Le Premier Bouilleur/03
ACTE III
Scène PREMIÈRE
Et en voilà sept.
Combien de tchetvert[1] ?
Vingt-six. Avec cette mesure ça fait vingt-sept.
Tout n’entrera pas. C’est déjà plein.
Égalise-le bien.
C’est ce que je vais faire. (Il emporte la mesure.)
Scène II
Il en a pour un moment. Je vais en profiter pour redresser un peu mes cornes (il redresse ses cornes), et me déchausser, ce que je ne puis faire devant lui. (Il tire ses bottes ; on voit ses pieds fourchus. Il s’assoit sur le seuil.) C’est la troisième année qui court ; bientôt il me va falloir rendre mes comptes… Il ne sait déjà plus où loger son blé ; reste maintenant à lui apprendre le dernier tour de ma façon. Après cela, le chef lui-même pourra venir, j’aurai quelque chose à lui montrer. Il me la paiera, l’histoire du croûton.
Scène III
Bonjour.
Bonjour.
Où est ton maître ?
Il tasse le grain dans le coffre à blé. Nous n’arrivons pas à tout loger.
Il a de la chance ! Manquer de logement pour sa récolte ! Voici le deuxième été qu’il nous étonne tous avec sa récolte de blé. On dirait que quelqu’un le renseigne à l’avance. L’année dernière, la sécheresse : lui, il avait semé dans les terres basses. Rien n’est venu dans le pays ; vous, vous avez rempli tout un grenier. Cette année, la pluie : lui, le malin, il avait semé sur les hauteurs, si bien que tandis que partout ailleurs la récolte pourrissait sur pied, chez vous le blé était abondant. Et quel grain ! (Il fait sauter dans sa main une poignée de blé et en mordille quelques grains.)
Scène IV
Bonjour, camarade.
Bonjour. Je demandais à ton ouvrier comment vous aviez pu deviner le bon endroit pour les semailles. Tout le monde t’envie, sais-tu. Il te vient tant de blé, tant de blé, que tu ne pourrais le manger tout en dix ans.
Tout ça, c’est grâce à Potap. (Il désigne son ouvrier.) Il a du flair. L’an passé, je l’avais envoyé tout seul labourer. Quand j’ai vu qu’il m’avait labouré le marécage, je l’ai engueulé, tu peux me croire. Eh… tout de même, il me persuade de semer. Nous semons. Je m’en suis bien trouvé. Cette fois encore il a deviné juste : il a semé sur les hauteurs.
On dirait qu’il sait le temps qu’il fera dans l’année… Ah ! tu as une belle récolte. (Silence.) Dis-moi. Je venais te demander une demi-mesure. Ma provision est épuisée. Je te rendrai ça dans l’année.
Tiens, prends donc.
Ne lui en donne pas.
Pas besoin de conditions. Va, prends.
Merci. Je cours chercher un sac.
Il n’a pas encore perdu sa vieille manie de donner ; il ne suit pas tous mes conseils. Bah ! quelque temps encore et il en perdra l’habitude ! (Le voisin sort.)
Scène V
Et pourquoi ne pas donner à un brave homme ?
Bah ! si ça te fait plaisir… donne ; mais tu n’en reverras pas un grain. Donner, c’est facile comme de dégringoler la montagne ; mais ravoir, c’est dur comme de remonter, disent les vieux.
Laisse-moi donc tranquille. J’ai beaucoup de blé…
Eh bien !… Après ?…
J’ai de quoi me suffire non seulement jusqu’à la moisson prochaine, mais pour deux ans à compter d’aujourd’hui. C’est à ne savoir qu’en faire.
À ne savoir qu’en faire ? Mais avec ce blé, avec ton blé, je vais te fabriquer une chose précieuse, qui te donnera de la joie pendant toute ta vie.
Quoi donc ?
Une boisson. Une boisson qui te donnera des forces quand tu te sentiras faible, de l’appétit quand tu seras rassasié ; qui te rendra le sommeil quand tu ne pourras pas dormir ; qui te donnera de l’audace quand tu te sentiras abattu. Voilà la boisson que je vais te fabriquer.
Tu me fais rire.
À ton aise. Tu ne me croyais pas non plus quand je te conseillais de semer une première fois dans les marécages, une seconde fois sur les hauteurs. Tu as vu cependant ? Tu verras aussi pour cette boisson.
Mais avec quoi vas-tu la faire ?
Avec ce même blé.
Et ce ne sera pas un péché ?
Quelle idée ! Quel péché veux-tu que ce soit ? Tout est donné à l’homme pour qu’il en jouisse.
Dis-moi, Potap, d’où te vient ce grand savoir ? Je t’observe ; loin de faire des embarras tu es toujours à l’ouvrage ; depuis deux ans que tu es à mon service tu n’as pas encore pris le temps de retirer tes bottes, et cependant tu sais tout. Où as-tu donc appris tout cela ?
Oh ! j’ai voyagé un peu partout.
Alors, tu dis que cette boisson va me donner des forces ?
Tu verras. Elle n’a que de bons effets.
Comment la fabriquerons-nous ?
Ça n’est pas difficile. Suffit de savoir. J’aurai besoin seulement d’une marmite et de deux pots de fonte.
Elle est agréable au goût ?
Douce comme du miel. Dès que tu en auras goûté, tu ne pourras plus t’en passer.
Allons-y ! Je vais demander au voisin s’il a toujours sa marmite. Il faut voir ça.
- ↑ Tchetvert, mesure russe qui vaut 2 hectolitres 097.