Le Positivisme anglais/1/10

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Que si nous comparons maintenant les deux méthodes, leur opportunité, leur office, leur domaine, nous y trouverons comme en abrégé l’histoire, les divisions, les espérances et les limites de la science humaine. La première apparaît au début, la seconde à la fin. La première a dû prendre l’empire au temps de Bacon[1], et commence à le perdre ; la seconde a dû perdre l’empire au temps de Bacon, et commence à le prendre : en sorte que la science, après avoir passé de l’état déductif à l’état expérimental, passe de l’état expérimental à l’état déductif. La première a pour province les phénomènes décomposables et sur lesquels nous pouvons expérimenter. La seconde a pour domaine les phénomènes indécomposables, ou sur lesquels nous ne pouvons expérimenter. La première est efficace en physique, en chimie, en zoologie, en botanique, dans les premières démarches de toute science, partout où les phénomènes sont médiocrement compliqués, proportionnés à notre force, capables d’être transformés par les moyens dont nous disposons. La seconde est puissante en astronomie, dans les parties supérieures de la physique, en physiologie, en histoire, dans les dernières démarches de toute science, partout où les phénomènes sont fort compliqués, comme la vie animale et sociale, ou placés hors de nos prises, comme le mouvement des corps célestes et les révolutions de l’enveloppe terrestre. Quand la méthode convenable n’est pas employée, la science s’arrête ; quand la méthode convenable est pratiquée, la science marche. Là est tout le secret de son passé et de son présent. Si les sciences physiques sont restées immobiles jusqu’à Bacon, c’est qu’on déduisait lorsqu’il fallait induire. Si la physiologie et les sciences morales aujourd’hui sont en retard, c’est qu’on y induit lorsqu’il faudrait déduire. C’est par déductions et d’après les lois physiques et chimiques qu’on pourra expliquer les phénomènes physiologiques. C’est par déduction et d’après les lois mentales qu’on pourra expliquer les phénomènes historiques[2]. Et ce qui est l’instrument de ces deux sciences se trouve le but de toutes les autres. Toutes tendent à devenir déductives ; toutes aspirent à se résumer en quelques propositions générales desquelles le reste puisse se déduire. Moins ces propositions sont nombreuses, plus la science est avancée. Moins une science exige de suppositions et de données, plus elle est parfaite. Cette réduction est son état final. L’astronomie, l’acoustique, l’optique, lui offrent son modèle. Nous connaîtrons la nature quand nous aurons déduit ses millions de faits de deux ou trois lois.

J’ose dire que la théorie que vous venez d’entendre est parfaite. J’en ai omis plusieurs traits, mais vous en avez assez vu pour reconnaître que nulle part l’induction n’a été expliquée d’une façon si complète et si précise, avec une telle abondance de distinctions fines et justes, avec des applications si étendues et si exactes, avec une telle connaissance des pratiques effectives et des découvertes acquises, avec une plus entière exclusion des principes à priori et des suppositions métaphysiques, dans un esprit plus conforme aux procédés rigoureux de l’expérience moderne. Vous me demandiez tout à l’heure ce que nous avons fait en philosophie ; je réponds : la théorie de l’induction. Mill est le dernier d’une grande lignée qui commence à Bacon, et qui, par Hobbes, Newton, Locke, Hume, Herschel, s’est continuée jusqu’à nous. Ils ont porté dans la philosophie notre esprit national ; ils ont été positifs et pratiques ; ils ne se sont point envolés au-dessus des faits ; ils n’ont point tenté des routes extraordinaires ; ils ont purgé le cerveau humain de ses illusions, de ses ambitions, de ses fantaisies. Ils l’ont employé du seul côté où il puisse agir ; ils n’ont voulu que planter des barrières et des flambeaux sur le chemin déjà frayé par les sciences fructueuses. Ils n’ont point voulu dépenser vainement leur travail hors de la voie explorée et vérifiée. Ils ont aidé à la grande oeuvre moderne, la découverte des lois applicables ; ils ont contribué, comme les savants spéciaux, à augmenter la puissance de l’homme. Trouvez-moi beaucoup de philosophies qui en aient fait autant.



  1. Tome I, page 500.
  2. Tome II, liv. vi, ch. 9. Tome I, p. 487. Explication, d’après Liebig, de la décomposition, de la respiration, de l’empoisonnement, etc. Il y a un livre entier sur la méthode des sciences morales ; je ne connais pas de meilleur traité sur ce sujet.