Le Premier Bouilleur/05
ACTE V
Scène PREMIÈRE
Scène II
Eh bien ! Voici l’échéance. As-tu gagné ta croûte de pain ? Je t’avais promis que je viendrais moi-même. As-tu enfin fait quelque chose de ton paysan ?
Parfaitement. Tu en jugeras toi-même. Ils vont tantôt se réunir ici ; cache-toi dans le four et regarde ce qui va se passer. Tu seras content.
Nous allons voir.
Scène III
Eh bien ! En as-tu fait encore, cette année-ci, de ta boisson ?
Mais oui, pas mal. Pourquoi laisser perdre le grain ?
Elle est réussie ?
Mieux que celle de l’année dernière.
Et où donc as-tu appris ?…
En voyageant on apprend bien des choses.
C’est vrai, c’est vrai. Oh ! il en sait long.
Buvez. (La femme apporte une carafe et leur verse à boire.)
À votre santé, nos hôtes !
À la vôtre !… Ah ! c’est bon… ça vous graisse les jointures… Fameuse boisson !… (Les trois vieillards répètent successivement le même jeu. Satan montre sa tête à l’orifice du four. L’ouvrier est venu se placer près de lui.)
Regarde bien maintenant ce qui se passera. Un croc-en-jambe habilement donné à la bonne femme va lui faire renverser un verre… Autrefois il ne regrettait pas son pain, écoute ce qu’il va dire maintenant pour un verre d’eau-de-vie.
Hé ! la femme, verse donc à boire… Une autre tournée… Au compère, là-bas, ensuite à l’oncle Michel. (La femme fait le tour de la table en versant à boire à chacun. Un croc-en-jambe de l’ouvrier la fait trébucher, elle répand le contenu d’un verre.)
Ah ! mon Dieu ! j’en ai fait tomber… Mais aussi toi pourquoi diable viens-tu te fourrer dans mes jambes ?…
Ah ! maudite femme du diable ! C’est maladroit comme un manchot et ça se permet d’accuser les autres. Quel trésor tu as versé par terre !
Je ne l’ai pas fait exprès.
Je l’espère bien… Prends garde, si je me lève je t’apprendrai à renverser mon eau-de-vie. (À l’ouvrier.) Et toi, aussi, pourquoi viens-tu tourner autour de cette table ? Va-t’en au diable ! (La femme de nouveau offre et verse de l’eau-de-vie aux buveurs.)
Tu vois ? Jadis, la perte de son dernier morceau de pain ne causait aucun regret à cet homme-là ; aujourd’hui, pour un pauvre verre d’eau-de-vie, il a failli rosser sa femme et il m’envoie au diable… à toi.
Bien, très bien. Je te félicite.
Un peu de patience encore. À la fin de la bouteille tu m’en diras des nouvelles. Déjà ils prononcent des paroles aimables et mielleuses ; bientôt viendront les flatteries, et tu entendras alors toutes ces ruses de vieux renards.
Eh bien, vieillards respectables, voyons, que déciderez-vous pour moi ? Mon grand-père, qui vivait avec nous, et que je nourrissais s’il vous plaît, s’est retiré chez mon oncle. Il réclame une part de ma terre pour la donner à son fils… Je sais que vous réglerez cela pour le mieux. Vous êtes des hommes intelligents vous autres ! Ah ! mon Dieu ! sans vous, nous ne serions qu’un corps sans tête… Vous n’avez pas vos pareils au village. Ivan Fédotitch, par exemple, il est un homme de premier ordre… tout le monde le dit… Quant à moi, Ivan Fédotitch, à te parler franchement, j’ai toujours eu pour toi plus d’affection que pour mes père et mère… C’est ainsi. Et ce bon Michel Stépanitch… un vieil ami…
Causer avec un brave homme, c’est une joie pour le cœur et un bienfait pour l’esprit… Et toi, tu es un brave homme. Vrai, tu n’as pas non plus ton pareil.
Tu es intelligent et aimable. C’est pourquoi je t’aime.
J’ai tant d’affection pour toi, vois-tu, que les mots me manquent pour l’exprimer. Pas plus tard que tantôt, je le disais encore à ma femme.
Un ami, un véritable ami !
Tu vois comme ils mentent. Le dos tourné, ils n’ont pas assez d’insultes l’un pour l’autre… Mais, regarde-les, ils sont comme des renards qui agitent la queue. C’est l’effet de ma boisson.
Bonne boisson ! Excellente boisson !… S’ils se mettent à mentir de la sorte, ils sont tous à nous. Bravo, je te félicite.
Attends qu’ils aient bu une seconde bouteille, tu verras ce que ce sera.
Allons, buvez. À votre bonne santé !
Ce sera peut-être beaucoup ?… À la vôtre. (Il boit.) C est un plaisir de boire en bonne compagnie.
Pas moyen de refuser… À votre santé, le patron et la patronne !
Mes amis, je bois à la vôtre…
Ah ! la bonne bière !… Allons, nous arrangerons tout cela. Je le veux.
Tu le veux ! Ce n’est pas toi qui commandes, ici, mais nous autres, les anciens.
Ah ! bien oui. Vous êtes plus anciens, mais plus bêtes aussi. Va-t’en d’où tu viens !
Hé ! là ! toi, pourquoi insultes-tu les gens, imbécile !
Il a raison, après tout. Ce n’est pas pour nos beaux yeux que le patron régale. Il veut qu’on lui arrange ses petites affaires… On peut bien faire cela pour lui… Seulement… faut qu’il donne à boire, pas vrai ?… Et puis… faut avoir des égards, tu sais ?… parce que nous autres… on s’en moque, mais toi… tu as besoin de nous… Et puis, tiens… tu n’es qu’un cochon…
Parle pour toi. Qu’as-tu à crier ? On en a vu d’autres, tu sais. Allez, vous n’êtes tous bons qu’à bâfrer.
Assez faire le malin, toi, hein ?… Autrement je m’en vais te moucher le nez.
Faudrait voir.
Ah ! le beau merle !… Tiens, que le diable t’emporte !… Je ne veux même pas causer avec cet animal-là ! Je m’en vais.
Allons, voyons, reste.
Lâche-moi ou je cogne.
Non, je ne te lâcherai pas. Tu n’as pas le droit…
Tiens, le voilà mon droit. (Il le frappe.)
À l’aide, vous autres ! (Bousculade générale. Le paysan et les quatre vieillards parlent tous à la fois.)
Eh ! oui, voilà… c’est la beuverie…
Je puis tout faire…
À boire !
Encore une bouteille ! (Tous s’installent de nouveau autour de la table et recommencent à boire.)
Eh bien, as-tu vu ? N’est-ce pas que c’est un sang de loup qui vient de courir dans leurs veines ? Oui, les voilà tous méchants comme des loups.
Excellente boisson ! Mes compliments.
Attends, attends qu’ils aient vidé leur troisième bouteille. Tu auras encore des surprises.