Le Préjugé à la mode/Acte V

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Le Préjugé à la mode
Œuvres de monsieur Nivelle de La ChausséePraultTome I (p. 217-230).
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ACTE V



Scène I

DURVAL, DAMON, en domino.


(Il paroît dans le fond du théâtre des girandoles allumées.)
Durval.

Viens ; tandis que le bal, dans cette gallerie,
Occupe tout le monde, acheve, je te prie.
Que veut dire ce Peintre ?

Damon.

Que veut dire ce Peintre ?À l’égard du portrait,
C’est un vol ; & voici comme on te l’a soustrait.
Damis a chez ce Peintre été par aventure ;
Il l’a vû travaillant à cette mignature ;
Alors notre Marquis a formé le dessein
De se l’approprier, & d’en faire un larcin.
Un de ses gens, qu’il a couvert de ta livrée,
L’est allé demander : le Peintre l’a livrée,
Croyant que ce portrait devoit t’être remis.
C’est ce que j’en ai sçu, sans t’avoir compromis ;
Car je viens de trouver ce Peintre chez Constance :
J’ignore à quel sujet, je n’ai point fait d’instance.

Durval.

Quelle scélératesse !… Ah ! permets, cher ami…

Damon.

Attends ; je ne sçai pas les choses à demi.
Dans un endroit du parc j’ai détourné mes traîtres ;
D’abord ils ont voulu faire les petits-maîtres ;
Mais je leur ai serré de si près le bouton,
Qu’il a fallu, morbleu, qu’ils changeassent de ton.
J’en ai tiré l’aveu de leurs forfanteries :
Ils s’étoient fait tous deux autant de menteries.
Le renvoi de l’écrin leur a fait inventer
le bonheur dont ces fats ont osé se vanter.
Après leur avoir fait la leçon assez forte,
(En lui donnant le portrait.)
J’ai repris le portrait, & je te le rapporte.
Je n’imagine pas qu’ils en osent parler ;
Et même tous les deux viennent de s’en aller.

Durval, abbattu.

Dans quel excès m’a fait tomber leur imprudence !
Et d’un autre côté, quelle affreuse vengeance !

Damon.

Mais tu me parois peu sensible à ce succès.

Durval.

Hélas ! reproche-moi plutôt un autre excès.
Je me trouve au milieu de mon bonheur extrême,
Un traître, un malheureux en horreur à lui-même,
Indigne désormais de ma félicité ;
Et l’on m’accuse encor d’insensibilité,

Lorsque je vais périr accablé sous la honte
Où m’a plongé l’accès d’une fureur trop prompte.

Damon.

Je vois à tes regrets…

Durval.

Je vois à tes regrets…Dis à mon désespoir.

Damon.

Mais au sort de Constance il est tems de pourvoir.

Durval, attendri, & les larmes aux yeux.

Que fait-elle à présent… Que faut-il que j’espere ?
Dis-moi… qu’est devenue une épouse si chere ?…
Ah ! je suis son bourreau plutôt que son époux.
Pourra-t-elle survivre à de si rudes coups ?
Sa blessure est mortelle, & j’en mourrai moi-même.

Damon.

Rien n’est désespéré dans ce malheur extrême.
Constance t’a sauvé la honte de l’éclat :
Elle en impose à tous, & cache son état ;
Son courage surpasse encor son infortune ;
Elle fait les honneurs d’une fête importune,
Dont elle ne croit pas être l’objet secret.
Il est vrai qu’en passant, mais sans être indiscret,
Je l’ai calmée un peu ; j’ai caché tout le reste.
Viens, un plus long délai lui deviendroit funeste.
Son courage est peut-être à son dernier effort.

Durval.

Cher ami, je te rends le maître de mon sort.
Sois mon unique appui, ma ressource auprès d’elle ;
Peins-lui mon désespoir. Ah ! quel que soit ton zele,

Tu ne pourras jamais en peindre la moitié :
Ne me ménage plus, implore sa pitié.

Damon.

Tu sçauras mieux que moi persuader Constance :
Je lui serois suspect dans cette circonstance.
Pourquoi te refuser ce plaisir si flatteur,
D’aller à ses genoux lui reporter ton cœur ?

Durval.

Me refuserois-tu d’achever ton ouvrage ?

Damon, avec vivacité.

Tu n’es impétueux que pour faire un outrage.

Durval.

Tu veux qu’un furieux qui sort de son accès,
Qui vient de se porter au plus coupable excès,
Qui vient d’accumuler blessure sur blessure,
Opprobre sur opprobre, injure sur injure,
Aille aussi-tôt braver l’objet de sa fureur ;
Et s’offrir à des yeux qu’il a remplis d’horreur :
La honte me retient…

Damon.

La honte me retient…Durval, elle t’abuse :
La honte est dans l’offense, & non pas dans l’excuse !

Durval.

Puis-je désavouer ces malheureux écrits,
Où je jure à Constance un éternel mépris ?
Peut-elle désormais prendre aucune assurance,
Compter sur des sermens que j’ai détruits d’avance ?

Damon.

L’amour pardonne tout : mais je t’ouvre un moyen ;

Je dois avec Constance avoir un entretien ;
C’est sans doute au sujet de tout ce qui se passe :
C’est elle qui m’a fait demander cette grace ;
Pendant le bal, j’espere en trouver le moment.
Nous sommes convenus de ce déguisement ;
Je dois rester masqué.

Durval.

Je dois rester masqué.Si je prenais ta place ?

Damon.

Durval, tu me préviens.

Durval.

Durval, tu me préviens.En parlant à voix basse,
Je pourrai la tromper ; j’éclaircirai mon sort,
Je lirai dans son cœur.

Damon.

Je lirai dans son cœur.Je parlerai d’abord,
Afin de lui donner une pleine assurance ;
Tu nous observeras alors avec prudence,
Et tu pourras bientôt trouver l’heureux moment
De te substituer près d’elle adroitement.

Durval, après avoir rêvé.

Ma curiosité me fait trop entreprendre.

Damon.

J’aurai tout préparé, tu n’auras qu’à l’entendre.

Durval.

J’aurois trop à souffrir… en croyant te parler,
Constance contre moi peut & doit exhaler
Ces reproches qu’elle a condamnés au silence :
Ce seroit essuyer toute leur violence ;

Ce seroit m’exposer à ses premiers transports ;
Et j’ai, pour en mourir, assez de mes remords.

Damon.

Ce qui vient d’arriver te prouve le contraire ;
La douceur de Constance a dû te satisfaire.
Quel autre auroit ainsi ménagé son époux ?
Je suis sûr que vos cœurs s’entendent mieux que vous.

Durval.

Trop de timidité me punit & la venge.

Damon.

C’est une cruauté…

Durval.

C’est une cruauté…Ma foiblesse est étrange :
Mais enfin… Quelqu’un vient. C’est Florine, je crois ?
Je te laisse ; sers-moi pour la derniere fois.

(Il sort.)



Scène II

DAMON, FLORINE, éloignée.
Damon.

Que l’amour-propre abonde en mauvaises défaites,
Quand il faut réparer les fautes qu’on a faites !…
S’il me désavouoit ?… Ah ! trop cruel ami !…
N’importe, il faut encor faire un effort pour lui.

Florine.

Madame vous attend, lui tiendrez-vous parole ?
Elle est impatiente.

Damon.

Elle est impatiente.Oui, Florine, j’y vole.



Scène III.

FLORINE, seule.

Quelle sera la fin de cet événement ?
Gare le Cloître, il fait un triste dénouement.
S’aller claquemurer, c’est ce qui m’inquiéte ;
Car enfin je n’ai pas le goût de la retraite :
Prendre congé du siécle à l’âge de vingt ans ;
Il nous quitte assez tôt, sans prévenir ce tems.
Passe, quand jusqu’au bout on a joué son rôle ;
Du moins le souvenir du passé vous console ;
On l’emporte avec soi, cela sert de soutien :
Mais pour moi, Dieu merci, je suis réduite à rien ;
Car ce que j’ai vécu ne s’appelle pas vivre.
Que faire dans l’exil où je m’en vais la suivre ?
Me plaindre que le tems coule trop lentement ;
N’avoir que mon ennui pour tout amusement.
Le monde a ses chagrins : eh ! bien, on les essuie ;
On s’accoutume, on roule, & l’on pousse la vie ;
On va, l’on vient, on voit, on babille, on se plaint,
On s’agite, on se flatte, on espère, & l’on craint ;

Il vient un bon moment, car il faut qu’il en vienne,
On en fait son profit, afin qu’on s’en souvienne.



Scène IV

CONSTANCE, en domino, démasquée, FLORINE.
Constance, en regardant derrière elle.

Damon suivoit mes pas… & je ne le vois plus ;
Mais il ne peut tarder. Nous sommes convenus
De nous réfugier dans ce lieu plus tranquille ;
Notre entretien sera plus sûr & plus facile.



Scène V

CONSTANCE, UN HOMME DÉGUISÉ.
Constance congédie Florine.

Vous voici… Reprenons le fil de ce discours,
Dont on nous empêchoit de poursuivre le cours.
Damon, permettez-moi de répandre des larmes
Dans le sein d’un ami sensible à mes allarmes ;
Aux yeux de tout le monde elles m’alloient trahir :
C’est encor un motif qui m’a contrainte à fuir.
(Elle essuie ses yeux.)

Je rappellois un tems bien cher à ma mémoire :
Quand Durval commença mon bonheur & ma gloire,
Mon cœur sembla pour lui prévenir sa saison.
Aurois-je mieux choisi dans l’âge de raison ?
Notre hymen se conclut. Aurois-je dû m’attendre,
Pouvais-je imaginer qu’un cœur déjà si tendre,
Le seroit encor plus ? Je vis, de jour en jour,
Qu’on ne sçauroit donner de bornes à l’amour.
Quel que fût le progrès de ma tendresse extrême,
Mon bonheur fut plus grand, puisqu’on m’aima de même.
Qu’est devenu ce tems ? Vous ne croirez jamais
D’où vint le changement d’un sort si pleins d’attraits.
Un revers imprévu détruisit ma fortune ;
Ma tendresse bientôt lui devint importune ;
L’excès de mon amour lui parut indiscret :
Je le vis ; il fallut le rendre plus secret.
Le refroidissement, bien plus terrible encore,
Vint éteindre l’amour d’un époux que j’adore,
Et bientôt loin de moi l’entraîna tour à tour.
Je crus perdre la vie en perdant son amour.
J’eusse été trop heureuse ! En ce malheur extrême,
Je sentis qu’on ne vit que par l’objet qu’on aime ;
Qu’on perd tout en perdant ces transports mutuels,
Ces égards si flatteurs, ces soins continuels,
Cet ascendant si cher, & cette complaisance,
Cet intérêt si tendre, & cette confiance,
Qu’on trouve dans un cœur que l’on tient sous ses loix.
Cependant je vécus pour mourir mille fois.

Je joignis à mes maux celui de me contraindre.
Je me suis toujours fait un crime de me plaindre.
C’est la premiere fois, dans l’état où je suis,
Je ne vous aurois pas parlé de mes ennuis ;
Je m’épanche avec vous, je ne dois rien vous taire,
Puisque je vous demande un conseil salutaire.

Je ne prétends point faire un détail superflu,
Ni rappeler ici ce que vous avez vû.
Vous êtes le témoin de ce dernier orage…
Vous vous attendrissez… Est-ce un heureux présage ?
Enfin, est-il bien vrai que Durval ait rendu
Justice à son épouse ? Ai-je bien entendu ?
C’est beaucoup. N’avoit-il rien de plus à me rendre ?
Vous-même n’avez-vous rien de plus à m’apprendre ?
Mais comment puis-je avoir révolté mon époux ?
Un cœur indifférent peut-il être jaloux ?…
Je m’y perds… Cependant je lis dans sa pensée.
Se pardonnera-t-il de m’avoir offensée ?
Je souffre, plus que lui, du juste repentir
Que sans doute à présent il en doit ressentir.
Je crains (s’il ne m’estime autant que je l’adore)
Que sa confusion ne l’aliéne encore ;
Que sa honte offensante & cruelle pour moi,
Ne l’empêche à jamais de me rendre sa foi.
Ah ! peut-être j’étais dans cette conjoncture ;
Ce qui m’est revenu flattoit ma conjecture.
Je le désire trop pour ne pas l’espérer…
Vous ne me dites mot ?… Que dois-je en augurer ?

Mais si je n’ai point pris une fausse espérance,
Si son heureux retour avoit quelque apparence,
Qui peut le retarder ?… Si mes jours lui sont chers,
Qu’il vienne en sûreté… mes bras lui sont ouverts…
S’il voyoit les transports que mon cœur vous déploie…
Ah ! qu’il ne craigne rien, que l’excès de ma joie…
Que dis-je ! S’il le faut, j’irai le prévenir :
C’est sur quoi je cherchais à vous entretenir.

Je ne puis à présent être trop circonspecte ;
Un pardon trop aisé doit me rendre suspecte.
Que pourra-t-il penser de ma facilité ?…
Mais n’importe, malgré cette fatalité,
Autant que mon amour, mon devoir m’y convie ;
Il faut que j’aille perdre ou reprendre la vie…
Ah ! daignez par pitié… Vous soupirez tout bas…
Je ne puis donc m’aller jeter entre ses bras ?…
J’entends ce que veut dire un si cruel silence ;
Vous n’osez…

Le masque, à part.

Vous n’osez…Ah ! c’est trop me faire violence !

Constance.

Qu’avez-vous dit ?… parlez… quel funeste regret ?…
(Elle voit un portrait entre ses mains.)
Mais… Qu’ai-je vû ? Comment ?… D’où vous vient mon portrait ?
Vous n’en êtes chargé que pour me le remettre.

Le masque, en lui présentant une lettre.

Il faut…

Constance.

Il faut…Que m’offrez-vous ?…

Le masque

Il faut…Que m’offrez-vous ?…Voyez…

Constance.

Il faut…Que m’offrez-vous ?…Voyez…C’est une lettre.
Vous tremblez… Je frémis… On ne veut plus me voir.
C’est le coup de la mort que je vais recevoir…
(Elle ouvre le billet.)
De la main de Durval ces lignes sont tracées.
Mais que vois-je ? Des pleurs les ont presque effacées.
(Elle lit.)
C’est trop entretenir vos mortelles douleurs ;
L’ingrat que vous pleurez, ne fait plus vos malheurs.
Chere épouse, il n’est rien que votre époux ne fasse,
Pour tarir à jamais la source de vos pleurs.
Vous avez rallumé ses premieres ardeurs ;
Trop heureux s’il expire en obtenant sa grace !…

Ah ! pourquoi n’ai-je pas prévenu mon époux ?
Conduisez-moi, courons…

Durval, démasqué, à ses pieds.

Conduisez-moi, courons…Il est à vos genoux…
C’est où je dois mourir… Laissez-moi dans les larmes,
Expier mes excès & venger tous vos charmes.

Constance.

Cher époux, lève-toi. Va, je reçois ton cœur :
Je reprens avec lui ma vie & mon bonheur.

Durval.

Quoi ! vous me pardonnez l’outrage & le parjure ?

Constance.

Oui ; laisse-moi goûter une joie aussi pure.

Durval.

Vengez-vous.

Constance.

Vengez-vous.Eh ! de qui ? C’est un songe passé ;
Ton retour me suffit.

Durval.

Ton retour me suffit.Il n’a rien effacé.

Constance.

Si tu veux me prouver combien je te suis chere,
Oublions qu’autrefois j’ai cessé de te plaire.

Durval.

Je veux m’en souvenir pour le mieux réparer.
(On entend du monde ; Constance paroît inquiète.)
Devant tout l’univers je vais me déclarer…



Scène VII.

CONSTANCE, DURVAL, SOPHIE, ARGANT, DAMON, FLORINE.
Argant.

Comment, diable ! La scene a bien changé de face.
Ah ! ah ! mon gendre en conte à sa femme… Il l’embrasse !
Mais, est-ce tout de bon ?

Florine.

Mais, est-ce tout de bon ?Certes, l’effort est grand.

Sophie, ironiquement, à Damon.

Monsieur a du bonheur dans ce qu’il entreprend.

Durval, avec véhémence.

Oui, je ne prétends plus que personne l’ignore ;
C’est ma femme, en un mot, c’est elle que j’adore.
Que l’on m’approuve ou non, mon bonheur me suffit.
Peut-être mon exemple aura plus de crédit :
On pourra m’imiter. Non, il n’est pas possible
Qu’un préjugé si faux soit toujours invincible.

Argant.

Ce n’est pas que je trouve à redire à cela ;
Mais c’est qu’on n’est pas fait à ces incidens-là.
Lorsqu’une femme plaît, quoiqu’elle soit la nôtre,
Je crois qu’on peut l’aimer, même encor mieux qu’une autre.

Damon, à Sophie.

Oserois-je à mon tour, sans indiscrétion,
Vous faire souvenir d’une convention ?

Sophie, à Constance.

Damon, je m’en souviens. Ah ! ma chère constance…
(Elle l’embrasse.)
Mais conseillez-moi donc dans cette circonstance…

Argant, en lui prenant la main & la mettant dans celle de Damon.

Oui, conseillez un cœur déjà déterminé…
Le conseil en est pris, quand l’Amour l’a donné.