Le Premier Bouilleur/05

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 28p. 202-210).
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ACTE V


L’intérieur d’une izba.

Scène PREMIÈRE


L’OUVRIER, seul. On voit ses cornes et ses pieds fourchus.
Encore beaucoup de blé ; on ne sait où le mettre et mon homme a déjà le goût de l’alcool. Nous avons distillé de nouveau, mais cette fois l’eau-de-vie est en fût, à l’abri des importuns. Nous n’offrons plus à boire gratis. Nous ne donnons qu’à ceux dont nous attendons les services. Ainsi, suivant mon conseil, il a invité tous les vieux exploiteurs de la commune à venir boire aujourd’hui chez lui, pour qu’ils fassent le partage de la propriété entre son grand-père et lui, mais de manière qu’il ne reste rien à son grand-père. Aujourd’hui c’est aussi le terme de mon engagement. Les trois années sont écoulées. Tout est prêt. Le chef peut venir, je n’aurai pas à rougir devant lui.


Scène II

SATAN et L’OUVRIER

satan, sortant de terre.

Eh bien ! Voici l’échéance. As-tu gagné ta croûte de pain ? Je t’avais promis que je viendrais moi-même. As-tu enfin fait quelque chose de ton paysan ?

l’ouvrier

Parfaitement. Tu en jugeras toi-même. Ils vont tantôt se réunir ici ; cache-toi dans le four et regarde ce qui va se passer. Tu seras content.

satan, se glissant dans le four.

Nous allons voir.



Scène III

Les Mêmes, LE PAYSAN accompagné de QUATRE VIEILLARDS ; SA FEMME le suit. Les hommes s’assoient autour de la table : la femme dresse le couvert et pose sur la table un plat de gelée froide avec une assiette de pâté. Les vieillards échangent des compliments avec l’ouvrier.

PREMIER VIEILLARD

Eh bien ! En as-tu fait encore, cette année-ci, de ta boisson ?

l’ouvrier

Mais oui, pas mal. Pourquoi laisser perdre le grain ?

deuxième vieillard

Elle est réussie ?

l’ouvrier

Mieux que celle de l’année dernière.

DEUXIÈME VIEILLARD

Et où donc as-tu appris ?…

l’ouvrier

En voyageant on apprend bien des choses.

TROISIÈME VIEILLARD

C’est vrai, c’est vrai. Oh ! il en sait long.

LE PAYSAN

Buvez. (La femme apporte une carafe et leur verse à boire.)

LA FEMME

À votre santé, nos hôtes !

PREMIER VIEILLARD, buvant.

À la vôtre !… Ah ! c’est bon… ça vous graisse les jointures… Fameuse boisson !… (Les trois vieillards répètent successivement le même jeu. Satan montre sa tête à l’orifice du four. L’ouvrier est venu se placer près de lui.)

l’ouvrier, à Satan.

Regarde bien maintenant ce qui se passera. Un croc-en-jambe habilement donné à la bonne femme va lui faire renverser un verre… Autrefois il ne regrettait pas son pain, écoute ce qu’il va dire maintenant pour un verre d’eau-de-vie.

LE PAYSAN

Hé ! la femme, verse donc à boire… Une autre tournée… Au compère, là-bas, ensuite à l’oncle Michel. (La femme fait le tour de la table en versant à boire à chacun. Un croc-en-jambe de l’ouvrier la fait trébucher, elle répand le contenu d’un verre.)

LA FEMME

Ah ! mon Dieu ! j’en ai fait tomber… Mais aussi toi pourquoi diable viens-tu te fourrer dans mes jambes ?…

le paysan, furieux contre sa femme.

Ah ! maudite femme du diable ! C’est maladroit comme un manchot et ça se permet d’accuser les autres. Quel trésor tu as versé par terre !

LA FEMME

Je ne l’ai pas fait exprès.

LE PAYSAN

Je l’espère bien… Prends garde, si je me lève je t’apprendrai à renverser mon eau-de-vie. (À l’ouvrier.) Et toi, aussi, pourquoi viens-tu tourner autour de cette table ? Va-t’en au diable ! (La femme de nouveau offre et verse de l’eau-de-vie aux buveurs.)

l’ouvrier s’approchant du four, à Satan.

Tu vois ? Jadis, la perte de son dernier morceau de pain ne causait aucun regret à cet homme-là ; aujourd’hui, pour un pauvre verre d’eau-de-vie, il a failli rosser sa femme et il m’envoie au diable… à toi.

SATAN

Bien, très bien. Je te félicite.

l’ouvrier

Un peu de patience encore. À la fin de la bouteille tu m’en diras des nouvelles. Déjà ils prononcent des paroles aimables et mielleuses ; bientôt viendront les flatteries, et tu entendras alors toutes ces ruses de vieux renards.

LE PAYSAN

Eh bien, vieillards respectables, voyons, que déciderez-vous pour moi ? Mon grand-père, qui vivait avec nous, et que je nourrissais s’il vous plaît, s’est retiré chez mon oncle. Il réclame une part de ma terre pour la donner à son fils… Je sais que vous réglerez cela pour le mieux. Vous êtes des hommes intelligents vous autres ! Ah ! mon Dieu ! sans vous, nous ne serions qu’un corps sans tête… Vous n’avez pas vos pareils au village. Ivan Fédotitch, par exemple, il est un homme de premier ordre… tout le monde le dit… Quant à moi, Ivan Fédotitch, à te parler franchement, j’ai toujours eu pour toi plus d’affection que pour mes père et mère… C’est ainsi. Et ce bon Michel Stépanitch… un vieil ami…

premier vieillard, au paysan.

Causer avec un brave homme, c’est une joie pour le cœur et un bienfait pour l’esprit… Et toi, tu es un brave homme. Vrai, tu n’as pas non plus ton pareil.

DEUXIÈME VIEILLARD

Tu es intelligent et aimable. C’est pourquoi je t’aime.

TROISIÈME VIEILLARD

J’ai tant d’affection pour toi, vois-tu, que les mots me manquent pour l’exprimer. Pas plus tard que tantôt, je le disais encore à ma femme.

QUATRIÈME VIEILLARD

Un ami, un véritable ami !

l’ouvrier à Satan, en le poussant.

Tu vois comme ils mentent. Le dos tourné, ils n’ont pas assez d’insultes l’un pour l’autre… Mais, regarde-les, ils sont comme des renards qui agitent la queue. C’est l’effet de ma boisson.

SATAN

Bonne boisson ! Excellente boisson !… S’ils se mettent à mentir de la sorte, ils sont tous à nous. Bravo, je te félicite.

l’ouvrier

Attends qu’ils aient bu une seconde bouteille, tu verras ce que ce sera.

la femme, apportant encore de l’eau-de-vie.

Allons, buvez. À votre bonne santé !

premier vieillard

Ce sera peut-être beaucoup ?… À la vôtre. (Il boit.) C est un plaisir de boire en bonne compagnie.

DEUXIÈME VIEILLARD

Pas moyen de refuser… À votre santé, le patron et la patronne !

TROISIÈME VIEILLARD

Mes amis, je bois à la vôtre…

QUATRIÈME VIEILLARD

Ah ! la bonne bière !… Allons, nous arrangerons tout cela. Je le veux.

PREMIER VIEILLARD

Tu le veux ! Ce n’est pas toi qui commandes, ici, mais nous autres, les anciens.

QUATRIÈME VIEILLARD

Ah ! bien oui. Vous êtes plus anciens, mais plus bêtes aussi. Va-t’en d’où tu viens !

DEUXIÈME VIEILLARD

Hé ! là ! toi, pourquoi insultes-tu les gens, imbécile !

TROISIÈME VIEILLARD

Il a raison, après tout. Ce n’est pas pour nos beaux yeux que le patron régale. Il veut qu’on lui arrange ses petites affaires… On peut bien faire cela pour lui… Seulement… faut qu’il donne à boire, pas vrai ?… Et puis… faut avoir des égards, tu sais ?… parce que nous autres… on s’en moque, mais toi… tu as besoin de nous… Et puis, tiens… tu n’es qu’un cochon…

LE PAYSAN

Parle pour toi. Qu’as-tu à crier ? On en a vu d’autres, tu sais. Allez, vous n’êtes tous bons qu’à bâfrer.

PREMIER VIEILLARD

Assez faire le malin, toi, hein ?… Autrement je m’en vais te moucher le nez.

LE PAYSAN

Faudrait voir.

DEUXIÈME VIEILLARD

Ah ! le beau merle !… Tiens, que le diable t’emporte !… Je ne veux même pas causer avec cet animal-là ! Je m’en vais.

le paysan le retenant.

Allons, voyons, reste.

DEUXIÈME VIEILLARD

Lâche-moi ou je cogne.

LE PAYSAN

Non, je ne te lâcherai pas. Tu n’as pas le droit…

DEUXIÈME VIEILLARD

Tiens, le voilà mon droit. (Il le frappe.)

LE PAYSAN

À l’aide, vous autres ! (Bousculade générale. Le paysan et les quatre vieillards parlent tous à la fois.)

PREMIER VIEILLARD

Eh ! oui, voilà… c’est la beuverie…

DEUXIÈME VIEILLARD

Je puis tout faire…

TROISIÈME VIEILLARD

À boire !

le paysan crie à sa femme.

Encore une bouteille ! (Tous s’installent de nouveau autour de la table et recommencent à boire.)

l’ouvrier, à Satan.

Eh bien, as-tu vu ? N’est-ce pas que c’est un sang de loup qui vient de courir dans leurs veines ? Oui, les voilà tous méchants comme des loups.

SATAN

Excellente boisson ! Mes compliments.

l’ouvrier

Attends, attends qu’ils aient vidé leur troisième bouteille. Tu auras encore des surprises.


RIDEAU