Le Premier Bouilleur/03

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 187-193).

ACTE III


Une grange : des tombereaux remplis de blé.


Scène PREMIÈRE

LE DÉMON, habillé en ouvrier, remplit une mesure avec le grain pris dans un tombereau. LE PAYSAN l’emporte ensuite dans la grange.

l’ouvrier

Et en voilà sept.

LE PAYSAN

Combien de tchetvert[1] ?

l’ouvrier, après avoir consulté les marques tracées sur la porte.

Vingt-six. Avec cette mesure ça fait vingt-sept.

LE PAYSAN

Tout n’entrera pas. C’est déjà plein.

l’ouvrier

Égalise-le bien.

LE PAYSAN

C’est ce que je vais faire. (Il emporte la mesure.)



Scène II


L’OUVRIER, resté seul, il enlève sa casquette et on aperçoit ses cornes.

Il en a pour un moment. Je vais en profiter pour redresser un peu mes cornes (il redresse ses cornes), et me déchausser, ce que je ne puis faire devant lui. (Il tire ses bottes ; on voit ses pieds fourchus. Il s’assoit sur le seuil.) C’est la troisième année qui court ; bientôt il me va falloir rendre mes comptes… Il ne sait déjà plus où loger son blé ; reste maintenant à lui apprendre le dernier tour de ma façon. Après cela, le chef lui-même pourra venir, j’aurai quelque chose à lui montrer. Il me la paiera, l’histoire du croûton.



Scène III

Entre LE VOISIN ; L’OUVRIER cache ses cornes.

LE VOISIN

Bonjour.

l’ouvrier

Bonjour.

LE VOISIN

Où est ton maître ?

l’ouvrier

Il tasse le grain dans le coffre à blé. Nous n’arrivons pas à tout loger.

le voisin

Il a de la chance ! Manquer de logement pour sa récolte ! Voici le deuxième été qu’il nous étonne tous avec sa récolte de blé. On dirait que quelqu’un le renseigne à l’avance. L’année dernière, la sécheresse : lui, il avait semé dans les terres basses. Rien n’est venu dans le pays ; vous, vous avez rempli tout un grenier. Cette année, la pluie : lui, le malin, il avait semé sur les hauteurs, si bien que tandis que partout ailleurs la récolte pourrissait sur pied, chez vous le blé était abondant. Et quel grain ! (Il fait sauter dans sa main une poignée de blé et en mordille quelques grains.)



Scène IV

Les Mêmes, puis LE PAYSAN

le paysan, qui sort de la grange, portant une mesure vide.

Bonjour, camarade.

le voisin

Bonjour. Je demandais à ton ouvrier comment vous aviez pu deviner le bon endroit pour les semailles. Tout le monde t’envie, sais-tu. Il te vient tant de blé, tant de blé, que tu ne pourrais le manger tout en dix ans.

LE PAYSAN

Tout ça, c’est grâce à Potap. (Il désigne son ouvrier.) Il a du flair. L’an passé, je l’avais envoyé tout seul labourer. Quand j’ai vu qu’il m’avait labouré le marécage, je l’ai engueulé, tu peux me croire. Eh… tout de même, il me persuade de semer. Nous semons. Je m’en suis bien trouvé. Cette fois encore il a deviné juste : il a semé sur les hauteurs.

LE VOISIN

On dirait qu’il sait le temps qu’il fera dans l’année… Ah ! tu as une belle récolte. (Silence.) Dis-moi. Je venais te demander une demi-mesure. Ma provision est épuisée. Je te rendrai ça dans l’année.

LE PAYSAN

Tiens, prends donc.

l’ouvrier, bas au paysan, en le poussant.

Ne lui en donne pas.

le paysan, au voisin.

Pas besoin de conditions. Va, prends.

LE VOISIN

Merci. Je cours chercher un sac.

l’ouvrier, à part.

Il n’a pas encore perdu sa vieille manie de donner ; il ne suit pas tous mes conseils. Bah ! quelque temps encore et il en perdra l’habitude ! (Le voisin sort.)



Scène V

LE PAYSAN et L’OUVRIER

le paysan, s’asseyant sur le seuil.

Et pourquoi ne pas donner à un brave homme ?

l’ouvrier

Bah ! si ça te fait plaisir… donne ; mais tu n’en reverras pas un grain. Donner, c’est facile comme de dégringoler la montagne ; mais ravoir, c’est dur comme de remonter, disent les vieux.

LE PAYSAN

Laisse-moi donc tranquille. J’ai beaucoup de blé…

l’ouvrier

Eh bien !… Après ?…

le paysan

J’ai de quoi me suffire non seulement jusqu’à la moisson prochaine, mais pour deux ans à compter d’aujourd’hui. C’est à ne savoir qu’en faire.

l’ouvrier

À ne savoir qu’en faire ? Mais avec ce blé, avec ton blé, je vais te fabriquer une chose précieuse, qui te donnera de la joie pendant toute ta vie.

LE PAYSAN

Quoi donc ?

l’ouvrier

Une boisson. Une boisson qui te donnera des forces quand tu te sentiras faible, de l’appétit quand tu seras rassasié ; qui te rendra le sommeil quand tu ne pourras pas dormir ; qui te donnera de l’audace quand tu te sentiras abattu. Voilà la boisson que je vais te fabriquer.

LE PAYSAN

Tu me fais rire.

l’ouvrier

À ton aise. Tu ne me croyais pas non plus quand je te conseillais de semer une première fois dans les marécages, une seconde fois sur les hauteurs. Tu as vu cependant ? Tu verras aussi pour cette boisson.

LE PAYSAN

Mais avec quoi vas-tu la faire ?

l’ouvrier

Avec ce même blé.

LE PAYSAN

Et ce ne sera pas un péché ?

l’ouvrier

Quelle idée ! Quel péché veux-tu que ce soit ? Tout est donné à l’homme pour qu’il en jouisse.

LE PAYSAN

Dis-moi, Potap, d’où te vient ce grand savoir ? Je t’observe ; loin de faire des embarras tu es toujours à l’ouvrage ; depuis deux ans que tu es à mon service tu n’as pas encore pris le temps de retirer tes bottes, et cependant tu sais tout. Où as-tu donc appris tout cela ?

l’ouvrier

Oh ! j’ai voyagé un peu partout.

LE PAYSAN

Alors, tu dis que cette boisson va me donner des forces ?

l’ouvrier

Tu verras. Elle n’a que de bons effets.

LE PAYSAN

Comment la fabriquerons-nous ?

l’ouvrier

Ça n’est pas difficile. Suffit de savoir. J’aurai besoin seulement d’une marmite et de deux pots de fonte.

LE PAYSAN

Elle est agréable au goût ?

l’ouvrier

Douce comme du miel. Dès que tu en auras goûté, tu ne pourras plus t’en passer.

le paysan

Allons-y ! Je vais demander au voisin s’il a toujours sa marmite. Il faut voir ça.


RIDEAU


  1. Tchetvert, mesure russe qui vaut 2 hectolitres 097.