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Le Positivisme à propos d'un livre de M. Littré/02

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Le Positivisme à propos d'un livre de M. Littré
Revue des Deux Mondes (p. 869-893).
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LE
POSITIVISME
A PROPOS D’UN LIVRE DE M. LITTRÉ.

II.
L’INFÉRIORITÉ PHILOSOPHIQUE DU POSITIVISME.

On a vu combien la métaphysique et la théologie sont devenues étrangères au monde moderne[1]. Les sociétés craquent, les esprits se dilatent, et parmi tout ce travail ces vieilles institutrices du monde ont cessé de le servir, de l’assister, comme elles étaient en possession de le faire. Au lieu de s’adapter à cette vie nouvelle, il leur plaît d’y fermer les yeux, d’y faire obstacle. C’est ce moment que la science a choisi pour se reconnaître, pour s’étaler et pour s’offrir aux hommes dans toute la richesse de ses achèvemens; mais la science, après tout, n’est que l’esprit humain à une allure où il se borne en hauteur et se détourne des grands horizons abordés par la religion et la philosophie. Aussi, quand la science vient s’offrir ou plutôt s’imposer au monde, celui-ci résiste avec une énergie qui lui fait le plus grand honneur.

— Non, dit-il aux savans, vous ne suffisez pas, car vous ne m’enseignez que la matière, vous me réduisez au visible et au palpable. Or j’ai de plus longues pensées, j’ai des aspirations par-delà ce qui se voit et ce qui se touche. L’origine et la fin des choses, un problème dont je fais partie apparemment, est ce qui m’attire par-dessus tout. J’aime mieux conjecturer là-dessus, où il s’agit pour moi de si grands intérêts, que de savoir avec vous, par raison démonstrative, certaines choses qui me paraissent secondaires, missiez-vous dans le nombre le culte de l’humanité, le secret des lois et des destinées sociales. Non, vous ne m’ôterez pas de l’esprit les appréhensions, les curiosités d’outre-tombe. Je ne vous dirai pas : « Que m’importe l’humanité? » mais une certaine pudeur est tout ce qui m’en empêche. Au fond, ma grande affaire, c’est moi, c’est ce qui m’attend, machine toute brûlante d’idées et de passions, à l’heure où certains organes cesseront le service de la machine. Être ou n’être pas, cela est de la dernière gravité. Je me passerais plutôt de chimie et de géométrie que de cette contemplation et des espérances, des rêves, si vous voulez, qui s’y rattachent. Me disputer ce rêve, ce n’est pas me remettre à ma place, c’est me dégrader, car je ne suis pas seulement un animal politique, je suis avant tout un animal religieux, ainsi que le professent certains naturalistes. « La véritable solidité d’esprit, dit Fénelon, est de s’enquérir des choses qui se passent journellement autour de nous. » Soit; mais la grandeur de l’esprit est de s’informer des choses supérieures, futures, éternelles peut-être. En tout cas, grande ou chimérique, telle est la nature de mon esprit. Je puis passer ma vie à ignorer les sciences dont je profite, mais non dans l’oubli de certain sommeil, ou, comme dit Shakspeare, de certain réveil qui m’attend un jour ou l’autre. C’est pourquoi vous ne me remplirez jamais l’esprit. Vous êtes sans doute plus que je ne peux apprendre, mais moins que je ne veux connaître.

Tandis que l’homme s’exalte et se révolte ainsi, la philosophie positive fait effort soit pour se grandir aux yeux de l’homme, soit pour le rabaisser dans sa propre estime. Elle fait valoir d’abord qu’elle est la science de la nature, de l’homme et de l’histoire, par où elle est en état de diriger les individus et les sociétés, de les conduire au progrès dont elle a reconnu les traces et les procédés. Tels sont ses services et ses révélations à l’usage du présent. Quant à l’avenir, elle ne sait rien de la persistance éternelle des individus; mais en mettant les choses au pis, et par la grâce de cette loi de progrès, elle n’admet pas qu’ils meurent tout entiers. — Votre esprit, leur dit-elle, ne sera pas plus perdu que votre corps. Ce que vous avez eu d’esprit, ce que vous avez produit d’idées ou de sentimens, ira grossir le trésor spirituel de l’humanité, absolument comme votre corps ira grossir et féconder la matière. De même que vous vivez du passé, l’avenir vivra de vous, intellectuellement et matériellement. C’est ainsi que vous survivez, que vous persistez, et cette perspective n’est pas sans stimulant ni même sans grandeur. Vous êtes, il est vrai, d’une espèce supérieure à tout ce qui peuple cette planète : aussi vous arrive-t-il ce qui n’arrive à aucune autre, ta transmission et l’éternité des idées. Ce trait souverain constitue et même récompense une espèce supérieure. Ce n’est pas peu de chose que cet effet de sa supériorité; peut-être n’en est-il pas d’autre. Il vous semble odieux et intolérable que cette puissance, cette flamme d’esprit qui est en vous, s’éteigne à jamais. Rassurez-vous, elle survivra dans la lumière qu’elle a jetée, c’est là l’essentiel, car cette puissance ne valait que par certaines de ses œuvres; elle était en soi inégale, intermittente, faillible même. Si ce qu’elle a de radieux et de pur ne s’éteint pas et court allumer le flambeau ailleurs, que pouvez-vous demander de plus?

— Mais, dites-vous, j’ai besoin de croire à une autre vie! — Eh bien! ce besoin vous quittera, comme le besoin de croire aux astrologues, aux sorciers, aux démoniaques, a quitté vos pères. Vous ne m’en ferez pas accroire avec vos aspirations infinies, avec votre soif des choses éternelles. Romans que tout cela, ou lecture de romans, réminiscences d’Obermann et de René!... Le fait est que vous vivez dans le présent, perdus et absorbés dans les vétilles de chaque jour. Voilà votre aliment quotidien. Le reste, si terrible qu’il soit, traverse votre esprit sans plus de trace ni de consistance qu’un nuage. Montrez-moi donc un homme mettant à profit la leçon qu’il a reçue près du lit de mort de son père ! En connaissez-vous beaucoup qui songent à faire quelque chose, à se préparer un bon souvenir, un viatique pour cet affreux défilé où l’homme éperdu grince des dents et se rejette en arrière? Je ne sais ce qu’il a vu : est-ce le néant? est-ce la face irritée d’un dieu? Mais il y a trois mille ans que cela s’appelle agonie, et le mot est bien trouvé, ce qui n’empêche pas les hommes de courir au divertissement, à la bagatelle. Voyez donc René, dont nous parlions tout à l’heure, d’une autre taille (souffrez cette insinuation) que la plupart de nos mélancoliques. Son ennui est profond, mais surtout quand il n’est ni ministre ni ambassadeur. René s’adonne passionnément aux calculs et aux malices de son amour-propre. C’est un lettré dans toute la misère du mot, il a laissé des mémoires pleins de rage, qui n’ont rien de commun avec Epictète ni A Kempis. Quand tels sont parmi nous les plus intellectuels, les plus réfléchis, les plus grands, pour tout dire en un mot, jugez un peu des autres ! Connaissez-vous mieux, vous n’avez pas la force des grandes solutions, cela est évident; il y a plus, vous n’en avez pas même le souci. Cela vous échapperait; mais cela ne vous attire même pas. L’égoïsme, dont vous êtes faits dans l’intérêt de votre conservation, et qui est le goût de la vie, est par cela même la faculté de vivre dans le présent, de vous y concentrer, de vous y absorber, corps et âme. Soyez donc plus justes envers la science et envers vous-mêmes. Quand la science se tait sur les choses d’avenir et d’éternité, elle ne vous prive de rien, ne vous borne en rien; vos limites de ce côté sont en vous-mêmes, et la preuve en est dans le peu qu’obtiennent de vous les religions, prodigues néanmoins de commandemens et de terreurs.

Ce langage est spécieux et brutal, mais erroné. Quand la philosophie positive raisonne ainsi, faisant main basse sur toute grande aspiration, nous en déclarant incapables et même insoucians, elle ne pèche pas moins contre les instincts les plus réels de l’humanité que la théologie et la métaphysique, muettes ou hostiles à l’égard des droits de l’homme et du citoyen. La science d’une part, la théologie et la métaphysique de l’autre, constituent deux ordres de connaissances et de poursuites également nécessaires au monde, et l’on se demande où elles ont pu prendre tout le mépris qu’elles se témoignent. Toutefois il ne faut pas charger indûment la philosophie positive. Elle n’est ni scepticisme, ni sarcasme, ni démenti à l’égard de ce que beaucoup ont en vénération. Elle ne nie pas les grands sujets qui peuvent tenter la pensée ou l’imagination humaine. C’est le cas de faire voir comment M. Littré s’en explique : « L’espace sans bornes, l’enchaînement des causes sans terme, est absolument inaccessible à l’esprit humain ; mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité tant matérielle qu’intellectuelle tient par un lien étroit à nos connaissances, et ne devient que par cette alliance une idée positive et du même ordre : je veux dire que, en les touchant et en les bordant, cette immensité apparaît sous un double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable. » Toutefois la philosophie positive n’en attente pas moins aux légitimes curiosités de notre esprit, car elle est ignorance et insouciance systématique à l’égard de telle grande chose que nous voulons et que nous pouvons connaître. Notez ces deux points-ci, je n’en rabats rien, et je vais droit à cette proposition : — que nous portons en nous la notion authentique d’une autre vie; nous savons cela, dis-je, de la même manière que nous savons tout ce qui importe à notre vie actuelle, soit physique, soit morale.


I.

Voici à ce sujet mes raisons de croire et d’affirmer. — L’homme est fait pour la vérité, non pas sans doute pour la vérité universelle et absolue, atteignant partout en dehors de lui les êtres et les choses, pénétrant leur essence, leur cause et leur destination, mais pour la vérité relative à son être, c’est-à-dire à ses besoins de toute sorte, la vérité qui le concerne et l’intéresse. Cela revient à dire que l’homme est fait pour être. Que ce monde ait au-dessus de lui les regards et les décrets d’un Dieu (qui ne saurait être un Dieu trompeur), ou qu’il ait seulement des lois pour le gouverner, en tout cas il est plein de vie, c’est-à-dire de vérité. Et quand il vous plaît de supposer que le plus grand, le plus vivant des êtres connus est fait pour l’erreur, vous abusez du langage : autant dire qu’il est fait pour le néant. « La vérité est ce qui est, » dit Bossuet : voilà la définition qu’il faut avoir présente à l’esprit en ce sujet. Quant à saint Thomas d’Aquin, définissant la vérité une équation entre une affirmation et son objet, on sent bien qu’il s’agit là seulement de la vérité dans le discours; or je conviens que le discours humain n’est pas toujours au niveau de son sujet, qu’il se met fort à l’aise avec les choses et les personnes.

À cela près (un point sur lequel on reviendra bientôt, on ne peut pas tout dire à la fois), à cela près, rien n’établit, rien même n’insinue que nous soyons des êtres dont la loi est de se tromper. Nos sens, nos appétits, notre conscience, notre sociabilité, ne nous trompent pas; il me semble que nous ne sommes pas dupes à tout propos d’une vaste illusion quand nous croyons à nous-mêmes sur la foi de notre pensée, au monde extérieur sur la foi de nos sens, au droit du prochain sur la foi de notre conscience, à tout ce qui entretient la vie physique sur la foi de nos appétits. Ces impulsions, ces lumières d’un ordre si différent, nous disent chacune la vérité, en ce sens que nous sommes faits pour y croire, et à tel point que, cessant d’y obéir, nous cesserions d’être comme individu et comme société.

À ces révélations j’ajoute et j’assimile de tout point l’instinct religieux, qui nous fait concevoir une autre vie, qui nous représente le moi comme persistant après la mort pour être puni ou récompensé. Parmi les idées qui nous font ce que nous sommes, celle-ci est capitale; remarquez un peu comme elle suffit à tout, répond à tout, et ne bronche nulle part. En effet, on y trouve d’un côté toute la sanction imaginable des plus grands commandemens, tout ce que l’homme peut rêver de grandeur et de noblesse. D’un autre côté, c’est une idée purement relative à nous-mêmes : en affirmant quelque chose à cet égard, on ne sort pas du cercle des choses humaines, personnelles, subjectives, comme disent les Allemands; on n’a pas besoin d’énoncer un principe absolu, législateur de toutes les existences, ni une existence suprême de justicier fondée sur un principe de cette nature. On affirme simplement une loi toute pareille aux lois qui gouvernent l’univers, on esquive cette terrible conception où il s’agit de passer du fini que nous sommes, y compris les métaphysiciens, à l’infini de l’être et des attributs divins; bref, on a l’effet et le profit d’un Dieu sans en avoir l’énigme.

Ainsi nous sommes pleins de révélations sur ce qui nous constitue, nous importe, nous entoure, nous attend même, sur la manière d’en user avec la nature et avec nos semblables, avec le présent et avec l’avenir. Tout cela est évident, impérieux, et nous avons lieu d’y croire tout comme nous croyons au vide quand nous mettons le pied sur le bord extrême d’un ravin. D’où pourrait donc venir votre défiance de l’instinct religieux? — Ce n’est pas un instinct, dites-vous, c’est une idée de l’esprit. — Mais pourquoi l’esprit nous tromperait-il sur les choses de sa compétence? C’est le propre de notre esprit de concevoir et de nous révéler des choses qui ne se voient pas avec les yeux de la tête, comme c’est le propre de nos sens de nous révéler la matière. Pourquoi l’un serait-il plutôt que les autres un agent d’illusion et de déception, quand il procède de la même façon et nous rend le même service? Instinct ou idée, peu importe, si l’idée est tout à la fois aussi salutaire et aussi involontaire que l’instinct.

Cette idée d’une autre vie est vraie au même titre que les autres idées simples, que les autres lumières spontanées, universelles, qui luisent en chacun de nous. Le monde futur nous est révélé avec le même éclat que le monde matériel. La vie à venir est une donnée ou, si vous aimez mieux, une apparition du même ordre que toutes les données dont nous vivons actuellement Elle y touche par ces deux points essentiels, une origine identique et un service équivalent. On parlait tout à l’heure de ces idées simples et spontanées qui entraînent partout l’assentiment des hommes : tels sont en effet les caractères de la vérité, et peut-être aurait-il fallu commencer par dire cela. Qu’est-ce qui serait vrai, si ce n’est ce qui est en nous sans être de nous, intuition plutôt qu’opération de l’esprit, où ne peut se trouver ni l’erreur d’une idée complexe, ni celle d’une idée à laquelle les sens ont prêté leur ministère et fourni leur contingent?

La vérité est dans ce qui nous apparaît et dans les suites logiques de ce qui nous apparaît. Ainsi nos sens et nos instincts sont véridiques : la géométrie ne l’est pas moins, se déduisant tout entière de principes primitifs et irréductibles, d’évidences que nous n’avons pas faites. Nous avons certaines idées comme nous avons le langage et même la respiration, sans le vouloir, sans nous en mêler, pour ainsi dire; ces idées sont en nous l’effet des choses : il nous appartient de voir ces choses comme de les nommer — en vertu d’une faculté qui est en elles aussi bien qu’en nous; l’apparition qu’elles font en nous tient au rapport qu’elles ont avec nous. Ceci me conduit à une remarque générale sur laquelle je compte, bien à tort peut-être, pour éclairer ce sujet.

Le monde est plein de rapports, et ne vit que de rapports qui tantôt constituent les êtres, tantôt les soumettent à une action réciproque. Qui est-ce qui n’a pas entendu parler de l’attraction, des affinités moléculaires? C’est ce qu’on appelle les lois du monde, parce qu’il s’agit là de rapports constans et réguliers. L’homme n’est pas autre à cet égard que le reste de la création. Malgré tout ce qui le sacre et l’érigé en individu, avec substance et destinée à lui propres, il n’en a pas moins de toutes parts des rapports, des affinités qui sont les conditions de son existence : rapports avec ses semblables dans la famille et dans la cité, rapports avec le monde extérieur, avec la terre qui le porte et le nourrit, avec l’atmosphère qui l’abreuve, avec la société qui le façonne, avec la justice qui rayonne en lui de tous ses préceptes et de toutes ses sanctions. Seulement, tandis que nous ignorons comment opèrent ailleurs les affinités, nous le savons à souhait dès qu’il s’agit de l’homme. Comme il a cela de particulier entre tous les êtres qu’il est un être pensant, sa pensée est le lieu où les rapports se produisent, et le moyen dont ils usent pour se faire obéir est l’attrait du plaisir. Tel est le privilège de l’homme; il a la notion des rapports qui l’unissent au reste de la création. Toutefois, comme cette notion est celle d’un rapport nécessaire avec les êtres et les choses du dehors, comme nous leur appartenons autant qu’ils nous appartiennent, cette notion ne pouvait être à la merci d’une opération facultative, arbitraire de notre esprit. Aussi est-elle spontanée; ce rapport marque sa nécessité, ces êtres attestent leur indépendance à notre égard, leur extranéité, en ce qu’ils viennent à nous sans attendre un travail, un appel de notre esprit et de notre volonté. Là tout est irréfléchi, involontaire de notre part, impérieux et irrésistible de la part des choses à nous relatives. Pas plus que nous ne faisons ces choses, nous ne découvrons par un effort de notre pensée le rapport vital qu’elles ont avec nous. C’est un rapport qui nous apparaît, qui nous envahit, et si l’on ajoute que des rapports impliquent l’existence des choses, des êtres relatifs les uns aux autres, l’on peut bien dire qu’à ce moment notre esprit est un vase se remplissant de la vérité, un miroir reflétant la vérité. Tel est le fondement de la foi que nous devons aux instincts, soit à celui de manger pour vivre, soit à celui de vivre pour mériter par-delà le tombeau une vie meilleure. Je pense, donc je suis, a dit Descartes. Là se trouve en effet la preuve de notre individualité ; mais quand je pense, malgré moi en quelque sorte, à des choses qui m’attirent, là aussi bien est la preuve de ce qu’il y a en nous de relatif et des choses auxquelles nous sommes relatifs. Ma pensée, instinctive et involontaire qu’elle est à ce moment où le moi ne fonctionne pas, prouve ces choses et ces êtres, ce non-moi, tout comme ma respiration prouve l’atmosphère. On n’échappe à cette conclusion que par le scepticisme absolu, une doctrine qui, tandis que vous apercevez dans l’univers un ensemble puissant et varié d’êtres, de forces, de lois, n’y voit que la pensée de l’homme et l’incessante illusion de cette pensée. Énoncer un pareil système, c’est le réfuter.


II.

Je pourrais ici me répandre en commentaires et en détails qui ne seraient pas superflus assurément, mais prématurés. Avant tout, il faut répondre à l’objection qui s’élève avec une certaine véhémence dans l’esprit du lecteur. — Quoi! l’homme est fait pour la vérité! Mais alors dites-moi donc un peu de quelle vérité procèdent tant de roueries, d’impostures, de mensonges et de scélératesses variés qui composent le train ordinaire des choses humaines! — Je réponds que tout cela procède d’une vérité que l’on déguise, que l’on viole, que l’on outrage, mais que l’on n’ignore nullement. Tout cela signifie que l’homme est double, et que des principes contraires, des forces ennemies, se disputent en lui sa volonté. Don Juan, tout en remplissant sa fameuse liste, n’ignorait aucun des commandemens de Dieu, surtout le don Juan de Molière, qui trouvait aux inclinations naissantes un charme inexprimable. Faillir n’est pas toujours se tromper. Video meliora proboque, détériora sequor; il n’y a rien de plus immémorial dans l’humanité que cette lumière et cette misère de Médée. L’assassin ne croit pas plus à son droit sur la vie des passans que l’Arioste ne croyait à ses hippogriffes. Cela est si vrai qu’on applique la loi pénale au malfaiteur sans avoir pris la peine de la lui enseigner : il est réputé la savoir d’une science naturelle et innée. Ni le crime, ni le mensonge, ni la fiction ne sont des erreurs : on ne se trompe pas quand on est sciemment en dehors de la vérité. Qu’est-ce donc que l’erreur? Il faut la définir pour la reconnaître, s’il y a lieu, dans la notion d’une autre vie, et, dans le cas contraire, pour nous livrer sans réserve à cette croyance et à tout ce qu’elle a de force et de douceur.

« Il y a erreur dans nos jugemens, dit Descartes, toutes les fois que nous ne retenons pas nos affirmations dans la limite de nos connaissances. » Il reste à savoir (car cet axiome est plus élégant que neuf et utile) comment nous dépassons nos connaissances. Cela nous arrive de trois manières au moins. Il y a d’abord cette inconduite de l’esprit qui consiste à tirer une proposition particulière d’une proposition générale où elle ne se trouve pas : c’est le cas bien connu du sophisme. Il y a ensuite les inductions vicieuses, pratiquant l’erreur inverse, tirant une proposition générale de faits particuliers qui ne la contiennent pas : ceci est le cas d’une observation imparfaite, d’une conclusion prématurée. Il y a enfin, en dehors du raisonnement et de l’expérience, l’erreur qui peut se rencontrer dans l’imagination et dans ses œuvres.

Qu’est-ce au juste qu’imaginer? Ce n’est pas créer, bien sûr : l’homme ne crée pas plus avec son esprit qu’avec ses mains; pour l’une et l’autre besogne, il a besoin de matériaux préexistans. Imaginer a lieu de plus d’une façon. Tantôt c’est réunir sur un seul être ou sur une seule situation des traits, des accidens qui d’ordinaire sont épars et exceptionnels : de là le roman, le drame avec ses héros et ses aventures. Tantôt c’est supposer une cause au lieu de la chercher dans les faits ou dans le raisonnement; c’est deviner au lieu d’étudier : de là les hypothèses, les sectes, les systèmes préconçus. Tantôt c’est évoquer ou subir l’image des choses qui nous plaisent : inutile de dire les images évoquées par don Juan, dont nous parlions tout à l’heure, ou subies par un anachorète tel que saint Antoine; dans ce dernier cas, Malebranche flattait l’imagination quand il l’appelait la folle du logis.

Il ne faut pas croire que l’imagination soit une source d’erreur nécessaire. La fiction ne se trompe pas et ne nous trompe pas quand elle nous montre des caractères et des situations traités, développés selon la nature et la logique humaine. Ici l’imagination ne se trompe que quand elle compose des êtres avec des qualités disparates, avec des matériaux qui ne peuvent coexister. L’hypothèse elle-même, dans l’ordre des explorations scientifiques, l’hypothèse ne se trompe pas toujours. A faire œuvre de conjectures et d’aperçus, on ne s’égare pas nécessairement. On rencontre quelquefois la vérité, tout en la cherchant mal : on la devine. Christophe Colomb a deviné l’Amérique. Les anciens, si j’en crois d’Alembert dans sa fameuse préface de l’Encyclopédie, avaient deviné la gravitation. Il y a plus, tel procédé sophistique nous conduit quelquefois à la vérité. Sans doute c’est un sophisme que de conclure du particulier au général, presque toujours une erreur, mais pas toujours. Ainsi il est certain qu’on peut juger sur échantillon : ab uno disce omnes. Nous n’en faisons pas d’autres quand nous émettons un jugement sur l’esprit d’une race, d’un métier, d’une classe, d’une époque. Il est certain encore qu’on peut juger de ce qui sera par ce qui a été ou par ce qui est : « le présent, né du passé, est gros de l’avenir, » a dit Leibnitz. Procéder ainsi est le fait de certains esprits qui ne se trompent pas toujours dans cette direction, soit parce qu’ils sont perçans et intuitifs, — tout leur est point d’appui, trait de lumière, — soit parce que les choses se touchent, s’identifient dans leurs conditions intimes, de telle façon que l’ensemble se laisse apercevoir dans la partie.

Toutefois il ne faut pas trop compter sur cette rencontre de l’imagination avec les causes, quand elle les cherche par la voie de l’hypothèse. Ici le propre de l’imagination est de nous tromper; mais il faut voir comment et considérer de près le mécanisme de cette illusion. Elle nous trompe, dis-je; mais ce n’est pas, comme on se le figure volontiers, par la fougue de ses écarts multipliés, par sa luxuriance en quelque sorte : c’est bien plutôt par sa pauvreté. Elle a par exemple des bornes qui la circonscrivent, qui lui font un type absolu, un horizon infranchissable en nous-mêmes. De même que le reflet des choses en nous est la vérité, on peut dire que l’erreur ou du moins une face principale de l’erreur, c’est notre propre nature imposée aux choses, et comme nous avons des bornes que n’ont pas les choses, on juge tout d’abord ce que peut être cette erreur du fini mesurant l’infini à sa taille. Quand nous n’avons ni axiomes ni observations pour nous guider en certains sujets, quand il s’agit pour nous d’expliquer ou de créer certaines forces, certains pouvoirs, notre habitude est de supposer des êtres semblables à nous, ou plutôt de personnifier des choses, des idées à notre image. S’agit-il des pouvoirs éternels qui gouvernent la nature, ces pouvoirs sont des dieux, et ces dieux sont des hommes auxquels on ajoute l’infini en toutes choses. S’agit-il des pouvoirs qui gouvernent l’humanité sociale, encore des hommes, avec l’excellence d’un père. S’agit-il enfin des pouvoirs, des forces qui entretiennent la vie physique, c’est toujours l’homme que nous imaginons et que nous employons à cette fin, en le dégradant cette fois, en l’asservissant. De là les plus grandes erreurs connues : l’esclavage, le pouvoir absolu, le polythéisme. Ainsi tout est de matière humaine dans nos imaginations : divinité, souveraineté, propriété. L’homme est à lui-même toute sa conception, toute son expression. Rien ne lui est plus familier, borné comme il l’est, que de transporter sa nature hors de lui-même, la prêtant ou l’imposant partout, pour fonder la religion, le gouvernement, la production. Il faut la leçon des siècles pour enseigner aux hommes qu’ils ne doivent avoir d’autre souverain que la raison, d’autre dieu que le type et le foyer personnel de la raison, d’autre propriété, d’autre esclave que la nature. Remettre l’homme à sa place, en purger le ciel, le gouvernement des sociétés, l’œuvre économique, substituer dans toutes ces régions la stabilité des lois, un pouvoir public et responsable, l’emploi des forces de la nature à l’Olympe païen, au pouvoir personnel, à l’esclavage de l’homme, tel est le principal effet du progrès, c’est-à-dire de l’expérience. Après ce discernement, cette élimination, ce qui reste d’idées religieuses, politiques et économiques pourrait bien être la vérité; mais que reste-t-il, cela fait, en matière religieuse? L’idée d’une autre vie.

Ainsi l’erreur est diverse, et on vient de la reconnaître sous ses différens traits, dont aucun ne peut s’appliquer à l’idée d’une autre vie, car cette idée n’est pas la conclusion d’un syllogisme, qui peut être mal déduite, ni la somme de certaines observations particulières, qui peut être mal calculée ou mal fondée, ni la création de quelque personne semblable à nous, qui, revêtue de l’infini, serait chimérique. Remarquez en outre que tous ces caractères de l’erreur ont cela de commun : un état actif de l’esprit, une action désordonnée de l’esprit. À ce compte, comment l’idée d’une autre vie serait-elle une erreur? Idée plutôt reçue que conçue par notre esprit, d’une origine où l’on ne voit rien d’humain, nul projet, nul effort de notre part. Quand notre esprit n’agit pas, il ne peut errer.

Pardon! dites-vous; notre esprit, même à l’état passif, est capable d’erreur, d’illusion. En cet état, qui est celui où il reçoit l’impression des choses extérieures, il ne reçoit pas la pure impression de la réalité. Les choses qu’il voit par exemple lui apparaissent volontiers tout autres qu’elles ne sont : le microscope est là pour lui montrer des lacunes et des aspérités dans ce qui s’offre à l’œil comme lisse, uni, continu, ce que Voltaire a très bien exprimé. « Si Paris, dit-il, avait vu la peau d’Hélène telle qu’elle était, il aurait aperçu un réseau gris-jaune, inégal, rude, composé de mailles sans ordre : jamais il n’aurait été amoureux d’Hélène. La nature est un grand opéra dont les décorations font un effet d’optique... La nature nous fait une illusion continuelle. C’est qu’elle nous montre les choses, non comme elles sont, mais comme nous devons les sentir. »

A cela plusieurs réponses. L’esprit est peut-être passif quand il reçoit l’impression des choses extérieures. N’oubliez pas toutefois que cette impression est un rapport entre ces choses et notre esprit au moyen de certains appareils intermédiaires. Si l’erreur peut se glisser dans une perception qui nous parvient à titre de rapport et à travers certains organes, vous n’en pouvez conclure l’erreur possible d’une idée comme celle d’une autre vie, idée que nous trouvons en nous-mêmes, sur nous-mêmes, sans aucune assistance de mécanisme intermédiaire, sans aucune prise offerte à l’illusion. Il ne faut pas dire que l’esprit, est également passif dans les deux cas : dans le premier, il est plus que passif, il est ou il peut être victime et dupe; dans l’autre, il ne peut l’être, à moins d’appartenir naturellement à l’erreur, ce qui est contradictoire à tout le reste de sa nature et au fait même de notre existence. Je conviens que l’homme n’est pas fait pour dire toujours la vérité, encore moins pour la pratiquer; mais il est fait pour être, et dès lors il lui appartient de connaître ce qui est, de savoir la vérité dans la partie au moins qui concerne et intéresse son existence, et cela peut s’entendre de l’avenir comme du présent.

Il convient en outre, parlant de l’illusion que nous font les choses extérieures, de reconnaître les bornes de cette illusion. Nos sens nous trompent peut-être sur certains détails, mais non sur le fond même de ces choses. Tel objet n’a peut-être pas la couleur, le volume, la consistance que nous croyons y apercevoir; mais à coup sûr cet objet est étendu, pesant, coloré : sur ces qualités essentielles, pas d’illusion possible. Appliquant cette vérification à l’idée d’une autre vie, vous aurez peut-être à en rabattre mille accessoires où la fantaisie religieuse des hommes s’est donné carrière. Chaque peuple a son paradis. On peut voir dans les Lettres persanes une peinture fort enjouée de la béatitude selon le Coran. Qu’importent ces nuances dans la sanction, si le fond même de l’idée demeure inaltérable en sa simplicité, si la racine qui console et qui réprime ne peut être atteinte par aucune élimination ?


III.

Tel est l’homme fait pour la vérité, mais sujet à l’erreur, sans que cette infirmité détruise cette puissance, car l’erreur peut être évitée, reconnaissable qu’elle est, soit à l’absence, soit à l’usage vicieux des saines méthodes. En outre elle n’atteint pas le fond des choses qui touchent à notre existence d’individu, sociale ou future, ces choses nous étant révélées par des instincts qui sont en nous les rayons de la réalité, et qui emportent notre foi comme notre obéissance.

Il faut considérer un peu le rôle des instincts dans la destinée humaine. Il n’y a pas de grande chose parmi nous, — vie physique, perpétuation de l’espèce, lien social, — qui n’ait été confiée à l’impulsion des instincts. Je m’imagine que la société la plus pure et la plus intelligente ne vivrait pas huit jours de ses vertus et de ses combinaisons. « La nature, dit Kant, ayant donné à l’homme la raison et le libre arbitre qui s’y fonde, c’était dès lors clairement indiquer comment elle entendait qu’il pourvût à sa destinée : il ne devait pas être guidé par l’instinct, ni muni et éclairé d’une connaissance innée; mais il devait tout tirer de lui-même. » Rien ne ressemble moins que cet oracle aux faits dont nous avons le spectacle et la conscience. L’individu, l’espèce, la société, autant de choses voulues d’en haut apparemment, et qui ne relèvent pas uniquement de la raison. Tout cela subsiste par la grâce des instincts. Pourquoi n’aurions-nous pas également des instincts pour nous révéler la vérité nécessaire à la vie de l’esprit, lequel a besoin de règles, de sanction, de perspectives? C’est le service que nous rendent l’instinct moral et l’instinct religieux, où vous ne voyez pas la moindre trace d’induction ni de syllogisme, où l’homme ne fait que regarder en lui-même l’empreinte des choses, et ne tire absolument rien de son propre fonds par aucune opération de l’esprit.

Si vous croyez à ces entraînemens physiques qui conservent et reproduisent l’humanité, pourquoi seriez-vous en défiance de certaines aspirations supérieures, tout aussi primitives, tout aussi instinctives? Mais les premiers sont de beaucoup les plus impérieux! Oui sans doute, parce qu’avant tout il importe à l’homme de se conserver comme individu et comme espèce : c’est là le plus urgent. Pour revivre, ainsi que le promet l’instinct religieux, il faut commencer par vivre. Toutefois cette conviction d’une autre vie est si naturelle au genre humain, qu’elle est spontanée, universelle, immémoriale. La preuve en est que les époques, les classes, les peuplades les moins réfléchies ont eu cette lueur, ce souci, au milieu de la vie la plus dure et la plus cuisante.

Quand j’insiste sur la valeur qui appartient aux leçons de l’instinct, ce n’est pas pour nier la vérité théorique, scientifique. Il est certain que l’induction et la déduction nous sont des moyens de connaître : avec ces méthodes, on atteint la vérité, c’est-à-dire telle chose utile ou nécessaire à notre existence, à notre destinée; mais, si la vérité doit être entendue de la sorte, les instincts physiques et moraux n’excellent pas moins que les sciences à nous l’enseigner. A ce compte, nous avons d’une part certaines facultés pour nous élever laborieusement à la vérité scientifique, pour conquérir en quelque sorte le luxe de la vie matérielle, par exemple toutes les applications de la vapeur et de l’électricité; mais aussi bien nous en avons d’autres qui nous portent tout d’abord à la vérité, sans laquelle nous ne saurions vivre.

Si vous croyez aux idées induites ou déduites, pourquoi pas aux idées instinctives, quand les unes et les autres nous enseignent des vérités également utiles, également appropriées à notre nature? Comment! vous vous confiez au développement logique de certains principes, ou directement aperçus par l’esprit, ou obtenus par l’observation, et vous entreriez en défiance contre des idées premières, immédiates, qui ont la même valeur éprouvée, qui vous rendent le même service que les déductions les plus légitimes! C’est-à-dire que vous auriez confiance dans les opérations de votre esprit et défiance des bases mêmes de votre esprit? Je ne vais pas pour cela vous proposer l’exemple de l’antique Égypte, où l’on adorait les animaux, parce qu’ils avaient, au lieu de la raison humaine, un instinct qui ne pouvait être que divin, ni l’exemple de l’Orient, où les fous sont en honneur, comme gardés et conduits par un dieu, étant incapables de se conduire eux-mêmes. Je réclame seulement une part de votre créance pour une part de vous-mêmes, telle que certaines vérités en dehors desquelles vous ne sauriez vivre, qui sont les lois de votre existence aussi bien que de votre esprit. Le monde est là tout entier vous prêchant la confiance par son exemple. Vous voyez partout des êtres doués d’instincts selon leur nature, qui croient et obéissent à ces instincts, qui s’en trouvent bien, qui pratiquent ainsi la vérité faite pour eux, qui obtiennent ainsi leur véritable destinée, et l’homme serait le seul être qui aurait à se défier de l’un de ses instincts les plus intimes, l’instinct religieux! Vous me direz que ce sentiment dépasse en hauteur tous les instincts connus : oui, sans doute, mais pas plus que l’homme ne dépasse le reste de la création.

Voulez-vous que l’observation et l’induction soient nos seuls moyens de connaître? J’y consens, mais encore faut-il les appliquer à tout et non pas uniquement à la matière. Or, en observant l’humanité dans son histoire, j’y trouve l’idée d’une autre vie. Voilà un premier fait d’expérience. Un second fait du même ordre est celui-ci : cette idée nous apparaît; elle est simple et non déduite, non construite. Nous ne la faisons pas, elle se manifeste et opère en nous comme instinct. Ce dernier mot est considérable, j’y trouve la preuve que cette idée est vraie par son analogie avec un ordre de notions et de mobiles qui ne nous trompent pas. Cette véracité des instincts est un troisième fait, expérimental comme les autres.

Or de tous ces faits je puis tirer une conclusion, toujours, comme on va voir, dans les limites de l’observation et de l’induction, car le principe que j’invoque est la stabilité des lois de la nature. Ce principe signifie que ce qui se passe dans tel cas donné se passe de même dans un autre cas de même nature, que ce qui arrive aujourd’hui sous l’empire de certaines circonstances doit arriver demain, les circonstances n’ayant pas changé. Or la véracité des instincts est une loi de la nature. Donc l’idée d’une autre vie, qui a tous les caractères de l’instinct, est une idée vraie. Autrement il faut admettre que les instincts, véridiques dans tous les cas, sont trompeurs dans ce cas particulier, et que cette loi de notre nature manque de la stabilité inhérente à toute loi naturelle.

Maintenant j’avoue qu’il faut jeter les yeux sur certaines objections secondaires après avoir fait justice de celle qui attribuait l’erreur et le mensonge à notre nature, comme son élément, comme sa nécessité. On pourrait me dire par exemple que l’instinct religieux n’est pas à confondre avec les autres instincts, qu’il n’en a pas l’autorité, parce qu’il n’a pas pour lui le témoignage de l’expérience, que nous savons par expérience l’homme impossible en dehors de la société, la société impossible sans un organe public de la justice, la vie impossible sans certaines réfections qui l’entretiennent, — que nous pouvons constater par leurs effets le mérite des instincts, la réalité des choses et des actes où ils nous portent, mais que nul n’est revenu pour porter témoignage en faveur de l’instinct religieux et pour attester cette autre vie dont il est la promesse ou la menace.

Cette objection est spécieuse, et rien de plus. Que l’expérience en général confirme les instincts, cela est évident; mais l’expérience n’est pas ce qui les suscite en nous, ce qui détermine la foi et l’obéissance que nous y portons. Dites-moi donc un peu en vertu de quelle expérience l’enfant qui vient de naître prend le sein de sa mère ! Pour peu qu’on y réfléchisse, on s’aperçoit qu’il en est ainsi des autres instincts : véridiques et utiles à l’homme, ce n’est pas pour cela qu’ils s’en font écouter; leur force est ailleurs, indépendante de l’utilité de ces instincts, de notre vérification. Ils seraient malfaisans qu’ils ne cesseraient pas d’être puissans et obéis. La preuve, c’est que nous en abusons volontiers, à notre grand préjudice, d’où il faut conclure que si tel instinct ne peut produire ce témoignage de l’expérience, nous n’avons pas pour cela un droit de suspicion et de défiance à son égard. L’instinct religieux en est là, non expérimenté sans doute, mais impérieux et vrai au même titre que les autres instincts.

Vous soupçonnez peut-être que nous avons l’idée d’une autre vie uniquement parce qu’elle est de nature à nous plaire. — C’est par là, dites-vous, qu’elle est spontanée, universelle, immémoriale parmi les hommes. — Mais prenez garde que le plaisir est le trait saillant qui constate les instincts, le signe de la vérité relative qui est en eux, la force gardienne et exécutive, pour ainsi dire, des fins auxquelles ils sont préposés. Il n’est point d’instinct sans cette garantie du plaisir, qui en assure l’exercice, et l’idée d’une autre vie est par là semblable à tous les instincts.

Pourquoi d’ailleurs une idée nous plaît-elle? Parce qu’elle ressemble à ce qui est. Comment le faux, c’est-à-dire le néant, aurait-il le don de nous plaire? La réalité est ce qui fait le charme des romans : nous ne pouvons prendre intérêt qu’à la réalité. Les aventures et les scènes les plus variées, les plus imprévues, ne nous attachent que par le théâtre humain où elles se déploient, par les sentimens humains qui en sont les vrais personnages, les vraies catastrophes. Un roman purement fantastique serait illisible, en supposant qu’il fut possible. Milton a peint des diables d’un grand intérêt; mais il a commencé par les animer et les remplir de sentimens humains, de ceux qu’il connaissait le mieux. Peut-être avait-il vu des démagogues pareils à son Satan, une fortune que je lui envie! Toujours est-il que ce fond humain de sa fiction en a fait passer le merveilleux, le surnaturel, et il n’en est pas autrement soit de la Divine Comédie, soit de Peau d’Ane, qui charmait La Fontaine. Sans doute l’idée d’une autre vie comporte sa part de roman. On peut imaginer une grande diversité de peines et de récompenses dans une autre vie; mais ce roman n’aurait rien d’agréable et même rien d’intelligible, si l’on ne portait en soi, comme un fond solide à l’épreuve de toutes les broderies, le sentiment de cet avenir, de cette réalité future.

Ainsi le plaisir inhérent à la notion d’une autre vie nous démontre et le caractère instinctif de cette notion et la réalité de ce qu’elle nous découvre, sa destination, son appropriation à notre nature. Toutefois nous avons dit, pour établir, pour reconnaître en nous cette notion comme un instinct révélateur, que cette notion était universelle et que le monde en avait toujours été possédé. Or pouvons-nous compter solidement sur cette base historique, sur ce point de fait? Des érudits, des voyageurs vont peut-être me dire que certains peuples anciens ou modernes, que certaines tribus de l’Australie et de l’Océanie n’offrent pas le moindre symptôme de cette croyance. Un savant qui n’a négligé aucune occasion de faire le tour du monde (il l’a fait jusqu’à trois fois) m’en a rapporté cette observation... avec laquelle il était peut-être parti.

Qu’on me permette de négliger les sauvages, assez difficiles à confesser. Puis-je croire qu’un étranger, un suspect, un ennemi, mettant pied à terre dans leur île, saura lire en eux et malgré eux, à cette profondeur, à travers l’obstacle des idiomes et des méfiances? Parlons plutôt des Juifs, où réside toute la délicatesse de ce sujet. Si les Juifs étaient capables de faire échec à pareille idée et de ruiner par quelque grossièreté de doctrine tout ce qu’on vient d’établir sur cette base, on saurait que penser désormais de ces Sémites si vantés comme créateurs excellens de religions, comme inventeurs et propagateurs de théologies; mais le moyen d’admettre une telle incroyance de leur part? Quoi ! ils auraient inventé trois religions, et ce commencement de toute religion leur serait étranger ! Quoi! le christianisme, tout frémissant des promesses et des menaces d’une autre vie, n’en aurait rien trouvé dans le judaïsme, d’où il procède? Ce n’est pas ainsi vraiment que marchent les choses, et surtout les idées. La tradition, la continuité sont partout en même temps que le progrès. Ces raisons a priori sont ce qui me touche le plus; mais, si des argumens de texte vous semblaient préférables, il me suffirait de rappeler que Moïse défendait l’évocation des morts, ce qui prouve que dans le dogme juif les morts n’étaient pas anéantis. Le commandement de Moïse n’était, direz-vous, que pour combattre une superstition. Soit; mais la superstition même établit la croyance dont elle est l’excès et la perversion. Il existe là-dessus de grosses dissertations, et je pourrais citer tel livre fort bien fait[2] où l’on voit que Bossuet et Leibnitz croyaient reconnaître parmi les Juifs le dogme de l’immortalité de l’âme, qu’ils étaient même fort affirmatifs à cet égard. Faut-il d’ailleurs chercher si loin ? Les Juifs étaient libres en cette grande affaire de la religion, où leur génie excellait et se passionnait : cela explique tout. La religion se faisait parmi les Juifs comme une œuvre nationale, avec le concours de tous, dans la personne des prophètes, qui apparaissent comme les gardiens ou plutôt comme les interprètes progressifs de la loi, portés par la faveur populaire jusqu’à l’oreille des rois et des grands-prêtres. Que dans cette liberté il y ait eu des doctrines successives et diverses, cela n’est pas bien surprenant. De là peut-être quelques doutes, quelques hérésies au sujet de la vie future; mais l’hérésie d’une secte juive, pas plus que le panthéisme des Allemands, pas plus que le célibat des vestales, ne prouve rien contre les instincts naturels de l’humanité.

En tout ceci, vous n’avez pas encore vu certain argument qui se tire des prospérités du coquin, des disgrâces et même des souffrances de l’honnête homme : argument en faveur d’une autre vie, laquelle semble nécessaire pour corriger quelque part cette iniquité, cette anomalie terrestre. On n’a pas usé de cette preuve, parce qu’on n’en croit pas le premier mot, encore qu’on l’ait rencontrée dans un livre, l’Idée de Dieu, où l’élégance et la clarté sont portées à un point qui en fait des qualités du premier ordre, des qualités égales à l’invention et à la moquerie. On rend toute justice à ce beau sujet d’amplification; mais voilà tout. Que savez-vous en effet de ces prospérités et de ces souffrances? Vous ne savez que l’apparence, la surface, l’événement matériel; mais le fond des choses ou plutôt des âmes, l’avez-vous pénétré? L’impression de l’événement, la manière dont il est reçu dans le for intérieur du patient ou du triomphant, en tenez-vous compte? On dit que Jean Huss, du haut de son bûcher, s’écria, voyant approcher une vieille femme avec un fagot : Sancta simplicitas! Croyez-vous que l’on soit malheureux avec un tel secret de sérénité et de force d’âme? Je croirais plutôt que ce martyr ne sentit pas les flammes du bûcher, pas plus que le fakir ne sent les roues du char qui l’écrase, mais qui porte son idole. Comment admettre, pour le dire en passant, que ce qui domine le corps à ce point ait simplement la destinée du corps ?

Laissons là l’histoire, direz-vous, et parlons un peu de ce qui se passe sous nos yeux, de ce monde actuel où le bagne n’est que pour le malfaiteur vulgaire et maladroit, où d’ailleurs les intrigans, les roués, les coquins de certaine sorte ont si beau jeu et font si grande figure, où la boue de leur âme se change à vue d’œil en or et en pourpre. — Vous pourriez en dire long sur ce sujet et sur ce ton, sans que j’éprouvasse le besoin de vous interrompre. Toutefois, avant d’abonder dans votre sens et de répéter la malédiction de Brutus, je voudrais voir un peu ces grands vainqueurs, quand, leur journée finie, ils posent le masque et laissent tomber l’effort, la grimace qu’ils ont soutenue en public. Plaignez le miroir où apparaît leur véritable physionomie, où se reflète chaque soir une âme souillée, une vie de bouc et de chacal. Je ne réponds pas de leur insomnie. Ils dormiront peut-être : il n’est pas de remords que la fatigue n’endorme, et celle du rôle qu’ils soutiennent est terrible ; mais il y a des heures lucides. Dieu vous garde du réveil qui les attend, quand chaque matin ils apprennent comme une nouvelle l’infamie qui les a faits riches, grands, qualifiés aux yeux du monde.

Ainsi, pour croire à une autre vie, nous n’avons pas à regarder autour de nous, à considérer les apparences ridicules ou abominables de ce qui se passe, à raisonner enfin et à conclure. Cette perspective est en nous comme un article de foi inné, ou plutôt la chose s’est écrite, s’est empreinte en nous d’elle-même, comme il appartient aux choses qui existent en dehors de nous, mais qui ont des rapports nécessaires avec nous, et qui n’attendent pas, pour se faire connaître, les efforts, les avances de notre esprit.

Il est heureux que cette idée d’une autre vie vienne et se manifeste à nous de la sorte : autrement nous serions fort en peine d’y arriver. Si, au lieu de revivre en vertu d’une loi révélée par un instinct, nous revivons par la volonté d’un Dieu (qu’il s’agit avant tout d’atteindre et de constater par le raisonnement), ce circuit est sinueux, infranchissable peut-être. Ce n’est pas que notre raison n’ait en elle des principes puissans et lumineux; mais la portée absolue de ces principes, ontologique, comme on dit en allemand, est révoquée en doute, ainsi qu’on le verra, par un scepticisme plein d’épines. En outre, quand on en viendrait à tenir ces principes pour absolus, il reste à considérer que le maniement en est difficile, hasardeux, et la conclusion problématique. Il n’est pas clair qu’ils se prêtent à nos visées, et qu’ils nous mènent où nous tendons, où nous aspirons. C’est le moment de considérer les plus habiles en face de cette complication. Descartes et Clarke par exemple, dans leur effort pour s’élever à l’existence de Dieu en usant du principe de causalité.

Nous trouvons en nous, dit Descartes dans la troisième de ses Méditations métaphysiques l’idée de perfection, qui ne peut venir de nous, imparfaits que nous sommes. Donc cette idée atteste l’existence d’un être parfait : autrement elle serait un effet sans cause. Descartes oublie une cause d’idée, telle que l’esprit qui a pu composer cette idée de perfection, — idée complexe, notez bien ceci, — une de ces idées que notre intelligence construit à ses risques, en assemblant et en exagérant toutes les qualités qui sont éparses et médiocres parmi l’humanité. Ainsi cette prétendue idée d’un être parfait, au lieu d’être en nous, comme dit Descartes, la marque de l’ouvrier sur son œuvre, pourrait n’être autre chose qu’un produit humain tiré de l’homme, calqué sur l’homme. Ce serait l’humanité et rien de plus, dans des proportions exagérées et fabuleuses, se servant d’elle-même pour expliquer la création, la Providence, l’ordre immortel. Telle est la démonstration tentée par Descartes, demeurée célèbre entre toutes, dit M. Cousin : célèbre, soit; mais la trouvez-vous solide, convaincante ?

Quant à Clarke, la proposition sur laquelle il prétend fonder toute sa preuve de Dieu est celle-ci : quelque chose doit avoir existé de toute éternité, autrement quelque chose aurait commencé d’être sans y être sollicité par rien, c’est-à-dire que ce quelque chose serait un effet sans cause. Soit, voilà un principe bien articulé, mais qui ne nous mène pas loin, qui laisse son docteur en chemin dès la deuxième proposition, où il s’agit de savoir qui a existé de toute éternité. Est-ce un Dieu personnel, distinct du monde, créateur tout-puissant et revêtu de toutes les perfections morales? ou bien est-ce l’ensemble des êtres, des forces et des lois qui constituent l’univers? Assurément une horloge suppose un horloger, à moins toutefois que l’horloge n’ait existé de tout temps!... Alors nous voilà en plein panthéisme; si vous en doutez, écoutez plutôt les panthéistes eux-mêmes. « Le monde a son législateur, vous diront-ils, dans les lois qui le gouvernent de toute éternité. Au nombre de ces lois figure l’harmonie universelle des rapports. Ces lois arrivent dans la conscience de l’homme à une certaine notion d’elles-mêmes. On éclaire peu ce sujet en disant avec Fichte : « Toute connaissance imparfaite que nous avons d’une chose implique un être qui la connaît parfaitement. » D’ailleurs cette notion, imparfaite et obscure aujourd’hui, est faite pour se développer et pour monter au niveau des choses dans la conscience humaine, qui est progressive. Nous faisons partie d’un monde où les choses existent avant de se connaître et de se raisonner. Les langues, les gouvernemens, la production, la destruction, ont précédé les grammaires, la politique, l’économie politique et la balistique. Les langues surtout nous fournissent l’insigne exemple d’une chose intelligente, ignorée d’elle-même et du sujet intelligent où elle s’accomplit ; peut-être l’univers nous donne-t-il là un échantillon de ses lois les plus générales et le secret des formations universelles !… »

Ce n’est pas que l’on croie au panthéisme, il s’en faut de tout. On a souvenance au contraire, souvenance fort intime, d’une aventure d’esprit singulière, celle d’un jeune homme qui, dans sa plus vive jeunesse, dans les loisirs d’un été campagnard, voulut se faire des idées sur ce sujet. Or, avec la meilleure envie de se prouver à lui-même un Dieu personnel qui lui semblait un minimum de croyance désirable, s’étant bien pénétré des éclectiques ses maîtres et de quelques œuvres moins récentes, mais non moins réputées,… il arriva droit au panthéisme. Il y arriva, dis-je, mais il n’y crut pas : la nature de son esprit ou peut-être simplement l’éducation de son esprit y résistait d’une manière invincible. D’autres cependant pourraient y croire, et dans un temps où le scepticisme entame les principes les plus nécessaires, s’il existe une solution qui sache se passer de ces principes, et qui en retienne néanmoins toute la substance morale et terrifiante, cette solution vaut peut-être la peine d’être indiquée. C’est dans cet esprit qu’on a cru bien faire d’isoler et de relever entre toutes la notion d’une autre vie. On ne met pas en doute pour cela les autres croyances ; on ne voudrait pas dissoudre un atome de foi ; on tient seulement à montrer la clarté supérieure et l’effet suffisant d’une notion plus simple où il n’est besoin ni d’une logique aussi chanceuse ni de principes aussi disputés que ceux dont nous venons de voir l’échec sous Clarke et Descartes.

Il faut considérer où en est la foi religieuse et même la foi philosophique : sans être bien timide, on s’alarmerait à moins. N’oublions pas que cette idée de cause, un des élémens de notre esprit, est présentée par toute une école de sceptiques fort accrédités comme particulière à notre esprit et dépourvue au dehors de toute autorité. C’est une croyance, disent-ils, qui s’impose à nous ; mais une croyance irrésistible n’est pas une vérité absolue : rien ne démontre dans le principe auquel nous avons foi un principe qui possède et gouverne toutes les existences, le fond et la règle nécessaire de toutes choses. Il n’est pas clair que sur l’aile de notre croyance nous puissions atteindre quoi que ce soit en dehors de nous, l’infini par exemple : l’identité de ce que nous croyons et de ce qui est pourrait bien être une simple supposition, une pure illusion de notre esprit.

Tel est le doute de Kant, qui met à mal, j’en conviens, une infinité de croyances ; mais un de ses compatriotes, Henri Heine, s’est emporté devant ces ruines à un excès de lyrisme révoltant : il lui échappe de dire qu’Emmanuel Kant, « ce grand démolisseur dans le domaine de la pensée, surpassa de beaucoup en terrorisme Maximilien Robespierre. » Ce n’est pas tout, il use de l’apostrophe, et contre nous encore ! « À vrai dire, vous autres Français, vous avez été doux et modérés, comparés à nous autres Allemands : vous n’avez pu tuer qu’un roi, et encore vous fallut-il en cette occasion tambouriner, vociférer et trépigner à ébranler tout le globe. On fait réellement à Maximilien Robespierre trop d’honneur en le comparant à Emmanuel Kant. Maximilien Robespierre avait sans doute ses accès de destruction quand il était question de la royauté, et il se démenait d’une manière assez effrayante dans son épilepsie régicide ; mais s’agissait-il de l’Être suprême, il essuyait l’écume qui blanchissait sa bouche, lavait ses mains ensanglantées, sortait du tiroir son habit bleu des dimanches avec ses beaux boutons en miroirs, et plantait une botte de fleurs devant son large gilet… Quant à la Critique de la raison pure, ce livre est le glaive qui tua en Allemagne le dieu des déistes. »

Cette jactance est insoutenable. Comme s’il dépendait du plus fin ou du plus hardi penseur de ruiner l’esprit humain, et d’attenter soit à son pain quotidien, soit à certaines perspectives encore plus vitales !… Vous pouvez bien dire à l’esprit humain qu’il ne contient dans sa faculté la plus haute, appelée raison pure, que des principes bornés à l’homme : vous pouvez lui dire encore, concédant l’immensité, l’universalité de ces principes, qu’ils sont stériles et logiquement improductifs d’un Dieu personnel ; mais ne croyez pas l’avoir dépeuplé pour cela de toute croyance valable. S’il y a dans notre raison ou dans un coin quelconque de notre esprit une vue de l’avenir humain aussi spontanée que le sont toutes nos vues présentes, nous devons croire à ce témoignage, tout comme nous croyons à nous-mêmes, à ce qui nous entoure, à ce qui nous attire, à ce qui nous oblige, et qui nous est attesté de la même manière, car la spontanéité dans la perception est la marque du réel dans les choses : c’est la trace et l’effet des choses dans notre esprit ; c’est le rapport de l’homme avec les choses marque où il doit l’être chez une créature pensante, c’est-à-dire dans sa pensée. La nature spontanée d’une perception se reconnaît à ces deux signes, qu’elle est simple et qu’elle est universelle. Ce qui est compliqué se déduit, se dérive et n’apparaît pas comme un trait de flamme. Ajoutons que ce qui est spontané peut seul être universel : l’idée acquise par un travail de l’intelligence varie selon les classes, les peuples et les époques, variables eux-mêmes sous le rapport intellectuel.

L’idée d’une vie future, avec tous ces caractères de l’instinct et de la vérité qui paraît dans les instincts, est une idée lumineuse : elle est de plus une idée forte, d’un effet puissant et varié, où tout est consolation, discipline, épouvante. A toute rigueur, on pourrait s’en tenir là; on pourrait se borner à cette hypothèse nécessaire, selon le mot de Laplace, ou plutôt à cette perception simple, impérieuse, nullement hypothétique, qui ne se laisse pas plus entamer par le scepticisme que le fait même de notre "existence et de notre pensée, car elle en est partie intégrante et identique. «Le patriarche, disait Grimm, ne veut pas se départir du rémunérateur-vengeur. » Je ne vais pas à l’encontre de Voltaire; mais le plus facile et le plus sûr est de reconnaître, parmi les lois qui gouvernent notre espèce, une loi de rémunération-vengeance par-delà cette vie. Beaucoup pourraient être tentés de s’en tenir là, trouvant là l’essentiel, c’est-à-dire une assurance contre cette peine de mort, contre ce froid calice du néant dont les matérialistes menacent la personne humaine.


IV.

Chacun est en état de juger maintenant si le positivisme a le droit d’affirmer que nous ne pouvons rien savoir de notre fin et de notre origine. Cette impuissance, fùt-elle notre fait, n’aurait pas raison de notre curiosité, de notre inquiétude sur ces grands sujets; mais il est certain que l’on n’en est pas là. Sans hypothèse, sans conjecture, nous lisons en nous-mêmes notre avenir, écrit avec les caractères de l’instinct, qui est le révélateur et l’instituteur éprouvé de notre espèce.

M. Littré n’a pas seulement exposé la doctrine de Comte, il a raconté sa vie, et ce récit, comme cet exposé, est d’une bonne foi, d’une sincérité parfaite. M. Littré n’émet pas une opinion sans la débattre avec le lecteur, sans lui donner les moyens de la juger et de la contrôler. Cela est d’une rare distinction et ne ressemble en rien au vulgaire des polémiques ou des propagandes. Jamais prosélytisme n’eut cette discipline, cette droiture. Aussi croyons-nous de tout point M. Littré, quand il porte témoignage de la science universelle et profonde d’Auguste Comte. J’admets avec lui la grandeur, le génie même, s’il y tient, de ce novateur. M. Comte aurait pu faire à lui seul une encyclopédie des sciences, ce qui n’est pas, à cette heure de développement scientifique, une mince distinction ; mais son œuvre est encore plus considérable : il a fait la classification des sciences et la philosophie de chaque science, de façon à mériter les suffrages des savans spéciaux. Peu d’esprits ont laissé de telles marques d’eux-mêmes. Toutefois, prenant l’ensemble des sciences, qu’il venait de coordonner et d’expliquer du plus haut, pour une science nouvelle et à part, sui generis, il a commis une première erreur : c’en est une seconde, et encore plus grave, d’avoir considéré cette prétendue science comme la borne et la satisfaction absolue de l’esprit humain. Quand Auguste Comte aurait montré l’unité des lois qui gouvernent la nature et la société, quelque chose resterait encore à éclaircir ou du moins à poursuivre au sujet de l’individu et de sa destinée, et ce quelque chose, qui nous fuira peut-être toujours, ne laissera jamais l’esprit humain s’arrêter et se borner aux démonstrations les plus complètes de l’ordre physique ou social. Néanmoins un homme ne cesse pas d’être grand lorsqu’il se trompe, cet homme fùt-il un esprit, un penseur, faisant profession de découvrir la vérité. Qui est-ce qui ne s’est pas trompé, non-seulement parmi les plus grands hommes livrés à leur sens individuel, mais parmi ces collections de grands esprits, parmi ces élites humaines où se fait le travail des religions ? Tenez les religions pour divines, elles n’en ont pas moins des instrumens et des interprètes humains, ce qui leur vaut l’erreur dans le dogme au dire de quelques-uns, l’erreur du fanatisme et du carnage au dire de tous.

Tout ce qu’on peut demander à l’esprit le plus puissant, c’est d’apercevoir une partie de la vérité et de la montrer avec assez de relief pour l’introduire dans les intelligences, y déposant le germe d’une de ces solutions moyennes que dégage l’humanité parmi les infatuations et les utopies plaidées à ses oreilles. Peut-être le progrès n’a-t-il lieu qu’à cette condition éclectique. Je ne dis pas qu’une idée fasse bien d’être fausse et qu’elle tire de son erreur quelque avantage; mais, en tant que fausse, elle est exclusive, absolue, et par là elle est passionnée : or par la passion elle a le don de l’éloquence, qui seule arrive au cœur des hommes. Comparez donc au bouddhisme, au mahométisme, même au stoïcisme, le sermon sur la montagne! Il importe que chaque idée se donne pour unique, pour excellente : si elle n’avait pas cette foi en elle-même, elle n’aurait pas cet éclat d’expression par où elle persuade ce qu’elle a de vrai. Étant donné les bornes et l’imperfection de l’esprit humain, les sociétés n’avancent pas autrement que par ce double procédé, — passion de quelques-uns qui s’exalte et tourne au génie, prenant un aspect de la vérité pour la vérité même, — bon sens de tous séduit au point d’écouter, mais non au point de prendre la partie pour le tout.

Le livre de M. Littré, nous l’avons dit, est une biographie autant qu’autre chose, et cette biographie paraîtra peut-être à beaucoup un accessoire dont on n’a que faire. A quoi bon, diront-ils, nous raconter la vie d’un savant, d’un inventeur? La vie d’un pareil homme, c’est sa pensée. M. Villemain nous parle quelque part de Gibbon quittant l’Angleterre pour aller vivre, c’est-à-dire pour aller lire à Lausanne. Cela est spirituel et d’un grand sens. On peut se demander en effet ce que devient la routine de l’existence parmi les aventures et les poursuites où s’acharne le penseur. Est-ce qu’il ne vit pas ailleurs que dans nos limites vulgaires de temps et d’espace? Qu’importe à celui dont le front touche les cieux ce qui se passe à ses pieds? S’il y regarde, ce sera pour en faire un objet d’art, et de son art, s’il vous plaît; l’argile où il s’embourbe deviendra entre ses mains une figure de l’idéal où planent ses pensées. Poète, il chantera son exil, sa pauvreté, comme Dante, comme Milton. Sa patrie et son aliment, c’est sa pensée. Ce n’est pas que j’admire précisément cette faculté poétique de chanter ce qu’on souffre. Je ne puis croire qu’ils souffrent beaucoup, qu’ils aient le don des émotions profondes, ces inspirés mélodieux de la douleur. Je trouve mauvais qu’ils s’en fassent une inspiration, qu’ils publient leur peine, et je les accuse de monter sur les planches, quand ils devraient être retirés au plus profond d’eux-mêmes pour trouver dans leur douleur de quoi s’amender et se fortifier, de quoi agir enfin, ce qui est un devoir tout comme de chanter; mais ils n’ont peut-être en eux que du chant : il ne faut pas leur en demander davantage. Je veux bien les prendre pour sincères et admirer ce que je ne comprends pas. Soit; il y a des êtres ainsi faits qu’ils vivent dans leur pensée, dans leur imagination; rien ne monte jusqu’à eux de ce qui contrarie ou abat les autres hommes : ils laissent tomber ces misérables soucis tout comme le Pensiero de Michel-Ange laisse pendre un de ses bras; toute la vie de ce marbre est à la tête.

Passe pour un marbre, direz-vous; mais après tout il pourrait bien y avoir un homme sous le penseur. Le plus intellectuel, si haut qu’il monte, est à la chaîne de son corps; il est bien obligé çà et là de mettre pied à terre, où l’attendent quelquefois des furies qui brisent sa pensée, quelquefois des muses fatales, comme dit Corinne, pour la voiler et l’ensevelir. Il ne faudrait pas lui dire à ce moment comme aux captives de Sion : Chantez-nous donc un de ces cantiques,... encore moins comme à la sultane Schérazade : Contez-nous donc une de ces histoires... S’il était capable d’une telle mutilation sur lui-même que de vivre uniquement par le cerveau, je doute qu’il en fût plus grand écrivain, plus grand penseur. La vie ferait défaut à sa plume, le bon sens à ses idées, et ce n’est pas avec lui que vous auriez cette surprise qui ravissait Pascal, trouvant un homme où il attendait un auteur.

Ainsi il ne faut pas effacer et oublier l’homme dans le penseur, mais il ne faut pas non plus oublier l’influence de la pensée sur l’homme qui s’y consacre et qui méprise le reste. Cette considération (celle où je m’arrête décidément) m’est suggérée par un trait bizarre d’Auguste Comte. Quelques amis, Français ou étrangers, Anglais surtout, s’étant réunis pour lui assurer un subside pendant quelques années, Comte exprima l’espoir, l’intention de le toucher d’une manière permanente. Ce trait, je le répète, est singulier; mais je ne l’en blâme nullement, pas plus que je ne blâme tel illustre personnage de notre temps qui fait au public les confidences les plus désespérées. Que voulez-vous? Ce qu’il demande, il l’a toujours méprisé; il le demande sans plus de façon qu’il n’en mettait à le répandre, à le donner, pour dire la chose par son nom. Voltaire a bien senti dans un de ses héros cette grandeur qui ne se dégrade pas là où s’abaisserait le commun des hommes. Ce héros, c’est Charles XII, réfugié après ses défaites sur les terres du grand-seigneur où il attire les armes du Moscovite. On lui offre mille bourses pour s’en aller, il en demande deux mille. Accordées, il en demande trois mille... Voltaire explique tout par l’extrême générosité du héros, par son mépris de l’argent, qui l’empêchait de voir le côté étrange de ces demandes.

Donc M. Littré a bien fait de nous raconter la doctrine et la vie d’Auguste Comte. Nul, de par sa science, ne pouvait mieux parler d’un savant. Nul, avec sa droiture, ne pouvait mieux montrer sous tous ses aspects l’homme même qui fut son maître. Quant au style de cet écrit, je ne vais pas louer là-dessus un écrivain qui nous enseigne notre langue, qui lui élève un monument, et dont la forte plume (ce recueil en sait quelque chose) n’a jamais failli aux plus grands sujets de la pensée humaine.


DUPONT-WHITE.

  1. Revue du 1er février.
  2. De la Vie future, par M. Henri Martin, doyen de la faculté de Rennes.