Le Premier Bouilleur/02
ACTE II
Pour les trois années écoulées, j’ai à mon actif un total de 220,005 hommes. Ils sont tous actuellement en ma puissance.
Très bien. Merci. Passe… (Le démon de mise distinguée passe à droite.)
Je suis fatigué. Y a-t-il encore beaucoup d’affaires ? De qui avons-nous reçu les rapports et de qui reste-t-il encore à les recevoir ?
Ont déjà comparu : le démon des seigneurs qui annonce une prise de 836 personnes ; le démon des marchands, 9.643 personnes ; le démon des juges, 3.423 ; le démon des femmes, dont on reçoit à l’instant le rapport, qui annonce 186.315 femmes mariées, et 17.438 filles. Deux seulement restent à entendre : le démon des fonctionnaires et le démon des paysans. Total à l’heure présente : 217.655.
Nous pouvons donc en finir tout de suite. (À l’huissier.) Fais entrer. (Entre le démon des fonctionnaires, il s’incline devant Satan.) Eh bien, voyons. Comment vont tes affaires ?
Mes affaires ! (Il se frotte les mains en riant.) Blanches comme la suie ! Un butin comme je ne me souviens pas d’en avoir vu depuis la création du monde.
Ah ! Ah ! Tu en as pris beaucoup ?
Oh ! il ne s’agit pas du chiffre qui n’est pas très élevé, à peine 1.350 ; mais quels gaillards ! Des types capables de faire office de démons. Ils sont plus habiles que nous à tourmenter les hommes. Je leur ai fait adopter des pratiques nouvelles.
Des pratiques nouvelles ?
Voici : autrefois les greffiers des tribunaux s’entendaient avec les juges pour toutes leurs canailleries. Je les ai amenés à faire bande à part. Ils ne plaident que pour ceux qui donnent le plus d’argent. Mais quel zèle ! Ils trouvent le moyen de se rendre utiles là où l’on pourrait très bien se passer d’eux. Je te le répète : ils tourmentent les hommes beaucoup mieux que les démons.
Je verrai cela. (Le démon des fonctionnaires passe à droite. Satan à l’huissier.) Fais entrer le dernier. (Entre le démon des paysans. Il tient un croûton de pain. Il s’incline jusqu’à terre devant Satan.)
Je ne puis plus vivre ainsi ! Confie-moi d’autres fonctions.
Quelles fonctions ! Qu’est-ce que tu chantes ? Approche-toi et parle plus clairement… Voyons ton rapport. Nous as-tu gagné cette semaine beaucoup d’amis parmi les paysans ?
Pas un.
Quoi ?… Pas un ! Tu dis, pas un ?… Qu’as-tu donc fait tout ce temps-là ? Tu as flâné…
Non, je n’ai pas flâné… Je me suis même donné un mal de chien. Et tout cela en vain… Je ne puis rien obtenir… Tiens, à l’un d’eux, j’ai pris à sa barbe son dernier croûton. Tu crois qu’il a juré par tous les diables ? Pas du tout… Il a souhaité bonne santé à qui lui mangerait son dîner.
Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ?… Mouche-toi et parle clairement. On ne comprend rien à ton bafouillage.
Voilà. Un paysan était en train de labourer. Je savais qu’il avait pour dîner une croûte de pain et rien de plus. Je lui ai volé sa croûte. Après cela, il devait entrer dans une belle colère. Ah ! ouiche ! « On m’a pris mon pain ; grand bien fasse à celui qui le mangera ! » C’est tout ce qu’il a dit. Je t’apporte le croûton. Tiens, le voici.
Eh bien, et les autres ?
Les autres ! Mais ils se ressemblent tous. Pas moyen d’en pincer un seul.
Comment oses-tu te présenter devant moi les mains vides ! Et, par-dessus le marché, tu viens m’empester avec ce sale rogaton ! Ah ça ! te moquerais-tu de moi ? Penses-tu qu’on va te nourrir en enfer pour tes beaux yeux ? Les autres prennent de la peine, eux, ils se démènent. Regarde-les (Il désigne les démons) celui-ci m’a gagné 10.000 âmes ; celui-là 20.000 ; un autre 200.000. Mais toi ! non content d’arriver les mains vides, tu me sors un vieux rogaton et racontes des balivernes ! Tu n’es qu’un bavard et un paresseux. Tes paysans te font la nique, ils te glissent des mains. Attends un peu, mon ami, je vais te faire ouvrir l’œil.
Ne me tue pas ! Laisse-moi parler… Tous les autres ont une tâche facile avec les seigneurs, les marchands ou les femmes. Rien de plus aisé : pour un bonnet de zibeline, pour un domaine, un seigneur se laisse facilement embobeliner et conduire au bout du monde. La même chose avec un marchand : montre-lui de l’argent et tu peux le mener comme par un licou sans crainte qu’il t’échappe. Quant aux femmes, chacun sait qu’avec des parures et des douceurs on fait d’elles ce que l’on veut. Mais avec les paysans, c’est une autre affaire. Ils travaillent du matin au soir, et même une partie de leurs nuits, et ne manquent jamais d’invoquer Dieu, avant de rien entreprendre. Le moyen d’atteindre ces gens-là ? Père, décharge-moi du soin des paysans. Je m’y fais trop de mauvais sang et je m’attire ton courroux.
Tu mens, fainéant ! Laisse donc les autres tranquilles. S’ils prennent des marchands, des seigneurs et des femmes, c’est qu’ils savent les enjôler, c’est qu’ils inventent sans cesse de nouvelles ruses. Tiens, celui qui est chargé des fonctionnaires vient d’imaginer un moyen tout nouveau. Invente quelque chose toi aussi, au lieu de t’enorgueillir pour un malheureux croûton que tu as volé — la belle affaire ! tends tes filets autour des paysans, ils finiront bien par tomber dans quelque piège. Tu passes tout ton temps à bavarder, et naturellement, ils en profitent, ils reprennent des forces. Déjà ils ne regrettent plus leur croûton ! S’ils se mettent à adopter ces mœurs et qu’ils y convertissent leurs femmes, nous les perdrons tout à fait. Allons, invente-moi quelque chose ! Démène-toi du mieux que tu pourras !
Je ne sais qu’inventer. Mets quelqu’un d’autre à ma place. Je ne peux plus rien…
Tu ne peux pas ! C’est peut-être moi qui vais travailler à ta place ?
Je ne peux pas.
Tu ne peux pas ! Attends ! Hé là ! prenez des verges et fouettez-le. (Les gardes saisissent le démon et le fouettent.)
Aïe ! aïe ! aïe !
As-tu trouvé ?
Aïe ! aïe ! Je ne peux rien trouver.
Fouettez, fouettez… As-tu trouvé ?
J’ai trouvé, j’ai trouvé !
Ah ! Dis-nous ce que tu as trouvé !
J’ai trouvé un moyen sûr pour les pincer tous. Donne-moi seulement la permission de me louer comme ouvrier chez un paysan. Je ne peux pas t’en dire davantage pour le moment.
Soit. Mais n’oublie pas que si, dans trois ans, tu n’as pas gagné ta part de pain, je t’arrache la peau.
Dans trois ans, ils seront tous à moi.
Bien, bien. Dans trois ans j’irai voir moi-même.