres. Donc, en étudiant le passé politique des sociétés, vous apprendrez leur avenir, et non-seulement l’avenir comme probabilité, mais comme droit et devoir, — devoir de l’homme soit envers lui-même, soit envers ses semblables, soit envers la puissance publique, — devoir de cette puissance envers les individus, soit à respecter, soit à protéger, soit à consulter. Il n’y a que du relatif en tout cela; mais ce n’est pas peu de chose apparemment que des rapports qui, dans leur constance, dans leur inviolabilité, sont des lois. Qu’allez-vous chercher au-delà? et que trouverez-vous avec des vues de l’esprit, avec des conceptions a priori qui sont de pures imaginations sans portée, parce qu’elles sont sans base? Remarquez bien que cette science de l’histoire est le dernier anneau d’une chaîne de science continue, achevée seulement de nos jours, par où cet ensemble prend un caractère de grandeur incomparable. Quand Turgot découvrit la philosophie de l’histoire et la loi du progrès, il ne s’aperçut pas que la science avec cette conquête conquérait tout; mais il n’avait pas lieu, il n’avait pas le droit, en quelque sorte, de s’en apercevoir : la chimie ne faisait que de naître, et la physiologie, qui est la science des propriétés organiques, la biologie, qui est la science des propriétés vitales, n’existaient pas du tout. Aujourd’hui la chaîne est ininterrompue qui unit la plus simple des sciences, la mathématique, à la philosophie de l’histoire ou sociologie, qui est la plus compliquée des sciences.

On sait combien est capital cet achèvement, ce couronnement de la connaissance humaine par la philosophie de l’histoire. C’est par ce côté que la science touche à la morale et au droit public, à la conduite des individus et des sociétés, au principe et à la constitution de l’état. Ici toutefois une remarque est essentielle : je prête à la philosophie positive un langage qu’elle pourrait tenir, mais qu’elle ne tient pas, ou du moins qu’elle n’accentue pas avec assez de force et d’insistance. Cet aspect de sa doctrine, par où elle devient une règle morale et politique, en est, selon moi, le plus triomphant : c’est là qu’elle est le plus près de suppléer à tout ce qui est religion et philosophie. Seulement je ne vois pas qu’elle tire avantage ou du moins qu’elle ait une conscience assez fière de ce grand trait qui la relève du pur matérialisme, qui la distingue et la recommande.

À cette classification des sciences, la philosophie positive ajoute une théorie des âges de l’esprit humain où cet esprit nous apparaît comme s’acheminant vers le règne de la science à travers maint écart. L’homme, en face de la nature, a des manières différentes et successives de l’expliquer : d’abord la manière théologique, qui est de mettre partout des dieux; ensuite la manière métaphysique, qui est de supposer partout des forces abstraites, occultes; enfin la manière scientifique ou positive, qui constate sous le nom de lois le cours permanent et régulier des choses.

Ici est la rencontre des philosophes positifs avec Turgot, qui s’exprime en ces termes : «Avant de connaître la liaison des effets physiques entre eux, il n’y eut rien de plus naturel que de supposer qu’ils étaient produits par des êtres intelligens, invisibles et semblables à nous, car à quoi auraient-ils ressemblé? Tout ce qui arrivait sans que les hommes y eussent part eut son dieu, auquel la crainte ou l’espérance fit bientôt rendre un culte, et ce culte fut encore imaginé d’après les égards qu’on pouvait avoir pour les hommes puissans, car les dieux n’étaient que des hommes plus ou moins puissans et plus ou moins parfaits, selon qu’ils étaient l’ouvrage d’un siècle plus ou moins éclairé sur les vraies perfections de l’humanité. Quand les philosophes eurent reconnu l’absurdité de ces fables, sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l’histoire naturelle, ils imaginèrent d’expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites, comme essences et facultés, expressions qui cependant n’expliquaient rien, et dont on raisonnait comme si elles eussent été des êtres, de nouvelles divinités substituées aux anciennes. On suivit ces analogies, et on multiplia les facultés pour rendre raison de chaque effet. Ce ne fut que bien tard, en observant l’action mécanique que les corps ont les uns sur les autres, qu’on tira de cette mécanique d’autres hypothèses que les mathématiques purent développer et l’expérience vérifier. »

On divisait autrefois la floraison de l’esprit humain en différentes époques; il y avait l’âge étrusque, le siècle de Périclès, le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV. Turgot et les positivistes ont changé cela contre une vue plus profonde de l’esprit humain, le considérant surtout dans l’accroissement de ses facultés, dans ses fruits plutôt que dans ses fleurs.

Il me semble qu’on saisit bien ici comment a pu naître la philosophie positive, comment une école a paru pour définir et absorber tout par la science, pour y enchaîner, pour y borner tout effort, toute aspiration de l’homme. A voir le chemin qu’a suivi l’intelligence humaine, passant de l’imagination à l’observation, méprisant les hypothèses pour en venir à l’expérience, rencontrant, une fois parvenue à ce point, une vérité pleine de bienfaits (celle des sciences naturelles et exactes), qui la pénètre d’admiration et de gratitude,... en présence, dis-je, de ce spectacle, certains esprits ont pu croire que la science, avec ses méthodes, ses acquisitions et même ses limites, était le dernier mot de l’esprit humain, que celui-ci devait s’arrêter avec elle, se désintéresser de ce qu’elle ignorait. Si la science est la chose progressive entre toutes parmi des êtres éminemment destinés au progrès, la science doit leur suffire. Comme elle rayonne avec ses clartés croissantes sur toute la condition de ces êtres, comme elle leur fait de la force, du bien-être, du droit, comme elle a des règles de conduite pour l’individu et pour la société, il est vrai de dire qu’elle embrasse tout, qu’elle ne laisse rien échapper des intérêts humains, et ne s’arrête qu’où finit l’homme. Celui-ci abuse de ses facultés, il se pervertit et s’égare à plaisir, quand il ne fait pas de ses facultés l’usage purement scientifique. Aimez-vous les romans? Soit; mais sachez bien dans ce passe-temps que vous faites ou que vous lisez un roman. Il a plu à Newton de commenter l’Apocalypse; mais Newton savait bien alors qu’il ne décrivait pas la mécanique céleste. L’homme a certaines facultés pour en jouir, mais non pour y croire.

Bien entendu que ce sont toujours les philosophes positifs qui parlent de la sorte. Disent-ils autre chose encore? y a-t-il quelque chose de plus dans leur doctrine? Hélas! oui, il y a une politique; il y a même une religion, ce qui est un insigne écart, une trahison intime de leur méthode. Cette religion, M. Littré la rejette; cette politique, il ne l’expose pas, ou du moins il ne l’expose plus. Faisons comme M. Littré, laissons là ces tristes dogmes et cherchons plutôt ce qui a pu suggérer et mettre sur pied cette entreprise inouïe d’une science unique, d’une maîtresse science, non-seulement pour expliquer la nature, mais pour conduire les individus et les sociétés, pour les contenter, pour les repaître, corps et âmes. Cherchons cela où l’on peut le trouver, c’est-à-dire dans le divorce des esprits avec les autorités qui régnaient autrefois sur les esprits, dans la disproportion de ces anciennes puissances avec les nouveaux principes de foi et d’obéissance qui ont prévalu dans le monde.

J’allais dire à ce propos que la face du monde a changé; mais ces expressions manquent de force et de propriété. C’est le fond même des choses qui s’est transfiguré, c’est l’âme humaine qui s’est enrichie d’idées, peut-être même de facultés nouvelles. Je vous fais grâce de tant d’inventions qui, dans le courant même du moyen âge, ont éclaté en bienfaits et en lumière sur la condition physique des hommes, et que Turgot a si bien reconnues et énumérées. Cela est considérable, mais n’a rien à voir ici. Ce que je veux détacher et mettre en relief, c’est le progrès des sciences morales, car, remarquez-le bien, la science est possible, elle existe et même se développe dans l’ordre moral : l’histoire en témoigne, l’histoire la plus avérée, la plus éclatante. Telle a été la fortune de certaines idées, nullement géométriques ni chimiques, capables de renouveler les conditions de la foi et les bases de la société, — ce qui est moral apparemment, — que ces idées ont fait des sciences : philosophie de l’histoire, histoire générale et critique, économie politique, philosophie politique, cette dernière en voie de formation seulement, un desideratum dont le nom seul existe. Il n’est tel que cet achèvement scientifique d’une idée pour en marquer la diffusion et la puissance. Quand le monde est jeune, il fait des vers quelquefois une épopée, avec les idées qui le pénètrent. On sait de reste que tout le paganisme des anciens est dans Homère, tout leur rationalisme dans Lucrèce, toute la piété du moyen âge dans la Divine Comédie. Plus tard, en pareil cas, le monde fait des sciences et même des révolutions. A chaque âge son allure : dans l’âge viril, l’homme a foi aux idées, foi sur expérience et non sur parole : c’est de beaucoup la plus puissante en œuvres. On ne l’a pas encore vue transporter des montagnes; mais comme elle détruit! comme elle s’entend à niveler!

Quelles sont donc ces idées si puissantes sur l’esprit des hommes, qui finissent par se couronner de sciences et de révolutions? De grandes idées, il faut en convenir : souveraineté des peuples dans les limites de la raison, souveraineté des individus dans la limite de l’inoffensif, égalité des hommes devant la loi, pas de lois contre la conscience et la propriété, affranchissement des esprits, valeur et dignité du travail; — idées saines et légitimes autant que passionnées et capiteuses. Elles ne font qu’exprimer ce qui est dans toutes les consciences. Or, si l’idée du droit est en nous, c’est pour en sortir apparemment et s’empreindre dans toutes les relations humaines. Ou cette idée n’a pas de sens, pas d’application, ou elle doit se détailler de la sorte et s’emparer du monde avec cette puissance... Et de fait elle n’y manque pas. Il faut qu’une société s’ouvre un jour ou l’autre à des institutions nées de l’idée du droit, à moins d’être orientale, théocratique, c’est-à-dire fondée sur une borne où elle s’endort et s’ensevelit à jamais... Mais si nous supposons un peuple où l’état social n’est pas fixé et pétrifié par un décret divin, où la nouveauté n’est pas un sacrilège, où rien n’arrête de ce côté l’ascension naturelle des esprits,... les choses ne sauraient s’y passer comme en Orient : les esprits, s’appliquant à la cité, y découvrent une chose publique et ne tardent pas à la traiter comme telle, sans respect aveugle de ce qui a duré, sans frayeur sénile de ce qui est nouveau. La vraie différence de l’Orient à l’Occident, ce n’est pas l’heure plus ou moins matinale où le soleil s’y lève : c’est que l’Occident fait la distinction du spirituel et du temporel, dont l’Orient fait confusion.

En Europe, pour avoir mis d’un côté le pape, de l’autre le monarque, la plus haute source de révolution était ouverte : l’esprit nouveau pouvait entrer par là et souffler à toute haleine. C’est à ce titre que ces fils de Japhet ont seuls l’aptitude au progrès. Entre l’église sans épée et l’état sans idée, sans âme, l’esprit a paru comme une puissance et fait œuvre d’examen, c’est-à-dire de réforme; le droit humain a pu se faire entendre, se faire compter. Le monde a marché, grâce à la division de ces pouvoirs dont la promiscuité est seule capable de l’arrêter. Dans cette liberté des intelligences, une chose devait arriver, pas moins que l’émancipation des rois, des peuples et même des papes. On pourrait dresser le catalogue de toutes les découvertes humaines; il n’en est pas une qui vaille cette fameuse distinction propre à l’Occident, du temporel et du spirituel, pas même l’imprimerie. Dès que les deux pouvoirs se confondent ou s’entendent contre l’esprit humain, l’imprimerie ne peut servir que comme elle sert en Espagne, où tout le monde sait lire et ne lit que ténèbres.

Qui donc a inventé cela? Que ce soit un pape ou un roi, je le félicite et l’honore de tout mon cœur. Il s’est ruiné par là, ou plutôt il a ruiné tout absolutisme, et livré passage au pouvoir des peuples, à la souveraineté de la raison. Nous dirons simplement, si vous trouvez ces expressions un peu ambitieuses, que de là est née une certaine liberté des esprits, une certaine prépondérance des classes éclairées, qui, après tout, est la seule force connue pour mener passablement les affaires de ce monde. On en a fait une expérience qui n’est pas regrettable. Elle a commencé le jour où le monde s’est demandé s’il ne payait pas trop cher la dose de bon ordre et de sécurité que lui procuraient ses gouvernemens, pasteurs des peuples pour les dévorer, s’il n’y aurait pas avantage pour les peuples à se gouverner eux-mêmes, au lieu de ces dominations extérieures et coûteuses faites comme des exploitations, si la croyance des hommes n’était pas leur droit et pouvait jamais être un crime, si le travail n’était pas leur bien, leur patrimoine naturel, et pouvait jamais leur être vendu, octroyé comme un privilège, si la cruauté était nécessaire à la religion, aux juges, au fisc, si l’homme des champs avait besoin d’être attaché à la glèbe pour la cultiver, si les hommes avaient besoin d’être partagés en castes pour assurer l’exécution des œuvres utiles à la société, des services publics, s’ils n’avaient pas entre eux assez de similitude pour être traités par la loi comme des égaux, s’il était bon que la femme et l’enfant subissent un pouvoir arbitraire, s’il fallait éterniser un état social tout à l’avantage de quelques-uns, tout à la charge du plus grand nombre.

On comprend bien que ces griefs n’apparurent pas tous à la fois, graves et divers comme ils sont. Cette clameur de haro fut successive. Le droit national qui conclut contre la royauté absolue, le droit commun qui est la négation des castes, le droit individuel qui exclut les religions d’état et toutes les intrusions de l’état dans la vie privée, sont choses très distinctes qui ne s’enchaînent pas les unes les autres en fait ni en logique : on n’en fit un corps de droit, un ensemble constitutionnel que dans notre déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Chacun de ces griefs eut son tour, sous des influences diverses, partielles, mais homogènes et convergentes, qu’il est facile de noter. Tantôt c’est l’idée émise par un penseur comme Vauban sur l’égalité de l’impôt, tantôt c’est un exemple de tolérance religieuse comme celui de la Hollande, tantôt c’est l’irrévérence des anciennes forces à l’égard les unes des autres, comme les procédés de Louis XIV envers le saint-siège, qui retentissent à la longue dans toutes les intelligences, pour aboutir à cette note aiguë, à cette furieuse question du tribun Canuleius : scilicet ea vobis civitatis forma sana videtur?

Il faut remarquer ici le train dont ces choses arrivent, qui est une marque de leur prédestination, de leur légitimité. Il n’y a pas dans l’histoire d’aventures improvisées, de scandales éclatant un beau jour, de champignons vénéneux qui aient poussé dans une nuit ; natura non facit saltus, a dit un physiologiste. L’histoire a des allures tout aussi réglées, tout aussi continues. On y voit que tout se prépare, s’élabore, et s’avance pas à pas vers les hommes par des cheminemens soutenus et imperturbables. Le nuage qui creva en 89 sur cette terre de France, élue entre toutes, avait amassé lentement son tonnerre, et c’est ce qui en fit la fécondité. Quelque chose avait déjà grondé parmi nous, si l’on me demande une date, avec la renaissance et la réforme; mais le moyen âge lui-même avait ri, ce qui est de grande conséquence, il avait ri des pouvoirs religieux et féodaux, alors même qu’il les subissait dans toute leur plénitude. Ce n’est pas la première fois qu’on aurait vu un peuple railler et obéir tout ensemble, c’est-à-dire se moquer de ses maîtres, de ses croyances et de lui-même. Les Athéniens, dont nous descendons bien plus que des Latins, avaient au plus haut degré cet aimable enjouement. Dans l’Electre d’Euripide, le chœur raconte le festin d’Atrée, et « comment le soleil a reculé d’horreur, » ce qui, ajoute-t-il, « paraît néanmoins fort douteux. » Tel était le sourire attique, et cela peut-être pendant que Socrate buvait la ciguë officielle. En France, le sarcasme, la critique, la fronde des esprits ne désarma pas un instant. Le dernier exemple en est Port-Royal à l’époque la plus croyante, la plus organique du moins, comme dit le saint-simonisme. Ce n’était que religieux, direz-vous; toutefois il y faut remarquer ceci de politique, que la France, dès qu’elle prend une chose à cœur, n’en croit pas aveuglément ses pouvoirs constitués. Elle le fit bien voir à Henri IV.

Que faisaient cependant les anciennes disciplines qui avaient possédé les âmes parmi cet évanouissement du respect? car les âmes n’étaient pas au dépourvu avant ces idées nouvelles dont nous parlions tout à l’heure. Les hommes ne furent jamais si bas que de vivre uniquement de, pain. Ils eurent toujours, sous le nom de religion et de philosophie, quelque chose pour les satisfaire en certaines aspirations qui ne se contentent pas de la terre, des produits ou du tombeau qu’elle nous offre. Or fut-il donné à la religion et à la philosophie de comprendre ce qui se passait dans les âmes? Leur vint-il à l’esprit de se transformer, d’ajuster leur pas et leurs traits à ceux du monde moderne? La chose, quand elle arrive, est d’un merveilleux effet. Voyez plutôt le principe de propriété, perverti pendant des siècles, appliqué avec une intempérance inouïe jusqu’à l’homme, jusqu’au travail, jusqu’à la puissance publique... Il y eut un temps, qui durait encore au moyen âge et même plus tard, où tout cela était approprié, traité de choses, régi par le droit civil; mais la propriété est rentrée dans ses limites, a rejeté ces excès, et, purgée de la sorte, elle est devenue quelque chose d’inviolable et de sacré, un fond qui ne bouge pas plus dans nos commotions françaises que le sol et que la langue. Il en est arrivé autant au principe d’autorité : tel que l’a fait la raison moderne, c’est-à-dire national, il s’est établi à jamais dans le respect des hommes. On voit par ces exemples que ce qui s’adapte à leurs besoins nouveaux ne peut être touché par la désuétude. À cette condition, avoir été est une raison d’être encore. Les choses ne périssent pas pour leur ancienneté, qui est marque de leur valeur et source naturelle de respect, mais pour leur impropriété, pour leur disproportion survenue, quand elles ne s’en aperçoivent pas.

Pourquoi la religion, parmi nous, n’a-t-elle pas eu cet instinct de salut? La réforme prouve que la religion n’en est pas absolument destituée, si ce n’est en France, où, tentée par la plus haute noblesse, Bourbons en tête, elle finit par échouer. Le catholicisme français ne lâcha rien de son esprit, de ses maximes, et cela tandis qu’un torrent de choses nouvelles emportait la société. Il commença dès le XVIe siècle à vivre comme un étranger dans ce monde qu’il avait rempli de son souffle. Est-il une politique moins semblable à celle des croisades que François Ier allié de Soliman, ou que Richelieu secourant les réformés d’Allemagne? Mais il faut voir surtout ce qui se passe dans le monde des idées. Là, tout se constitue, se produit en dehors de la théologie : science, droit public, morale, philosophie, méthode. Après Galilée, d’une astronomie peu orthodoxe, c’est Grotius posant la question du droit naturel comme s’il n’existait pas d’Écriture sainte, puis Descartes philosophant à distance de la Bible au point de chercher ce qu’il faut croire de l’humanité et de la nature dans l’hypothèse d’un Dieu trompeur. Ainsi procèdent les sciences morales et les sciences naturelles. Ce n’est pas tout : au-dessus et comme législation des sciences, s’élèvent des questions de méthode. Quels sont nos moyens de connaître. quels sont les caractères de la certitude? Or, dans ces recherches, la révélation, qui est la lumière religieuse, la tradition, qui est la méthode religieuse, ne sont pas même comptées : Bacon et Descartes n’ont foi qu’à la raison ou à l’expérience. Enfin, au-dessous et par application des sciences, apparaissent les arts, les métiers, l’industrie, le commerce, en un mot tout un ordre de travaux, d’existences et de transactions dont l’antiquité faisait médiocre estime, et dont regorgent les sociétés modernes. Tout cela est imprévu, et même, jusqu’à un certain point, réprouvé par la loi religieuse. On peut voir dans le Discours sur l’usure de Bossuet ce qu’elle pensait du prêt à intérêt.

Telle est la nouvelle figure du monde; tout y était religieux, tout y est laïque, même la morale. « Le plus grand bienfait du christianisme, dit Turgot, est d’avoir éclairci et propagé la loi naturelle. » Dans cet état de la conscience humaine, la foi religieuse n’est désormais qu’un auxiliaire de la morale; la religion n’y touche que par un côté, celui de la sanction et du culte. Encore faut-il remarquer qu’il est donné à l’esprit de l’homme de concevoir en dehors de toute foi positive aussi bien la sanction que le précepte de la loi morale, aussi bien l’idée de peine et de récompense que celle du devoir. Quant au culte, il ne s’adresse qu’à certaines facultés de l’homme, à l’imagination et aux sens; encore, pour ces facultés mêmes, n’est-il pas toujours un besoin réel, impérieux. « Une religion sans culte, dit M. de Chateaubriand, est le rêve d’un enthousiaste sans imagination; » mais ce rêve n’est-il pas réalité dans presque tous les pays protestans, d’une froideur, d’une nudité de cérémonies religieuses qui en est presque l’absence et la négation ?

Ainsi la religion, après avoir tout enserré, tout expliqué, a laissé tout échapper. Cet événement n’était pas inévitable. Aussi bien que la propriété, aussi bien que l’autorité, la religion pouvait se raffermir et s’éterniser en se transportant sur la base de l’esprit moderne; mais il ne lui plut pas de s’adapter à tant de nouveautés qui naissaient dans le monde, de les comprendre et de s’ordonner par rapport à elles. Elle persista en toutes choses, petites ou grandes, dans une invincible inertie. Où l’on voit toute l’inaptitude, toute la disproportion de l’église avec les temps où nous vivons, c’est dans ce grand sujet de la liberté politique, du droit des peuples. Quoi ! rien là-dessus dans la bouche du prêtre ! Il n’y a donc point de devoirs publics, point de vertus publiques à reconnaître, à encourager? Pourquoi ne pas parler aux hommes de leurs droits, ce qui est une manière implicite de leur enseigner le droit d’autrui, c’est-à-dire le devoir? Et puis véritablement il y a quelque grandeur dans l’idée politique, laquelle n’est pas tout entière un appétit de bien-être. Ne voyez-vous pas qu’on redresse les hommes en leur parlant de liberté, qu’on les exalte même, que l’essentiel est de perdre terre par quelque endroit, de courir à quelque idéal, ce qui est une manière de regarder le ciel ?

Mais je flatte étrangement l’église, à parler comme je fais de son silence et de son inertie. La vérité est qu’elle ne prononce pas sans colère le nom de liberté. Elle avait à prendre, en ce qui touche le droit des peuples, un de ces trois partis : acquiescement, abstention, hostilité. C’est le dernier qu’elle a préféré. Ici même on a fait naguère un tableau des doctrines politiques de l’église que les lecteurs de la Revue n’ont sûrement pas oublié. On l’a fait, non pas avec ces déclamations vagues et grossières qui éloignent tout d’abord certains lecteurs, même des plus faciles à convaincre, mais avec une sobriété de mots et de ton, avec une abondance de preuves et de détails qui sont peut-être pour quelque chose dans ce bel état où est parvenue la question romaine[1]. Rien ne ressemble plus à cette forte étude que telle note diplomatique récente où le ministre des affaires étrangères de l’empire déplorait, avec des larmes dans le style, la fréquente et malheureuse opposition du saint-siège avec les idées de ce temps. Le jour où le gouvernement français voudra parler à l’opinion, il trouvera un exposé de motifs, ou, si vous aimez mieux, un exposé de prétextes qui ne laisse rien à désirer dans les faits et les documens dont M. Emile de Laveleye a déroulé le détail. — Tantôt ce sont des mandemens, des encycliques, des allocutions qui déclarent la liberté de la presse très funeste, très détestable, et dont on ne peut avoir assez d’horreur, ou même qui traitent la civilisation moderne comme « la source d’où viennent tant de maux déplorables, tant de détestables opinions, tant d’erreurs et tant de principes absolument contraires à la religion catholique et à sa doctrine ; » — tantôt ce sont des traités conclus par le saint-siège en Amérique, et même en Europe, pour supprimer la liberté des cultes, la liberté de la presse, la liberté des associations, la liberté de l’enseignement, pour attribuer en ces matières tout pouvoir à l’évêque, pour rétablir les tribunaux ecclésiastiques, le droit d’asile, la dîme elle-même ! Cette liste est longue, mais il eût été fâcheux de ne pas aller jusqu’au bout, où l’on voit si l’église est fidèle aux choses du passé. — Dans ce qui arrive de nos jours, elle ne comprend que ce qui la blesse; dans l’extermination de la Pologne, elle ne ressent que le traitement fait à certains évêques, se défendant avec force « d’approuver les mouvemens inconsidérés de ce pays, réprouvant et condamnant ces très funestes mouvemens, se vantant d’enseigner et d’inculquer l’obéissance aux princes en toute chose qui n’est pas contraire aux lois de Dieu et de son église. » Comme s’il n’était au monde que le grief religieux, et parmi les religions que le catholicisme !

Ainsi on détruit sous vos yeux un peuple qui a pour lui les traités et l’histoire, on le déracine du territoire où il a vécu de longs siècles indépendant, glorieux même, quelquefois utile à la chrétienté, l’église ne saurait dire le contraire, et quand ce peuple se récrie, se redresse, quand il se souvient de lui-même et prétend vivre, quand il n’est pas de tribune ou de chancellerie qui ne proteste en sa faveur, l’église trouve ce peuple imprudent, égaré ! Si l’Europe a bien ou mal fait de ne pas s’allumer pour la Pologne, c’est une tout autre question. Les cabinets ont pu regarder le droit polonais comme le plus fondé en titres et le plus dépourvu de chances qui ait jamais existé : ce défaut de chances est une considération qui a pu frapper les hommes d’état, préposés qu’ils sont à l’utile, gardiens nés des intérêts, c’est-à-dire du sang et de l’argent des peuples; mais le droit est ce qui devait toucher l’église, ce droit violé par des dynasties qui en rougirent sous leur fard.

On peut se demander pourquoi l’église montre une telle antipathie au monde moderne, elle qui s’était adaptée au monde romain, au monde féodal, et même plus tard au monde de la monarchie administrative. C’est qu’il y a dans la société moderne deux choses dont l’église ne peut prendre son parti : le droit et la vie, pas moins que cela. — Comment admettrait-elle les droits humains, quand sous cette invocation on va lui demander tout d’abord la liberté des cultes? Elle ne peut pas même accorder la liberté de conscience ! Quand on se tient pour la vérité même, on ne peut souffrir l’erreur à côté de soi; on a un devoir précis d’intolérance et de prosélytisme; on ne peut supporter ce que supportent aujourd’hui les communions protestantes, en Angleterre du moins, où le catholicisme, au lieu d’être persécuté comme autrefois, est enseigné dans des séminaires entretenus par l’état. On me citera des catholiques fort libéraux; je les reconnais pour tels et les honore tout le premier. Toutefois, comme ils font profession d’être soumis à une autorité qui interprète tout autrement l’essence du catholicisme, et cette autorité, comme ils la tiennent pour infaillible, j’admettrais volontiers quelque perplexité de leur part. Qui croiront-ils ici, leur conscience, qui parle droit et honneur des peuples, ou l’église, qui leur tient à peu près ce langage : L’homme, créature déchue et corrompue, ne peut composer des sociétés capables de se gouverner elles-mêmes? Chimère que le pouvoir des peuples sur eux-mêmes! Ne touchez à rien de la cité, laissez à leur place les pouvoirs qui ont pour eux la coutume, l’état de possession. Ils sont légitimes à ce titre. A les changer, vous n’auriez pas mieux, et vous subiriez le malaise dispendieux de ces changemens. Et puis où prenez-vous cette fierté de patriote, cette ardeur au progrès, cette audace de pensée publique ? Cela n’est pas chrétien. Le monde a connu de longue date ces arrogances ; mais c’était le monde païen !

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus…


« Sentiment romain, dit Pascal. Cor diminutum, sentiment chrétien… » Arrêtons-nous sur ces hauteurs : nous sommes en pleine lumière, dont le plus vif rayon est une antithèse que je n’ai pas faite et qui est au fond même de ces choses : religion, art de mourir ; progrès, accroissement de vie.


II.

Passons à la philosophie, et voyons ce qu’elle sait faire pour les hommes, tourmentés comme ils le sont de nos jours.

Il y a dans les mémoires de Saint-Évremond une scène que vous avez peut-être remarquée, où l’on voit le maréchal d’Hocquincourt à table avec de petites gens, leur ouvrant son cœur, leur expliquant son caractère, les honorant à tue-tête et à gorge déployée des confidences les plus délicates. Il interrompt brusquement le père Canaye, un jésuite qui « parlait du malin avec un ton de nez fort dévot. — Laissons là le diable, dit-il, et parlons de mes amitiés. J’ai aimé la guerre devant toutes choses, après la guerre Mme de Montbazon, et après Mme de Montbazon, tel que vous me voyez,… la philosophie ! » On ne s’arrête pas en si beau chemin après boire surtout, et le vieux pécheur commence un terrible détail de la manière dont il a aimé tout cela. À ce moment, Saint-Évremond (ami du père Canaye, il faut croire) s’entremet, rompt le propos et ra- mène le bon seigneur de sa seconde amitié, comme il dit, à sa troisième. D’Hocquincourt prend le change et s’écrie, toujours tendre : « Je ne l’ai que trop aimée, la philosophie ! »

Et nous aussi, anciens jeunes gens de la restauration, ci-devant auditeurs de la Sorbonne, l’avons-nous aimée, la philosophie ! Il est vrai que nous avions d’admirables professeurs. Je les vois encore dans leur chaire, une auréole au front, une langue de feu sur la tête… Des prophètes, des sibylles ! Sachons-leur gré à jamais de tout l’esprit qu’ils eurent alors. A la rigueur, ils auraient pu s’en passer, nous ne leur en demandions pas tant. En ce temps-là, une apothéose était prête pour quiconque agitait un drapeau fameux et ne reculait pas devant une certaine dépense de pompe et de gravité. Quel théâtre ! quels personnages ! quel public surtout que cette jeunesse, toute palpitante d’idées générales où la doctrine coulait à pleins bords! Alors deux jeunes gens s’abordaient et pouvaient se raconter ainsi la soirée de la veille chez un ami commun : Nous avons remué beaucoup d’idées. Voilà ce que j’ai vu. La phrénologie ne faisait que de naître à cette époque. Elle avait là, je veux dire à l’amphithéâtre de la Sorbonne, toute peuplée de nos enthousiasmes, un beau sujet d’étude. Partout les protubérances de la vénération, partout de ces têtes pointues où niche le respect. Qui nous rendra ces temps de croyance et d’émotion?

Quoi! passés à jamais! quoi! pour toujours perdus!


ce que Virgile traduit ainsi :

Nullane jam Trojæ dicentur mœnia?

Je pense tout à fait comme un troisième poète, le marquis de Posa, que nous devons porter respect aux rêves de notre jeunesse. On se trompe noblement quand on est jeune. Et puis que deviendrait le respect de nous-mêmes, où se prendrait-il, où s’emploierait-il, s’il n’était couramment celui de nos erreurs? Donc je ne vais pas brûler ce que j’ai adoré; mais le respect le plus persistant, le plus inaltérable, dont on fait hautement profession, n’exclut pas une certaine liberté de jugement. Or je me demande maintenant, à cette heure distante et reposée où nous sommes parvenus, quels fruits a portés ce mémorable enseignement. J’en cherche la trace, la lumière sur certaines questions qui nous tourmentent affreusement.

Voilà près de quatre-vingts ans que la France veut être libre et qu’elle a fait pour cela une révolution fameuse, suivie de plusieurs autres qui ne sont pas indifférentes, sans qu’on puisse dire encore qu’elle y a pleinement réussi. Or la France est un pays intelligent, pensant, où l’idée a un véritable empire, où les théories font fortune et portent coup. Cela entendu, je demande à la plus haute, à la plus compréhensive des sciences morales, à la philosophie, qui a charge d’intelligences comme la religion a charge d’âmes, je lui demande, dis-je, ce qu’elle a fait en vue de la liberté, ce qu’elle nous a enseigné pour nous rendre capables de ce bien, pour créer sur cette base l’accord et l’assiette des esprits. Peut-on dire qu’elle se soit acquittée de son office, qui est d’agir sur les esprits, pour agir par là sur les mœurs et finalement sur les institutions? Il n’est pas de question comme celle-ci pour s’imposer aux philosophes. La philosophie est-elle, oui ou non, l’étude de l’homme? La liberté politique est-elle, oui ou non, le pouvoir des peuples sur eux-mêmes, ou, pour mieux dire, le gouvernement par les gouvernés ? Alors que la philosophie nous dise ce que vaut l’homme pour la liberté ainsi comprise, ce qu’il porte en lui pour résister ou pour suffire à cette besogne, de quelles ressources il dispose, naturelles ou acquises, contre l’apparente contradiction de ce problème.

La psychologie pourrait bien se tourner enfin de ce côté. Sans doute elle a d’autres poursuites plus élevées, celles qui s’informent du devoir et de la sanction éternelle du devoir par rapport à l’individu. Toutefois cette question de la liberté est considérable, intéressant un être aussi continu et aussi spacieux que la société, touchant, comme elle fait, à certains devoirs du citoyen et du souverain où reparaissent ceux de l’individu, à la charité par exemple, qui pourrait bien être un objet des lois, une vertu de gouvernement. En tout cas, cette question a pris de nos jours un degré visible d’urgence et d’obsession. Si l’homme est un sujet d’étude à lui-même, l’heure est venue pour lui de se connaître et de s’expérimenter là-dessus. S’il existe une science des choses générales et profondes pour suspendre à des hauteurs inviolables tout ce qui importe à l’homme, cette science fera bien d’être politique.

Les hommes, et surtout certaines races d’hommes (c’est à la France que ceci s’adresse), ne peuvent se passer de philosophie sur les choses qu’ils ont faites d’abord d’une manière instinctive et empirique. C’est ainsi que le langage, la production des riches- ses, sont devenus des sciences : pourquoi en serait-il autrement de l’état social et de la gestion sociale? Pourquoi l’art politique ne deviendrait-il pas science politique? Créer dans la société un pouvoir né d’elle-même, son élu, sa créature, son justiciable, c’est une entreprise. A cela près de quelques exceptions antiques, il n’est rien au monde de plus nouveau et de plus étrange, car le monde jusqu’à ces derniers siècles avait toujours vécu sous des dominations qui lui étaient extérieures en quelque sorte, qui tiraient leur droit d’elles-mêmes, — à titre divin, comme les églises, — à titre de propriété, comme les monarchies et les castes conquérantes. Le droit politique n’existait pour personne, pas même pour le roi : le monde était prêché ou possédé plutôt que gouverné.

Ces dominations vendaient cher leurs services, c’est-à-dire une certaine sécurité, la paix du roi, comme on disait; mais enfin il était en elles de rendre ces services : rien au moins ne les en détournait absolument. Une police tolérable des rapports privés et courans, quelque protection des personnes et des biens étaient la condition de leur pouvoir et l’aliment de l’impôt dont elles vivaient. Pourquoi d’ailleurs un souverain supérieur aux lois n’en ferait-il pas de raisonnables? Il ne s’agit pas pour lui de pratiquer la justice, mais de l’imposer. Il paraît que l’on pouvait vivre ainsi; mais tout change d’aspect, si nous parlons d’une société maîtresse d’elle-même, qui doit trouver en elle-même le frein et la discipline, comme elle y trouve tout ce qui l’entraîne et l’égaré. Assurée, dès qu’elle s’appartient, contre les iniquités et les exactions royales, on peut se demander qui la garantira contre celles qui peuvent procéder d’ailleurs, de partout où se trouve le souverain, notamment si celui-ci est ignorant et besogneux avec l’avantage du nombre, avec une misère qui lui paraît née des lois anciennes et réparable par les lois nouvelles, dont il a la main pleine.

« Je pense toujours, me disait un homme d’infiniment d’esprit, à ce problème de l’organisation de la démocratie. » Le problème n’est pas seulement là : il commence avec tout pouvoir pris dans la société elle-même, fùt-il choisi aux conditions les plus fortes et les plus sensées; mais enfin il faut convenir, avec l’éminent auteur de la Politique libérale, que si le triomphe de la démocratie est un fait, l’organisation de la démocratie demeure une énigme entre toutes. Œdipe, jeune et superbe, rencontrant sur son chemin le vieux Laïus (église, royauté, noblesse, parlemens), a bientôt fait de l’étrangler; mais tout autre est l’aventure qui l’attend avec le sphinx. Étant donné des êtres égoïstes, comment obtenir de ces êtres eux-mêmes la répression de leur égoïsme ? Telle est la question monstrueuse que les sociétés rencontrent dans leur ascension, qui leur est jetée du haut de l’idéal où elles aspirent. Je ne crois pas m’être servi d’expressions outrées. L’égoïsme, c’est bien la nature humaine; la répression de l’égoïsme, c’est la société : cette répression, confiée aux égoïstes, c’est la liberté politique. Voilà le problème, et l’humanité fera bien de s’y appliquer avec tout ce qu’elle a de facultés, de méthodes, d’expérience intime et historique.

Qui fera cette théorie, qui trouvera cette solution, si ce n’est nous autres Français du XIXe siècle, en vertu de ce que nous valons, et surtout à raison de ce qui nous manque? Les sociétés antiques avaient pour se faire libres en toute sécurité, en toute impunité, un expédient comme l’esclavage. Telle société moderne qui n’a pas d’esclaves est libre en vertu de ses mœurs, par la puissance de ses traditions : la liberté y est un effet de race au premier chef, c’est-à-dire l’effet d’une cause intime, permanente et inimitable. En France, où la liberté n’a pas cette racine britannique, encore moins le procédé antique, elle n’a pas même l’appui d’une théorie. Ce n’est pas que les théoriciens manquent à cette terre de France, la première du monde pour exhaler à tout propos des idées générales. On y a fait des théories à perte de vue sur la nature, sur l’histoire, sur l’art, sur la littérature, sur la richesse, sur la législation, sur la constitution et les facultés de l’esprit humain; mais tout cela est subordonné à l’existence des sociétés, et cette existence est subordonnée elle-même à la constitution des pouvoirs qui la maintiennent. Dès qu’il est entendu que ces pouvoirs, au lieu de s’imposer à la société, doivent être pris en elle et organisés par elle, il faut savoir d’après quels principes. Ici les principes sont à considérer. Pour une œuvre où manquent les précédens, les traditions, je ne vois pas d’autres matériaux possibles. La liberté est matière à philosophie dans une société comme la nôtre, qui n’a ni réminiscences ni pratiques libérales; or cette philosophie est encore à faire parmi nous.

En 89, il y eut tout juste assez de réflexion et d’invective, soit pour détruire les anciens pouvoirs, qui tombaient de vétusté, soit pour établir le droit commun, qui était évident de lui-même. A cet égard, les titres du genre humain étaient partout. Quant à créer, en fait ou en théorie, la source et la garantie nationales du droit, on ne sut aller jusque-là. « Il n’y a rien de si absurde, dit Cicéron, qui n’ait été affirmé par quelques philosophes. » Le mot est un peu dur. Bornons-nous à reconnaître, en présence de cette lacune signalée tout à l’heure, qu’il y a une chose utile et vitale que nul philosophe n’a dite jusqu’à présent. Encore une fois, nous n’avons que cela, nous autres Français, pour nous faire libres, — cela, c’est-à-dire l’étude, l’élaboration théorique de la liberté, à défaut des précédens historiques et des instincts de race qui ne nous portent pas bien impérieusement de ce côté.

Si cette philosophie inédite doit se trouver quelque part, c’est apparemment dans la double considération de l’esprit humain et du développement de cet esprit à travers la vie progressive des sociétés. Or on n’a pas négligé en France l’étude de l’esprit humain. La psychologie a fleuri parmi nous; mais, dans les limites qu’elle s’est faites, a-t-elle fructifié? De fort beaux esprits l’ont cultivée, et même avec un notable progrès de méthode, qui est l’observation appliquée aux faits intellectuels. Ils ont tiré au clair des questions d’un véritable intérêt : l’analyse et la critique de la sensibilité, de l’entendement, de la raison, de la volonté, etc., ont été poussées fort loin; mais enfin il ne s’agit là que de l’homme en général, d’un homme abstrait, en dehors du théâtre et des rapports où il passe sa vie, dans de purs espaces où on ne l’a jamais vu. C’est une étude sur la nature morte, pour ainsi dire, et non sur cette nature humaine actuelle et vivante qui se débat au milieu de mainte épreuve, de mainte construction épineuse, celle entre autres du pouvoir de l’homme sur lui-même et sur ses semblables, c’est une nomenclature de nos facultés sans portée et sans conséquence de droit politique.

Certes il faut dénombrer et classer les facultés de l’esprit humain : ce fond est à reconnaître; mais, ayant pris et étudié à part chacune d’elles, ou ne peut en rester là. Il faut nous dire quelle est la valeur respective de ces facultés très différentes, comment elles s’équilibrent ou se contrarient, ce qu’elles ont en elles pour répondre aux fins diverses de l’humanité, celle par exemple de la liberté. Je prends un exemple de ces recherches qui ont été négligées au grand détriment de notre éducation politique, et je le choisis dans un ordre de choses qui touche à cette terrible énigme du droit des peuples ou du droit des hommes sur eux-mêmes. Chaque philosophe nomme et classe comme il l’entend les facultés constitutives de l’homme sous le chef de l’entendement, de la sensibilité, de la volonté. On pourrait tout aussi bien diviser l’homme en principes moraux et en principes égoïstes, — les uns par lesquels nous sommes portés et prévenus passionnément en faveur de nous-mêmes, — les autres, qui nous enseignent le droit, la justice, c’est-à-dire quelque chose en faveur de nos semblables. Il va sans dire que le conflit de ces élémens est naturel : les psychologues l’entendent bien ainsi; mais quelle est la puissance respective de ces facultés et l’issue ordinaire de cette lutte? Quelle est la force d’impulsion ou de résistance qui appartient à ces antagonistes ? quelle est leur place, leur dimension et leur importance à chacun dans notre nature? En outre, que devient dans la société notre nature ainsi faite? Et la société elle-même, ainsi composée, que devient-elle à l’école des siècles et de la sagesse qu’ils apportent, à l’épreuve du présent et des nouveautés qu’il suscite? Voilà ce qu’il faudrait savoir. Qu’importe l’essence humaine considérée en elle-même, dans ses traits généraux, en l’air pour ainsi dire, en dehors de l’éducation qu’elle tient de l’état social et des circonstances où cette éducation doit se déployer? De grâce, parlez-nous un peu des races, du climat, de la tradition, de tout cet ensemble physique et moral où apparaît l’individu, que je n’appelle pas pour cela un détail ! Depuis quand est-il permis d’étudier les êtres, les espèces surtout, sans étudier soit leurs milieux, soit leur puissance intime de variation, de transformation? Pourquoi la philosophie est-elle une définition immuable de l’humanité? pourquoi s’obstine-t-elle à nous montrer le fond humain et rien de plus quand la littérature suit pas à pas toutes les nuances, tous les développemens qui viennent s’ajouter à ce fond? C’est là ce qui fait de la littérature une expression sociale : aussi bien c’est à ce prix seulement que la philosophie sera une influence, un enseignement politique. On ne sait rien sur les droits et sur les chances de l’humanité tant que l’on connaît seulement sa physionomie générale, tant qu’on ignore ces choses particulières qui la transforment au point de mettre un abîme entre les anciens et les modernes, entre l’habitant des tropiques et le vrai descendant des plateaux de la Haute-Asie. Ce qu’on voudrait connaître, c’est l’homme moderne et occidental, héritier de tout le passé humain, dans une société mieux apprise, mais plus tentée, en face de toutes ces occasions d’errer et de faillir que comporte le progrès. Nulle connaissance ne vaut celle-ci dans le problème, dans l’angoisse qui nous tient au sujet de la liberté nationale et de l’indépendance individuelle.

Ou la politique verra clair dans ce problème, ou elle est condamnée à ne vivre que de phrases quand elle parlera, de hasards quand elle agira et instituera. En attendant que cette lumière se fasse, jamais elle ne saura dire aux hommes pourquoi et comment ils peuvent gouverner eux-mêmes la chose publique. En effet, si l’égoïsme a l’ardeur et la force d’un instinct, d’un appétit, si d’autre part nos élémens moraux ne fournissent que des notions, tout au plus des sentimens, comment vous y prendrez-vous pour conclure de là que l’homme est fait pour la liberté, c’est-à-dire que les sociétés humaines sont capables de se gouverner elles-mêmes ? Cette logique est insoutenable. Comment! vous comptez sur des êtres égoïstes pour brider eux-mêmes leur égoïsme, c’est-à-dire pour mettre dans la société le respect du droit d’autrui, qui n’est pas en eux ou qui n’y est que superficiellement, toujours prêt à s’effacer, à défaillir! Tout ce que comporte une pareille espèce, c’est un gouvernement pris en dehors et au-dessus d’elle, — un gouvernement absolu de rois, de prêtres ou de nobles, — pour la maîtriser vigoureusement en sa malfaisance intentionnelle et organique. Il lui faut je ne dis pas un bon tyran, mais un tyran quelconque, qui vaudra toujours mieux que l’anarchie ou que la violence organisée des égoïsmes. Que si cette espèce veut être une cité maîtresse d’elle-même, le dénoûment est aisé à prévoir. L’égoïsme, prépondérant comme un instinct, prévaudra et passera dans les lois avec toute sa crudité, — l’égoïsme du plus grand nombre, s’il vous plaît, dès qu’il s’agit d’une société jouissant du suffrage universel, et cela avec les suites auxquelles on peut bien s’attendre dans cette même société pétrie d’inégalités actuelles, de griefs anciens et plus ou moins réparés, de souvenirs irritans, de colères accumulées... Supposez un rêve de Platon où ce gouvernement représentatif lui eût apparu. Comme sa raison, à peine les yeux ouverts, eût traité ce rêve de cauchemar! Quoi! le gouvernement aux mains des esclaves! C’en est fait de l’esclavage... Vous pensez peut-être que ce n’eût pas été grand mal. Soit; mais nous n’en sommes plus là, et si telle inégalité, qui n’est plus l’esclavage, doit périr à son tour par la même cause, par la même organisation de pouvoirs qui eût emporté l’esclavage, demandez-vous un peu ce qui survivra de la société et de l’humanité, telle que nous la connaissons aujourd’hui?

Je prie bien le lecteur de remarquer que, parlant d’égoïsme, je suis au cœur de la question et dans les entrailles mêmes de l’humanité. La nature a mis en nous l’égoïsme avec la force voulue pour un objet tel que notre conservation. Elle aurait pu y mettre le dévouement, préposant chacun de nous au soin et à la tutelle de son prochain; mais elle n’en a pas usé ainsi, et nous devons croire, d’après quelques détails de sa façon, qu’elle a tout arrangé pour le mieux. Toutefois à travers cet optimisme il faut reconnaître que cette conformation de l’homme n’est pas un petit obstacle à sa liberté politique, et même que cette difficulté est toute pareille à celle de la vie physique. Le fait est que nous naissons égoïstes, tout comme nous naissons nus sur la terre nue : grâce à la famille et à ses instincts, nous vivons physiquement; mais comment vivrons-nous libres, c’est-à-dire gouvernés et réprimés par nous-mêmes, ayant ici l’instinct contre nous, l’instinct égoïste? La raison de croire et d’espérer à cet égard, c’est que les gouvernemens les plus absolus et les mieux armés ne doivent pas tout à la force, quand ils nous imposent le joug social. Si nous étions des loups, comme dit Hobbes, ou des tigres, comme on pourrait le croire au souvenir de la terreur, de la Saint-Barthélémy et des dragonades, nulle police, nulle contrainte ne nous réduirait à vivre en société; il faut que cette police trouve en chacun de nous un certain concours, un fond qui se laisse manier et pour ainsi dire des constables d’office. Sans doute l’égoïsme est le seul élément qui ait en nous la force d’un instinct; mais l’égoïsme n’est pas le seul élément de notre nature, la seule impulsion de nos actes. Il y a des impulsions morales, des disciplines naturelles ou acquises, dont l’effet élémentaire est de nous soumettre à une puissance publique, et de soumettre cette puissance elle-même à un certain empire du droit. La question est de savoir si elles ne sont pas capables d’un effet plus raffiné, si par exemple elles sont de force, — soit à se passer de gouvernement en certaines circonstances, ce qui est le cas de la liberté civile, — soit à exercer le gouvernement, ce qui est le cas de la liberté publique.

Certains publicistes ont sur nous un avantage manifeste, qui est d’ignorer ces embarras, ces questions. Ils professent résolument la plus haute estime politique pour l’humanité et n’hésitent pas à l’émanciper, à la couronner de toutes parts. Il y a plaisir à les entendre parler comme ils font de l’intelligence, de la conscience, de la volonté humaine; mais ce plaisir est sans mélange de profit. Ces nobles qualités sont évidentes, je ne les révoque pas en doute : il me semble toutefois qu’il serait précieux de savoir jusqu’à quel point elles sont primées ou balancées par les instincts égoïstes, qui de leur côté sont eux-mêmes fort évidens et fort accusés. Jusque-là je ne sais rien, absolument rien, sur la capacité politique de l’homme; je ne puis me faire aucune idée du pouvoir qu’il convient de lui attribuer soit sur lui-même, soit sur ses semblables.

Comment ne songez-vous pas à cette difficulté, quand, au sortir de vos dithyrambes sur la grandeur de l’homme, vous passez à la question du gouvernement, de son mécanisme, de ses limites et de sa compétence? Souffrez qu’au seuil même de vos recherches je vous arrête court et vous soumette un doute. A quoi bon un gouvernement, c’est-à-dire une force du dehors contre des êtres tels que vous venez de les décrire avec tant de complaisance, accomplis comme on ne l’est pas, pétris de qualités aimables et sûres, doués d’un gouvernement intime qui est leur excellence naturelle? Arrière toute contrainte! Livrez-les à eux-mêmes : la force n’est pas faite pour eux, ils n’en ont pas besoin. — Ah! dites-vous, c’est que quelque chose résiste en eux à l’empire de ces impulsions saines et généreuses, lesquelles ont besoin dès lors d’un renfort, d’une contrainte extérieure pour se faire obéir. — Voilà qui change la thèse. Alors prenez la peine d’examiner quel est le fond de cette résistance dont vous reconnaissez les effets, quelle est la valeur, peut-être le droit, de cette force opposée aux forces morales, comment elle s’équilibre avec l’intelligence et la conscience, jusqu’à quel point elle doit être combattue, tolérée ou même érigée en pouvoir. Cela veut être étudié de près. Si l’égoïsme est en nous avec la force d’un instinct, vous avez à rechercher trois choses : d’abord comment le réprimer dans le mal qu’il fait, ensuite comment le suppléer dans le bien qu’il ne fait pas, enfin comment l’amender en soi, et ce que l’histoire nous apprend sur la culture dont il est susceptible, car ici elle nous apprend quelque chose, le genre humain ayant laissé derrière lui bien des énormités qui déformaient son enfance. Vous avez surtout à montrer comment il peut être chargé lui-même de toute cette besogne sur lui-même, car n’oubliez pas un instant, quand vous parlez de liberté politique pour les hommes, que ce mot est impropre, que vous parlez de pouvoir, et de pouvoir souverain, à leur conférer. Dieu me préserve de résoudre ces questions, ou même d’en tracer le programme! C’est bien assez de montrer par aperçu où pourraient se porter les recherches, où pourrait même se trouver un germe de solution.

Il s’agit de tempérer l’égoïsme. Or qui fera cet office? Est-ce le gouvernement? Alors mettez la force entre ses mains, une force croissante comme la vie et l’activité des hommes dans une société progressive. C’est le moyen, je suppose, de contenir l’égoïsme des gouvernés; mais qui modérera celui des gouvernans, cet égoïsme auquel est sujet même un gouvernement national, à base élective et populaire? Si le modérateur est l’opinion, il faut qu’elle soit libre; son pouvoir est à ce prix. — Si c’est l’esprit de corps et de localité..., il faut créer des corps et instituer des pouvoirs locaux. — Si la religion..., vous aurez à examiner lequel vaut mieux à cette fin, d’une religion indépendante ou salariée. Si le bien-être, désarmant les convoitises grossières et les appétits de spoliation qui pourraient naître chez le peuple souverain,... il faut admettre alors que l’état doit faire de son mieux pour créer ce bien-être; c’est le cas du socialisme. Si c’est l’instruction, la culture de l’esprit... Arrêtons-nous sur ce point, qui en vaut la peine : s’il est vrai que l’égoïsme entende la raison et soit capable de s’élever, de s’élargir, de se raffiner, d’abdiquer enfin, selon que les intelligences sont plus ou moins ouvertes et cultivées, il suit de là que l’intelligence populaire doit être cultivée à tout prix, quoi qu’elle en ait et quoi qu’il en coûte, — que le pouvoir politique du citoyen doit être proportionné à son intelligence, nul quand elle est nulle, montant avec elle, mesuré à ses développemens et à ses preuves.

J’effleure, j’indique à tout hasard; mais, s’il n’y a rien qui vaille dans ces esquisses de solution, toujours est-il que les élémens de solution sont là, uniquement là. Il ne sert à rien de considérer l’homme en lui-même, isolément et abstractivement, encore moins d’étudier chacune de ses facultés prise à part. Il faut voir au contraire quelle est la proportion de ces principes, bons ou mauvais, et ce que devient ce rapport dans l’homme social et successif, tel qu’il se déploie, s’améliore et même se déprave à travers les siècles. Ce point de vue est digne de toute votre sagacité, et s’impose absolument à la bonne foi de vos travaux. Ou vous interrogerez l’histoire, ce dont jusqu’ici vous n’avez eu garde, ou, interrogeant l’homme tout seul, vous aurez pour unique réponse que le despotisme est nécessaire contre cette malfaisance organique, contre cet égoïsme inné et prépondérant. Le catholicisme, avec son dogme de l’humanité déchue, ne dit pas autre chose, et vous allez nécessairement conclure de même, si vous la tenez pour égoïste, ce qui paraît synonyme de méchante. Il est évident qu’à méchanceté survenue ou à méchanceté naturelle le même régime est applicable. Ici l’observation historique est la vraie lumière où paraissent les lois qui conviennent à une société. Tout s’éclaire dès que l’on envisage l’homme dans son dernier état, dès que l’on considère en lui l’élève, la créature des civilisations passées. Qu’est-ce que le fond humain, le naturel de l’individu, sous cet immense façonnement qui le saisit à sa naissance, qui l’étreint jusqu’au tombeau, qui ne le lâche pas un instant? L’inné devient ce qu’il peut sous le poids de cet acquis, de ce capital accumulé pendant des siècles, qui attend l’homme pour l’enrichir, dans la famille, dans la profession, dans la patrie. Tout demeure obscur au contraire, si l’on ne considère que les côtés nobles de la nature humaine, ou si, la considérant de tous côtés, on ne démêle pas, l’histoire à la main, comment le principe le plus défectueux, qui paraît le plus fort, est susceptible d’être désarmé, émoussé du moins, par certaines voies d’éducation et d’hérédité, par certaines créations de personnes collectives où naît une âme supérieure, par des mœurs enfin qui deviennent dans l’homme isolé une seconde et meilleure nature. Ici la lumière ne peut venir que du passé, qui assure, mais qui mesure le progrès. Voyez aussi quelle fortune de bruit et d’influence pour tout esprit qui aborde les choses de ce côté, même avec les systèmes et les sophismes les plus déplaisans au monde moderne ! Ces esprits s’emparent tout d’abord de l’attention : on leur trouve la force, l’originalité. Comme ils ouvrent à l’intelligence un horizon nouveau, on abonde dans leurs méthodes, si ce n’est dans leur sens.

Vous sentez bien que je veux parler ici de Joseph de Maistre. Voilà un homme qui a fait révolution dans les esprits avec son étude des droits du passé, du pouvoir légitime qui appartient à la tradition. Peu importe qu’il ait eu pour point de départ une passion, une haine. Par la vertu d’un grand esprit qui ne peut être tout entier à l’erreur et à l’invective, il s’est élevé, il a fait la théorie de sa colère, et à cette hauteur il a trouvé une doctrine à moitié vraie. Sans doute il a tort de nier le progrès; mais il a raison d’opposer au progrès le passé, cet hôte qui l’a si longtemps contenu, et avec lequel le progrès doit compter. Son rare mérite est d’avoir étudié l’homme dans la société, la société dans l’histoire, et reconnu ainsi le poids du passé sur le libre arbitre, sur la raison pure, où les révolutions placent leur confiance.

Maintenant, qu’il ait trouvé dans l’histoire uniquement ce qu’il y cherchait, c’est une infirmité fort répandue ; qu’il ait mis dans son style plus d’esprit et de facétie que la gravité de son sujet n’en tolérait, plus que Montesquieu lui-même n’en hasardait, ce défaut est si rare, si peu contagieux, qu’il est véniel. Je conclus de tout qu’il faut lui pardonner, même quand on ne peut plus l’admirer et le suivre. Il est de la grande race des moqueurs, dont le propre est d’exceller à la démonstration per absurdum, comme dit l’école; cette logique, cette famille en vaut bien une autre, où l’on a pour ancêtres Socrate, Pascal, Voltaire.

Quant à l’erreur capitale où il est tombé, chacun l’a pressentie. Cette erreur est de négliger le fond humain où doit s’appuyer toute société humaine, et qui constitue partout une ration, un minimum de droits absolument inévitable. « Une constitution, dit-il, qui est faite pour toutes les nations n’est faite pour aucune : c’est une pure abstraction, une œuvre scolastique, faite pour exercer l’esprit d’après une hypothèse idéale, et qu’il faut adresser à l’homme dans les espaces imaginaires où il habite. Qu’est-ce qu’une constitution? N’est-ce pas la solution du problème suivant : étant donné la population, les mœurs, la religion, la situation géographique, les relations politiques, les richesses, les bonnes ou les mauvaises qualités d’une nation, trouver les lois qui lui conviennent? » J’en demande bien pardon à M. de Maistre; mais, quand on fait une constitution, il faut considérer, outre toutes les circonstances qu’il énumère, ce qui se trouve dans l’homme en général, c’est-à-dire chez tous les hommes. Certains traits moraux et universels, qui sont les fondemens de notre nature, sont aussi bien les fondemens mêmes de la société. À ces facultés, que vous trouvez chez tous, répondent certaines institutions qui ne sont pas moins que l’esclavage aboli, le droit pour tous de prier et de travailler, l’égalité des charges publiques, la tolérance religieuse, le concours des sociétés à la chose publique, la pensée affranchie de tout obstacle préventif, la liberté des esprits sous une loi purement répressive. Nécessaires sont ces institutions, parce qu’il y a entre tous les hommes quelque chose de commun, un fonds de similitude qui ne permet pas de les subordonner et de les sacrifier les uns aux autres, comme si les uns n’avaient pas cette lumière qui éclaire tout homme venant au monde, comme si les autres étaient nés ou devenus infaillibles. M. de Maistre est d’une inconséquence prodigieuse, voulant d’une part l’unité de religion, admettant de l’autre toutes les diversités, toutes les inégalités politiques et sociales. A suivre ses principes, on ferait du nègre un catholique des plus réguliers ; on se souviendrait de son âme le dimanche, à l’heure des offices, la laissant esclave toute la semaine, et cela sous prétexte des tropiques, où le travail nègre est seul possible, sous prétexte du cerveau nègre, qui ne comprend que le maître et non la chose publique, sous prétexte des mœurs patriarcales, où maîtres et esclaves s’accommodent si bien les uns des autres. Bougainville a vu la société que les jésuites avaient fondée au Paraguay, cet idéal apparemment de M. de Maistre. « Ces Indiens, dit Bougainville, avaient l’air d’animaux pris au piège : » un mot que je me plais à citer, parce qu’il exprime admirablement le fond humain ou plutôt son atmosphère vitale, c’est-à-dire la liberté, sans laquelle il n’y a plus d’homme !

Bien préférable est la philosophie qui se déploie dans cette grande revue de nos annales qu’a passée M. Guizot. Si j’avais à former un esprit, je prendrais ce livre, et je profiterais de cette éducation pour faire la mienne. L’idée du droit humain y est toujours présente à côté de tous les accidens historiques ou physiques qui peuvent en varier l’expression. Vous trouvez là l’esprit des lois de notre passé; mais en quel état au juste ce passé nous a-t-il mis, et quel degré d’aptitude nous a-t-il légué pour la liberté politique? Peut-être les détails manquent-ils sur ce point. Vous pouvez induire de ces admirables travaux une théorie politique des classes moyennes, et même une certaine théorie psychologique du spiritualisme, sans lequel je vous défie bien de parler droit, même droit public. Seulement cette dernière se fait sentir plutôt qu’elle n’est explicite et démontrée. Je ne puis mieux m’expliquer à ce propos qu’en rappelant une étude récente du même maître sur la génération de 89[2]. Il trouve à cette génération un défaut, qui était un excès de confiance dans la bonté humaine et dans l’efficacité des lois. Combien il est regrettable que le plan de cette étude n’ait pas comporté une de ces grandes leçons où excelle l’illustre historien, où l’on eût mesuré quelle est la puissance de la loi sur l’homme, c’est-à-dire de l’idéal sur la réalité que nous sommes! Nous aurions su pour le coup ce que vaut l’homme dans la cité, en quoi il peut être libre, en quoi il peut être souverain, ce qu’il mérite d’indépendance pour lui-même et de pouvoir sur les autres.

Je ne vois que Hobbes qui ait été tout à la fois philosophe politique et psychologue politique; mais pour ce qu’il enseigne, — méchanceté naturelle de l’homme, son asservissement désirable, le droit et le bienfait du despotisme, — il aurait aussi bien fait de n’être ni l’un ni l’autre. Pour revenir à M. de Maistre, dans la vigueur de sa réaction contre les théories abstraites de l’homme et du droit humain, il oublie que le fond humain est pourtant à ménager, à pratiquer, et que pour cela une analyse des facultés humaines est nécessaire. Quoi qu’il en soit, ce contemporain de notre révolution touchait à une partie de la vérité; il avait de plus un rare mérite d’à-propos quand il rappelait les esprits politiques à la considération de l’histoire, à une certaine estime du passé, et s’élevait d’un bond vigoureux au-dessus de la pure métaphysique. « Je n’ai traversé la métaphysique et les sciences, disait Leibnitz, que pour arriver à la morale; » mais de nos jours on demande bien autre chose à la métaphysique, réputée science de l’homme, que les principes de la morale, que des principes purement privés, tandis que l’homme est l’animal politique, reconnu par un naturaliste tel qu’Aristote. Ainsi Leibnitz nous montre la voie, mais sans y entrer comme il faut. Un écrivain moderne s’avance un peu plus. « Aujourd’hui, dit le père Gratry, je suis obligé d’avouer que j’ai horreur de la métaphysique abstraite et de toute science qui ne se relie pas à la morale, à Dieu, au bien des hommes. Et je vois avec une joie profonde mon siècle en venir au même point. » Parler du bien des hommes, c’est un peu vague, mais cela peut comprendre à la rigueur le salut et l’honneur des sociétés, identifié avec leur droit sur elles-mêmes. Il répugnait sans doute à cet esprit distingué, mais clérical, borné à la chose religieuse, de s’expliquer autrement sur la chose publique. C’est pourtant là qu’aujourd’hui la France attend la métaphysique, ou, à son défaut, une science quelconque. La France déteste le pouvoir absolu pour l’avoir expérimenté sous toutes les formes : elle cherche la liberté, encore qu’elle en ait peu d’expérience, elle sait parfaitement les droits, les facultés que tout homme et tout peuple possèdent à cette fin ; mais, rencontrant sur son chemin l’obstacle de l’égoïsme, elle demande à la science une étude de ce ressort curieux et des combinaisons par où il peut entrer dans la machine d’une société se gouvernant elle-même. La Rochefoucauld n’y pensait guère, quelque état qu’il fît de l’égoïsme. On ne peut pas dire que ce point de vue soit précisément étranger à la philosophie enseignée de nos jours. Comment y aurait-elle échappé? Elle rencontre sur son chemin les plus hautes questions politiques. Peut-elle parler devoir sans se trouver face à face avec les devoirs de l’état, institué qu’il est contre l’égoïsme, avec mission de le réprimer et de le suppléer? Or voici ce que je trouve à ce sujet dans le plus éloquent de nos philosophes : « Oui, le gouvernement d’une société humaine est aussi une personne morale. Il a un cœur comme l’individu; il a de la générosité, de la bonté, de la charité. Il y a des faits légitimes et même universellement admirés qui ne s’expliquent pas, si on réduit la fonction du gouvernement à la seule protection des droits. Le gouvernement doit aux citoyens, mais en une certaine mesure, de veiller à leur bien-être, de développer leur intelligence, de fortifier leur moralité. » J’ai lu ce beau passage dans un opuscule de 1848 sur la Justice et la Charité, pour le retrouver plus tard dans le livre du Vrai, du Bien et du Beau, et l’ayant rencontré déjà dans le Cours de philosophie professé en 1817. Ces paroles fortes et sensées méritaient bien l’honneur de cette redite; mais, tandis que nos philosophes étaient sur cette voie, ils auraient peut-être dû s’y engager à fond et pousser jusqu’au bout. C’était le cas d’insister sur cet aspect de la morale, sur ce genre de devoir aussi nouveau que l’état moderne, dût-on pour cela faire trêve un instant aux dissertations prolongées sur le sensualisme et l’idéalisme, sur le spiritualisme et le matérialisme. On fatigue étrangement les hommes à leur parler sans fin de ces systèmes : le monde en est las comme des Atrides. Il sent bien qu’à prononcer toujours ces mots, à se balancer éternellement sur ces doctrines, il ne bouge pas, que la vie n’est pas là, que la carrière s’ouvre ailleurs. Il ne supporte plus, sous le nom de philosophie, une petite science, ou plutôt (car rien n’est petit en pareil sujet) une science bornée à l’origine de nos connaissances, à la question de savoir si nos idées viennent uniquement des sens ou de quelque source plus abondante et plus généreuse. Il ne croit plus que cette science ait des fruits. — Vous me montrez fort bien, dit-il aux psychologies, que nous avons les idées du vrai, du juste et du beau, parce que nous n’avons pas pour unique principe de nos connaissances la sensation d’où rien de pareil ne peut sortir ; mais qu’importe cette preuve, quand nous sentons en nous ces idées, toutes palpitantes et toutes vibrantes, quand ces étoiles répondent adsum à l’appel souverain de l’artiste ou du penseur ? Il suffit d’avoir ces idées, d’où qu’elles viennent. Vous avez dépensé dans la démonstration de leur provenance beaucoup d’esprit qui ailleurs eût fait merveille. Rien n’est indifférent comme une erreur à ce sujet. Où en serait le monde, si les idées s’y arrêtaient faute d’une théorie correcte sur l’origine des idées ? Le fait est que le monde marche, qu’il a même fait de nos jours ses plus grands pas en dépit du sensualisme que vous combattez, et sans attendre le spiritualisme que vous professez. Ceci est une question de date. Voyez donc le XVIIIe siècle expliquant l’origine de nos connaissances ainsi que faisaient Locke, Condillac, et néanmoins arrivant avec cette pauvre théorie à cette déclaration de 89, où s’épanouit tout ce qu’on peut imaginer de droit au profit des sociétés et des individus ! Ce n’est pas sa psychologie, bien sûr, qui l’a mené là ; elle n’était faite que pour l’en détourner et le borner. À défaut de lumière psychologique, comment cette idée de droit qui est en nous a-t-elle fait pour en sortir, pour percer à ce moment ? Par où a-t-elle pris pour devenir la conscience de toute une société ? Par où doit-elle prendre pour passer dans les faits ? Cet avènement tient-il à ce que l’esprit français était cultivé par une église riche et lettrée qui dispensait l’enseignement avec une profusion qui en était presque la gratuité, ou bien à la prépondérance de classes supérieures dont la noblesse et le loisir appartiennent naturellement aux grandes idées ? Verrons-nous là un essor naturel de l’esprit humain vers la vérité, ou le don particulier d’une race, ou le bénéfice d’un certain état de société, tel que la perle dans une huître malade ? Je n’affirme rien, je ne propose rien, en fait de restaurations surtout ; mais tout cela mérite d’être examiné, d’être vérifié à fins politiques, pour mettre, s’il y a lieu, dans la société moderne quelque chose de ce qui a si bien servi l’ancienne, et qui l’a même réformée de fond en comble.

Êtes-vous sûrs que la plus haute philosophie ne soit pas là ? C’est à dessein que je dis la plus haute, car dans cette poursuite vous touchez aux devoirs, aux vertus (la charité par exemple), qui préparent l’individu à revivre pour des récompenses, car vous arriverez peut-être ainsi à une solution telle que d’enseigner cette vertu par l’exemple de l’état, par le précepte et la substance des lois. Cela est plus urgent que de savoir au juste si nos idées sont innées, ou s’il ne faut voir en elles que des sensations transformées. Il s’agit peut-être moins de faire l’éducation d’une statue, dussiez-vous réussir où Condillac a échoué, que celle de la société, pour lui apprendre à s’appartenir et à se régir elle-même. Seulement il ne faut plus pour cela étudier l’homme en général, en l’air, au repos, dans une indétermination de circonstances qui n’est jamais son fait; il faut considérer l’homme dans l’état social, et les sociétés elles-mêmes dans leur cheminement progressif.

Ceci, dirai-je aux philosophes, n’est pas pour vous un changement de méthode, car vous appliquez l’observation aux faits de conscience : pourquoi ne pas l’appliquer à ces mêmes faits étudiés dans l’homme successif à travers l’histoire? Peut-être, chemin faisant, ont-ils pris des proportions nouvelles ou subi des altérations notables. Est-il démontré, par exemple, que la volonté, que le libre arbitre, sous le poids des siècles et d’une éducation immémoriale, sous la discipline d’un milieu lentement élaboré et s’aggravant d’âge en âge, soit toujours identique à lui-même, doué du même ressort, de la même élasticité? Remarquez en passant le chiffre presque invariable des crimes et délits, des mariages, des suicides, qui reparaît chaque année : n’y a-t-il de nouveau ici que la statistique?

Qu’importe que les facultés de l’esprit soient les mêmes, si leurs acquisitions et leur exercice montrent d’un siècle à l’autre une différence qui est comme une puissance nouvelle? Aristote professait l’esclavage, Platon ne le discutait même pas. Or je vois à peu de temps de là une définition de la loi romaine où l’esclavage est une institution du droit des gens par laquelle un homme est soumis à un autre, contrairement à la nature. Il me semble que l’esprit humain a fait un grand pas pour en venir là. Est-ce toujours le même qui se contredit et se dément de la sorte? Euler nous apprend, dans ses Lettres à une princesse allemande, que le mot justice n’existait pas dans la langue russe. Aujourd’hui que la Russie émancipe les paysans, n’a-t-elle pas un mot et même une idée de plus? Les exemples abondent d’un revirement complet dans les vues de l’esprit humain. Qu’il y ait là des facultés nouvelles ou le simple développement de facultés anciennes, peu importe. Je me borne à constater que la grande affaire c’est d’étudier l’homme, non en général, mais en particulier, sujet qu’il est à de telles transfigurations. Voulez-vous reconnaître la destinée qu’il lui faut à un moment donné? Etes-vous en peine de la société qui lui convient, du gouvernement qu’il mérite? Considérez pour cela l’esprit humain dans son dernier état, la nature actuelle de l’homme aux prises avec sa condition actuelle, et, pour tout dire, la France telle que des monarques absolus l’ont faite et assise, telle que les révolutions l’ont élevée et inquiétée, la France, dis-je, en face d’un problème qui est d’en finir avec ces monarchies et ces révolutions. Il faut avouer que nos philosophes modernes, nos éclectiques touchaient de près à ce sujet où ils ne sont pas entrés. Ils y confinaient non-seulement par l’observation intime et psychologique dont ils faisaient profession, mais par le rare et vif sentiment qu’ils ont montré de la philosophie de l’histoire. Je ne sache rien de plus beau que certain passage des Fragmens philosophiques de M. Cousin. « Illustres historiens qui avez immortalisé par votre génie les aventures et les lois de quelques peuplades de la Grèce, vos peintures sont brillantes, vos idées souvent profondes ; vous me transportez réellement sur la place publique d’Athènes ou de Corcyre, sur les champs de bataille de l’Attique et de la Laconie ; vous me montrez fort bien ce qui a perdu Athènes, ce qui a fait triompher Lacédémone….. Mais après tout qu’est-ce qu’une nation de plus ou de moins dans l’humanité ? Qu’est-ce que cette Athènes, cette Lacédémone, dans le sein de la civilisation générale ? Représentent-elles quelque idée dans l’économie de la vie universelle ? Ce serait cette idée qu’il s’agirait de déterminer : ce sont les idées diverses représentées par les divers peuples qu’il faudrait atteindre et décrire… »

Il y a quelque modestie chez un écrivain à mettre une pareille prose à côté de la sienne. Pour ma part, j’en suis tout ébloui. Que manque-t-il donc à cette doctrine ? Rien, si ce n’est un certain, complément de doctrine : dès qu’on admet que l’histoire a ses lois comme la nature, il convient de prendre garde que toute loi est flanquée d’une force par où elle s’accomplit, que dans l’histoire cette force est l’esprit humain, avec tout ce qui s’y loge du passé, tout ce qui s’y reflète du dehors, à quoi les institutions s’accommodent et se proportionnent, de sorte que cet esprit est à considérer, non-seulement dans ses bases, mais dans ses phases et dans l’évolution de ses aptitudes croissantes.

Ainsi la métaphysique pas plus que la religion n’a compris le monde moderne, et n’est en état de répondre aux perplexités modernes. C’est par ce vide, par ce silence que religion et métaphysique ont suscité le positivisme ; mais cette doctrine a-t-elle rempli la place vacante et suppléé aux oracles qui se taisent ? Je ne le crois pas, et j’essaierai de le faire voir dans une prochaine étude.


DUPONT-WHITE.

  1. La Belgique et la crise actuelle, par M. Emile de Laveleye. Revue du 1er août 1864.
  2. Voyez la Revue du 15 octobre 1862.