Le Premier Bouilleur/06

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 211-214).

ACTE VI


Une rue du village. À droite, des vieilles femmes sont assises sur des poutres en compagnie du grand’père du paysan. Au milieu de la scène, des femmes, des filles et des garçons font des rondes et dansent en chantant. D’une izba arrive un bruit de voix et des clameurs d’hommes ivres ; l’un d’eux sort en criant d’une voix avinée. Le paysan qui sort derrière lui l’entraîne de nouveau dans l’izba.


Scène PREMIÈRE


LE VIEILLARD, seul.

Ah ! quel péché, quel péché ! Qu’est-ce qu’il leur faut encore ! Quoi de plus agréable, un jour de fête, que de se reposer des travaux des champs, faire un brin de toilette, réparer ses outils ; puis s’asseoir à la maison pour goûter en famille la joie du repos, ou bien d’aller se promener dans la rue et de causer des intérêts de la commune ? Peut-on désirer rien de mieux ? Si l’on est jeune, alors, on a les rondes. Voyez-les comme ils s’amusent ! Ça fait plaisir à voir. C’est honnête, c’est bon. (Cris dans l’izba.) Mais ça, qu’est-ce que c’est ? Du tourment pour les hommes, de la joie pour les démons. Et tout cela vient de l’abondance.



Scène II

FILLES, GARÇONS, VIEILLARDS, PAYSANS. Des hommes ivres sortent en titubant de l’izba. Avec des cris ils viennent mettre le désordre dans les rondes et taquinent les filles.

LES FILLES

Lâche donc, père Karps, qu’est-ce qui te prend ?

LES GARÇONS

Allons dans la petite rue. Ici on ne peut plus s’amuser en paix. (Ils sortent tous, excepté les ivrognes et l’aïeul )

le paysan s’approche de l’aïeul et lui fait la nique.

Te voilà bien avancé, hein ?… Les anciens m’ont promis de m’adjuger la part entière. Voilà pour toi, tiens… mords. Ils m’ont tout donné. Ils ne te laissent rien. Ils sont là pour te le dire.

PREMIER VIEILLARD

C’est que j’ai l’esprit subtil, moi, pour discerner la vérité.

DEUXIÈME VIEILLARD

Je parlerai plus fort que tous. Je n’ai pas peur.

TROISIÈME VIEILLARD

Cet ami ! Ce bon ami ! Cet excellent ami !

QUATRIÈME VIEILLARD

« En avant l’izba, en avant le four ! Pour la patronne plus de toit ! Vive la joie ! » (Les vieillards enlacés deux par deux s’éloignent en zigzaguant. Le paysan se dirige vers son izba, mais il trébuche, tombe, et pousse un grognement rappelant celui d’un pourceau. L’aïeul et les paysans se lèvent et se dispersent.)



Scène III

SATAN et L’OUVRIER sortent de l’izba.

l’ouvrier

Tu as bien vu ? Maintenant c’est le sang de cochon qui se manifeste. De bêtes fauves ils se sont transformés en pourceaux. (Il désigne le paysan.) Regarde cet immonde cochon qui se vautre dans la boue avec des grognements.

SATAN

Allons, tu auras ta part à la distribution. Oui, d’abord des renards, puis des loups puis des cochons, ils ont bien été tout cela. Elle est admirable, ta boisson ! Apprends-moi comment tu l’as préparée. Tu as dû y faire entrer du sang de renard, de loup et de cochon ?

l’ouvrier

Pas du tout. J’ai simplement assuré à cet homme des récoltes qui excédaient ses besoins. Du temps qu’il récoltait une quantité de grain à peine suffisante, il pouvait se passer de pain sans murmurer. Dès qu’il a eu du blé à n’en savoir que faire, ce sang de renard, de loup, de cochon s’est agité en lui. Ce sang était en lui de tout temps, mais il n’avait pas la possibilité de se manifester.

SATAN

Mon gaillard, tu as gagné ton croûton. Maintenant ils n’ont qu’à boire de l’eau-de-vie et ils sont à jamais dans nos mains.


FIN