Le Premier Cartulaire de l’abbaye cistercienne de Pontigny/Chapitre I-IV

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Texte établi par Martine GarriguesBibliothèque nationale de France (p. 30-34).

IV. Évolution du temporel au xiiie siècle.


Les modes d’acquisition.

Au xiiie siècle, les modes d’acquisition restent les mêmes.

C’est toujours la donation qui alimente essentiellement la croissance du patrimoine de l’abbaye. Les formules des actes semblent définitivement fixées : on donne « en pure et perpétuelle aumône » ou « perpétuellement ». Par contre, de plus en plus, le donateur exige une contre-partie à son aumône. Pour les uns, il s’agit de faire célébrer par Pontigny leur propre anniversaire après leur mort ou celui d’un de leurs parents ou prédécesseurs. Certains même précisent qu’ils désirent être associés aux bienfaits de l’église[1] ou bénéficier des prières et oraisons des moines[2] ou encore être enterrés dans l’abbaye[3]. Parfois enfin, la donation est consentie pour se faire pardonner des exactions commises contre le monastère et recevoir ainsi l’absolution[4]. Certains donateurs assignent un rôle précis à leur aumône tel seigneur concède une rente pour faire une pitance aux moines de l’abbaye chaque année, c’est-à-dire leur faire servir un repas le jour de son anniversaire[5].

À côté des exigences proprement spirituelles, nous voyons Pontigny consentir parfois contre un don une rente à vie au donateur : Jean, curé de Venouse, par exemple, fait don aux moines de ses prés, mais reçoit en compensation, sa vie durant, une charretée de foin[6]. Ou bien le donateur se réserve la jouissance de ce qu’il a donné jusqu’à sa mort Jean de Rougemont concède tous ses biens à Pontigny, mais il en garde l’usufruit pendant sa vie et, si sa femme lui survit, elle conservera jusqu’à sa mort son douaire[7]. Enfin, nous possédons un cas particulier dans lequel il est offert à l’église de Pontigny une somme d’argent à condition que ce numéraire serve à l’achat de dix livrées de terre[8]. En fait ce n’est qu’une sorte de clause de garantie, d’autant que, dès 1193, le Chapitre général autorisa les abbayes cisterciennes, et surtout leur abbé, à changer la destination d’un don, s’ils le jugeaient bon[9].

Une autre forme de don se développe aussi à cette époque c’est le legs. Le cartulaire renferme plus d’une quinzaine d’actes de ce genre[10] : nous les connaissons souvent en raison des litiges qui, après la mort du légataire, ont opposé l’abbaye aux héritiers[11].

Les achats eux aussi sont plus nombreux qu’au xiie siècle, puisqu’il s’en trouve près de vingt-cinq, c’est-à-dire le double.

Par contre les échanges ont diminué, tandis que les accords sont à peu près stables mais ils sont conclus, le plus souvent, avec des particuliers et non plus presque exclusivement, comme au XIIe siècle, avec des abbayes voisines.


La nature économique des biens.

Si les modes d’acquisitions restent les mêmes, la nature économique des biens a varié.

Les terres sont bien moins nombreuses : dans cette seconde période Pontigny n’en a acquis qu’une vingtaine, ainsi que quelques prés. Encore sur ce nombre en a-t-elle acheté un quart, et cela, bien souvent, pour arrondir ses possessions antérieures en 1253, par exemple, elle achète une censive à Mâlay-le-Vicomte, sise entre des terres qu’elle tenait déjà[12].

De la même façon, elle obtient fort peu de bois sauf dans la forêt de Bar dans laquelle les comtes d’Auxerre et de Nevers lui firent quelques concessions et confirmèrent des droits d’usage[13], c’est là la continuation d’un mouvement amorcé à la fin du xiie siècle.

Par contre, nous assistons à une montée des acquisitions de vignes, puisque Pontigny en obtint à peu près autant que de terres arables. Elles se situent essentiellement dans la région de Saint-Bris et de Dijon. Il s’agit là encore, de toute une politique de regroupement : soit que le monastère se fasse donner des vignes près de ses celliers ou de ses autres biens[14], soit qu’il se les procure contre de l’argent[15]. Ces achats sont, d’ailleurs, importants, puisqu’ils représentent un tiers de toutes les acquisitions en vigne.

Parmi les revenus qui augmentèrent le patrimoine de Pontigny au xiiie siècle, nous retrouvons, avant tout, les dîmes. Elles forment environ la moitié des possessions de l’abbaye en vigne. Si elle en achète peu[16], elle s’en fait donner ou en échange[17] ou enfin en partage[18]. Il est très net que l’interdiction d’acquérir des dîmes du travail d’autrui n’est plus respecté.

Il en est de même pour d’autres coutumes que Pontigny se procure à cette époque. Par achat ou par don elle obtient ainsi quelques cens, coutumes ou tierces, soit seuls, soit accompagnés de la terre qu’ils grèvent[19].

Enfin l’abbaye accentue son désir de s’implanter dans les villes des alentours. Elle obtient ainsi des maisons, par achat ou don, à Auxerre, Sens, Troyes et Dijon. C’est là encore la poursuite de la politique qu’elle avait amorcée au xiie siècle : en effet, de plus en plus Pontigny qui développe des cultures rémunératrices, telle la vigne, cherche à écouler ses produits dans les centres commerciaux que sont les villes ; aussi s’efforce-t-elle d’y acquérir des locaux pour amasser ses marchandises et loger ses moines qui doivent venir pour vendre au marché.

On voit aussi Pontigny se procurer des celliers dans les lieux proches de ses vignobles, ainsi à Auxerre[20], à Lignorelles[21] ou à Loigny, près de Saint-Bris[22].

Cependant l’essentiel de la richesse de Pontigny au xiiie siècle provient des rentes : à elles seules elles représentent les trois quarts des dons pendant cette période. L’abbaye en acheta fort peu, puisque le cartulaire ne nous en offre que deux exemples[23].

Ces rentes sont toutes des rentes constituées. Elles peuvent être en nature et être assises sur toutes sortes de revenus : dîmes, péages, tierces, cens ou coutumes. Les rentes en nature, qui sont le plus souvent en grain et plus rarement en vin, ne représentent qu’un tiers de toutes les donations de rente. Les plus nombreuses sont, en effet, en argent.

Revenus versés annuellement, elles sont payées, en général, en un seul terme le plus fréquent est celui de la Saint-Rémy ou l’octave de cette fête. Mais d’autres termes apparaissent dans les actes la Toussaint ou son octave, mais aussi entre la Toussaint et la Saint-Martin[24], la Saint-Martin même ou sa quinzaine[25], la Saint-Jean-Baptiste[26] ou Noël[27]. Enfin quelques autres exemples isolés donnent d’autres fêtes de saints comme terme du paiement de la rente[28]. Enfin il est à noter que dans un seul acte la rente doit être versée non pas le jour de la fête d’un saint, mais celui de la mort du légataire[29].

On voit donc au xiiie siècle tout un mouvement qui pousse les donateurs à ne plus se démunir de leurs biens fonciers, mais à donner plutôt des revenus en argent ou en nature, ce qui peut s’expliquer par le fait que l’argent circule plus facilement à la campagne qu’au siècle précédent, car les seigneurs ont su se procurer de nouveaux revenus grâce à la perception de nouveaux droits. La conséquence de ces rentrées d’argent pour l’église de Pontigny fut de lui permettre de multiplier ses achats. La vogue que connut la rente vient aussi de ce que ce genre de donation offre une certaine souplesse : le donateur peut, avec l’accord de l’abbaye, assigner la rente sur un autre revenu ou une autre terre — c’est ce que les juristes ont coutume d’appeler un transfert de rente. Bien plus, il a la possibilité, toujours avec l’accord de Pontigny, d’opérer un transfert de rente en même temps qu’une conversion : Milon de Saint-Florentin, par exemple, convertit la rente de trois muids de vin qu’il avait précédemment donnée aux moines de Pontigny, en une nouvelle d’un demi-muid de grain qu’il assigne sur sa dîme de Villiers, alors que la première était assise sur sa vigne de Vauvert[30]. Parfois même le donateur transforme la rente en un autre revenu ou en donation de terre[31]. C’est ce qui se produit lorsque l’abbaye ne parvient pas à se faire payer la rente qui lui avait été concédée[32].


Les donateurs.

Les donateurs ou vendeurs restent, en grande majorité, des nobles : ils sont qualifiés, selon leur rang, de « noble homme », de « chevalier » ou « d’écuyer» ; lorsqu’ils possèdent un fief, leur nom est suivi de la mention de seigneur (dominus) et du nom de la terre.

Les grands seigneurs, eux, font des dons moins nombreux. On retrouve, comme bienfaiteurs du monastère, les comtes d’Auxerre et de Nevers[33]. Mais il est à remarquer que bien souvent ils se contentent de confirmer des dons faits auparavant par leurs parents[34].

Il en est de même pour les rois de France, tel saint Louis qui, en 1248, confirme les privilèges accordés par ses prédécesseurs[35]. Seul le roi d’Angleterre, Henri III, dote Pontigny d’une forte rente, à charge pour les moines d’entretenir une lampe près de la châsse de saint Edme[36].

Par contre, les dons des ecclésiastiques ont nettement augmenté. Mais ce ne sont plus les prélats régionaux qui enrichissent l’abbaye les seuls dons concédés par de hauts dignitaires de l’église proviennent des archevêques de Cantorbéry[37], de celui de Rouen[38] et de l’évêque d’Arras[39].

Les abbayes, elles, passèrent quelques accords avec Pontigny, firent quelques ventes, telle Saint-Bénigne de Dijon[40], mais aucune ne consentit de don.

Ce sont surtout de simples clercs, des chanoines et quelques curés qui dotèrent le monastère de rentes, de terres et de vignes une trentaine de donations peuvent être relevées dans le cartulaire et qui proviennent de ces hommes.

Enfin une nouvelle catégorie sociale permit à Pontigny d’accroître son patrimoine : les bourgeois. Mais il ne faut pas exagérer l’importance de ces dons, car nous ne relevons que six actes par lesquels Pontigny reçoit quelques biens à Auxerre, Dijon, Troyes et Sens[41].


De cette brève étude du temporel de Pontigny dans les deux premiers tiers du xiiie siècle il ressort donc que la richesse du monastère ne semble pas avoir alors diminué. Mais ce ne sont plus les acquisitions foncières qui permirent à l’abbaye de maintenir son patrimoine et même de l’augmenter, mais des donations de rentes qui lui fournirent de l’argent frais et des produits à vendre. Cela explique le désir des moines de s’assurer des points fixes dans les villes pour y écouler des produits de luxe en vogue alors, telle vin, ou nécessaires à la nourriture d’une population en pleine extension, telle bétail. Pontigny sut donc au xiiie siècle, grâce à la générosité des populations locales qui ne se démentit pas, grâce aussi à des achats intelligemment conçus, s’adapter au climat économique nouveau en transformant, dans un certain sens, la composition de son riche patrimoine.

  1. N° 337.
  2. nos 231, 305.
  3. nos 185, 201, 214.
  4. N° 216.
  5. nos 163,174,184,192,195,202,204,290.
  6. N° 119.
  7. N° 343.
  8. N° 204.
  9. Canivez, Statuta… , t. I. p. 158, n° IV.
  10. nos 169, 202, 205, 214, 234, 256, 259, 299, 315, 367, 328, 337, 387, 328.
  11. Ex. : n° 337.
  12. N° 402.
  13. nos 303, 305, 311.
  14. nos 319, 334.
  15. nos 312, 332.
  16. nos 264, 300.
  17. N° 327.
  18. N°233.
  19. Voir nos 165, 166.
  20. nos 312, 314.
  21. N° 273.
  22. nos 175, 176.
  23. nos 175, 178.
  24. Ex. : n° 260.
  25. nos 237, 372.
  26. nos 158, 310.
  27. nos 161, 191, 239, 275.
  28. Pâques, n° 271 ; Purification de la Sainte Vierge, n° 250 ; octave de la Saint Denis, n° 160 ; Saint André, n° 209.
  29. N° 172.
  30. N° 215 ; voir aussi nos 235, 255.
  31. nos 40, 198.
  32. nos 40, 246.
  33. nos 205, 239, 303, 305.
  34. Ex. : nos 306, 307.
  35. N° 284.
  36. N° 211.
  37. N°241 et suiv.
  38. N° 260.
  39. N° 318.
  40. nos 350, 365, 389.
  41. nos 310, 386, 387, 388, 410, 418.