Le Préjugé à la mode/Acte III

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Le Préjugé à la mode
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 166-190).
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ACTE III



Scène I

DAMON, seul.

Enfin Durval nous reste, & j’en ai sa parole ;
Je crois avoir détruit son préjugé frivole.
C’est un retour heureux qui n’est dû qu’à mes soins ;
Sophie a contre moi ce prétexte de moins.
Sçachons s’il est le seul qui me reste à détruire…
Mais devrois-je chercher à vouloir m’en instruire ?…



Scène II.

SOPHIE, DAMON.
Sophie, en traversant le Théâtre.

Ah ! vous voici, Monsieur ! Entrez-vous au concert ?

Damon.

Je vous suis.

Sophie.

Je vous suis.À propos, est-il vrai qu’on vous perd ?

Damon.

Ce terme est trop flatteur ; mais je sçais le réduire
À sa juste valeur.

Sophie.

À sa juste valeur.Eh ! tâchez de m’instruire.

Damon.

Durval devoit partir, un contre-ordre est venu ;
C’est par ce contre-tems que je suis retenu.

Sophie.

Un contre-tems, Monsieur !

Damon.

Un contre-tems, Monsieur !Qui fait que j’offre encore
Un objet qui déplaît à celui que j’adore.
Mais, par votre ordre enfin, j’ai reçu mon arrêt ;
Je l’exécuterai, tout injuste qu’il est…
Pardonnez ce murmure, il est bien légitime
Au malheureux à qui l’on va chercher un crime
Au fond d’un avenir qui n’est pas fait pour lui :
On me punit de ceux dont on soupçonne autrui.

Sophie.

Je vois qu’on vous a fait un rapport trop fidele ;
On pouvoit l’adoucir.

Damon.

On pouvoit l’adoucir.Il est donc vrai, cruelle ?
Un autre plus heureux, plus digne apparemment…

Sophie, vivement.

Me feroit encor moins changer de sentiment.

Damon.

Ai-je pû m’attirer un refus légitime ?
J’aurois eu votre cœur, si j’avois votre estime.

Sophie.

Puisque vous en tirez cette conclusion,
Je n’ai rien à répondre en cette occasion.
Quoi ! faut-il vous aimer pour vous rendre justice ?

Damon.

C’est exiger de vous un trop grand sacrifice.
Vous aimez votre erreur.

Sophie.

Vous aimez votre erreur.Non… j’en voudrois guérir.

Damon.

Mais enfin, si celui qui sert à la nourrir,
Si Durval…

Sophie.

Si Durval…Je connois jusqu’où va votre zele ;
Que vous justifiez cet époux infidele.

Damon.

Madame, supposons qu’il soit…

Sophie.

Madame, supposons qu’il soit…Oui, tel qu’il est.

Damon.

Eh ! bien, en convenant de tout ce qui vous plaît…

Sophie.

Vous aurez tort ; & moi, j’ai de justes allarmes…
Vous m’allez opposer des discours pleins de charmes,
Me jurer un amour qui durera toujours.
Constance fut séduite avec ces beaux discours.
Qu’elle en a fait depuis une épreuve cruelle !
Vous la voyez : elle est étrangere chez elle ;

Une personne à charge, & sans autorité ;
Exposée au mépris, à la témérité ;
Réduite, pour tout bien, au nom qu’elle partage
Avec un infidele : inutile avantage !
Sans l’amour d’un époux, nous sommes sans éclat :
Son cœur fait notre titre, & nous donne un état.

Damon.

Mais cet homme, en un mot, que vous jugez coupable,
D’un généreux retour est-il donc incapable ?

Sophie.

Il est accoutumé ; cela ne se peut pas.

Damon.

Quand on s’égare, on peut revenir sur ses pas.

Sophie.

Il ne reviendra point, j’en suis trop assurée :
Son humeur inconstante est trop bien avérée :
Son exemple, en un mot… Eh ! croyez-vous ?… Mais non.

Damon.

Quoi !…

Sophie.

Quoi !…Ce que je voulais dire est hors de saison.

Damon.

Je suis trop malheureux pour avoir rien à craindre.
Parlez, de grace.

Sophie.

Parlez, de grace.Il est inutile de feindre.
Écoutez : je suis franche, & vous l’allez bien voir.
Oui, je sens tout le prix que vous pouvez valoir ;

Je crois connoître à fond votre heureux caractere ;
Autant que votre amour, votre vertu m’est chere :
Peut-être l’on pourroit vivre heureuse avec vous,
Si la constance étoit au pouvoir d’un époux :
Mais la fatalité que l’hyménée entraîne…
Durval vous ressembloit.

Damon.

Durval vous ressembloit.Mais s’il reprend sa chaîne…

Sophie.

Lorsque l’on craint pour vous, vous répondez d’autrui.
Damon, vous me perdrez, si vous comptez sur lui.

Damon.

Mais du moins laissez-moi cette unique espérance :
Promettez de vous rendre à ma persévérance,
Si Durval…

Sophie.

Si Durval…En ce cas…

Damon.

Si Durval…En ce cas…Achevez, prononcez…
Eh ! quoi, vous hésitez ?

Sophie.

Eh ! quoi, vous hésitez ?Mais vous m’embarrassez.

Damon.

Quel risque courez-vous, si vous êtes si sûre
Que Durval, dites-vous, sera toujours parjure ?

Sophie.

À quoi servira-t-il de nourrir votre amour ?…
(tendrement.)
Le croyez-vous bien sûr, ce prétendu retour ?

Damon.

On pourroit l’espérer.

Sophie.

On pourroit l’espérer.Eh ! bien, il faut l’attendre.

Damon.

Comment ?

Sophie.

Comment ?Jusqu’à ce tems je ne veux rien entendre
Qui puisse m’exposer en aucune façon.

Damon.

Vous exposer !

Sophie.

Vous exposer !Suffit.

Damon.

Vous exposer !Suffit.En quoi ?

Sophie.

Vous exposer !Suffit.En quoi ?J’ai mes raisons.
En un mot, je prétends…

Damon.

En un mot, je prétends…Imposez sans réserve,
Il n’est point de traité qu’avec vous je n’observe.

Sophie.

Je ne m’engage à rien.

Damon.

Je ne m’engage à rienMoi, je m’engage à tout.

Sophie.

Peut-être.

Damon.

Peut-être.En doutez-vous ?

Sophie.

Peut-être.En doutez-vous ?Écoutez jusqu’au bout.
J’exige… Vous m’aimez ?

Damon.

J’exige… Vous m’aimez ?Ah ! si je vous adore ?

Sophie.

Eh ! bien, je vous défends de m’en parler encore.
Supprimez désormais ces discours séducteurs,
Ces soupirs, ces regards, & ces soins enchanteurs,
Dont toute autre que moi se laisseroit surprendre.
Enfin, je ne veux plus avoir à me défendre.

Damon.

De quel soulagement voulez-vous me priver ?

Sophie.

Ce bienheureux retour peut ne pas arriver.

Damon.

Je vous adorerois sans pouvoir vous le dire !

Sophie.

Vous n’avez que trop pris le soin de m’en instruire.

Damon.

Vous voulez l’oublier ; dois-je vous obéir ?

Sophie.

Damon, vous voulez donc me contraindre à vous fuir ?

(Elle veut sortir.)
Damon.

Mon malheureux amour se fera violence ;
Je vais le condamner au plus cruel silence.

Sophie.

De plus, je vous défends jusques au mot d’amour.

Damon.

Il faut s’y conformer jusques à ce retour.
Oui, cruelle, malgré tout l’amour qui me presse,
Comptez sur un respect égal à ma tendresse…

Je vous promets bien plus que je ne puis tenir.
(Il lui prend la main.)
Oui, ma bouche & mes yeux sçauront se contenir.
(Il se jette à ses genoux.) (Il lui baise la main.)
J’en jure à vos genoux : si jamais je m’oublie…

(Il continue à lui baiser la main.)
Sophie, interdite.

Damon, est-ce donc là le serment qui vous lie ?

Damon, étonné.

Me serois-je échappé ?(Il recommence.)

Sophie, en voulant se débarrasser.

Me serois-je échappé ?Je le crois… au surplus…
Encore… une autre fois ne nous oublions plus.

(Elle sort.)



Scène III.

DAMON, seul.

Je serai donc heureux, & je le suis d’avance :
Je jouis des plaisirs que donne l’espérance.
Durval m’a tout promis, allons le retrouver ;
Dans le bosquet prochain il s’occupe à rêver.



Scène IV.

DAMIS, DAMON rencontré par Damis.
Damis.

Damon, voilà ton rôle.

Damon.

Damon, voilà ton rôle.Oh ! faites-moi la grace
De ne pas m’en charger ; que quelqu’autre le fasse.

(Il sort.)



Scène V.

DAMIS, CLITANDRE.
Damis, à Clitandre.

On le lui fera prendre… ah ! je te cherche aussi.
C’étoit pour te donner ton rôle ; le voici.
Tu sors de chez Constance ?

Clitandre.

Tu sors de chez Constance ?Oui, j’étais chez les Dames,
Où je viens d’obliger au moins cinq ou six femmes.

Damis.

Peut-on sçavoir comment ?

Clitandre.

Peut-on savoir comment ?J’ai joué, j’ai perdu.

Damis.

C’est bien faire ta cour.

Clitandre.

C’est bien faire ta cour.N’est-ce pas ? Qu’en dis-tu ?

Damis.

Voilà le vrai moyen d’être un homme adorable.
Je n’ai pas, comme toi, ce secret admirable.

Clitandre.

Marquis, tu n’es pas moins un homme merveilleux.

Damis.

Ah ! merveilleux toi-même.

Clitandre.

Ah ! merveilleux toi-même.Ami, j’ai de bons yeux :
Et celle à qui l’on donne ici toutes ces fêtes,
Sera-t-elle bientôt au rang de tes conquêtes ?

Damis.

C’est de toi qu’il faudroit avoir pris des leçons.

Clitandre.

Quoi ! tu voudrois sur moi détourner les soupçons !

Damis.

Tant de discrétion m’allarme & m’épouvante.

Clitandre.

Jamais je ne me vante.

Damis.

Jamais je ne me vante.Eh ! qui diable se vante ?
Des sots.

Clitandre.

Des sots.Sans contredit.

Damis.

Des sots.Sans contredit.Des têtes à l’évent.
Quand j’en trouve, (cela m’arrive assez souvent)
Mon plus grand plaisir est de leur rompre en visiere.

Clitandre.

Je les traite à peu près de la même maniere…
À propos, sçais-tu bien ?…

Damis.

À propos, sçais-tu bien ?…Non.

Clitandre.

À propos, sçais-tu bien ?…Non.Que sans y songer…

Damis.

Quoi ?

Clitandre.

Quoi ?Nous pourrions nous nuire : il faudroit s’arranger,
Et nous concilier dans certaine occurrence,
Pour ne nous pas trouver tous deux en concurrence.

Damis.

Je t’entends. (à part.) C’est un fat que je veux dérouter.
Nous sommes l’un pour l’autre assez à redouter.

Clitandre.

Oui, c’est le mot. Ainsi, dans nos galanteries,
Entendons-nous ; sur-tout point de supercheries :
Entre nous seulement soyons honnêtes gens :
Nous sommes en amour assez intelligens ;
Nous avons sous la main vingt conquêtes pour une.

Damis.

Il est vrai.

Clitandre.

Il est vrai.Partageons entre nous la fortune :
Établis ton quartier.

Damis.

Établis ton quartier.Le mien sera partout.

Clitandre.

Tu ris. Ne cherchons point à nous pousser à bout :
Il faut rouler, il faut avancer : le tems passe ;
Nous en perdrions trop devant la même place…
D’ailleurs, certain égard nous convient à tous deux.
Si la même Maîtresse est l’objet de nos vœux,
L’embarras de choisir la rendra trop perplexe.
Ma foi, Marquis, il faut avoir pitié du sexe,
Et lui faciliter sa gloire & ses plaisirs ;
C’est pourquoi convenons.

Damis.

C’est pourquoi convenons.Je cède à tes désirs.

Clitandre.

Eh ! bien, quel est le cœur où tu veux t’introduire ?

Damis.

Et toi, quel est celui que tu voudrois séduire ?

Clitandre.

Quant à moi, c’en est un de difficile accès.

Damis.

Mon choix n’annonçoit pas un facile succès.
Es-tu bien avancé ?

Clitandre, mystérieusement.

Es-tu bien avancé ?J’espère.

Damis, le contrefaisant.

Es-tu bien avancé ?J’espère.Et moi, de même…

Clitandre.

Nous espérons tous deux, ma joie en est extrême ;
Nous ne nous croisons pas.

Damis.

Nous ne nous croisons pas.Je t’en fais compliment.

Clitandre.

Ma concurrence eût pû te nuire également.
Je vais pousser ma chance, & toi songe à la tienne.
Dans peu je te rendrai bon compte de la mienne.

(Il sort.)



Scène VI

DAMIS, (seul, se met à rire en le voyant aller.).

Va, c’est où je t’attends. Je rabbattrai les airs
Du fat le plus parfait qui soit dans l’univers.
Oh ! parbleu, nous verrons qui s’en fait plus accroire :
Je ne puis être aimé ; mais j’en aurai la gloire.
Il en veut à Constance indubitablement ;
C’est, aussi bien que moi, fort inutilement.
Nous nous sommes joués, il trouvera son maître :
On n’est heureux qu’autant qu’on se donne pour l’être.
(Il tire un portrait.)
Je sçais me fabriquer des preuves de bonheur :
J’ai là certain portrait qui doit me faire honneur…



Scène VII.

DAMIS, DURVAL, DAMON.
Damis.

Durval, voilà ton rôle & celui de Constance.
Pour Damon, je n’ai pû vaincre sa résistance :
Je te laisse ce soin.

Durval.

Je te laisse ce soin.Donne, il le voudra bien.

Damis.

Je vais chercher Argant, & lui donner le sien.

(Il sort.)



Scène VIII.

DURVAL, DAMON.
(Durval a les yeux fixés sur les rôles qu’il tient à la main.)
Damon.

À quoi t’amuses-tu ? Vas-tu lire ces rôles ?
Eh ! morbleu ! Laisse-là des choses aussi folles.

Durval.

Je regardais sans voir : mon esprit occupé
Du pas que je vais faire, est encore frappé.

De toutes mes terreurs, il m’en reste encore une,
Qui malheureusement est la plus importune.
Me garantiras-tu ?… Mais tu ne le peux pas…
En renouant des nœuds pour moi si pleins d’appas,
Retrouverai-je encor sa première tendresse,
Cette conformité, cette même foiblesse,
Ce penchant naturel, ce rapport enchanteur,
Que le ciel pour moi seul avoit mis dans son cœur,
Et que je trouve encor dans le fond de mon ame ?
J’ai cessé trop long-tems d’entretenir sa flamme.
Eh ! de quoi son amour se seroit-il nourri ?
Dans le fond de son cœur il doit avoir péri.
Ce soupçon est fondé sur trop de circonstances.
Vois comme elle a souffert toutes mes instances.
Non, de si grands chagrins ne sont point si secrets ;
Ils s’exhalent en pleurs, en soupirs, en regrets.
M’a-t-elle seulement honoré de ses larmes ?
En a-t-elle perdu le moindre de ses charmes ?

Damon.

Ah ! ne t’y trompe pas ; c’est un calme apparent,
Et d’un cœur vertueux c’est l’effort le plus grand.
On ménage un ingrat qu’on trouve encore aimable.
Peut-être que d’ailleurs cette épouse estimable,
Ne sçait pas à quel point ses malheurs ont été :
Tous tes égaremens n’ont point trop éclaté.
Une femme sensée est fort peu curieuse
De ce qui peut la rendre encor plus malheureuse.
En tout cas, sa vertu te répond…

Durval.

En tout cas, sa vertu te répond…Quel espoir !
Quel amour, que celui qu’on ne doit qu’au devoir !
N’importe. Va trouver ton aimable Sophie ;
Annonce-lui qu’enfin je me réconcilie ;
Vante-lui mon amour, pour avancer le tien…
Mais non ; attends encore, ami ; ne lui dis rien.
Je crois qu’il vaudroit mieux que Constance lui dise…
Va, je vais achever cette grande entreprise.

Damon.

Pour la derniere fois je puis donc y compter ?

Durval.

Cher ami, tu me fais injure d’en douter.

(Damon sort.)



Scène IX.

DURVAL, HENRI.
Durval.

Ai-je là quelqu’un ?… Hé !… Va-t-en & reviens vîte.

Henri.

Lequel des deux ? De quoi faut-il que je m’acquitte ?

Durval.

Va voir si quelqu’un est dans son appartement :
Va, cours, vole, & reviens le dire promptement.
(Henri reste.)
Que fais-tu là, planté contre cette muraille ?

Henri.

À quel appartement, monsieur, faut-il que j’aille ?

Durval.

Plaît-il ? Une autre fois tâchez de m’écouter.

Henri.

Ce que l’on n’a point dit, peut bien se répéter.

Durval.

Qu’on sçache si Madame a du monde chez elle.

Henri.

Chez Madame ! Ma foi, l’ambassade est nouvelle.



Scène X.

DURVAL, seul.

Pourvû qu’elle soit seule… Aurai-je ce bonheur ?
Pourrai-je, sans témoins, débarrasser mon cœur
D’un secret, dont le poids sans cesse se redouble ?…
Mais il ne revient point… Le voici… Je me trouble…
Que va-t-il m’annoncer ?



Scène XI.

DURVAL, HENRI.
Henri.

Que va-t-il m’annoncer ?Monsieur, présentement
Clitandre & Damis.

Durval.

Clitandre & Damis.Sont chez elle apparemment.
Que je suis malheureux ! Remettons la partie.

Henri.

Oui ; mais la compagnie à l’instant est sortie ;
En sorte que Madame est seule en ce moment.

Durval.

Comment ! Madame est seule ?

Henri.

Comment ! Madame est seule ?Oui, seule, absolument.

Durval.

Est-il sûr ? L’as-tu vû ?

Henri.

Est-il sûr ? L’as-tu vû ?Le rapport est fidele.
Oui, Monsieur, elle n’a que Florine avec elle.

(Il s’éloigne.)
Durval.

Florine, me dis-tu ? Mais… c’est toujours quelqu’un…
Je pourrai renvoyer ce témoin importun…

Allons… il faut aller… puisque tout me seconde.
Mais je ne songe pas qu’il peut entrer du monde.
Je suis trop obsédé… ne pourrai-je jamais
Disposer d’un moment au gré de mes souhaits ?…
Quel contretems s’oppose à ce que je desire !…
Oui ; car pour expliquer ce qui me reste à dire,
Il me faut… Je n’aurai qu’un entretien en l’air…
Irai-je commencer, & fuir comme un éclair ?
Je ne puis m’enfermer sans que l’on en raisonne…
Que faire… Aussi, d’où vient que Damon m’abandonne ?…
Je ne puis le risquer… Il faut y renoncer…
Il me vient dans l’esprit… Oui, c’est bien mieux penser.
Assurément… sans doute… Aussi-bien sa présence…
Ses charmes… ses regards, dont je sçais la puissance…
Mes remords… mon amour, dans ce terrible instant,
Causeroient dans mes sens un désordre trop grand.
Ah ! qu’il est malaisé, quand l’amour est extrême,
De parler aussi-bien qu’on pense à ce qu’on aime !…
(à Henri.)
Approche cette table… Un fauteuil… Est-ce fait ?…
Ai-je là ce qu’il faut ?… Une lettre, en effet,
Préparera bien mieux ma premiere visite.
Le plus fort sera fait ; le reste ira de suite.

(Il se met à écrire.)
Henri.

C’est affaire de cœur. Parbleu, depuis long-tems,
Le patron reprenoit haleine à mes dépens…

Tant mieux : plus un Maître aime, & plus un Valet gagne.
Allons, apprêtons-nous à battre la campagne.
J’ai bien l’air de coucher hors d’ici.

Durval.

J’ai bien l’air de coucher hors d’ici.Sûrement,
Je n’aurai de ma vie écrit si tendrement.
Je prépare à Constance une aimable surprise.

(Il continue d’écrire.)
Henri, tirant son rôle.

J’ai là certains papiers, il faut que je les lise.
Voyons, tandis qu’il fait éclore son poulet,
Quel est mon rôle. À moi, le rôle de Valet !
Mais cela ne va point avec mon ministere :
Je suis Homme de chambre, & presque Secrétaire :
À quelqu’un de nos gens il pourroit convenir…
Sçachons donc à qui j’ai l’honneur d’appartenir…
(Il feuillette & retourne son rôle de tous côtés.)
Je veux être pendu, si j’entends cette gamme…
Ah ! je sers un époux amoureux de sa femme.
Ventrebleu, le sot maître à qui l’on m’a donné !
Oui-dà, le personnage est bien imaginé.

Durval.

Ce maraud me distrait. C’est son rôle, je gage.

Henri.

Monsieur, je m’entretiens avec mon personnage…
Peste ! En voici bien long tout d’un article écrit !
Voyons : c’est moi qui parle ; aurai-je de l’esprit ?

(Il lit.)
Oui, Nérine, je suis à l’imbécile Maître,
Qui s’est acoquiné, dans ce taudis champêtre,
À la triste moitié, dont il s’est empêtré ;
Son ridicule amour ici l’a séquestré :
C’est un oison bridé, tapi dans sa retraite,
Qui n’a plus que l’instinct que sa femme lui prête.
Le bel équivalent, au lieu du sens commun !

Durval, impatient.

Faquin… Contenons-nous… Chassons cet importun.
(à Henri.)
Vous plairoit-il d’aller un peu plus loin attendre ?
Aurois-je dû le dire ? Ayez soin de m’entendre,
Lorsque j’appellerai ; que l’on se tienne prêt.

Henri.

Allons ; hé ! qu’on me selle un coureur vif & frais.

(Il sort.)



Scène XII.

DURVAL, seul.

(Il se leve.)
Le parti que je prends est donc bien ridicule,
Si jusqu’à des Valets… Étouffons ce scrupule…
(Il se remet.)
Ce coquin sortira… Je ne sçais où j’en suis…
Continuons pourtant… Achevons, si je puis.
(Il écrit.)

Puissé-je en voir l’effet que j’ose m’en promettre !
Hola… Henri… Voyons, relisons cette lettre.
(Il lit.)
C’est trop entretenir vos mortelles douleurs ;
L’ingrat que vous pleurez, ne fait plus vos malheurs…
(Il lit bas.)
Je la puis envoyer… Mettons ma signature…
(en signant.)
Je voudrois me pouvoir trouver à la lecture.
Ah ! j’oubliois d’y joindre aussi ces diamans.
(Il tire un écrin.)
Constance est peu sensible à ces vains ornemens ;
Mais je me satisfais, j’embellis ce que j’aime.
Henri !… Les Valets sont d’une lenteur extrême.



Scène XIII.

DURVAL, HENRI, en équipage de postillon.
Henri.

Monsieur, me voilà prêt ; vous n’avez qu’à parler.

Durval.

Quel est cet équipage ? Où crois-tu donc aller ?

Henri.

À Paris… C’est, je crois, vers certaine Duchesse…
Vous vous reprenez donc pour elle de tendresse ?

Durval, en cachetant la lettre

Tu n’iras pas si loin.

Henri.

Tu n’iras pas si loin.Ma foi, Monsieur, tant pis.
Elle se vengera, je vous en avertis.
La Duchesse se plaint que, pour rompre avec elle,
Et lui mieux déguiser une intrigue nouvelle,
Avec Madame vous… feignez de renouer.
Je ne sçais pas quel tour elle veut vous jouer ;
Mais… tout franc, convenez que votre amour la traite
Comme je traiterois une simple soubrette.

Durval, en donnant la lettre & l’écrin.

Va chercher la réponse, & donne cet écrin.

Henri.

Et des bijoux aussi ! L’affaire ira grand train.

Durval.

Finissons ces discours ; va-t-en où je t’envoie :
Je t’attends ; que sur-tout personne ne te voie.

(Henri sort.)



Scène XIV.

DURVAL, seul, rêvant.

D’un terrible fardeau me voilà soulagé…
ne me serai-je pas un peu trop engagé ?

Je le crains : cependant l’affaire est embarquée.
Oui, mon impatience est un peu trop marquée…
Il est bien dangereux de montrer tant d’amour.
Mais qu’y faire à présent… Te voilà de retour ?



Scène XV.

HENRI, DURVAL.
Durval.

Eh ! bien, quelle réponse ?

Henri.

Eh ! bien, quelle réponse ?Elle est encore à faire.
Un petit mot d’adresse eût été nécessaire.

Durval, reprenant la lettre.

Étourdi.

Henri.

Étourdi.Regardez… parmi tant de Beautés
Que le bal nous attire ici de tous côtés,
Je n’ai pû démêler quelle est la favorite.

Durval.

N’ai-je pas dit l’adresse ?

Henri.

N’ai-je pas dit l’adresse ?Ah ! si vous l’aviez dite.

Durval, à part.

Non ? Tant mieux ; ce coquin ignore mon secret.
Cette lettre est de trop ; j’en avois du regret.

Cet écrin peut suffire ; il faut que je le mette
Moi-même adroitement tantôt sur sa toilette.
Constance, avec raison, viendra me confier
Cette insulte nouvelle, & s’en justifier :
Notre explication sera plus naturelle,
Et je serai bien moins compromis avec elle.
(Il reprend l’écrin, & met la lettre dans sa poche.)
C’est bien dit ; je m’en tiens à ce dernier moyen :
Damon l’approuveroit. (à Henri.)
Damon l’approuveroit. Je n’ai besoin de rien.

(Il sort.)



Scène XVI.

HENRI, seul, en le voyant aller.

Je suis perdu, s’il fait lui-même ses affaires.
Diable ! ceci m’auroit donné des honoraires…
Dans le premier mémoire il faudra les compter.
Item, pour un présent que j’aurois dû porter,
Qui m’auroit dû valoir en espèce courante,
Combien ? Dix, vingt louis ; ma foi, mettons-en trente.